La pirogue du mardi soir

La pirogue du mardi soir passera bien par Puerto Manao

17 traversées radiophoniques hebdomadaires pendant plus de quatre mois consécutifs durant l’année 1985, de 20 heures à 21 heures 30. A noter qu’une première tentative se déroula, mais le lundi de 19 heures 30 à 21 heures du 2 août au 6 septembre 1982, soit au total sept traversées reprises et améliorées dans la version ci-dessous.

Une création littéraire entrecoupée de nombreuses musiques révélant un univers musical inouï, répondant en filigrane au texte qui s’en inspirait parfois. J’avais invité tous les chanteurs, musiciens, groupes, compositeurs qui habitaient alors mon esprit et ma pensée :

… Ray Charles – Stéphane Grappelli – The Golden Gate Quartet – Jessye Norman – Manu Dibango – Louis Armstrong – Claude Nougaro – David Essex – Beausoleil-Broussard – Julos Beaucarne – Creedence Gold – Wallace Davenport – Morice Benin – Mouloudji – Isabelle Mayereau – Dick Annegarn – Barbara – Jacques Brel – Earl Hines – Graeme Allwright – Ella Fitzgerald – Marie Paule Belle – Serge Lama – Paul Dukas – Léo Ferré – Frederik Mey – Hubert Félix Thiéfaine – Yves Montand – Charles Aznavour – Hugues Auffray – Idir – Cat Stevens – Herbert Pagani – Nina Simone – Leny Escudero – Steve Waring – Bernard Lavilliers – Félix Leclerc – Maurice Ravel – Michel Legrand – Georges Chelon – Yves Duteil – Serge Reggiani – Georges Brassens – Véronique Sanson – Nicole Rieu – Francis Cabrel – Janis Joplin – Beau Dommage – Eva – Michel Fugain et le Big Bazar – Henry Mancini – Gilbert Bécaud – Guy Marchand – Alain Barrière – Jean Michel Caradec – Gérard Manset – Pierre Vassiliu – Daniel Guichard – Edith Piaf – Jean Ferrat – Quilapayun – Jeanne Moreau – Catherine Ribeiro – Louis Chedid – Michel Jonasz – Manolo – Catherine Lara – Ravi Shankar – Ricet Barrier – Joan Baez – Michel Polnareff – Nicolas Peyrac – Maxime Leforestier – Barbara Streisand – Big Bill Broonzy – Diane Dufresne – Elvis Presley – Keith Jarret – Johnny Hallyday – Julien Clerc – Miles Davis – Michel Petrucciani – Didier Lockwood – Jean-Luc Ponty – Kate Bush – Yves Simon – Marlène Dietrich – François Béranger – Johnny Mathis – Jacques Higelin – Beethoven – Starmania – Jean Jacques Debout – Jean Vallée – Nicole Croisille – Dean Martin – Ray Charles – Léonard Cohen – Jerry Lee Lewis – John Lee Hooker – Jan Garbarek – Vinicius de Moraes – Georges Moustaki – Jean Ferrat – The Chieftains – Marilyn Monroe – Stan Getz – Charlie Parker – John Coltrane – Gilles Vigneault – Bill Deraime – Jean Guidoni – Gérard Lenorman…

Cette émission au long cours (les deux versions) avait lieu sur les ondes de Saintonge FM (95,5) dans le quartier de Bellevue, en haut de la ville de Saintes. Ce fut pour moi comme un défi puisqu’il s’agissait d’une écriture qui demandait du souffle et de la constance. En tout cas, mon bonheur fut grand quand j’ai retrouvé ce classeur enfoui dans mes archives et que je restitue ici comme étant mes premiers pas véritables en écriture.

*

Bande annonce de présentation

Tous les mardis, de 20 heures à 21 heures 30, aventures, humour, amour et suspens.

La Pirogue du mardi soir passera bien par Puerto Manao avec à la pagaie Didier Catineau.

En traversant vos ondes, ne manquez pas la Pirogue, sinon, vous risqueriez fort de rentrer à la nage!

Mardi soir, c’est par Puerto Manao et ça sera beau!

Préambule

Pas grand monde ce soir à l’embarcadère de la Pirogue! Ben, pour ainsi dire, je suis tout seul. Bon! Voyons un peu les horaires affichés sur ce poteau… Mardi soir, mardi soir, 20 heures 01.

Autant être en avance! Tiens? qu’est-ce que c’est que ça? Lisons! … «Si vous attendez la Pirogue, appuyez sur le bouton Le Jazz et la Java pour passer le temps!». Appuyons!

Ah! c’est bien la première fois qu’attendre est si agréable!

Appuyons à nouveau, on verra bien! Et cette Pirogue qui n’arrive pas!

Ah mais, j’entends du bruit, la Pirogue ne doit pas être loin. Voyons voir…

Première traversée

Il était une fois : oui, oui, il était une fois (ça existe encore, vous savez, les contes!), il était une fois un Homme Litcorne. Vous allez me dire que ça n’existe pas! Ça a existé, mais c’est fini tout ça. Eh bien non, ça existe un Homme Litcorne!

Avec une douceur insoupçonnée pour nos contrées, c’est un spécialiste de la dent d’éléphant. Et en plus, il avoue une passion exagérée pour les femmes, les petites, les grandes, celles qui étaient et celles qui seront, même celles qui ne sont pas nées.

«Mais un Homme Litcorne, ça doit bien vivre quelque part?»

Bien sûr et en plus, il vit tout près de vous, de moi, de nous, il vit…

Mais il s’en va souvent exercer son office ailleurs car les dents d’éléphants, ça ne se lit qu’avec force cérémonies.

Alors, il faut bien apprendre des langues, des tonnes de langues, des myriades de langues : le grec, le javanais, le papou de l’est et le cyrillique du centre, même l’anglais? même l’anglais.

Et puis l’Homme Litcorne qui aime tant les femmes, aime aussi beaucoup jouer d’instruments de musique. Il a joué de tout, de malchance, de hasard, au poker et aussi avec des petites cuillères, celles que l’on vous donne au dessert quand on invite l’Homme Licorne…

Il a eu bien des malheurs quand il s’est aperçu qu’il était doué pour lire dans les dents d’éléphants, bien du malheur, bien du malheur!

Lui qui aime tant les femmes, eh bien, sa première Loulou s’est éteinte avant qu’il puisse partager avec elle toutes ses joies, ses craintes. L’Homme Licorne a failli mourir, a failli partir dans le lointain pays de Mirplai, celui dont on ne revient jamais…

Il a gémit, il a imploré et puis la vie est revenue. L’Homme Litcorne allait de joies en souffrances, de femmes en femmes. Te souviens-tu de celle-ci? Tu sais? Suzie, celle qui t’avais dit un soir de pluie : «Les raviolis, c’est bon avec du céleri mais sûrement pas avec du curry!». Comme tu avais raison Suzie!

Après Suzie, l’Homme Litcorne fit la connaissance de Rosetta, dans un bas fond de la Nouvelle Orléans. Un après-midi chaud et moite qui collait à la moelle épinière, comme une trompette sur le désespoir! Elle était là, dans un recoin de ce bar immonde. Tu t’en souviens?

Et c’est grâce à elle, grâce à Rosetta, que tu as appris que Wallace, le tenancier de ce bouge, eh bien Wallace n’avait jamais su repriser ses chaussettes…

Eh oui, Homme Litcorne, même les femmes, même les femmes ne te suffisaient plus. Alors, tu décidas, un soir où les vergognes répandent leur sang, de cultiver sans rien demander à quiconque, de cultiver ton accent.

Mais pas n’importe lequel, non, non. Le seul qui te plut, ce fut l’accent tonique et Homme Litcorne, crois moi, de mémoire de rose, on ne vit plus belle chose…

Mais pour qu’un accent soit tonique, il faut de la bonne volonté! Et l’Homme Litcorne entreprit un long périple en quête de la volonté : V.O.L.O.N.T.É. — volonté! Il rencontra tout d’abord un prophète mais était-ce vraiment un prophète? Etait-ce vraiment un prophète? L’amie favorite de ce prophète s’appelait Odette. L’œil lumineux et l’esprit facétieux, Odette n’était pareille à nulle autre : même qu’un soir de tempête orageuse, elle avoua qu’elle était bien plus que ça, bien plus que ça!

La Pirogue du mardi soir est bien passée par Puerto Manao avec à la pagaie Didier Catineau.

A mardi prochain pour la deuxième traversée.

(Fin provisoire)

Deuxième traversée

Mais pourquoi donc était-il toujours tout seul? semblant abandonné de tous?

Bien sûr, quand on est Homme Litcorne, on est forcément différent. Mais différent de qui? de quoi? Parce qu’il sait lire dans les dents d’éléphant? allons, allons, vous êtes habitué à en entendre des biens plus sévères! Et pourtant, l’Homme Litcorne se sent seul, terriblement seul. Alors, il va de lits en lits, de femmes en femmes, de Suzie à Rosetta et ça dure comme ça autant que l’amour, autant que la vie, autant que la débine…

Quand on a comme l’Homme Litcorne fréquenté les bas quartiers les plus pouilleux, les plus sordides, on se dit : quel drôle d’homme que cet homme! Il a vu, senti, respiré, vécu plus que vous et moi réunis. Il a bu tous les breuvages, erré sur tous les rivages, fumé sur les nuages et mangé tous les fromages…

Rappelez-vous de sa quête, de sa recherche de la volonté. Il est déterminé, prêt à tout, il ira partout où c’est possible même si on n’y a jamais encore été, même si on n’y a jamais seulement pensé. Mais pour cela, il faut apprendre l’apprentissage, il faut s’initier comme on se vend pour une éternité.

Allons, c’est décidé, on jette au loin tous ses effets, on vomit même le mot Mirplai (vous savez? le pays dont on ne revient jamais!), on oublie tous ses soucis (oui, oui, même ceux-là), on sort très vite de ses quatre bouts de murs qui ne signifieront désormais plus rien et on se retrouve comme ça, en plein milieu de la place, sans même avoir pensé à arroser les giroflées.

Mais alors, on ne pourra jamais partir. Il y aura donc toujours quelque chose pour nous retenir? L’Homme Litcorne ne l’entend pas ainsi. Il est bien décidé à courir partout où il pourra trouver quelqu’un qui l’écoutera, quelqu’un qui lui dira toujours, encore et encore : «La boucherie Sanzot, c’est bien le 421?».

Sais-tu ce qui arrive à Miss New Orléans? Eh bien, elle aussi l’a rencontré, l’homme étrange et bizarre qui lit aussi dans les cornes de buffles. Et sais-tu ce qu’elle a fait quand il lui a proposé un verre? Elle lui a dit : «Je préférerai deux fois mourir que de t’accepter dans mon lit, Shakespeare!». Et alors là, on s’en souvient encore dans le Quartier Français, l’Homme Litcorne a saisi Miss New Orléans par une tresse et lui a susurré : «Lit Shakespeare, lit de prix mais il fait le maximum, cours donc sur la place voir si le soleil est de face!».

Quand elle fut revenue, elle jura fidélité à cet étrange profanateur qui, en quelques secondes, avait su sans heurt dompter l’indomptable. Et comme elle avait beaucoup d’humour, elle chanta pour lui et rien que pour lui.

L’Homme Litcorne enfourcha son cheval pur porc et s’éloigna quelques temps de cette ville fétide où les miasmes encore virulents de la méchanceté transpiraient de tous les côtés.

Il connut des nuits froides où même les rochers pleurent, il vécut des nuits chaudes où même les perroquets sont fichés et il arriva dans une contrée qu’il savait néfaste aux néophytes, enjouée pour les joueurs mais aussi malaisée pour les billevesées…

L’Homme Litcorne cherche d’abord un toit, un quant-à-soi et aussi un mouchoir de soie pour s’entourer le cou, un de ces foulards qu’on n’achète que l’été à de vieux indiens à nez busqué et au sourire atrophié mais avec des idées par milliers…

Une fois trouvé le foulard aux couleurs de jaguar, il se souvint que dans cette ville vénézuélienne, il existait un crocodile rieur, un des rares encore vivants. Il riait à la commande. Mais elle devait être importante la commande! Il faut bien payer sans regarder, sans chipoter. Et savez-vous son nom au crocodile rieur?

Pédro était son nom, il venait de Jamari, très loin, vers Puerto Negro, sur le rio Japuri. Pédro riait à la commande et il vivait de son rire comme vous, vous buvez dans vos mains.

Et l’ami de Pédro, c’était Morice, un jeune prophète qui ne faisait que prophétiser. Après tout, c’était bien son droit mais il aimait surtout les violettes au sucre avec une pointe de cannelle et quand il revit l’Homme Litcorne, il lui en offrit et lui dit : «Je vis».

A San Domingo — Venezuela — la vie était drôle. Les nuages n’étaient pas pareils aux autres, ceux qu’on voyait pendant la mousson. Les oiseaux aussi étaient drôles. On aurait cru que San Domingo n’était pas au Venezuela. Même les arbres poussaient différemment. L’Homme Litcorne vit un baobab énorme à l’orée de la forêt tropicale et juste à côté, la petite gare écrasée par l’ombre des frondaisons résonnait des rythmes barbares des tam-tams en peau d’antilope.

L’Homme Litcorne cherchait des cornes. Rappelez-vous que sa seule activité professionnelle, c’était de lire dans les cornes d’éléphants. Vous avez vu des éléphants au Venezuela et à plus forte raison à San Domingo?

Non, décidément rien n’était pareil dans cette ville qu’une aura quasi magique semblait maintenir dans une hypnose ensorcelée. Il y avait même et c’est Pédro le Crocodile-Rieur qui le chuchota à l’Homme Litcorne, un atelier d’alchimiste. L’Homme Litcorne vivement intrigué s’approcha de l’atelier magique, en poussa la porte avec difficulté pour découvrir avec vraiment beaucoup de plaisir une petite pancarte accrochée à un madrier et qui disait : «Pas de pain aujourd’hui; seulement deux baguettes».

L’Alchimiste était un vieil homme avec un drôle de chapeau sur la tête. Imaginez un cône tout cabossé avec quelques déchirures mais aussi deux pierres blanches qui scintillaient avec un éclat tel qu’on aurait dit deux yeux profonds. L’Homme Litcorne commença son apprentissage valeureux. Bientôt, grenouilles, araignées ou poudre d’or n’eurent plus aucun secret pour lui.

Alors l’Alchimiste lui permis de passer en classe supérieure et lui appris à se déplacer dans l’espace, comme ça, rien qu’avec la tête, tout en ayant le corps dans l’atelier. L’Alchimiste entreprit le premier voyage : ce fut en Espagne; là, tous les taureaux s’appellent Avispado et de Madrid à l’Andalousie, Don Quichotte se bat à grands coups de flamenco.

La Pirogue du mardi soir est bien passée par Puerto Manao avec à la pagaie Didier Catineau.

A mardi prochain pour la troisième traversée.

(Fin provisoire)

Troisième traversée

«Caramba!» s’écriât-il en portugais car il connaissait aussi cette langue! Yé souis encore réconnou!».

Il claqua la porte de sa brouette à moyeu diversificateur et s’éloigna dans un brouhaha de poussières et d’étincelles. L’Homme Litcorne n’eut pas le temps de réaliser l’événement qu’à ce moment et à cet instant précis, les lumières se sont éteintes.

Pédro, le crocodile rieur et Morice le prophète n’en revenaient pas et d’ailleurs se doutaient-ils qu’ils venaient d’assister à l’événement le plus important dans la civilisation humaine depuis la découverte des talons hauts et du gruyère à tuyères?

L’homme qui s’éloignait à grand renfort d’ondes pétaradantes et qui laissait San Domingo — Venezuela — dans le noir complet n’était autre que l’agent nucléaire 92 qui venait de confisquer trois atomes désespérément crochus et qui refusaient de coopérer.

La brouette s’éloignait en direction de l’île de la punition suprême, l’île des atomes révoltés, l’île de Hameythac.

- Pédro, Morice, où êtes-vous? s’exclama l’Homme Litcorne.

- Nous sommes là!

- Qu’est ce que c’est que cette histoire? Il est midi et il fait nuit depuis que l’agent nucléaire 92 s’est enfui!

C’est vrai mais personne n’a jamais pu traverser le désert impunément surtout s’il s’agit de trois atomes crochus! L’ile de Hameythac gardera encore longtemps son secret. C’est si loin et la route du désert est impitoyable.

Effectivement, trois heures plus tard, le soleil reparut, encore plus lourd, encore plus chaud et inonda la petite ville de San Domingo — Venezuela. Le temps du sombrero était revenu. L’agent nucléaire 92 n’avait pu gagner et les urubus royaux auraient tôt fait de faire disparaître toute trace de l’incident! Puisque le soleil était revenu, la vie recommença et même l’ascenseur de l’hôtel Amazonas, un instant stoppé, repris sa course.

L’Homme Litcorne s’étira voluptueusement dans son rocking-chair sur la terrasse du bungalow. Pédro le crocodile rieur barbotait dans la baignoire et chantait à tue tête. Morice le prophète étrillait le cheval pur porc. Toute la ville était somnolente, juste avant le départ des péons dans les champs d’orangers…

- Jolis fruits, jolis fruits, c’est vrai, marmonna Marie la servante, mais avec ce temps, qui voulez-vous qui aille dans les champs? Avec cette chaleur? Non, non, non, décidément j’aime encore mieux rentrer chez moi, d’ailleurs c’est la sieste!

L’Homme Litcorne se mit à réfléchir intensément et se dit qu’il était peut-être temps de remonter sur son cheval pur porc et de continuer vers sa recherche de la volonté.

Cela faisait bien un an qu’il n’avait pas revu la fille de New Orléans et il décida qu’il avait envie de la revoir.

Alors, il consulta Gure le vieux sage et celui-ci lui dit, après avoir consulté l’intérieur de trois boites de cassoulet dont une à la graisse de phoque : «Si tu pars maintenant, n’oublie pas de passer chez l’épicier pour régler ton ardoise». Sur ces paroles vraiment, vraiment très énigmatiques, la lune se leva…

Mais la Nouvelle Orléans, c’est loin, bien loin et parfois, les desseins de Dieu sont impénétrables, même s’il est à vos côtés.

La ligne droite n’est jamais la meilleure solution et c’est pourquoi de San Domingo — Venezuela — l’Homme Litcorne se retrouva tout près des côtes de Malabar, tout près de l’océan, des épices, des foulards en peau de guépard jaguardé ou de jaguar guépardé et fut surpris d’y entendre chanter étranger.

Il entra parmi des milliers d’autres cavaliers tous chamarrés dans la ville d’Abderahmane sur seugne et alla déposer dans un établissement bancaire renommé : trois cruzeiros, six roupies, deux florins et un raton laveur couleur de sansonnet. Après tout, se dit-il, si la publicité n’est pas mensongère, dans un an exactement, on me remettra sept cruzeiros, vingt deux roupies, cinq florins, mais comment vont-ils faire pour le raton laveur? Comment vont-ils faire? Serait-il trop jeune?

Curieux de tout, l’Homme Litcorne décida de s’installer un an à Abderahmane sur seugne et occupa ses temps de liberté à réparer ce fameux ascenseur qui ne descend qu’à 22 heures 43 sans se soucier des gens qui veulent rentrer plus tôt…

Ce qui contrastait assez avec le problème de cet ascenseur fou, c’est que le constructeur venait d’un pays qui n’est pas fait pour les ascenseurs, d’ailleurs dans ce pays, il n’y a pas d’ascenseur…

Mais heureusement, il y avait les amis, la fête et l’Homme Litcorne ne pouvait regretter cette année d’études bancaires quand il y a dans un petit coin de cœur des vides grands comme ça, des envies fantastiques, badaboum hey!

D’une voix cassée et fatiguées, Mouloud Mammeri le gardien de l’hôtel Amazonas, entreprit de raconter à l’Homme Litcorne la tristesse de son exil.

Ça commençait comme ça :

«Dehors la neige habite la nuit. L’exil du soleil a suscité nos frayeurs et nos rêves. Dedans, une voix cassée, la même depuis des siècles, des millénaires, celle des mères de nos mères, crée à mesure le monde merveilleux qui a bercé nos ancêtres depuis les jours anciens.

Le temps s’est arrêté; le chant exorcise la peur, il crée la chaleur des hommes près de la chaleur du feu. Le même rythme tisse la laine pour nos corps, la fable pour nos cœurs. C’était ainsi depuis toujours, pourtant les dernières veillées en mourant risquaient d’emporter avec elles les derniers rythmes.

Allons-nous rester orphelins d’elles et d’eux? Il faut savoir gré à celui qui, habillant de rythme à la fois moderne et immémorial les vers fidèles et beaux, prolonge pour nous avec des outils très actuels un émerveillement très ancien».

L’Homme Litcorne n’était pas seul dans la chambre qu’il louait à l’hôtel Amazonas. Inga la danseuse excessive vivait avec lui. Elle était danseuse sur tabouret (un numéro très exigeant et vraiment dangereux!) dans une boîte d’Abderahmane et tous les soirs, elle y risquait sa vie au mépris du risque. C’est ainsi que l’Homme Litcorne les aimait, les femmes. Cependant, Inga la danseuse excessive avait peur de perdre l’Homme Litcorne et sans raisons apparentes, ne cessait de lui asséner la même petite phrase, toujours la même petite phrase : «Ne me quitte pas».

L’hôtel grouillait d’enfants bruyants, chapardeurs, joueurs.

Certains trafiquaient au vu et au su des autorités locales : d’autres, toujours à l’affût, escroquaient les touristes sans aucune vergogne.

Pourtant, tous les après-midi, les couloirs, les rues de la ville se vidaient comme par enchantement. Tous ces petits d’hommes fréquentaient la communale et croyez-moi, il fallait avoir bien du mérite pour supporter tant d’inconsciences.

Quand ils n’escroquaient pas quelque âme simple, la principale distraction de ces enfants était la pêche à la grenouille au bord du lac vert, celui que les oiseaux fréquentaient tant ses eaux étaient poissonneuses.

Au bord du lac vert, non seulement il y avait des oiseaux, des grenouilles mais aussi un chat, oui, oui, vous avez bien entendu, un chat! Non, pas un poisson chat, un chat avec quatre pattes, deux oreilles, deux yeux bleus profonds et des moustaches partout.

Il vivait de chasse et de pêche. Il chassait les oiseaux, il pêchait les poissons et il courtisait assidument une jolie minette au long museau, aux flancs prometteurs et au regard ténébreux.

Il aurait pu vivre comme ça dans le plus parfait bonheur, mais la malchance s’acharnait toujours sur lui et cependant, le matou revenait toujours.

La Pirogue du mardi soir est bien passée par Puerto Manao avec à la pagaie Didier Catineau.

A mardi prochain pour la quatrième traversée.

(Fin provisoire)

Quatrième traversée

Il faut dire qu’à Abderahmane sur seugne, les soirées se suivaient et se ressemblaient; pareilles aux vagues ou aux nuages qui déferlent ou s’effilochent.

L’Homme Litcorne, curieux de tout, décidé coûte que coûte à demeurer un an sur place pour vérifier des hypothèses bancaires assez hasardeuses, n’eût plus comme seules distractions que les exécutions capitales et aussi la fréquentation de l’Estaminet Rouge de sinistre renommée.

Pour les exécutions capitales, il faut dire qu’il était gâté car c’était semaine de gala avec matinées assurées et ce, depuis bientôt dix ans! Ah! l’heureux pays qui règne de telle manière! Il n’y avait bien que Morice le prophète pour clamer très fort, trop fort : «Est-ce ainsi que les hommes vivent?». Morice et Pédro le crocodile rieur avaient rejoint leur ami en ne laissant à San Domingo que désolations suite à la venue de l’agent nucléaire 92.

L’île de Hameythac devenait de plus en plus inaccessible et pourtant quelques illuminés de la matière grise, s’évertuant à l’approcher pour y découvrir l’indescriptible, pour y voir l’invisible et surtout pour y retourner leurs yaourts au goût venu d’ailleurs, parce que la date limite de consommation était échue!

On a même vu des fous acharnés, chercher moins cher pour toucher la différence! Décidément, l’île de Hameythac au goût de velours mais à la couleur vespérale intriguait bien des aventuriers!

Mais Hameythac ne valait vraiment pas les délices d’Abderahmane sur seugne. Le luxe de l’Estaminet Rouge était démentiel. Des pluies de fleurs saluaient les arrivants, des hôtesses accortes accueillaient les nouveaux venus et l’on y a même vu quelques sommités politiques (et même religieuses! chut! …) fréquenter cet endroit paradisiaque.

Les meilleurs vins, les meilleurs plats, tout était meilleur même la musique dans les alcôves qui glissait sirupeuse telle un serpent lascif et repu.

Et c’est au sortir d’une de ses rêveries multiple que l’Homme Litcorne, fervent adepte de l’Estaminet Rouge, tint des propos absolument inouïs et incohérents sur son enfance.

Lassé mais excédé, il déboula dans les escaliers, sortit à l’air libre et entendit des roulements de tambours lointains. Amusé, il se dirigea vers la place Rouge Bœuf, du nom du bourreau qui officiait. Les exécutions étaient simples mais douloureuses. Le condamné posait sa tête sur un billot et l’éléphant-coyote Rampanne posait sa patte sur le billot.

La dernière volonté du supplicié était toujours le choix de la patte (devant, derrière, droite, gauche) de l’éléphant-coyote. Il n’y avait pas de cigarettes, pas de verre de rhum, juste le choix de la patte. Mais Rampanne était un vieux routier et il manquait rarement son effet. Il t’aimait bien, tu sais!

L’Homme Litcorne cependant ne trouvait plus à son goût ces exécutions sommaires qui ne font qu’attiser des haines et camoufler les vrais problèmes.

Il se dit : «Si je veux passer mon temps de manière agréable, peut-être que si j’avais un petit travail, j’y trouverais du plaisir».

Aussitôt dit, aussitôt su. Il fit des recherches et on l’engagea au coefficient 243 avec espoir, s’il était patient, de passer à 269 d’ici quinze ans s’il promettait de ne rien dire de ce qu’il verrait…

Le four était chaud, très chaud! Les amandes n’arrivaient pas à coller sur la tuile. C’était sûrement dû au mélange précédent qui n’était pas suffisamment dosé. Les amandes ne collaient pas et le chef Triste Sire n’appréciait pas mais vraiment pas le peu de rendement de l’Homme Litcorne.

Il lui fit savoir que si cette situation devait persister, il serait contraint d’en aviser le Grand Chef Chef qui lui, serait impitoyable. Quand on a le coefficient 243 avec espoir de 269, on doit travailler e-f-f-i-c-a-c-e-m-e-n-t!

L’Homme Litcorne se rappela que le chef Triste Sire n’aimait pas les narcisses vermiculés et il lui en offrit, incognito, un bouquet. Triste Sire s’enfuit en hurlant et en jurant affreusement. L’Homme Litcorne se fit régler son compte et s’en alla dépenser son pécule avec Pédro et Morice dans l’Estaminet Rouge où ce jour, comme tous les jours, la fête battait son plein.

Si c’était la fête à l’Estaminet Rouge de triste réputation, il n’en était pas de même en face, juste en face. C’était aussi un établissement de plaisirs et de débauche mais il y avait longtemps déjà que les clients en désertaient ses tables. Pourtant, si vous aviez regardé un peu mieux, vous y auriez trouvé deux personnages excentriques qui avaient fait les beaux jours du Cercle Manicouagan, c’était son nom!

Mais pour aller au Cercle Manicouagan, il faut traverser la rivière et ça, ce n’est pas évident, même en traversant le pont. Il faut dire que ce petit pont en question était à péage, ce qui bien évidemment décourageait à la longue les bonnes volontés. Cependant, les deux propriétaires avaient quelque chose de particulier qui forçait le regard. Le Patron d’abord : un géant de 2 mètres 20 qui pesait ses trois cent quintaux, la barbe orange et les yeux bleus, on disait qu’il venait de Vancouver : est-ce que l’on sait où se trouve Vancouver quand le seul atlas de l’établissement n’est qu’un vieux plan des égouts de la ville?

Le Patron du Cercle Manicouagan, il disait toujours «Je suis», comme ça, pour tout et pour rien, c’était sa manière à lui de cacher sa timidité féroce dans une petite phrase sans intérêt.

Avant d’échouer à Abderahmane sur seugne, le Patron du Cercle Manicouagan, eh bien il a fait comme l’Homme Litcorne, il a erré, il a pris trop de chemins, presque tous de traverse d’ailleurs. On ne voyait que des habitués au Cercle Manicouagan, ceux qui habitaient du même côté parce que pour les autres, il y avait toujours ce fameux pont à péage, alors cela n’encourageait pas les échanges économiques.

L’Homme Litcorne s’assit dans un coin poussiéreux, tout près de la fenêtre grise et jeta un regard avide au dehors. C’était l’été, le temps de l’été et ça, il ne fallait absolument pas le manquer, sous aucun prétexte.

Au Cercle Manicouagan, on l’appelait Félix et du haut de ses 2 mètres 20, de ses trois cent quintaux et de ses souvenirs de Vancouver, il déraisonnait quelques fois sur son pays lointain, sur ses neiges d’Alaska, sur ses phoques manchots pingouins, sur ses longs voyages : bref, c’était un délire suffoquant. Félix, surnommé le Phoque de Manicouagan, patron du Cercle du même nom, avait une compagne : Suzanne. C’était d’ailleurs plus qu’une compagne, c’était la confidente, la couturière du cœur, celle qu’on appelait dans les cas graves mais le croiriez-vous, Suzanne n’était pas une compagne ordinaire, toujours sortie, rarement au Cercle et pourtant si présente que sa photo trônait majestueuse derrière la comptoir : yeux profonds, cou nerveux, oreilles délicates, menton volontaire, c’était vraiment une belle, une bien belle, une très belle… girafe d’Afrique.

Et Félix le Phoque de Manicouagan se désespérait toujours et encore, devant tant d’inconstance de la part de Suzanne. Alors, il répétait souvent, les yeux noyés dans son verre orange et bleu : «Dis, quand reviendras tu?».

La Pirogue du mardi soir est bien passée par Puerto Manao avec à la pagaie Didier Catineau.

A mardi prochain pour la cinquième traversée.

(Fin provisoire)

Cinquième traversée

«Si tu savais le monde qu’il peut y avoir à l’Estaminet Rouge, tu serais effrayée!», écrivait l’Homme Litcorne à la fille de la New Orléans. Mais il serait encore plus effrayant de décrire ce qui se passait très exactement dans les caves séculaires et pleines de mystérieux mystères de l’Estaminet Rouge.

On y faisait, ni plus ni moins, que le trafic éhonté et malhonnête de la poudre… de la poudre… ah! je n’ose pas! … de la poudre de chocolat! Et tout changea lorsque par hasard, Morice le prophète, se trompant de porte, croyant revenir alors qu’il ne faisait qu’aller, lorsque par hasard, Morice le prophète découvrit la triste et sombre turpitude qui se camouflait inopinément et cependant véritablement dans la cave n° 53bis.

A peine eut-il le temps de franchir le seuil que deux mains velues et énormes, surgies du néant et du putride, agrippèrent notre prophète très violemment et le projetèrent au fond de cet ignoble réduit empli de musaraignes et de noyaux de pêches melbas. Une voix gutturale, peu accorte et sinistre éclata, tel un coup de fouet pour clamer à l’environ : «Nous sommes chez Nous, nous sommes chez Nous! arrhh! arrhh! arrhh! arrhh! … ». Et Morice s’évanouit alors que six étages plus haut…

L’Homme Litcorne racontait avec emphase, non dénuée de talent, ses épopées propices avec ses compagnons Morice, Pédro le crocodile rieur et son cheval pur porc. L’ambiance était au beau fixe dans l’Estaminet Rouge et l’on demanda même à Pédro, le crocodile, d’en pousser une petite. Mais Pédro était une star et comme toutes les stars, il se fit prier un peu, beaucoup, passionnément et décida à la folie qu’il ne fallait pas s’aliéner et entonna son plus beau succès, pris du délire seigneurial et combien dominical du 427ème horizon…

Une ovation sans précédent secoua jusque dans ses fondations l’Estaminet Rouge qui n’en revenait pas. Pédro le crocodile signa force autographes, traita avec deux imprésarios et s’engagea à être la vedette incontestée du très contestable Signor Fragolni, metteur en scène inconnu jusqu’à aujourd’hui, et pour cause, son unique film, un chef d’œuvre grandiose en apothéose, il le devait à sa bonne, Marie, qui un jour de cuite carabinée et même winchestérisée (c’est vous dire) lui avait révélé le thème central de son film : «Une cacahuète + un perroquet = MC2».

Pédro, se sentant sécurisé par ce nouveau succès, l’Homme Litcorne s’inquiéta de l’absence prolongée et même anormale de son ami Morice le prophète…

Une brune élancée, aux yeux de jais, à la chevelure cosmique et à la taille moulée dans l’organdi retroussé, se pencha sur la table de l’Homme Litcorne dans une avalanche soyeuse de parfum, de cheveux et de charme érotique. Elle lui murmura avec une suavité perfide et langoureuse : «Si tu danses avec moi ce tango, je te dirais où est ton ami et si tu es patient, je ferais peut-être plus pour toi…».

L’Homme Litcorne se leva d’un bond et saisi la taille de l’énigmatique inconnue et l’entraina dans un tango effréné et pathétique. Il sentait cette femme se lover contre lui et se demanda un bref instant, l’éclair d’un moment, d’où elle pouvait venir. Comme si elle avait deviné ses pensées, elle le regarda très fixement et lui dit : «Je suis la fille du Nord».

L’Homme Litcorne n’y tenait plus, troublé et inquiet, impatient et attentif, réfléchi et impulsif, tout en lui bouillonnait, se mélangeait de manière à lui faire perdre toute identité, toute volonté. Il se fit un grand, un immense silence, un silence que l’on ne peut décrire, raisonner, un silence incompressible, le silence de ceux qui savent mais qui doivent vivre comme jamais on ne peut vivre : SEUL. Et seul, face à lui-même, l’Homme Litcorne et la mystérieuse et énigmatique apparition féminine ne firent plus qu’un et disparurent sous les yeux ébahis des clients de l’Estaminet Rouge.

Cette disparition subite sema la frayeur et le désordre dans l’Estaminet Rouge. Pédro, le crocodile rieur était abasourdi de stupeur. De folles rumeurs se mirent à courir partout. L’alcool sirupeux dispensé gratuitement et exceptionnellement ne suffit plus à dissiper le malaise croissant. Chacun y allait de son couplet. Tout le monde et personne n’avait sa version des faits. Un journaliste sans journal et sans liste se trouvait là, seul et triste.

Il faut dire qu’il était particulièrement atteint depuis l’affaire de Hollis Brown qu’il n’avait pu empêcher de frapper à la porte du malheur. Depuis ce temps, le journaliste sans liste et sans journal n’était plus lui-même. Il confondait toujours réel et imaginaire, vrai et faux. Ses sentiments s’en ressentaient forcément et il mélangeait toujours ses cartes à l’envers et ignorait les choses les plus élémentaires. Les filles rencontrées le fuyaient, et pour cause… Pas moyen de se rappeler l’essentiel ou le superflu, l’inutile et le pratique. Tous les docteurs en étaient restés perplexes. Hollis Brown était la tâche noire indélébile du pauvre journaliste et il traînerait ce boulet pendant longtemps, quoique, avec le temps, sait-on jamais?

Le nez plongé dans son verre orange et bleu, il contemplait son reflet que le liquide mordoré dessinait impatient. Le climat n’était plus au beau fixe. Il n’y avait bien que Pédro, un peu ivre, qui essayait courageusement de sauver la soirée par des pitreries sans nom, des galipettes sur la moquette et des cabrioles plus très drôles.

Félix, le patron du Cercle Manicouagan, avait même payé le péage du pont qui le séparait de l’Estaminet Rouge pour aller aux nouvelles. Imaginez un peu, ce n’est pas tous les soirs qu’un tel événement a lieu. Du haut de ses 2 mètres 20 et de ses trois cents quintaux, Félix tonitruait dans l’immense salle basse et enfumée. «On ne peut pas disparaître comme ça, grognait Félix, un jour, un jour, je suis sûr qu’on le reverra, un jour, un jour…».

Un vieil ecclésiastique de violet recouvert, s’enfonça dans la pénombre d’une poutre, près de la table qu’il occupait depuis quelques instants seulement. Aucun doute n’était permis, cet endroit de stupre, en sabbat permanent, ne pouvait qu’attirer les foudres et la colère de Dieu. Ainsi pensait très fort le vieil ecclésiastique de violet recouvert et il se mit à entonner tout doucement, du bout des lèvres, un hymne à Dieu, à son Dieu et son aura ternit un peu.

«Si la moitié de mon cœur est ici, docteur,

L’autre moitié est en Chines,

Dans l’armée qui descend vers le fleuve jaune,

Et puis tous les matins, docteur,

Tous les matins à l’aube,

Mon cœur est fusillé en Grèce,

Et puis, quand les prisonniers tombent dans le sommeil

Quand les derniers pas s’éloignent de l’infirmerie,

Mon cœur s’en va, docteur,

Il s’en va dans une vieille maison en bois, à Istanbul,

Et puis voilà dix ans, docteur,

Que je n’ai rien dans les mains pour offrir à mon pauvre peuple

Rien d’autre qu’une pomme,

Une pomme rouge, mon cœur,

C’est à cause de tout cela, docteur,

Et non pas à cause de l’artériosclérose, de la nicotine, de la prison

Que j’ai cette angine de poitrine,

Je regarde la nuit à travers les barreaux,

Et malgré tous ces murs qui pèsent sur ma poitrine

Mon cœur bat avec l’étoile la plus lointaine.

(Nazim Hikmet)

La Pirogue du mardi soir est bien passée par Puerto Manao avec à la pagaie Didier Catineau.

A mardi prochain pour la sixième traversée.

(Fin provisoire)

Sixième traversée

Et cela faisait bien trois jours et des broutilles que Morice croupissait dans les bas fonds de l’Estaminet Rouge. Et cela faisait bien trois jours et quelques gouttes que Morice se battait contre vent et araignées, contre rats et marée pour chercher l’issue qu’il savait fatale par avance. Mais qui le sortirait de son noir marasme et de son éternelle énigme autant que perpétuelle? «Vu que j’ai oublié de fermer le gaz, ai-je bien fait de prendre un abonnement simple?». Qui n’a pas ses petits soucis?

Et Morice tournait comme une bête sur lui-même, criant par instants, grommelant le reste du temps, mais jamais ne s’arrêtant. La lourde porte de la geôle ne s’ouvrait que rarement et toujours pour faire passer quelque lumière adipeuse vite engloutie par le néant.

Mais Morice sut tout de suite qu’il se passait des choses peu ordinaires quand il entendit des claquements secs et répétés se répercuter sous les voûtes de l’Estaminet Rouge. Un silence se fit et la porte en hêtre supermassif vola en éclats sous l’effort d’un faisceau lumineux rouge glauque que tenait entre ses mains gantées de noir, l’homme en habit rouge.

Une voix splendide et barytone, premier choix, emplit la cave et s’adressa à Morice :

- «Oh! infâme féal, te voilà libéré de par mon auguste volonté et surtout parce que ton ami est l’Homme Litcorne. Pars et ne te retournes à aucun instant. Remontes ces marches sordides et moussues, traverse l’Estaminet Rouge; le cheval pur porc t’attends et te guideras. Ne me remercie pas car je suis céans trop chagrin de cet endroit pour ne point regretter mon azur cyclopéen».

- Mais quel est votre nom? arrive à bafouiller Morice.

- Mon nom ne s’oublie pas, misérable atome, mon nom est Singe Rouge!

Morice vit le Singe Rouge s’évanouir dans un crépitement d’étincelles bleues. Il n’hésita pas et franchit tel un ouragan, portes, escaliers, paliers et déboucha, haletant et pantelant dans la salle commune de l’Estaminet Rouge, la traversa en trombe et s’arrêta net, brisé dans son caribou, pardon! son élan, sur la terrasse.

Le cheval pur porc attendait en frémissant alors que de toutes les rues, de la place Rouge Bœuf (celle des exécutions capitales), des maisons avoisinantes, des milliers de gens, clamant, chantant, envahissaient tout, inondant la ville de farandoles à première vue pacifiques mais les armes arrivaient en grand nombre.

Et Morice, accroché à la crinière du cheval pur porc, frémissait dans une attente angoissée…

Même Rampanne, l’éléphant bourreau, s’était joint à l’hystérie générale et massacrait allègrement ce qu’il avait respecté. Morice, hébété, cherchait une issue quelconque pour s’échapper, mais rien à faire, tout semblait converger vers l’Estaminet Rouge et aucun chemin n’était libre. De crainte que l’on ne vola le cheval, Morice l’enferma dans l’écurie de l’Estaminet Rouge et s’assit devant la porte en bon philosophe qu’il est et assista à un rare moment privilégié puisque la foule en liesse entonna de toutes ses forces, oui, de toutes ses forces : «El pueblo unido, jamas sera vencido».

- Eh l’ami, eh l’ami!

Morice tendit l’oreille.

- Eh l’ami, par ici, vite!

Un petit bonhomme, usé et flétri, faisait des gestes désespérés du recoin de l’écurie où il se dissimulait avec maladresse. Intrigué, Morice le suivit et à travers un dédale de rues puantes, grasses, glissantes, il progressa tantôt à ciel ouvert, tantôt à genoux pour enfin déboucher, sans que rien ne le laisse présager, pour déboucher dans une immense pièce aux tentures de velours bleu, au plafond resplendissant de cristaux chamarrés et colorés où étincelait, splendide et merveilleux, en plein milieu, un cube transparent dans lequel s’agitait une roulotte de nomades de couleur verte et rouge… Cette roulotte sans chevaux semblait rouler toute seule et Morice, fasciné par ce prodige, ne vit point s’approcher de lui, tout souriant, l’Homme Litcorne.

- Alors Morice, toujours rêveur?

- Face à un tel prodige, oui, j’aimerais assez quelques explications.

- Tu en auras. Je vois avec plaisir que tu es sain et sauf. Mon cheval est-il à l’abri?

- Oui, mais cette marée humaine me déconcerte. Cela me rappelle une réflexion de mon maitre Décamètre qui aimait souvent dire : «Mais vous savez, ami, les lions vont toujours boire quelque part»…

- Tu sais Morice, cet endroit est la bizarrerie même. D’un côté cette roulotte, de l’aute ce cithare qui joue tout seul quand on caresse ses cordes. Tiens, regarde et écoute!

- Il y a aussi, reprit l’Homme Litcorne, ce mannequin!

Morice s’approcha intrigué. L’Homme Litcorne déclara qu’il croyait bien être tombé amoureux de cette poupée. Quelle idée! Une magnifique poupée de cire tendait ses bras évaporés de dentelles délicates et se noyait dans une robe d’apparat à couleur cramoisie. Et Morice s’exclama avec stupéfaction et respect : «Mais c’est Marquise! la reine du pays d’Anthyse!».

La Pirogue du mardi soir est bien passée par Puerto Manao avec à la pagaie Didier Catineau.

A mardi prochain pour la septième traversée.

(Fin provisoire)

Septième traversée

C’est absolument extraordinaire, reprit Morice le prophète. C’est vraiment la meilleure copie que je n’ai jamais vu de la reine du pays d’Anthyse, la fameuse Marquise!

- Si tu savais la vérité, Morice, tu ne t’enthousiasmerais pas comme ça! murmura l’Homme Litcorne, soudain très inquiet.

Et il avait des raisons d’être inquiet car la poupée de cire, magnifique de splendeur, commençait à progresser, oui, oui, à progresser dans leur direction. Morice et l’Homme Litcorne reculaient, mi-effarés, mi-curieux, devant cet assaut de dentelles parfumées. Ils ne virent pas la roulotte s’immobiliser. Ils sentirent juste un souffle glacé les engloutir en les projetant dans le cube qui se referma sinistrement avec un claquement sec inquiétant.

Pendant ce temps, Pédro le crocodile rieur, revenu de ses émotions cinématographiques, somme toute sans avenir, avait découvert par hasard dans l’écurie de l’Estaminet Rouge le cheval pur porc.

- Bizarre autant qu’étrange! marmonna Pédro en contemplant le cheval impassible. Si je comprends bien, reprit-il, il va falloir que je me débrouille tout seul pour trouver mon maitre!

Pourtant non, Pédro le crocodile rieur, il sera dit que tu ne pourras pas encore le retrouver l’Homme Litcorne car avec un bruit sans équivoque de vitres brisées, un pavé énorme vint atterrir avec fracas dans la poussière. Pédro se pencha, vit le papier lové autour du pavé, le prit, le lut : c’était un aller et retour première classe pour la Californie, départ d’Orly. Enchanté de l’aubaine, Pédro enfourcha le cheval pur porc et s’exclama très fort : «Californie, mon amie, j’arrive! Et en route pour de nouvelles aventures!». Quiti clop, quiti clop, quiti clop, quiti clop …

Cela fusait de partout, une vie à tous les étages, des étages à tous les niveaux, bref, le coup de foudre! et le coup de foudre ça ne s’explique pas, ça se vit! Et pour Pédro, ce fut le cas de le dire.

Seule au bar, elle le regardait silencieusement. Ses yeux gris vert semblaient transparents d’intensité, ses longs cheveux blonds auréolaient sa tête d’un nuage nimbé d’or.

- Quel est ton nom?

- Je suis la fille du Nord.

- C’est loin ton Nord?

- Aussi loin que la mort.

- Tu y crois à la mort?

- Quand j’ai un coup de blues toujours, toujours! …

Pédro et la fille du Nord commençaient à hanter systématiquement les boites à chansons de la côte. De Santa Monica à San Diego, de Vénice à Mount Valley, toutes les boites y passaient. Mais la seule qui valut le coup d’œil, ce fut celle de Tucson Beach. Elle avait pour nom : le Naja Vicieux.

Et au Naja Vicieux tenu par un vieux maradjah recyclé, servait en permanence au bar un homme rouge de peau, à l’oreille gauche arrachée et au bras droit tatoué d’un dodo papousiaque.

Cet homme étrange avait un don bien curieux : celui de prédire deux mois à l’avance le nombre de kilos de bananes qui seraient ramassés par la Fruit Bananas, exclusivement dans la province du Gulayac Supérieur. Et ce n’était pas rien! Ah oui, son nom, il n’aime pas trop qu’on en parle, il s’appelle Elvis…

Son don lui permettait de finir les mois un peu mieux qu’habituellement et surtout, cela mettait un peu de rhum dans ses bananes flambées. Elvis accueillit la fille du Nord et Pédro, assez froidement sinon de manière glaciale. Que voulez-vous, on ne peut pas être toujours accessible!

Ce qui fait que le pianiste du Naja Vicieux ne fut pas présenté tout de suite à nos deux compères. C’est que cet artiste était plutôt ombrageux mais quelle musique ! Le pianiste Paille, de la famille Paille & son, jouait depuis des années devant le même piano. Et jouer toujours les mêmes airs dans une atmosphère fumeuse à souhait n’arrange pas son homme.

Et c’est pourquoi le pianiste Paille s’attachait avec une rage sans égale à terminer son fameux requiem commencé depuis quinze ans déjà. C’est à devenir vraiment fou!

La Pirogue du mardi soir est bien passée par Puerto Manao avec à la pagaie Didier Catineau.

A mardi prochain pour la huitième traversée.

(Fin provisoire)

Huitième traversée

C’est au Naja Vicieux, boîte à chansons de la côte californienne à Tucson Beach que Pédro le crocodile rieur et la fille du Nord vivaient quasiment 24 heures sur 24. La fille du Nord s’intéressait fortement à la vie de son compagnon Pédro mais celui-ci était réticent à parler de son passé. Pressé par la fille du Nord, il découvrit enfin son cœur et lui raconta son histoire.

Longtemps après une confession émouvante et terrible, Pédro le crocodile s’arrêta de parler, respira trois fois fortement et des larmes commencèrent à couler doucement. Des larmes de crocodile sûrement! Qui sait?

La Pirogue du mardi soir est bien passée par Puerto Manao avec à la pagaie Didier Catineau.

A mardi prochain pour la neuvième traversée.

(Fin provisoire)

Neuvième traversée

Et si tout cela n’était pas vrai, à peine réel? Pourtant, la roulotte verte et rouge s’était bien arrêtée de gesticuler, le cube transparent s’était bien ouvert, aucun doute là-dessus et Morice le prophète avait bien été aspiré avec l’Homme Litcorne vars une destination tout à fait sombre, sombre est sans fins. Cela faisait des millénaires que ce noir absolu n’avait pas vu la lumière, ne serait-ce qu’une étincelle : d’ailleurs, qu’est-ce qu’une étincelle quand on ne connaît pas la couleur de l’étincelle?

Cela faisait des millénaires que ce noir absorbant engloutissait la poussière, la seule particule un peu mobile errant sans discontinuer dans ce vide peuplé seulement d’oxygène non vicié. Le bruit n’y existait pas ou si peu. Quoique, depuis la visite des deux hommes, le vide avait trouvé enfin de quoi hanter ses nuits éternelles. Le vide rugissait, tempêtait et regrettait. Il regrettait le temps où il n’y avait rien, non, plus rien, sauf le silence et la moiteur opaque des ténèbres irréelles. Il n’y a plus rien car il n’y a jamais eu quelque chose et ce rien en lui est un tout. Le vide divaguait et regrettait le temps où il n’y avait rien.

- Surtout, surtout, murmura l’Homme Litcorne à son ami Morice le prophète, surtout ne pas bouger. Si tu bouges, qu’est-ce qui va se passer? …

Le noir absolu se teinta légèrement. Il savait le faire mais cela faisait si longtemps qu’il ne l’avait fait qu’il avait oublié le mécanisme qui le dirigeait.

Une teinte légèrement ocrée parsema les ténèbres. Des petites taches diffuses semblaient voleter telles des papillons mordorés qui viendraient de naitre et qui, ivres de matière et de grand air, virevolteraient avec grâce et volupté dans l’éther azuré. De taches en taches, de teintes en teintes, les ténèbres… s’éclaircissaient. Oui, oui, s’éclaircissaient jusqu’à devenir un peu laiteuses, transparentes par endroits.

Morice et son compagnon assistaient émerveillés à l’agonie du noir absolu qui se laissait mourir avec tant de charmes et de délicatesse que la lumière hésitait encore à pénétrer plus avant. Les particules de poussières endiablées ne pouvaient plus s’arrêter de tourner autour d’un axe imaginaire, sans cesse renouvelé. Le phénomène était si merveilleux, extraordinaire, qu’on se serait cru à l’aube des temps, juste avant que cela ne se gâte.

Il faisait maintenant suffisamment clair pour que l’Homme Litcorne put, d’un œil avide, examiner l’endroit où il se trouvait. Cela ne ressemblait à rien ou alors à tout. Il ne semblait pas y avoir de juste milieu. Tout n’était que paradoxe.

Une immense salle voutée, surmontée d’un dôme inaccessible dont on ne pouvait apercevoir le sommet perdu dans les hauteurs gigantesques, était percée d’ouvertures disposées en cercle. Un seul cercle et soixante ouvertures carrées, ni plus ni moins.

Et les deux amis se trouvaient exactement au centre de cette arène de titans qui semblait étonnante de proportions. L’Homme Litcorne se leva et s’avança doucement vers une ouverture. Un écriteau en lettres gothiques surmonté d’un deuxième panneau en lettres cyrilliques disait en deux langues : 22 h 43. La porte d’à côté disait 22 h 42 et celle d’après 22 h 41 et puis l’autre… 22 h 40 et comme ça jusqu’à 22 h 59. A côté des deux écriteaux, il y avait un bouton rouge et un bouton noir. Sur le bouton noir, une enclume était dessinée, sur le bouton rouge, une fourmi.

Morice avait rejoint l’Homme Litcorne et tous les deux observèrent avec une attention très particulière et soutenue chaque porte de 22 h à 22 h 59. Chacune avait deux panneaux, chacune avait deux boutons, l’un noir avec une enclume dessinée, l’autre rouge avec une fourmi gravée en relief. Il n’y avait rien d’autre dans cette rotonde surmontée d’un dôme inaccessible que ces 60 portes disposées en cercle.

Les deux hommes se concertèrent, réfléchirent, analysèrent mais à leur connaissance, aucune expérience semblable n’avait été l’objet d’une aventure personnelle.

- Si l’on veut sortir d’ici, proposa Morice, il faut forcément passer par une des ces portes.

- Oui, mais laquelle? et puis en appuyant sur quel bouton, le noir ou le rouge?

- A mon avis, le rouge c’est le danger. Le bouton est en relief, il y a une fourmi. Si l’on appuie là-dessus, nous allons avoir une invasion d’insectes.

- Mais que dire de l’enclume? si j’appuie, je reçois une enclume sur la tête?

Le silence lourd et pesant s’installa pleinement dans l’espace laissant l’incertitude faire son œuvre.

- Que fait-on? que fait-on? que fait-on?

Cette toute petite phrase s’amplifiait à vue d’œil et gagnait les hauteurs de la rotonde.

- Il faut essayer, prendre des risques.

L’Homme Litcorne s’approcha de la porte 22 h 30, comme ça, parce que c’est la moitié et puisqu’il faut en choisir une : il pressa sur le bouton noir, celui de l’enclume et se colla contre la paroi de la porte 22 h 31. Toutes les portes, les 60, s’ouvrirent tout doucement de l’intérieur vers l’intérieur, lentement d’abord puis en claquant le battant contre la muraille. L’Homme Litcorne était haletant, ses yeux exorbités lui faisaient mal.

60 feuilles de papier sortirent de l’intervalle existant entre chacun des deux panneaux de chaque porte et 60 portes se refermèrent avec un fracas violent qui se répercuta pendant de longues minutes. Morice était en sueur et pour conjurer sa peur, chanta à nouveau pour ses souvenirs embrumés de larmes douces et sucrées. Il ramassa les feuilles de papier pendant que l’Homme Litcorne examinait à nouveau quelques portes en essayant de décrocher tout à fait vainement les panneaux inscrits, figés dans le mur.

- Aucun doute n’est possible, grommela Morice, il s’agit d’une mystification ou d’un mauvais rêve : ces feuilles ne nous apportent rien.

- Montre-les-moi.

Il feuilleta les pages tendues. Chacune avait l’heure de la porte à laquelle elle se rapportait. Chacune avait un cœur stylisée dessiné en surimpression.

Chacune enfin, disait la même chose avec la même phrase : «Je suis là».

- Qui est là? cria Morice excédé.

- Calme-toi Morice, on cherche à nous indiquer quelque chose et ce quelque chose est hors du temps. Cela échappe à nos entendements traditionnels. Si j’appuie sur le bouton noir et qu’une feuille sort, c’est le signe qu’il y a un dialogue qui s’établit. Ne t’inquiète pas : je refais la même expérience.

L’Homme Litcorne appuie sur le bouton noir de la porte 22 h 30 et rien ne se passe. Il essaie la porte 22 h 31, puis 22 h 32 puis toutes les autres : plus rien, plus de réactions, le néant.

- Et le rouge? suggéra Morice.

- C’est peut-être dangereux mais comment procéder autrement?

Il se plaque à nouveau contre la paroi, avança son doigt du bouton rouge avec en relief le dessin de la fourmi, retint sa respiration, ferma les yeux et appuya farouchement sur le bouton.

La porte 22 h 30 ne s’ouvrit pas, celle de 22 h 31 non plus ni celle de 22 h 43 mais ce fut celle de 22 h qui s’escamota en grinçant délicieusement sur ses gonds et découvrit, alors que la première fois, il n’y avait vraiment rien, découvrit entouré de nuages bleutés surgissant du néant, un piano noir laqué du plus bel effet qui mû par un mécanisme impalpable se mit à plaquer des accords cristallins et échevelés.

Le piano s’arrêta de jouer et longtemps encore, le son de ses derniers accords courait tout autour des 60 portes qui s’étaient toutes ouvertes, qui s’étaient illuminées pour y révéler dans chaque encoignure, drapées de soie, d’or, d’argent et de perles, nimbées de lumières et de parfums, 60 femmes irradiées de bonheur, aux yeux bleus, aux cheveux éclaboussés d’or mais avec cependant un point commun tout à fait troublant : elles étaient toutes identiques, se ressemblant toutes si parfaitement que même le miroir le plus éclairé en aurait douté.

60 femmes irradiées de bonheur et pourtant si semblables que la perfection saisissante de leur aura fit murmurer à l’Homme Litcorne : «Que la mort est terne, si je vis encore».

La Pirogue du mardi soir est bien passée par Puerto Manao avec à la pagaie Didier Catineau.

A mardi prochain pour la dixième traversée.

(Fin provisoire)

Dixième traversée

C’est bien simple, l’Homme Litcorne et Morice le prophète n’osaient en croire leurs yeux ébahis, étonnés, surpris et ravis. Le piano s’était arrêté de jouer et longtemps encore, le son de ses derniers accords courait tout autour des 60 portes qui s’étaient ouvertes, illuminées pour y révéler dans chaque encoignure, drapées de soie, d’or, d’argent et de perles, nimbées de lumière et de parfums, 60 femmes irradiées de bonheur, aux yeux bleu profond, aux cheveux éclaboussés d’or mais avec cependant un point commun tout à fait troublant : elles étaient toutes identiques, elles se ressemblaient toutes si parfaitement que même le miroir le plus éclairé en aurait douté.

60 femmes irradiées de bonheur et pourtant si semblables que la perfection saisissante de leur aura avait fait murmurer à l’Homme Litcorne : «Que la mort est terne, si je vis encore».

Il devait sûrement vivre encore car les regards qu’il interceptait le troublaient d’une manière indicible et pernicieuse.

Une voix mécanique, sèche, avec une sonorité quelque peu métallique descendit dans l’arène et déclara, tout à fait ironiquement : «Elles sont à vous, Messieurs. Pourvu que vous connaissiez leur prénom respectif sans oublier, bien sûr, de leur laisser en partant, ce que vous avez de plus précieux!». Stupéfaits, les deux hommes se figèrent dans une immobilité qui faisait peur à voir. Morice surtout, frémit de tous ses membres. Il venait de reconnaitre l’auteur de ces propos et cela ne le rassura pas, mais pas du tout d’avoir à faire avec Singe Rouge, l’homme cosmique qui l’avait emprisonné dans les caves sordides et ténébreuses de l’Estaminet Rouge, de sinistre renommée.

- «Pourquoi vous acharner?», rugit Morice en tournant ses regards vers le haut parleur qu’il venait de découvrir suspendu à un fil ténu et qui était descendu, silencieux, au centre exact de l’arène et de ses 60 portes découvrant 60 créatures de rêve, évanescentes et charmeuses. Le micro répondit tout aussitôt.

- «Je vous dis que ces femmes sont à vous, Messieurs. Pourvu que vous connaissiez leur prénom respectif sans oublier, bien sûr, de leur laisser en partant, ce que vous avez de plus précieux».

- Il radote un peu, Singe Rouge, glissa Morice à son ami.

- «Voulez-vous que je vous aide un peu, reprit le micro? Tenez, en face de vous, à la porte marquée 22 h 3, je vous présente Clo. Je l’ai trouvée dans une veille rame de métro au fond d’un hangar abandonné. Vous plaît-elle?». Ce théâtre ne vous plaît vraiment pas? susurra Singe Rouge.

- C’est surprenant, je l’avoue mais je continue à ne rien comprendre. Que voulez-vous de nous?

- Vous le saurez en son temps. Voulez-vous que nous continuions les présentations? Mes protégées sont toutes très exceptionnelles et puis, elles ont tant souffert. Tenez, à la porte 22 h 32, regardez…

L’Homme Litcorne et Morice scrutèrent dans la direction indiquée.

- Il s’agit de Betty. Pauvre fille! Je l’ai fait évader d’un camp de travail, très loin, dans les steppes de l’Oural.

Betty afficha un sourire radieux et désirable.

- «Prenez patience, Messieurs, votre tour viendra, mais permettez-moi de vous montrer celle que l’on ne nomme jamais, parce que tout le monde l’appelle l’Etrangère. Elle vit juste à côté de chez Betty, au 22 h 31».

Morice s’approcha mais ne remarqua rien de bien différent par rapport aux 59 autres.

- Pourquoi sont-elles toute semblables?

Le micro consentit volontiers à répondre sèchement : «Ce n’est point encore votre affaire ! Par contre, ce qui devrait vous intéresser prodigieusement, c’est mon amie de la porte 22 h 40. Toute identique qu’elle vous paraisse, c’est une femme volontaire. Vous êtes à la recherche de la volonté, cher Homme Litcorne? Est-ce que je trompe?».

- Non, pas du tout, mais en quoi est-elle différente des autres portes?

- Toutes les portes sont différentes, ne regardez pas l’extérieur, contemplez l’intérieur et dites vous bien que mon amie de la porte 22 h 40 ne vous déplait pas : je l’appelle Marie ou Chantal, cela dépend mais elle se défend de connaître ces deux prénoms. Et puis, sa voisine vient de Chicago : elle était funambuliste et risquait sa frêle vie deux fois par jour.

- Quel est son nom?

- Vous voyez bien que vous commencez à vous intéresser à mes amies. Elle était funambuliste et son nom de scène était Corinne. A la porte 22 h 30, je vous présente une agrégée en sciences naturelles, jalousée par tout le monde scientifique pour ses traits de génie, ses conclusions explosives et également son talent sans pareil pour la classification animale et plus particulièrement les insectes. N’est-ce pas Lucille? ».

Lucille acquiesça en silence.

Morice et l’Homme Litcorne étaient partagés dans leur appréhension commune des événements dont le cours leur échappait. Ils étaient les spectateurs privilégiés d’un chef d’orchestre impalpable qui se riait d’eux et les expédiait d’un rire dans la nausée mauve du mauvais rêve.

- «Je ne veux pas vous présenter les 60 partenaires, cela serait trop long, suggéra le micro suspendu à son fil ténu. Cependant, il en est encore quelques-unes qui ne manqueront pas de vous intéresser comme Rachel, la mal aimée, celle qui hantait les bars de Montevideo, qui chantait dans les nuits chaudes pour quelques cruzeiros dévalués. Elle est bien mieux chez moi, Rachel, maintenant».

Rachel acquiesça en souriant.

- «Il y a aussi Maria. Ah Maria! Elle fut longue à conquérir. C’est un cheval sauvage et ombrageux : femme d’affaires parisienne, château familial et chasses seigneuriales. Pourtant, comme ses amies, Maria a tout quitté, tout…».

Morice s’adressa à l’Homme Litcorne assez fort pour que le micro l’entende.

- Je crois que Singe Rouge est fou!

- Non, non, ami Morice, je ne suis pas fou, différent seulement, tout à fait différent. Ce n’est pas de la folie, c’est un combat permanent contre la différence. Et pour se battre contre la différence, il faut également fournir beaucoup d’efforts pour convaincre : comme Marieike de la porte 22 h 15. Elle était avocat au barreau de Johannesburg et sa passion était de convaincre. Je l’ai convaincue avec plus de force que sa propre conviction. N’est-ce pas Marieike?

Marieike acquiesça en silence.

- «Sans aucun doute, celle qui me donna le plus de mal, ce fut Sarah. Femme de mineur dans le Pays de Galle, il fallut l’enlever sans son consentement mais son caractère est si exceptionnel qu’il était bon de prendre des risques : enlèvement mouvementé certes, mais que de satisfactions! T’en souviens-tu Sarah? Permettez que je vous parle d’une dernière amie, une Française bien étrange que j’ai rencontré dans un cinéma du quartier Saint-Michel à Paris. Ses yeux étaient si merveilleux que sa bouche n’avait pas à parler. J’ai tout gardé d’elle, même son petit nom un peu démodé : Odette».

- «Mais, fit l’Homme Litcorne, saoulé par tant de détails et de beauté, pourquoi sont-elles toutes différentes de l’intérieur et toutes semblables à l’extérieur?».

- Ce n’est point encore votre affaire, glapit le micro? Et puis les présentations ont assez duré.

Sur ces paroles, les 60 portes se refermèrent tout doucement et les 60 Femmes, Maria, Rachel, Betty, Corinne, Marie ou Chantal, Clo, Odette, Lucille, l’Etrangère, Sarah, toutes disparurent à la vue des deux hommes. Le piano laqué noir avait ressurgi du néant, une fumée bleutée envahit l’arène et les deux hommes s’assoupirent tranquillement aux accents soit berceurs et soit vengeurs du piano laqué noir qui se mit à jouer magnifiquement, sous l’immense rotonde où montaient les arpèges égrenés et cristallins.

La Pirogue du mardi soir est bien passée par Puerto Manao avec à la pagaie Didier Catineau.

A mardi prochain pour la onzième traversée.

(Fin provisoire)

Onzième traversée

La fumée bleutée qui avait envahi l’arène s’était depuis longtemps évanouie. Les deux hommes somnolaient doucement, la tête rentrée dans les épaules, comme prostrés. La lumière violente ne les atteignait pas : chacun rêvait à de lointaines contrées pour lesquelles on ne peut rien et surtout y aller.

Ce n’étaient pas des rêves ordinaires, de ceux qui n’atteignent pas le fond de l’âme. Au contraire, il semblait bien que cette fumée bleutée avait gommé toute vigilance. Morice et l’Homme Litcorne, solitaires dans leurs rêves et unis dans leur solitude pourtant, se laissaient flotter sans soucis dans les nimbes ouatées de l’inconscience. Leur raison se mettait au diapason de la déraison, des images folles leur venaient comme ça, et puis dans un souffle repartaient si vite qu’elles laissaient les deux hommes suants et pantelants.

Cela aurait pu durer comme ça pendant des grandes bouffées de temps, impalpable. Cependant, alentours, il se passait des choses étranges. Des bruits, des cliquetis, des frottements envahissaient l’arène aux 60 portes. Morice était tout préoccupé de rattacher encore quelques lambeaux de rêve qui s’effilochaient dans un goût étrange de sable mélangé à une nausée croissante.

L’Homme Litcorne n’était pas dans un meilleur état, loin de là. Son esprit vacillait, ses jambes tremblaient : une torpeur lente et précise s’infiltrait inexorablement dans son organisme sans défense. L’esprit vagabond sautait sans discernement d’une idée à l’autre, d’un souvenir ensoleillé à un remord amer. Rien n’était comme avant et cette sensation lui donnait cependant l’impression délicate d’avoir déjà vécu autrefois, loin, si loin, une telle situation.

Les bruits environnants se faisaient plus violents que jamais. Les deux hommes commencèrent à reprendre conscience et également connaissance du lieu. C’est en haut qu’il se passait des choses étranges. Un câble d’acier noir et torsadé descendait du dôme surplombant à grand renfort de grincements. Au bout de ce câble, un crochet doré et accroché à cet assemblage, une cage, étroite, circulaire et rouillée. Morice et l’Homme Litcorne n’eurent pas le temps de réaliser que des ombres sans visage se précipitaient sur eux, les poussaient, les tiraient, les traînaient vers la prison encagée qui s’éleva tout doucement, dans un murmure chatoyant, au-dessus de l’arène.

Le fait d’être suspendus comme de vulgaires jambons, finit de faire revenir à la dure réalité les deux hommes affolés.

- C’est encore un coup de ce Singe Rouge, grogna Morice. Regarde un peu ce qu’il nous a fait. Sommes-nous des oiseaux pour être suspendus ainsi? Ah! si je le tenais…

- Si tu le tenais, reprit son compagnon, tu ne ferais rien, tu le sais bien! J’ai bien regardé cette cage, il n’y a aucune ouverture, les barreaux sont gros comme le pouce, nous n’avons pas beaucoup de chance de nous en sortir.

- Si je pouvais tenir cet homme cosmique sous ma main, rien qu’une fois, oui, une fois…

L’arène était toujours violemment éclairée mais les 60 portes restaient muettes. Les deux hommes s’appliquaient à ne pas faire de gestes brusques, tout entassés qu’ils étaient dans cette cage démente.

- Et si le fond de la cage s’ouvrait? suggéra Morice.

- Ce serait la mort assurée, répondit l’Homme Litcorne, une chute d’au moins 30 ou 40 mètres, ça ne pardonne pas.

- Mais que font-ils? pourquoi ne viennent-ils pas?

L’arène était à présent dans le noir le plus total. Une porte, plus précisément celle de 22 h 39 s’ouvrit tout doucement. Un petit rai de lumière serpenta dans l’arène : une ombre silencieuse se profila. L’Homme Litcorne et Morice scrutèrent avec attention, du haut de leur nacelle, l’ombre qui progressait sans bruit, vers la gauche, comme si elle voulait être aperçue. L’Homme Litcorne reconnut l’une des 60 femmes, qui se planta sur ses jambes graciles, leva le nez vers la cage et commença à invectiver les deux prisonniers :

- Fait-il chaud là-haut, messieurs les visiteurs?

- Il ferait bien meilleur si cette cage n’existait pas!

- Et qu’avez-vous donc fait pour être dans cette cage?

- Vous ne n’ignorez pas! vous moqueriez-vous?

- J’ai entendu dire que vous n’étiez pas très intelligents messieurs, ne pas profiter de l’occasion que vous donnait Singe Rouge, c’est rare!

- Pourquoi? Y a-t-il eu d’autres gens avant nous?

- C’est possible mais il est défendu d’en parler.

- Alors, pourquoi êtes-vous là à nous narguer?

- J’aime beaucoup les cages, à plus forte raison quand elles sont habitées.

- Nous n’apprécions pas trop votre humour. Si vous aviez l’intention de nous libérer, cela serait peut-être le moment, non?

- Oh! vous savez, entre nous, vous êtes très bien perchés dans vos nuages!

- Que faut-il faire pour être libre?

- Singe Rouge vous l’a dit : deviner le prénom de l’une d’entre nous et lui donner ce que vous avez de plus précieux!

- Alors, pourquoi n’êtes-vous pas toutes là?

- Je suis là, c’est ce qui compte!

- Si je devine votre prénom, je suis libre?

- A peu près, oui!

- Comment puis-je le savoir? Rien ne me dit que si je le trouve, je sois libre…

- Rien ne me dit que vous le trouverez!

- Aimez-vous la peinture?

- Quelle sorte de peinture?

- Je ne sais pas moi, les impressionnistes, les tableaux historiques, les portraits…

- J’aime beaucoup les paysages, surtout ceux où le soleil resplendit. Ça vous va comme réponse?

- Si je vous pose des questions, vous m’aiderez à deviner?

- Cela dépendra de vous et surtout de ce que pourrez m’offrir de plus précieux, rappelez-vous!

- Ce que j’ai de plus précieux, ce sont deux pièces de monnaie percées en guise de talisman. Cela ne vaut rien pour vous mais pour moi, cela représente des années de passion…

- C’est peu!

- C’est tout ce que j’ai!

- Rien d’autre?

- La liberté est si chère payée, chez vous?

- Cela dépend surtout de celui qui la décide. Actuellement, c’est moi qui décide.

- Je vois, je vois.

- Vous ne voyez rien du tout et si vous n’avez rien d’autre à me proposer, je pars et je vous laisse croupir avec votre copain.

- Singe Rouge est-il au courant de votre venue?

- Il dort actuellement : c’est tout!

- Franc tireur, hein?

- Il y a un peu de ça!

- Si je vous révèle un secret magnifique en plus des deux talismans, est-ce que cela pourrait aller?

- Tout dépend du secret.

- C’est très simple; c’est le moyen de deviner le prénom d’une femme en lui posant des questions.

- Voyons voir!

- Vous aimez la peinture, je le sais, mais… la littérature, qu’est-ce qui vous attire dans la littérature?

- Les premières œuvres des grands écrivains, les tous premiers essais, poèmes ou nouvelles.

- Vous me donnez des indices là, ou non?

- Je vous en ai déjà donné deux.

- J’ai mon idée : alors, je vous pose une dernière question. Préférez-vous les levers de soleil ou les couchers de soleil? … Aurore!

- Co… Comment… avez-vous fait?

- Je vous l’ai dit : mon secret magnifique! Ais-je gagné, Aurore?

- Les pièces d’abord!

- Les voilà! et maintenant, si l’on descendait?

- Chut! j’entends du bruit, patientez… je reviens… je reviens.

- Mais, mais…

La lumière jaillit crue et insolente. Un personnage d’une très haute stature, recouvert d’une cape rouge, campé sur ses jambes, les poings sur les hanches égrenait un rire formidable qui montait, cruel, sous le dôme gigantesque de la rotonde. C’était l’Homme cosmique : Singe Rouge. Il commença par arpenter en long, en large, en travers, l’arène aux 60 portes, dessinant dans l’espace des spirales compliquées, des figures géométriques nouvelles. Les deux prisonniers, suspendus à leur fil d’acier, épiaient avec appréhension le va et vient de ce personnage, en proie à la plus vive agitation, faisant le tour de son domaine comme le naufragé devenu fou qui compte et recompte ses pas qui se croisent, toujours et encore.

- Je ne sais que faire de vos deux petites vies, messieurs, rugit Singe Rouge. J’hésite encore entre vous tuer lentement et vous avilir à jamais.

- N’y aurait-il pas une troisième solution? souffla l’Homme Litcorne.

- Si, si, bien sûr, que vous entriez à mon service. Je manque d’esprits forts actuellement! Les gens à mon service ne pensent qu’à se révolter, faire des rapines, piller, tuer, violer. Cela ne peut plus durer. Et puis mes 60 compagnes commencent à me lasser.

- Pourquoi ne pas les rendre à la liberté? cria Morice.

- Pas encore, j’ai besoin d’elles pour de grands projets mais je manque cruellement d’esprits forts, messieurs. Et vous, vous êtes des esprits forts. Je peux vous éviter la mort ou l’avilissement si vous vous mettez à mon service.

- En quoi consisteraient nos attributions? interrogea très prudemment l’Homme Litcorne.

- M’aider à lever une armée dont vous avez déjà vu 60 exemplaires.

- Vous êtes fou!

- Non, pas fou, différent, très différent.

- Non, réellement, je vous crois fou! vous n’avez pas le droit d’utiliser ces femmes comme vous le faites.

- Si c’est pour une cause exaltante, si! Et puis suffit! Cette proposition est la dernière que je vous ferais. Vous choisissez : ou la mort ou entrer à mon service.

- J’aimerais plutôt vous écraser la face que de vous servir.

- Réfléchissez bien, messieurs. J’ai tous les pouvoirs. Je vous contraindrais à céder. Vous n’êtes plus rien que deux petits débris immobilisés dans l’espace. Il suffit d’un mot de ma part pour que le filin qui vous tient, se casse net. Je reviendrais très bientôt, n’ayez crainte. Pensez à votre avenir et pensez-y bien. Pour ma part, je ne vous ferais aucun cadeau.

Singe Rouge pivota sur lui-même, s’enveloppa dans sa cape rouge et disparut si soudainement que l’on pouvait douter l’avoir vu.

La porte 22 h 39 se rouvrit doucement et l’ombre d’Aurore se profila dans la lumière. L’Homme Litcorne et Morice, impatients, s’agitaient dans leur cage de manière tout à fait imprudente. La jeune femme se recula pour mieux regarder dans la direction des deux prisonniers. L’Homme Litcorne encore plus attentif que d’ordinaire surprit son regard… clair.

- Aurore?

- Oui, oui, c’est moi!

- Faites nous descendre maintenant.

- Je n’ai plus très envie de le faire.

- Quoi? Qu’est-ce que ça veut dire?

- Que je n’ai plus envie de vous faire descendre.

- Mais vous avez promis, vous vous êtes engagée…

- Rien du tout!

- Je vous ai donné mes talismans, j’ai deviné votre prénom. Aurore, ne faites pas l’enfant!

- C’est justement ce qu’il ne fallait pas dire!

- De ne pas faire l’enfant?

- Oui!

- Que vous arrive-t’il?

- Je ne sais plus si j’ai envie de vous faire échapper, il y a tellement de risques!

- Pourquoi êtes-vous venue alors?

- Par curiosité, bien sûr!

- Vous en êtes sûre?

- Pour quelle autre raison serais-je venue?

- … l’intérêt?

- Deuxième mauvais point : pas de chance! Au troisième faux pas, vous croupirez à vie dans votre cage à serins!

- Aurore, voyons, ne partez pas! j’ai quand même gagné au jeu du prénom.

- Ce n’est pas suffisant.

- Que faut-il… encore?

- Que vous m’emmeniez avec vous!

- Rien que ça?

- C’est ça ou rien.

- Mais aller où?

- J e connais le chemin mais emmenez-moi!

- Tout compte fait, je ne sais pas si je vais partir. J’aime bien les nuages, moi!

- Ne me faites pas ça! je suis votre seule chance de vous en sortir. Vous savez bien que Singe Rouge vous tuera ou du moins vous gardera pour toujours.

- C’est vrai mais après tout, chère Aurore, comment puis-je avoir confiance en vous?

- C’est simple : je suis revenue, non?

- C’est vrai! c’est vrai!

- Alors? …

- D’accord pour tout mais il faudra absolument me dire tout ce que vous savez.

- On verra ça!

- On verra ça!

- Ne bougez pas, surtout plus un mot, vous serez libre dans dix secondes.

En une fraction de seconde le filin se détendit, la cage glissa à toute vitesse pour s’arrêter in-extrémis à dix centimètres du sol. Les barreaux de la cage s’évanouirent comme par magie. Aurore prit la main de l’Homme Litcorne, la serra très fort (trop fort?) et suivie de Morice, entra par la porte 22 h 39. Il s’agissait d’un palier qui, comme un décor de théâtre, courait tout autour des 60 portes en carton renforcé. Dans une forêt de décors, de planches, de fils électriques, ils se frayèrent un passage difficile mais rapide. Aurore s’arrêta devant un appareil téléphonique posé négligemment sur une toute petite table basse. Sans quitter la main de l’Homme Litcorne, elle décrocha le combiné, fit le 5 sur le cadran et raccrocha précipitamment. Le plancher s’entrouvrit juste sous la petite table basse pour découvrir un trou de souffleur, comme au théâtre! mais plus grand que dans un théâtre.

Des escaliers en bois vernis clair s’enfonçaient dans la pénombre. Aurore descendit la première, embrassa fugitivement l’Homme Litcorne et lui souffla dans un murmure :

- Plus un mot et rappelez vous ce que vous me devez et n’oubliez jamais le chiffre 5. C’est le chiffre de la liberté.

Aurore, l’Homme Litcorne et Morice s’enfoncèrent définitivement par le trou du souffleur qui s’évanouit en vomissant sur le plancher des rubans multicolores chargés de caractères d’imprimerie, repus et grotesques.

La Pirogue du mardi soir est bien passée par Puerto Manao avec à la pagaie Didier Catineau.

A mardi prochain pour la douzième traversée.

(Fin provisoire)

Douzième traversée

Pédro le crocodile rieur s’était trouvé une vocation toute nouvelle. Il faut dire qu’au Naja Vicieux, boîte à chansons de la côte californienne à Tucson Beach, tout était prétexte à vocation. C’est la fille du Nord, compagne ensoleillée de Pédro, qui avait suggéré le moyen de vivre plus décemment dans une ville où tout était si cher. Pédro vivait de son rire mais en vivait bien mal. Le souvenir de ses amis Morice et l’Homme Litcorne le hantait si souvent qu’il en avait le cœur qui criait. Pour oublier un peu sa peine et aussi pour que la fille du Nord retrouve son regard clair de toujours, Pédro entreprit de se faire conteur d’histoires. Et il faut dire que le succès était venu rapidement, les clients se pressaient désormais au Naja Vicieux. La renommée de Pédro avait même franchi les limites de la ville, entourée de toutes parts par une réserve officielle indienne et ces indiens commencèrent à s’intéresser de plus près à ces mouvements de foule.

- Asseyons-nous ici, dit-elle.

- Non, allons sur le banc, dit-il. Il y a du sable là-bas. J’aime le sable jaune.

Ils étaient assis côte à côte sur le petit banc, se touchant presque. Pensif, il dessinait quelque chose sur le sable jaune avec une brindille.

- Que dessines-tu?

- C’est toi.

- Ça ne ressemble pas.

- Ça ne fait rien.

Il n’était pas facile de tracer un dessin. Le sable sec glissait sans cesse.

- Tiens, un hanneton vient de passer, dit-elle.

- C’est une femelle.

- Comment le sais-tu?

- Les mâles ne volent pas si bas.

Un coup de vent effaça son portrait tracé dans le sable.

- Tu veux qu’on revienne ici, demain? dit-elle. Tu reviendras, dis, c’est bien vrai?

- Oui, c’est vrai.

Mais il ne revint pas le lendemain. Ni le surlendemain. Ni deux jours plus tard. Ni au bout d’un mois. Il ne revint plus.

Bien souvent, elle resta assise sur ce petit banc. Toute seule. Elle réfléchissait et ne pouvait absolument pas comprendre pourquoi il n’était pas venu. Car elle ne pouvait pas savoir que ses parents l’avaient inscrit dans un autre jardin d’enfants.

(Arkadi Arkanov)

Le Naja Vicieux croulait sous les applaudissements et Pédro, en toute simplicité, remercia d’un air gêné les spectateurs enthousiastes. Il se retira dans sa loge, enfin, l’endroit que l’on appelait très pompeusement une loge. Elle était aménagée sous un escalier usé dont les marches disjointes laissaient passer bien souvent sciure, papiers et mégots jetés distraitement par les consommateurs de la boîte à chansons. Pédro s’écroula de tout son long dans l’unique divan qui agrémentait cet endroit malodorant et malpropre. Le divan gémit de tous ses ressorts, du moins ceux qui restaient encore.

La fille du Nord entra dans la loge, les bras chargés de fleurs, tenant au bout de sa main droite, un petit paquet entouré d’un papier bleu parsemé d’étoiles orange. Pédro apprit qu’il s’agissait de cadeaux d’admirateurs, enfin surtout d’admiratrices enragées qui l’assiégeaient systématiquement tous les soirs.

Il soupesa le paquet, déchira le papier étoilé et trouva une petite boîte en fer, striée verticalement et uniformément sur toute sa surface. Un petit fermoir finement ouvragé semblait inviter à l’ouverture. Pédro ouvrit tout de suite, réprima un hoquet de surprise mêlé de curiosité. La boîte contenait une bague munie d’un triangle translucide en guise de chaton. Un papier était collé à l’intérieur du couvercle, quelques mots étaient tracés :

«Dans le jardin des baladins, tu trouveras la colline aux Coralines près de la mer. Montre leur cette bague». Signé : Le Maudit.

- Curieux cadeau et étrange énigme, grogna Pédro à la fille du Nord.

La bague semblait faite pour lui. Le triangle translucide était presque transparent tant il était clair. Pédro lut et relut le message sans bien comprendre le sens exact, voire même caché des mots inscrits. Il décida d’en savoir plus et pour en savoir plus à Tucson Beach, on est obligé de s’adresser au seul homme brillant reconnu de tous. Il avait pour nom : Mister Tango.

Mister Tango vivait sur la plage, tantôt dans les falaises, tantôt sur les rochers. Il était partout et nulle part. Quand il vit s’approcher Pédro, il s’arrêta de fumer et scruta avec intérêt deux mouettes grises qui s’éclaboussaient avec fureur dans les vagues mourantes et écumeuses. Pédro s’assit sans rien dire et regarda à son tour les deux mouettes se battant à présent farouchement pour s’accaparer une plume sans aucun intérêt, tellement elle semblait vieille et jaunie.

Pédro ne disait rien. Il humait avec avidité les embruns qui venaient du fond de l’horizon, chargés d’odeur d’algues. Mister Tango murmura : «C’est au bord de la mer que viennent s’échouer les vacances».

Pédro sourit à ces paroles mais se garda bien de réponde. Mister Tango était susceptible, il le savait, rien ne servait de brusquer les choses. Mister Tango se remit à fumer en contemplant pensivement les volutes qui s’élevaient dans le ciel sans nuages. Il s’interrompit pour poser une question :

- Tu n’es pas seul, il y a une femme avec toi.

Pédro ne fut pas surpris car à Tucson Beach, tout se sait.

- Il y a une femme avec toi, reprit Mister Tango. On dit qu’elle vient du Nord. Il ne vient que de bonnes choses du Nord, soupira Mister Tango.

Il se retourna, cessa sa contemplation de l’océan et demanda à Pédro de lui lire le message pour lequel il était venu.

«Dans le jardin des baladins, tu trouveras la colline aux Coralines près de la mer. Montre leur cette bague». Signé : Le Maudit.

- Sais-tu qui est le Maudit?

Pédro l’ignorait bien sûr.

«C’est un vieil homme bien étrange. On ne sait où il vit mais j’ai mon idée. La réserve indienne recèle bien des mystères et il se trouve justement un endroit, dans cette réserve, qui s’appelle le jardin des baladins».

- Y a-t-il une colline aux Coralines? interrogea Pédro qui commençait à maudire intérieurement ce sable qui lui piquait les yeux et s’incrustait dans ses habits.

- C’est bien possible, continua Mister Tango. Comment savoir? Je serais toi, j’irai avec une prudence redoublée dans cet endroit.

- — Y aurait-il du danger ?.

- Pas précisément mais il te sera difficile d’éviter les vieux. Voilà, je ne t’en dirais pas plus mais méfie-toi des vieux que tu rencontreras : ils ne sont pas tous inoffensifs.

Pédro sentait que l’entretien était terminé. Il remercia, se releva, regarda les vagues qui se brisaient sur un petit tas de plumes grises en faisant jaillir alentour des gouttelettes irisées. Mister Tango avait reprit sa contemplation des flots océaniques et Pédro comprit qu’il ne pouvait plus compter sur lui. Surgie des dunes toutes proches, la fille du Nord s’approchait, le front strié par deux grosses rides d’inquiétude.

- J’ai bien réfléchi, annonça précipitamment la fille du Nord, le message que tu as reçu est sûrement une mauvaise plaisanterie.

Pédro la convainquit du contraire en lui rapportant son entretien sibyllin avec Mister Tango.

- Mais à qui peux-tu t’adresser pour en savoir plus? La réserve indienne est très dangereuse. Tu ne peux pas y aller sans savoir auparavant ce qui peut t’attendre.

Pédro acquiesça doucement et soudain, un sourire radieux l’éclaira :

- Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt? Il y a Jeff, le vieux croupier, mais oui, il y a Jeff.

- Je ne connais pas de Jeff à Tucson Beach, dit la fille du Nord.

- C’est parce que tu ne connais pas Tucson Beach. Jeff est un vieux croupier dans un bar clandestin à côté du port. Nous allons lui rendre visite si tu veux.

- Si tu me parlais de lui, en marchant.

- Il a fait beaucoup de casinos dans sa vie : les plus beaux, les plus riches. Et puis, il y a eu cette sordide histoire de mœurs, loin là-bas, dans son pays natal. Il s’est enfui, a pris le premier bateau qui passait et a échoué à Tucson Beach. Il y pense souvent encore, m’a-t’il dit, à sa ville natale. Je crois qu’elle s’appelle Nantes, c’est en Europe.

- J’ai entendu parler de cette ville, il me semble qu’elle est en France, non?

- Oui, oui, c’est ça, la France, c’est en France.

- C’est encore loin?

- Plus très loin à présent. Il faut quand même être prudent. Nous allons dans un quartier bien mal fréquenté, tu sais! Tiens, qu’est-ce que je te disais?

Un groupe de dockers chantait, assis autour d’un grand bidon d’où sortaient de grandes flammes. A la vue de la fille du Nord et de Pédro, le chant cessa et un silence hostile s’installa. Les dockers barraient le passage, comme ça, sans violence mais ils barraient quand même le passage.

- Je suis venu voir Jeff, c’est son ami Pédro.

Le son de la voix de Pédro se répercuta en bondissant sur les toits et les murs des hangars grouillant de rats et de cafards. Un docker sortit du groupe et s’avança, imposant :

- Nous ne connaissons pas de Jeff, ici!

- Si, si, continua Pédro, c’est le croupier du Macao Club qui appartient à Brasileiras.

A ce mot, le docker qui s’était planté devant Pédro, sourit largement.

- Si vous connaissez monsieur BRASILEIRAS, alors c’est différent.

Il se retourna :

- C’est bon les gars, laissez passer.

Pédro et sa compagne s’éloignèrent rapidement du petit groupe qui s’était assis à nouveau autour du grand bidon d’où sortaient des flammes avides. Une douce mélopée s’élevait à la recherche de l’horizon qui venait de disparaître, empourpré et sanglant dans l’océan grondant.

Le port était très grand et les entrepôts succédaient aux hangars, les hangars aux entrepôts. La fille du Nord commençait à douter de l’existence du Macao Club et encore plus de ce Jeff dont elle ne savait rien. Des bouffées de musique cependant, leur arrivaient par intermittence. Sûrement un vieux juke box fatigué : qui donc écoute encore cette vieille rengaine de Rio Bravo?

Des musiques multiples raisonnaient maintenant sur le pavé huileux des quais du port. C’était effectivement le quartier réservé qu’avaient atteint Pédro et son amie. Et dominant toute cette cacophonie, Pédro crut reconnaitre la voix chaude et triste du chanteur sans yeux, appuyant rageusement sur les paroles de sa chanson. Et par le plus pur fruit du hasard, le chanteur sans yeux chantait ce soir au Macao Club. Pédro poussa la porte et entra.

Il se fraya un chemin difficile jusqu’au comptoir du bar qui disparaissait sous les verres sales et ébréchés, les bouteilles vides et les cendriers débordant. Le barman interrogea Pédro des yeux.

- Je veux voir Jeff, et Pédro tendit au barman un billet de 10 dollars qui disparut comme par magie dans la main de l’intéressé.

- La porte rouge, à droite, et il accompagna ces paroles d’un vague geste du menton, qu’il avait d’ailleurs très égratigné.

Pédro fit signe à la fille du Nord et tous les deux franchirent la porte rouge qui s’ouvrait sur un immense couloir d’une longueur tout à fait démesurée. C’est en courant qu’ils le traversèrent. Ils arrivèrent essoufflés et suant, de l’autre côté où il y avait une autre porte, rouge, qu’ils poussèrent en hésitant. Une vaste pièce, toute tendue de rouge, de velours rouge, contenait tout ce qui pouvait se trouver de fripouilles, de bandits et d’escrocs dans les bas-fonds de Tucson Beach. Une seule table était dressée au milieu et c’était bien Jeff qui officiait, sérieux, à la roulette, dans un brouhaha tendu que couvrait à peine la musique d’ambiance, douce à souhait.

Pédro fit un signe discret à Jeff qui tout aussi discrètement se fit remplacer à la roulette qui ne désemplissait pas. Ils s’isolèrent au bar déserté momentanément tant les enchères de la partie en cours étaient élevées. Jeff, mis au courant du message énigmatique signé Le Maudit et également des propos sibyllins de Mister Tango, réfléchit intensément en se massant les tempes qu’il avait grises.

- Je sais où se trouve la colline aux Coralines.

- Où?

- C’est difficile à expliquer mais je crois que je pourrais la retrouver. Ce sont les paroles de Mister Tango qui m’inquiètent. On n’a jamais vu de vieux dans les collines aux Coralines.

- Acceptes-tu de m’aider, interrogea Pédro?

- Si tu as de l’argent, sans doute, sinon…

- Tu auras de l’argent, mais que faut-il faire pour se rendre incognito dans cette réserve d’indiens?

- Il y a un truc simple, sourit Jeff. Il te suffit pour cela de te déguiser en comédien. Quoi de plus normal, en effet, quand on veut traverser le jardin des baladins!

Jeff reprit sa place derrière la roulette. Pédro et la fille du Nord retraversèrent dans l’autre sens le couloir si long du Macao Club. Pédro était en proie au doute. Qu’allait-il trouver auprès de ce Maudit qui le torturait avec son message bizarre? Sans aucuns doutes, il devait y avoir une chose de grande importance à découvrir, sinon pourquoi tant de mystères? Pédro, tout en regagnant le Naja Vicieux, sentait le danger prochain le suivre pas à pas, telle une panthère prête à surgir de l’obscurité pour le tuer.

La Pirogue du mardi soir est bien passée par Puerto Manao avec à la pagaie Didier Catineau.

A mardi prochain pour la treizième traversée.

(Fin provisoire)

Treizième traversée

Le ciel était sombre, très sombre. De gros nuages noirs chargés d’électricité se traînaient laborieusement dans le ciel zébré par instants d’éclairs aveuglants.

Trois ombres indistinctes et vagues progressaient à travers les dunes, mouvantes et broussailleuses. En regardant mieux, vous auriez pu reconnaitre Pédro le crocodile rieur, sa compagne la fille du Nord et Jeff, le vieux croupier du Macao Club qui appartient à Brasileiras. Le temps n’était vraiment pas de la partie. Les lumières vacillantes de Tucson Beach s’effaçaient au loin, perdues dans les embruns de l’océan, rugissant par rafales.

Pédro commençait à regretter amèrement la scène du Naja Vicieux qu’il venait de quitter avec Jeff et la fille du Nord. Mais sa soif de savoir était plus grande encore que son désir de retourner sur ses pas : silence et prudence devenaient impératifs car à présent, ils avaient pénétré dans la réserve officielle d’Indiens, à la limite de Tucson Beach et le danger se faisait pressant.

Jeff le vieux croupier n’en pouvait plus. La pluie tombait avec parcimonie sur la plage et sur les dunes désertes et sombres. Pédro s’arrêta pour souffler :

- Es-tu certain que c’est le chemin le plus sûr pour aller à la réserve? questionna-t-il.

Jeff grogna, s’assit et allongeat ses jambes. Le vent gémissait avec force et des petits tourbillons de sable s’élevaient dans le ciel chargé. Pédro donna le signal du départ et péniblement, trois ombres se frayèrent à nouveau un chemin difficile et malaisé dans le sable humide et glissant. Le dos courbé, les yeux à demi fermés, ils marchaient, la tête pleine du vent qui s’engouffrait dans leurs vêtements. Ils arrivèrent près des falaises qui se dressaient au-dessus de l’océan comme autant de phares sans lumière. Jeff était agité, très agité même. Bien sûr Pédro lui avait donné de l’argent mais la vue des falaises le faisaient frémir. On disait tant de choses de ces indiens parqués dans cette réserve. Et puis on avait évoqué ces vieux dont il fallait de méfier. La soirée s’annonçait fertile en rebondissements.

Pédro, quant à lui, serrait la main de la fille du Nord, autant pour la rassurer que pour sentir une présence chaleureuse près de lui. Les vagues du ressac éclaboussaient les rochers disséminés devant les falaises, hostiles. Le petit groupe passa devant des entrées béantes dans lesquelles s’engouffraient vents et océan, de telle manière qu’on ne savait jamais l’issue de ce combat incessant : qui de l’eau ou de l’air prendrait le dessus?

Et puis ce bruit sans cesse croissant à mesure que les falaises escamotaient le ciel agressif, ce bruit qui surgissait de partout pour aller nulle part… La tension montait peu à peu, tout doucement, tout doucement, comme le plaisir, le désir ou la mort griffue qui guette sa proie.

Fait tout à fait surprenant, plus Pédro avançait sur la plage maintenant recouverte d’algues qui explosaient comme des petits feux d’artifice quand on marchait dessus, plus la bague munie d’un triangle translucide en guise de chaton, brillait. Mais elle brillait d’une manière peu commune. Sa transparence commençait à disparaître progressivement pour laisser place à une toute autre luminosité, verte celle-là, mais d’un vert parsemé d’orange, de toutes petites taches orange qui composaient un graphisme incertain. C’est en courbant l’échine un peu plus pour laisser moins de prise au vent que Pédro, tout occupé à contempler sa bague, trébucha et perdit l’équilibre. En voulant se relever, il tâta le sable sous sa main et sentit très distinctement un rail de chemin de fer frissonner sous ses doigts. Une masse sombre surgit de la falaise, s’avançait en grinçant vers la mer en folie.

Cette masse sombre était un wagon de déblais dont on se sert dans les mines. Il s’immobilisa à la hauteur de Pédro. La lune qui venait de se lever jouait à cache cache avec les nuages pressés et nombreux. Pédro entendit un cri horrible et hystérique éclater à moins d’un mètre de lui. La fille du Nord hurlait de tout son corps, les yeux grands ouverts sur le wagon que les lumières de la lune venaient caresser. La tête ensanglantée et déchirée de Mister Tango ballotait au bout d’un câble accroché au butoir du wagon. La fille du Nord ne pouvait s’arrêter de crier et ses cris étaient effrayants. Elle voyait la tête tranchée de Mister Tango la fixer avec une sorte d’avidité sarcastique. Une petite carte de visite était épinglée à son oreille. Elle disait : «Il a trahi» — Signé — Le Maudit.

La fille du Nord s’était réfugiée dans les bras de Pédro qui essayait en vain de la consoler. Jeff, le vieux croupier, changeait de couleur à vue d’œil. Il tremblait de tous ses membres. Pédro ne pouvait détacher son regard de la tête de Mister Tango qu’il avait encore vu cet après-midi sur la plage.

La pluie commençait à cingler la plage en écrasant lourdement ses gouttes. Le vent reprit sa plainte répercutée par les falaises imposantes. Le wagon immobile d’abord, s’avança comme poussé par le vent vers la mer déchainée, en suivant le rail qui courait le long de la plage. Il disparut dans les flots, emportant sa macabre découverte avec lui et la tension monta à son paroxysme, violent.

Ils avaient couru comme des fous en suivant le rail vers l’entrée béante qui se dessinait dans les falaises. Jeff n’était plus que peur personnifiée. La fille du Nord était disloquée par la frayeur. Pédro s’arrêta de courir en entrant dans la caverne. Au moins, la pluie ne les atteindrait plus ici. Et puis, sans prévenir aucunement, Jeff se mit à courir comme un fou vers la plage, cherchant dans sa fuite, l’oubli, abandonnant celui pour qui il était venu là. Pédro cria, l’appela, l’enjoignant de revenir, mais rien n’y faisait. Jeff courait comme il n’avait jamais couru de sa vie. Mais il ne courait pas dans la bonne direction, vers les lumières rassurantes de Tucson Beach. Non, il courait vers la mer écumante. Une énorme vague se précipita sur lui et l’engloutit dans un fracas extraordinaire. Pédro se précipita de toutes ses forces vers Jeff, laissant sa compagne. Mais il était trop tard. Le corps bleui de Jeff gisait sur le sable, sans vie. Il venait de payer bien trop cher sa frayeur : l’Océan comme rassasié se calma presque instantanément.

Pédro traina le cadavre de Jeff à l’écart des vagues pour l’amener dans la caverne. L’océan s’tait tu mais le vent redoublait de violence et la pluie striait littéralement la plage. Retourné à l’abri, Pédro retrouva la fille du Nord anéantie. Elle venait d’assister successivement à deux drames horribles dans la soirée. Sa raison vacillait, ses yeux s’ouvraient et se fermaient à une vitesse inimaginable. Pédro prit peur, car lui aussi, sa raison devenait vacillante. Il s’assit sur un rocher, prit la main de sa compagne et lui chanta une mélopée tendre et amère apprise il y a si longtemps au Panama.

- Retournons à Tucson Beach, sanglota la fille du Nord.

- Non, pas question, plus maintenant, avec ce qui s’est passé. Nous allons suivre ce rail jusqu’au bout. Si un wagon s’est arrêté pour nous, il a bien été poussé par quelqu’un. Je veux savoir

Pédro sortit sa torche électrique et la braqua sur le rail qui s’enfonçait dans les ténèbres.

- Maudit ou qui que tu sois, pensait Pédro, cela ne va sûrement pas se passer comme ça! oh! non! cela ne va pas se passer comme ça!

Cela faisait bien cinq minutes qu’ils suivaient le rail qui serpentait à travers les roches et sous les falaises écrasantes. On n’entendait plus l’océan mais seulement le vent l’avait remplacé. Il jouait à travers les galeries, amplifiant ses plaintes, gémissant sans discontinuer. Il faisait froid maintenant. La fille du Nord serrait la main de Pédro, très fort. Il scrutait intensément les taches de lumières que lui révélait sa torche. Et les rails sans fins qui toujours s’enfonçaient un peu plus dans le mystère du néant. Le sol était devenu plus pentu à présent et plus difficile à escalader. Les parois de la galerie dans laquelle se trouvait le rail révélateur étaient absolument sèches. Aucune humidité alentours, même le souffle du vent ne se faisait plus entendre. Seul le bruit des pas rebondissait en échos multipliés sous la voute rocheuse. Les rails s’arrêtèrent net devant une volée de marches usées dont la première était coloriées par un M de couleur verte, oui, vert glauque.

- M comme Maudit sans doute, murmura Pédro. Il n’y a pas d’autres solutions que d’escalader. La vérité est au bout ajouta-t-il. Qui peut savoir où mène la recherche de la vérité ?

Le souffle court et les jambes molles, la fille du Nord s’arrêta un instant pour s’asseoir sur une marche. Et c’est alors que Pédro connut la mort, la côtoya, la respira.

Sa peur fut si grande que ses cheveux d’un noir de jais blanchirent à tout jamais en une fraction de seconde.

Une araignée noire et velue, grosse comme un poing, surgit comme par enchantement d’une anfractuosité de la roche, jaillit à pleine vitesse et s’agrippa sur le bras de la jeune femme. Elle mordit ce bras, cruellement, inoculant son venin mortel. La fille du Nord hurla une dernière fois et tombant à la renverse, mourut pendant sa chute.

Pédro était fou de colère, de hargne, de chagrin, d’amour, fou de folie. Il tenait entre ses bras la Fille du Nord à la face tuméfiée par sa chute. Elle était morte, mordue par une mygale et Pédro n’en pouvait plus de douleur. Il pleurait, criait, serrait contre lui le cadavre de sa compagne, ne comprenait plus rien aux événements, ne savait même plus son nom, chantait, riait puis gémissait à nouveau, embrassant la fille du Nord partie pour le pays de Mirplai, celui dont on ne revient jamais.

Cela faisait des heures que Pédro était prostré, anéanti. Sa torche électrique s’était éteinte, faute d’énergie. Cependant, un petit rayon de lumière maintenait l’endroit dans une pénombre suffisante pour distinguer, apercevoir. Pédro ne pouvait pas se résigner à quitter la femme qu’il aime, ne serait-ce que des yeux. Mais elle était bien morte et cela, les meilleurs docteurs du monde n’y pouvaient plus rien. Son cœur était prêt à exploser, le dégoût et la nausée lui tordaient les entrailles, une envie de vomir lui assénait des douleurs violentes. Dans sa tête, tout n’était plus que brumes, sombre et pénombre, noir et noir. Une lueur de folie l’habitat un instant.

Un frottement incisif lui fit lever la tête. Il chercha instinctivement autour de lui. La mygale, c’est la mygale! hurla-t-il.

Non, la mygale était bien morte mais le Maudit ne lâchait pas sa prise.

Une fléchette empennée de plumes turquoise siffla dans l’air et vint se ficher dans le cou de Pédro. Il sombra tout aussitôt dans un noir insondable, celui de l’inconscience qui est si proche du sommeil ou de la mort et qui luttent sans cesse mais dont le vainqueur a cette sûreté si tranquille qui effraye.

La Pirogue du mardi soir est bien passée par Puerto Manao avec à la pagaie Didier Catineau.

A mardi prochain pour la quatorzième traversée.

(Fin provisoire)

Quatorzième traversée

Pour un réveil difficile, ce fut un réveil difficile. Pédro le crocodile rieur n’avait pas envie de rire, à plus forte raison quand il vit l’endroit où il se trouvait. La première chose qu’il aperçut, ce fut une petite table de chevet avec comme seul objet posé sur la tablette, une fléchette empennée de cinq plumes turquoise.

Les souvenirs affluaient à présent en grand nombre et dispersés dans le crane de Pédro qui allait sûrement éclater car les derniers événements l’avait marqué plus qu’il ne le pensait. Il était couché au travers d’un lit somptueux, large comme quatre, long comme trois. Les meubles tous en bois torsadé entouraient le lit comme une sorte de rempart. Au-dessus du lit, un miroir surchargé de dorures. Pédro s’y regarda et tout de suite, poussa un cri sourd horrifié. Ses cheveux étaient blancs, de la blancheur éblouissante de la lumière crue. Et à cet instant très précis, Pédro se souvint de cette blessure, la blessure.

Pédro s’effondra en larmes car il venait de se souvenir que la fille du Nord qu’il avait emmenée avec lui dans cette folle expédition à la recherche du Maudit, que la fille du Nord était morte mordue par une mygale. Le corps soulevé par les hoquets de sa rage, la tête enfouie dans la literie, il souffrait de toutes ses forces et se laissait aller à nouveau à la folie montante qui ne l’avait pas quitté depuis ce sombre instant.

Un long moment se passa avant que Pédro ne reprenne ses esprits.

Les lumières de la chambre dans la quelle Pédro se trouvait prirent une teinte rose puis verte. Des reflets étranges jouaient sur les meubles et se perdaient à l’infini dans le miroir du plafond. Pédro se leva, examina cette drôle de chambre sans porte avec seulement un lit et des meubles l’entourant à la manière de murs enfermant. Les meubles étaient massifs et lourds. Ils étaient comme soudés les uns aux autres et entouraient parfaitement l’espace central qu’occupait le lit gigantesque aux étranges proportions. Pédro ouvrit des portes, des tiroirs, poussa, tira mais à première vue, cette chambre ne semblait pas offrir d’issue de sortie. C’est en fouillant mieux dans une penderie que Pédro vit un tout petit loquet sur lequel il appuya fortement. Le panneau s’ouvrit en grinçant sur une sorte de hangar métallique, vide de tout objet à l’exception d’une cabine téléphonique et d’une boîte à lettres. En quelques secondes, Pédro se propulsa hors de cette armoire à double fond et se recula pour mieux voir.

En plein milieu du hangar, la chambre occupait l’espace du milieu sous la forme d’un ovale imparfait constitué par les meubles empilés et rapprochés. Impossible de savoir qu’au milieu, derrière les armoires, les penderies, il y avait un espace occupé par un lit. Pédro fureta du côté de cette cabine téléphonique aperçue tout à l’heure mais une cabine téléphonique sans téléphone n’est jamais qu’une simple boîte. Aucun téléphone n’était accroché à ses parois. Il y avait juste une sorte de carte géographique pendant lamentablement parmi les toiles d’araignées.

Pédro arracha cette carte qui tout aussitôt s’évanouit en poussière dans ses doigts, tant elle était vieille et usée. Soudain, une sonnerie stridente se fit entendre et elle sortait de la boîte à lettres. Pédro essaya d’ouvrir la boîte mais n’y parvint pas. Et puis cette boîte à lettres était bizarre car elle en avait bien la forme mais n’avait pas de fente pour y glisser les lettres. La boîte à lettres sonnait avec insistance puis se calma tout à coup. Un bruit sec et violent surgit de la cabine téléphonique et un écran bondit hors de la paroi. Cet écran s’alluma en crachotant et une image, d’abord floue, se fit de plus en plus nette. On y voyait le visage d’une jeune femme qui ressemblait à une bohémienne ou une gitane.

Le micro incorporé glapit : «Vous n’auriez pas dû sortir de votre chambre». Pédro interloqué ne sut que répondre. La gitane reprit : «De toutes manières, maintenant, il est trop tard pour vous, il est trop tard. Quelqu’un va venir vous chercher. Ne tentez pas de lui résister car il vous brisera comme une brindille». L’écran s’éteignit en faisant entendre quelques craquements et le silence s’installa. Pédro était dépassé : trop de choses arrivaient et il se sentait de plus en plus mal à l’aise.

Un souffle rauque se fit entendre derrière lui, juste derrière lui. Il se retourna d’un bloc et se trouva nez à nez avec un géant tout habillé de bleu, portant une casquette où resplendissait un M de couleur vert glauque. Le géant se présenta : «Je suis Robert, Robert le Diable. Je m’appelle Robert le Diable et je suis au service du Maudit : vous devez me suivre». Pédro jugea plus prudent d’obtempérer sans discuter et sans rien dire. Les deux hommes se dirigèrent vers l’extrémité sud du hangar, vers un recoin fort sombre qui recelait un ascenseur perfectionné. Robert le Diable était poète à ses moments perdus et en fixant d’un œil ironique son prisonnier, il chantonna entre ses dents une rengaine qui lui convenait. «Les amants d’un jour» retentirent à la manière du grincement d’un moulin à poivre ou à café. Pédro trouva l’aventure plaisante mais l’œil glacé de son gardien l’empêcha de parler. L’ascenseur s’ébranla sans bruits et s’enfonça à une vitesse époustouflante dans les entrailles de la terre. Pédro voyait défiler les lumières des paliers mais il ne pouvait rien distinguer d’autre. Robert le Diable chantonnait en se moquant. Pédro pensa très fort à la fille du Nord.

L’ascenseur s’arrêta sans bruit. Pédro en fut tiré sans ménagement aucun par deux brutes de bleu vêtues. Ils l’entraînèrent dans un couloir percé de nombreuses fenêtres donnant sur un jardin magnifique entrecoupé de jets d’eau.

- Comment peut-on trouver un jardin comme ça sous la terre? pensa Pédro.

La réponse ne se fit pas attendre. Il fut poussé dans une pièce meublée d’un bureau blanc constellé de pierres bleues brillant d’un faible éclat. Une baie s’ouvrait sur le jardin. Derrière le bureau, un homme d’allure joviale se leva et tendit la main à Pédro qui intrigué, ne la serra pas.

- Vous êtes Pédro et vous travaillez au Naja Vicieux!

- C’est juste. Et vous, qui êtes-vous et où sommes nous?

- Je suis Aldebert de la Motte Sayoroche et vous êtes dans une ville souterraine.

- Vraiment?

- Oui, vraiment! Savez-vous que j’aime beaucoup la poésie?

- Comme Robert le Diable?

- Oh! lui! c’est un être frustre! Moi, c’est différent. Tenez, écoutez :

«Au bout de mon âge

Qu’aurais-je trouvé

Vivre est un village

Où j’ai mal rêvé.

Je me sens pareil

Au premier lourdaud

Qui encore s’émerveille

Au chant des oiseaux

Des gens de ma sorte

Il en est beaucoup

Savent-ils qu’ils portent

Une pierre au cou

Au bout de mon âge

Qu’aurais je trouvé

Vivre est un village

Où j’ai mal rêvé.

Pour eux les miroirs

C’est le plus souvent

Sans même y voir

Qu’ils passent devant

Ils n’ont pas le sens

De ce qu’est leur vie

C’est une innocence

Que je leur envie

Au bout de mon âge

Qu’aurais je trouvé

Vivre est un village

Où j’ai mal rêvé

Tant pour le plaisir

Que la poésie

Je croyais choisir

Je me croyais libre

Sur un fil d’acier

Quand tout équilibre

Vient du balancier

Au bout de mon âge

Qu’aurais je trouvé

Vivre est un village

Où j’ai mal rêvé

Il m’a fallu naître

Et mourir s’ensuit

J’étais fait pour n’être

Que ce que je suis

Une saison d’homme

Entre deux marées

Quelque chose comme

Un chant égaré

Au bout de mon âge

Qu’aurais je trouvé

Vivre est un village

Où j’ai mal rêvé».

(Louis Aragon)

Pédro était sensible à la poésie bien sûr mais en de telles circonstances, il ne pouvait pas l’apprécier à sa juste valeur.

- Comment vous appelez vous déjà, questionna Pédro en se souvenant mal du nom ridicule que son interlocuteur lui avait donné.

- Aldebert de la Motte Sayoroche.

- Ce n’est pas un nom, ça!

- C’est le mien en tout cas et il faudra vous en contenter. Vous avez deviné que nous vous avons attiré dans un piège.

Pédro se leva, saisit un presse papier en bronze massif, le lança. Il s’écrasa avec fracas dans la verrière, Aldebert de la Motte Sayoroche ayant baissé la tête fort opportunément. Les deux brutes surgirent, empoignèrent Pédro et le maintinrent attaché sur son siège. Pédro était devenu rouge de colère.

- Pour un piège, c’était un piège. Savez-vous que ma compagne est morte, le savez-vous, fou sanguinaire?

- Nous le savons mais nous avons des choses importantes à vous révéler, entre autres que votre compagne n’est pas morte.

Pédro resta pantelant à l’annonce de cette nouvelle.

- Effectivement, nous l’avons récupérée et soignée, que dis-je, sauvée plutôt. Vous savez que le venin de la mygale est particulièrement rapide?

- Où est-elle? hurla Pédro.

- Elle est en sécurité et nous avons toutes les raisons de croire que vous ne voudrez pas la perdre une seconde fois. C’est pourquoi, vous devrez faire ce que nous vous demanderons.

- Je veux la voir.

- Rien de plus facile. Regardez cet écran, sur la table à votre droite, il est allumé n’est-ce pas? Regardez bien.

Pédro vit la fille du Nord tournant en rond dans une bulle transparente, hermétique, en plein milieu d’une sorte de marécage, une jungle qu’il devinait oppressante et omniprésente. L’écran s’éteignit et Pédro refoula deux grosses larmes amères.

«Je vais vous demander de m’écouter très attentivement, reprit Aldebert de la Motte Sayoroche. Vous êtes ici dans une ville souterraine consacrée aux paris. Nous organisons ici même des combats de scorpions. Beaucoup de monde vient jouer et parier. Nous sommes dans la réserve indienne, donc tout à fait à l’abri. Nous avons des magasins, des banques, des chambres aussi, de nombreuses chambres. Mais nous avons un problème que seul vous, pouvez résoudre. Il nous est difficile de trouver des jeunes femmes pensionnaires, disons pour distraire nos clients. Alors, vous allez chercher des jeunes femmes pour nous, sinon, votre compagne ne vivra plus très longtemps.

- Mais, grogna Pédro, avec les moyens que vous avez, vous ne pouvez pas faire venir des femmes dans votre ville souterraine?

- Ce n’est pas aussi simple que ça! Il y a un homme que notre maître Le Maudit, hait de toutes ses forces. Il s’agit de Singe Rouge, l’Homme Cosmique. Nous savons qu’il détient 60 femmes d’une rare beauté, entièrement dévouées à sa personne. Il nous faut ces 60 femmes : sans elles, Singe Rouge n’est plus rien et notre ville s’enrichira encore plus. Les clients seront plus nombreux. Vous comprenez?

- Je ne comprends que trop! rugit Pédro.

- Alors, nous gardons avec nous la fille du Nord et vous partez sur l’heure en Inde, là où se trouve Singe Rouge : à Abderahmane sur seugne.

- Mais j’y étais!

- Nous le savons, c’est moi qui vous ai attiré à Tucson Beach. Quand vous serez là-bas, vous y trouverez un ami à vous, un certain Homme Litcorne avec un prophète, Morice, je crois.

- Ils sont là-bas?

- Tout à fait. Et je vous conseille de réussir. Rappelez-vous, ces 60 femmes doivent venir à Tucson Beach. Si vous échouez, c’est la mort pour votre amie, celle que vous aimez tant.

- Et si je réussi?

- Si vous réussissez, nous la libérerons et nous vous éviteront de servir de pâture à nos scorpions. Nous allons vous remettre des instructions détaillées.

Et Pédro écarquilla les yeux car il vit l’homme s’éloigner dans le jardin, suivi pas à pas, par cinq scorpions qui semblaient veiller sur lui.

La Pirogue du mardi soir est bien passée par Puerto Manao avec à la pagaie Didier Catineau.

A mardi prochain pour la quinzième traversée.

(Fin provisoire)

Quinzième traversée

On l’avait trainé de force à travers de nombreux couloirs vivement éclairés. Pédro ne pouvait que suivre ses deux gardes du corps qui ne le lâchaient pas d’un pouce. Les escaliers succédaient aux travées, aux couloirs; un peu comme sur un bateau avec des coursives se succédant aux niveaux, aux étages. Mais ici, le mal de mer n’était pas à craindre. Ils se trouvaient sous terre, dans la cité du Maudit qui le faisait prisonnier. Ce qui intriguait le plus Pédro le crocodile rieur, c’était cette ville souterraine si bien agencée et si proche de Tucson Beach. Le secret avait été bien gardé car comment imaginer une telle organisation à si peu de distance d’une ville animée et vivante?

La chambre dans laquelle fut projeté Pédro (décidément, cela en devenait une manie!) était somptueuse. Juste avant que la porte ne se referme sur les deux hommes à la solde du Maudit, l’un d’eux s’adressa à Pédro :

- On vous donne la même chambre que votre amie, celle qui a été mordue par une mygale. Elle est restée ici quelques heures, elle a même oublié son miroir de poche.

Pédro contempla sa prison luxueuse : même lit et mêmes meubles que dans le hangar où on l’avait enfermé auparavant. Un écran serti dans le mur, avec de nombreux boutons, occupait un angle. Tout un pan de mur était caché par un épais rideau de couleur cramoisie. Les rideaux tirés, le jardin apparut entrecoupé de jets d’eau de couleurs changeantes. Une végétation très excentrique faisait proliférer plantes et arbres, fleurs et racines dans une anarchie organisée qui ne choquait pas. Mais les baies fenêtres ne s’ouvraient pas et Pédro en ressentit une amertume.

Un bureau blanc constellé de petites pierres bleues qui luisaient à peine, attira son attention. Des feuilles de papier éparses recouvraient le sous-main fait d’un cuir si beau qu’il semblait vivre, palpiter. En travers d’une liasse épaisse, quelques stylos dorés formaient une figure géométrique. Une règle qui ressemblait fort à de l’or massif était posée sur un cahier ouvert, comme pour l’empêcher de s’envoler. Quelques lignes griffonnées et illisibles striaient en désordre le cahier comme autant de dessins précieux. Pédro reconnut l’écriture de la fille du Nord et son cœur se serra.

C’était un cahier bien ordinaire mais avec cependant une particularité bien singulière. Il avait vingt deux pages de vingt deux lignes sur chaque page et sa couverture noire s’ornait du chiffre vingt deux. Pédro ne comprit pas les mots inscrits à la hâte sur les pages toutes écrites. Son amie avait sûrement voulu laisser un message, mais lequel? En reposant cet étrange cahier, Pédro aperçut un petit miroir tout simple qu’il reconnut instantanément. Il le saisit tout aussi rapidement.

Il caressa doucement le miroir où s’était reflétée l’image de la fille du Nord. Ses doigts allaient et venaient comme si c’était un visage qu’ils caressaient. Le miroir manqua d’échapper à la main de Pédro mais il le rattrapa avec force pour le caresser encore, pensif. Il alla dans la salle de bain et c’est là qu’il reconnut enfin l’écriture de son amie. Une longue phrase écrite au rouge à lèvres barrait entièrement les trois miroirs accolés. Elle disait : «Souviens-toi et souviens-toi bien que je cours la nuit à travers les ruelles sans soucis des assassins».

Pédro ne pouvait parvenir à détacher ses yeux de cette phrase si belle.

«Souviens-toi et souviens-toi bien que je cours la nuit à travers les ruelles sans assassins». Cela lui redonna l’espoir qui lui manquait encore et la détermination farouche de se battre, de combattre pour qu’elle sache qu’il l’aimait de toutes ses forces. Quoi qu’il puisse arriver, pensa-t-il, sache que je ne voudrais pas te perdre.

Pédro s’étendit sur le lit et regarda le plafond recouvert de peintures italiennes de la Renaissance. L’écran neutre dans le coin le plus reculé de la chambre commença à bourdonner faiblement puis s’éclaira subitement en révélant le visage de la fille gitane arborant un rictus acide au coin de ses lèvres.

- «Je vous avais dit qu’il était trop tard et je crois bien que j’avais raison, susurra-t-elle. Comme il nous manque encore quelques éléments pour votre mission en Inde, nous allons vous faire découvrir en quoi consistent nos combats de scorpions pour lesquels nos clients parient de bien belles sommes».

- Je vais enfin sortir, pensa Pédro.

- «Surtout, ne vous réjouissez pas, continua la Gitane, comme si elle lisait dans ses pensées, vous ne sortirez pas de cette chambre, du moins pas encore. Vous allez pouvoir admirer ces combats sur l’écran. Vous appuyez sur le bouton n° 5 puis sur le bouton n° 22. Bon spectacle!».

Pédro appuya sur le 5 et ensuite sur le 22. Une clameur diffuse surgit des hauts parleurs de l’écran et emplit la chambre toute entière. Les caméras qui filmaient s’en donnaient à cœur joie. Un vaste triangle autour duquel s’agglutinait, littéralement, une centaine de personnes, renfermait deux scorpions de belle taille. Ils étaient face à face et se mesuraient, immobiles. Inconsciemment, Pédro se prit de sympathie pour le scorpion de couleur mauve car l’autre était vert. Les deux adversaires tournaient lentement sans se soucier des cris de l’assistance. Cette dernière était déchainée et des brassées de billets de banque circulaient en tous sens. L’ambiance était survoltée, les parieurs trépignaient mais les scorpions ne s’en souciaient pas. Pour eux, la vie et la mort se trouvaient dans le triangle de combat et même un scorpion sait que la mort n’est pas toujours enviable. Les parieurs jetaient des bouteilles sur le triangle. Ces bouteilles rebondissaient en éclatant car tout le pourtour du triangle était protégé par un bouclier invisible. Une seule solution : vaincre.

Les femmes n’étaient pas les dernières à encourager leur scorpion. Mais les deux protagonistes s’observaient toujours quand soudain, le vert détendit sa queue qui fouetta l’air et alla se planter… dans le sable. Trop tôt! pensa Pédro qui encourageait le scorpion mauve du regard, à travers l’écran coloré. Le mauve se précipita également mais ne rencontra que le vide. Vitesse et ruse, vitesse et ruse, grognait Pédro. Ce combat était hors du temps et pourtant, si présent.

La centaine de spectateurs s’époumonait car l’issue du combat était incertaine. Les enchères avaient atteint des sommets prodigieux, au-delà de l’entendement. Le triangle qui renfermait les deux scorpions était couvé par des regards avides et passionnés. Une bouteille plus grosse que les précédentes alla frapper le bouclier protecteur du triangle. Sous le bruit de l’impact, le scorpion mauve sursauta et le scorpion vert se détendit de toutes ses forces. Son aiguillon s’enfonça dans la carapace et le venin mortel s’écoula dans une gigantesque clameur qui parvenait aux oreilles de Pédro comme un cri de vengeance sordide.

L’écran de force s’éteignit au-dessus du triangle de combat et le scorpion mauve fut retiré et jeté dans un braséro. Il grésilla tout doucement pour s’évanouir calciné en une boule noire. Pédro, dégoûté, chercha à éteindre son écran mais aucun bouton ne le permettait.

La porte de sa chambre s’ouvrit à la volée et Robert le Diable s’avança, escorté de deux hommes. Leurs pieds disparaissaient dans le tapis de laine. Pédro suivit les trois hommes silencieux au travers du même dédale confus de couloirs, de travées, coursives, d’escaliers qui parcouraient la ville souterraine du Maudit. On le fit entrer dans une pièce toute simple, neutre, anonyme, entièrement recouverte de peinture grise avec comme seul mobilier, au milieu, une table, deux chaises ainsi qu’un étrange cadre métallique assez haut, muni de boutons, de manettes et de petits écrans à aiguilles. La fille Gitane était assise derrière la table et désigna sans rien dire, d’un seul geste, l’unique chaise restant disponible. Les trois hommes qui accompagnaient Pédro se mirent juste derrière lui et le couvèrent du regard comme une chatte ses petits.

«Nous n’avons pas beaucoup de temps, dit la fille Gitane. Vous êtes ici, dans cette pièce, en présence du translateur. Le translateur, c’est ce cadre métallique avec des boutons! Les visiteurs de la ville du Maudit ne viennent et ne repartent que grâce à ce mécanisme. C’est un désintégrateur de cellules. Elles sont envoyées à la vitesse de la lumière vers une autre porte comme celle-ci. Nous avons tout un réseau de translateurs disséminés de par le monde. Il suffit de désintégrer un objet ou un humain pour le reconstituer immédiatement, sans altération, n’importe où, là où il y a un translateur».

- Mais c’est fantastique, articula Pédro.

- C’est tellement fantastique, dit la fille Gitane, que cela nous sert énormément pour trouver des alibis, faire disparaître des objets, des corps encombrants et accessoirement faire voyager.

- Si je comprends bien, vous pouvez transporter n’importe quoi dans n’importe quelle place du monde grâce à votre système?

- Oui.

- Mais pourquoi ne pas l’utiliser pour passer de la nourriture, des médicaments, du matériel?

- Ce ne sont pas les pauvres qui nous feraient vivre. Nous préférons, et de loin, faire transiter dans nos entrepôts, d’autres marchandises bien plus rentables. Et puis, nous n’avons plus d’ennuis avec la douane. Il suffit d’avoir un translateur dans chaque pays et en une seconde, le tour est joué.

- Où voulez-vous en venir?

- Nous avons un translateur à Abderahmane sur seugne et vous allez vous y rendre immédiatement.

- Comme ça? sans rien?

- Si, si. Tenez, prenez cette enveloppe. Elle contient de l’argent, des papiers d’identité, un plan de la résidence de Singe Rouge chez qui vous devez aller, je vous le rappelle, pour récupérer ses 60 femmes.

- Et pour le retour?

- Pour le retour, vous ferez la même chose qu’à l’aller, vous reprendrez le translateur. Si votre mission échoue, nous tuerons votre compagne sans hésitation. Ah! une dernière chose! la bague que vous avez est en relation, 24 heures sur 24 avec la ville souterraine. Ne vous séparez jamais de ce bijou. Voilà! vous pouvez partir!

La fille Gitane regarda ironiquement Pédro et partit d’un rire en saccades qui ne semblait pas vouloir s’arrêter.

La Pirogue du mardi soir est bien passée par Puerto Manao avec à la pagaie Didier Catineau.

A mardi prochain pour la seizième traversée.

(Fin provisoire)

Seizième traversée

Le voyage que fit Pédro le crocodile rieur par l’intermédiaire du translateur fut rapide et indolore. Le désintégrateur de particules fonctionna à merveille et le corps de Pédro se reconstitua presque instantanément, à des milliers de kilomètres de Tucson Beach. Le décor à Abderahmane sur seugne était semblable à celui qu’il venait de quitter deux secondes auparavant. Une table, deux chaises ainsi que le cadre métallique du translateur. Ah oui! un détail supplémentaire cependant : un poster géant couvrait tout un pan du mur gris poussiéreux de la pièce. Il représentait une rivière paresseuse coulant entre deux rangées de carlingues noircies de ce qui avaient été des automobiles. Curieux paysage, pensa-t-il.

Sur la table, une enveloppe que Pédro saisit et décacheta. C’était un message de la fille Gitane qui lui rappelait qu’il devait absolument réussir sa mission, faute de quoi la fille du Nord serait abattue. La lettre se terminait par une apostrophe mystérieuse : bye, bye baby!

Pédro se dirigea vers la porte qui s’ouvrit avant qu’il ne l’ai poussée. Il se trouva à nouveau dans un immense hangar absolument désert, identique à celui de Tucson Beach. Il le traversa rapidement en regardant partout pour savoir si le danger n’était pas déjà présent. Une faible lueur attira son regard. Il se pencha pour ramasser une pièce blanche recouverte de poussière. Il reconnut un dollar d’argent qu’il empocha prestement, par réflexe.

Il aspira par bouffées avides l’air saturé d’humidité qui stagnait comme un brouillard épais tout autour du hangar. Il reconnut au loin les lumières diffuses de la ville d’Abderahmane sur seugne où il revenait pour sauver la vie de son amie mais aussi pour précipiter sa fin personnelle. Il doutait fort de pouvoir revenir vivant de cette aventure. Le chemin qu’il suivait était gorgé d’eau croupissante et sale. Des bruits douteux s’échappaient des fourrés bruissant. Le soleil auréolé de nuages noirs et tourmentés avait peine à traverser le rideau de végétation. Un oiseau à plumes bleues suivit Pédro pendant très longtemps. Ses yeux brillaient d’un éclat froid, celui que l’on voit dans l’éclat des diamants.

Des paysans courbés dans les champs le regardaient marcher. Des cris d’oiseaux et de singes zébraient l’atmosphère. La banlieue de la cité se profila au détour d’un virage du sentier. La ville était bien telle qu’il se l’imaginait après l’avoir quittée précipitamment pendant les émeutes. Il devait bien rester des endroits familiers! alors Pédro s’avança hardiment pour les découvrir.

Il reconnut les rues, les boutiques et même le bar célèbre, l’Estaminet Rouge où il avait connu, un si bref instant, son heure de gloire. Il n’y avait pas à hésiter. Il fallait absolument y pénétrer pour se renseigner de manière utile sur ce qu’étaient devenus ses amis. Mais l’abord en était devenu très difficile car des tranchées à moitié comblées, des éboulis hérissés de meubles disparates entravaient le chemin. L’émeute à laquelle il avait échappé était vraiment sérieuse.

En pénétrant dans l’Estaminet Rouge, Pédro ne reconnut pas tout de suite l’ambiance enjouée dont il se souvenait. Pas de serveuses accueillantes, pas de musique gaie mais par contre, dans le même angle de la même fenêtre, toujours la même table avec autour Morice le prophète et l’Homme Litcorne, prostrés littéralement dans un désintérêt le plus total. Les verres étaient nombreux et Pédro sentit qu’il arrivait à point.

Pédro s’assit à la table de ses deux amis : son cœur cognait à toute vitesse de la joie de les revoir. En un instant, complètement dégrisés, Morice et l’Homme Litcorne accueillirent Pédro par une envolée d’embrassades, de rires, de pleurs qui réconcilièrent Pédro avec la vie. Ils voulaient tout savoir en même temps, les rires et les paroles s’entrecoupaient, chacun voulait parler mais personne n’écoutait. L’Homme Litcorne réussit à calmer ses amis et demanda à Pédro de raconter ce qu’il était devenu depuis l’émeute. Pédro parla longuement, très longuement. Morice et l’Homme Litcorne étaient abasourdis mais résistaient à l’envie d’interrompre Pédro. Ce dernier exposait tranquillement ses aventures avec à l’idée la terreur omniprésente de la mort qui l’avait effleuré et lui avait laissé un souvenir en avant-goût : la blancheur de ses cheveux.

Quand Pédro s’arrêta de parler, un grand silence s’installa et les trois amis se regardèrent intensément comme pour souder encore plus une complicité effective. Et puis, les questions, les interrogations commencèrent à pleuvoir. L’Homme Litcorne voulait tout savoir : à quoi ressemblait le Maudit, sa ville souterraine, son translateur …

Pédro entreprit les descriptions demandées et les clients de l’Estaminet Rouge écoutaient indiscrètement en espionnant sans aucune vergogne ces trois voyageurs. Pédro demanda à son tour à l’Homme Litcorne le détail de ses péripéties qui commencèrent donc par un bien étrange récit où s’entrecoupaient des roulottes de gitan, des poupées déguisées en marquises, des filles blondes, des cages suspendues et une certaine Aurore qui avait trahi. Aurore avait délivré Morice et son ami. Elle avait pris ce dernier par la main et l’avait entrainé dans les sous-sols du théâtre où Singe Rouge régnait sur cette arène aux 60 portes avec 60 femmes splendides et désirables. En descendant les escaliers avec précaution, Aurore avait oublié une chose que Singe Rouge ne laissa pas passer.

Elle avait oublié que le sous-sol du théâtre était truffé de systèmes d’alarme. C’est en passant devant un œil électronique que tout s’était déclenché. Des lumières aveuglantes encerclaient le groupe, une sonnerie stridente et déchirante traversa l’espace et cloua les fugitifs sur place. Quelques compagnes d’Aurore s’avançant avec discipline mais fermeté et en silence saisirent les anciens prisonniers qui le redevinrent. Aucun doute que Singe Rouge serait impitoyable et vraisemblablement très expéditif dans sa punition.

L’Homme Cosmique riait aux éclats en levant les yeux au plafond. Morice et l’Homme Litcorne étaient ficelés dans un coin de la pièce où trônait un fauteuil de cuir marron. Dans ce fauteuil, Aurore était attachée et ne pouvait bouger. Singe Rouge s’approcha d’Aurore et la gifla violemment. Elle refoula un sanglot.

- Je ne vais pas vous tuer car votre mort ne me servirait pas, ricana Singe Rouge. Je vais même vous relâcher.

Morice et l’Homme Litcorne, surpris de tant d’égards, ouvraient grands leurs yeux.

- Cependant, continua Singe Rouge, avant de partir, Aurore fera l’objet d’une punition exemplaire. Elle est belle, très belle même. Eh bien, je vais faire en sorte de la vieillir.

Et joignant le geste à la parole, il appuya sur une manette dissimulée dans le dossier du fauteuil et des crépitements se firent entendre. Aurore hurla tout de suite. Ses cheveux devinrent gris, sa peau se couvrit de rides profondes, son corps se tassa finalement dans un hoquet violent. Aurore s’évanouit. Elle venait de vieillir de 60 ans. La transformation fut si soudaine que l’Homme Litcorne crut à une hallucination. Il n’y avait pas trois secondes, Aurore, dans toute sa somptueuse beauté était prisonnière de ce fauteuil et maintenant, elle était devenue une petite vieille toute ridée, aux cheveux filasses, aux yeux enfoncés, au corps flottant dans ses vêtements. Il n’y avait que le bleu de ses yeux qui choquait encore.

Singe Rouge apporta un grand miroir monté sur roues et l’amena face à l’infortunée. Elle poussa un cri hystérique en se regardant, cri reprit à l’unisson par Morice et l’Homme Litcorne qui insultèrent Singe Rouge comme jamais jurons n’avaient été proférés. Singe Rouge détacha les liens de ses trois prisonniers et s’évanouit dans l’espace dans un nuage d’étincelles crépitantes et bleues.

Aurore se saisit de la pastille blanche qu’elle avait cachée depuis de si longues années dans sa bague, et l’avala. Elle se raidit, se contorsionna, poussa un cri horrible et mourut en se tenant le ventre dans une douleur si immense que cette souffrance ne pouvait plus coexister. Son corps fragile tomba sur le plancher dans un faible bruit de fleur fanée.

Morice et l’Homme Litcorne s’étaient enfui mais n’avaient pas été poursuivis. La punition d’Aurore devait suffire à Singe Rouge et Pédro avait trouvé ses deux amis à l’Estaminet Rouge, ruminant quelque vengeance sans bien savoir si la vengeance ou l’indifférence devaient être choisies. Mais une seule chose était sûre : maintenant, ils étaient trois, décidés à tout, au mépris comme à la violence. Singe Rouge n’était plus à l’abri. La volonté est toute puissante mais elle est également meurtrière pour l’homme déterminé.

La Pirogue du mardi soir est bien passée par Puerto Manao avec à la pagaie Didier Catineau.

A mardi prochain pour la dix-septième traversée.

(Fin provisoire)

Dix-septième… et dernière traversée

Les jours s’écoulaient tranquilles et sans heurts. Les trois hommes : Pédro le crocodile rieur, Morice le prophète et l’Homme Litcorne regardaient la vie défiler paisiblement sous leurs yeux. Cette torpeur lascive était devenue communicative. Une chaleur écrasante, étouffante, une moiteur perpétuelle et des journées au ralenti ne donnaient pas envie de se lever. Les jours s’écoulaient tranquilles et sans heurts.

L’Estaminet Rouge était devenu leur quartier général et les habitués les regardaient un peu comme on regarde un clochard appuyé à un mur : avec le même désintérêt grandissant. Pourtant, Pédro savait qu’il devait accomplir une mission importante chez Singe Rouge mais les forces lui manquaient à présent. Il n’était plus aussi certain d’avoir raison d’exécuter ces ordres. Les jours s’écoulaient tranquilles et sans heurts.

Et puis un matin comme un autre, des bruits incongrus se firent entendre un peu partout dans les rues. Morice alla aux nouvelles et rentra précipitamment, essoufflé, cramoisi d’excitation. Singe Rouge donnait un grand spectacle au «Théâtre Paillasse» et informait les habitants d’Abderahmane sur seugne de l’imminence de la représentation. Pédro vit là un signe du destin et entreprit d’échafauder un plan pour enlever à Singe Rouge le bénéfice et l’usage de ses 60 femmes qu’il devait absolument ramener à Tucson Beach. Le mieux était d’aller assister à cette représentation théâtrale pour se rendre compte par le détail des lieux. Le Théâtre Paillasse était bien là où l’Homme Litcorne le supposait. Il fallait descendre un escalier vertigineux qui aboutissait à une sorte d’arène avec 60 portes. Les gradins étaient disposés tout autour de cette arène, en hauteur. De telle sorte que les spectateurs voyaient la scène sous leurs pieds. Etrange conception du spectacle pensa l’Homme Litcorne.

La pièce que Singe Rouge donnait en pâture aux spectateurs de son théâtre avait pour nom «L’amant ami haï». Il y avait peu de monde dans les gradins, fait d’autant plus surprenant qu’il y avait peu de distractions à Abderahmane. A peine une vingtaine de personnes trépignait sans relâche depuis une quinzaine de minutes pour que la pièce commence. Des projecteurs bleus et beiges s’entrecroisaient dans l’arène et formaient un halo du plus bel effet. Des placeurs circulaient dans les gradins et l’Homme Litcorne les reconnut tout de suite : il s’agissait de quelques-unes des 60 protégées de Singe Rouge évoluant avec des programmes à la main.

L’une d’elles se pencha sur l’Homme Litcorne et avec un sourire indéfinissable et lointain lui tendit un grand carton. C’était le programme de la soirée. Il indiquait que suite à des problèmes mineurs d’ordre technique, la représentation de «L’amant ami haï» n’aurait pas lieu et qu’elle serait remplacée par une autre pièce qui avait pour titre : «L’équateur aux deux équinoxes» de Georges Chatinwater.

Les lumières pâlirent et les soixante portes de l’arène s’ouvrirent à la volée mais personne n’en sortit. Elles se refermèrent et s’ouvrirent à nouveau pour révéler cette fois ci 60 actrices étrangement semblables. L’histoire de cette pièce de Georges Chatinwater était ambigüe et étrange, à la fois tourmentée et géniale aussi. Elle surprenait, faisait frémir ou rire, pleurer ou hurler. Elle ne laissa personne indifférent et puis les actrices étaient si belles que la magie de leur présence rendait le texte plus beau encore. Il n’y avait pas d’entracte. D’ailleurs, il n’en n’était nul besoin car l’histoire pathétique racontée prenait le spectateur comme jamais et ce dernier ne pensait pas à sortir tant la pièce était belle.

«L’équateur aux deux équinoxes» avait pris l’attention de l’Homme Litcorne qui était suspendu aux lèvres des actrices, attendant avec impatience le dialogue prochain, le geste surprenant, le regard vrai. Aucun doute possible, cette pièce était un chef d’œuvre interprété de manière magistrale par des actrices extraordinaires et peu communes. Malheureusement, le peu de spectateurs désola l’Homme Litcorne qui commençait à se demander pour quelle raison précise et profonde Singe Rouge avait ouvert les portes de son repaire au public qui n’avait pas répondu avec l’enthousiasme espéré. A moins que Singe Rouge ne poursuive une idée diabolique, répondant mieux à son caractère. Qui sait?

Les lumières éclairent violemment l’arène déserte qui est à présent jonchée de chapeaux et de programmes oubliés par la maigre assistance. L’Homme Litcorne, sous le charme, entraîna ses deux amis vers ce qui semblait être l’entrée des artistes. Il voulait absolument voir les 60 actrices et les féliciter. Il n’eut pas beaucoup de chemin à faire car Singe Rouge en personne les accueillit en leur tendant les bras, comme si rien ne s’était passé dans un passé si proche. Se retournant, il leur demanda de le suivre. Ils s’arrêtèrent dans un couloir encombré de câbles et de décors. L’Homme Cosmique s’adressa à l’Homme Litcorne :

- Je sais que vous projetez d’emmener mes 60 compagnes chez le Maudit. Alors, je vais vous éviter du souci et je vais vous permettre de tenir parole. Emmenez-les, glissa-t-il en souriant.

Il dessina dans l’air un symbole géométrique curieux à l’adresse des 60 actrices qui baissèrent toutes la tête à ce signe étrange. Singe Rouge franchit la porte 22 h 49 et disparut aux regards des trois amis, abasourdis.

Pédro se mit à réfléchir intensément et refusa après réflexion de revenir à Tucson Beach par le translateur. Puisque sa mission devenait si facile, il se doutait que l’arrivée chez le Maudit cacherait d’autres traquenards. Singe Rouge s’était débarrassé trop facilement, bien trop facilement, de ses compagnes. Cela cachait quelque chose d’anormal. Pédro demanda à Morice et à l’Homme Litcorne leur avis. L’Homme Litcorne trouvait l’idée adéquate. Pourquoi ne pas revenir à Tucson Beach par le chemin des écoliers? et quel chemin! Selon lui, le chemin le plus facile et le plus simple était de prendre la mer. Et puis, sur un bateau, il pouvait se passer des tas de choses qui ne déplaisaient pas à son goût de l’aventure retrouvé. Les 60 femmes suivirent en silence les trois hommes qui se dirigèrent vers le port qui luisait au loin d’éclats bleutés et jaunes.

Il y avait sûrement du Singe Rouge là-dessous. 63 places en 1ère classe étaient réservées dans le bateau qui reliait l’Inde aux Etats Unis par le canal de Suez — Gibraltar et Panama. Non seulement ces places étaient réservées mais elles étaient payées. Il fallait reconnaitre que Singe Rouge avait bien fait les choses. Cependant, cette aisance déconcertante à deviner la pensée des autres irrita quelque peu l’Homme Litcorne. Les cabines étaient toutes somptueuses, larges, aérées et lumineuses. Le paquebot s’appelait «La chienne de quart» et ne partirait que dans six heures qu’utilisa Pédro pour vérifier si ses 60 prisonnières étaient bien là et si elles ne manquaient de rien. Le Maudit serait bien surpris de le voir là à moins qu’il ne le sache déjà.

Les dernières amarres claquèrent sur l’eau en se décrochant. Un énorme remous d’eau sale, gluante et huileuse alla battre les pavés graisseux du quai. Presque tous les passagers étaient accoudés au bastingage et regardaient la manœuvre s’effectuer. «La chienne de quart» grondait de toutes parts et finit par s’éloigner en rugissant des torrents de fumée. Le port était englué dans un trafic ininterrompu de barques de pêche et de canots de haute mer.

C’était un autre monde, un tout autre monde. La nourriture était raffinée et abondante, les alcools étaient distribués sans retenue aucune. Les passagers s’organisaient pour la longue traversée qu’ils avaient choisie. Les 60 femmes se déplaçaient toujours ensemble et en silence. Aucune d’entre elles n’avait demandé quoi que ce soit et cela commençait à inquiéter Pédro qui en avait la difficile charge. La porte des cabines était toujours fermée et il lui semblait difficile de s’y introduire pour vérifier un petit détail qui le tracassait.

Morice le prophète ne s’intéressait qu’aux tournois d’échec qui se donnaient tous les après-midi dans le grand salon. Comme certains passagers jouaient et pariaient sur les joueurs, Morice devint surcoté tant le nombre de parties qu’il gagnait était important. On envisageait même un duplex avec un champion soviétique ou américain. Morice le prophète s’intéressait donc aux échecs et l’Homme Litcorne contemplait obstinément l’étrave blanche du paquebot glissant pesamment sur les vagues.

L’Homme Litcorne sentit ses joues le piquer, puis son cou, puis ses cheveux. Cela le démangeait atrocement. Il se gratta la peau qui se détacha d’un seul bloc et glissa comme un gant usagé dans ses mains tremblantes. Le masque mort avait laissé place à un visage miroir où se reflétaient les étoiles argentées du ciel bleu et ocre de la nuit chaude.

Le visage miroir de l’Homme Litcorne contempla son masque mort, longuement. Les flots tourmentés de l’étrave du navire gardent encore leur secret. Ils engloutissent sans discernement le beau et le laid, le miroir et la réalité. C’est comme ça!

La Pirogue du mardi soir est bien passée par Puerto Manao avec à la pagaie Didier Catineau pour sa dix septième et dernière traversée.

Pour la dix-huitième et les suivantes : n’espérez qu’un oubli, n’attendez que le vrai.

© Didier Catineau — 1982 – 1985 – 2022.