GÉORGIE 2024
haute route de la Haute-Svanétie
De Ushguli à Iskari, par les glaciers
par Yann Borgnet - alpinelines.fr
De Ushguli à Iskari, par les glaciers
par Yann Borgnet - alpinelines.fr
Une traversée de haute volée.
Je me suis déjà rendu deux fois en Géorgie, en 2014 et 2019 pour faire de l’alpinisme. Conquis par le pays, frustré de ne pas avoir pu échanger assez avec les locaux car alors perché sur de trop hauts sommets, j’ai imaginé un voyage à ski dans une double optique : skier en itinérance et rencontrer les géorgiens.
Du 4 au 10 avril 2024, nous avons réalisé une itinérance de haute volée entre les villages d'Ushguli, à l'est de la Svanétie, jusqu'au village d'Iskari, à l'ouest, en passant au pied des monstres sacrés qui composent la frontière russo-géorgienne : le Shkara, le Tetnuldi et l'Ushba.
Chaque soir, nous logions dans des guest-house, chez l’habitant, bien introduit par Shako, mon collègue guide géorgien qui nous accompagnait pour l'occasion.
Article complet à retrouver sur le site internet d'Alpine Mag : https://alpinemag.fr/georgie-haute-route-haute-svanetie-ski-randonnee-yann-borgnet/
JOUR 1 : Genève-Ushguli
On le savait, la mission commençait par l’interminable trajet pour rejoindre Ushguli. Il nous aura fallu 24h chrono pour rallier ce petit village perdu au fond de la Svanétie, dont une nuit presque blanche scandée par la visite du gigantesque aéroport d’Istanbul, une traversée de la Géorgie en minibus avec Guladi, ceinture derrière le dos et conduite souple non modifiée par ses innombrables coups de fil, puis une ultime étape depuis Mestia installés dans les fameux Delica, ces petits bus 4x4 qu'il y a partout ici en Svanétie.
Nous arrivons juste à l’heure pour apprécier les fantastiques lumières du couchant sur les nombreuses tours d’Usghuli, construites au XIIIème siècle et utilisées comme bunker en cas d'attaques, devenues aujourd'hui le symbole de la région. Le Chkhara se dégage là-bas, au loin, et ce paysage lui donne un caractère alpin. Demain, nous serons juste dessous!
L’heure du dîner arrive vite, aussi rapidement que la table se remplit de mets variés : le fameux Khatchapouri qui constitue la base des repas, des bols d’une soupe légèrement relevée, une viande en sauce, des salades et le dessert, déjà-là. À peine le diner commencé, @shako_margiani, mon collègue guide géorgien nous propose un verre de l’amitié. Il passe derrière le comptoir du bar, sort une bouteille au contenu translucide et sert copieusement des petits verres. Selon lui, la chacha s’apprécie pendant le repas. Ici, le dijo commence tôt ! Elle est “strong” la chacha, et en cette veille de départ de 7 jours d’itinérance, personne n’ose se resservir ! Sauf Shako, qui partage quelques verres avec les chauffeurs de Delica, qui ne comptent pas les coups avant de reprendre la route pour Mestia.
JOUR 2 : Ushguli - Chkhara hut
On passe récupérer la clé de la cabane où l’on dormira le soir, qui appartient au cousin de Shako. Construite l’été dernier, elle n’a accueilli qu'un seul groupe cet hiver. Plutôt que de remonter la longue vallée quasi plate, on décide avec Shako de suivre l’arête qui la domine au sud. Une fois sur la première bosse, nous attaquons 5 km d'arêtes à ski, dans une ambiance extraordinaire, entre nuages et soleil.
Alors que nous marchons à trois de front, non loin de l’arête, nous ressentons un wouf suivi d’un bruit continue. Je regarde le versant d’en face mais ne vois rien. C'est Shako qui me montre qu'il y a bien eu une avalanche, et qu'elle est partie juste en dessous de nous. Une cassure de 40cm sur une partie de la face… première alerte, je n’ai jamais déclenché pareil plaque dans les Alpes, et encore moins à distance. Autaut dire que la couche fragile est sensible et qu’elle propage très facilement. Quelques centaines de mètre plus loin, on assiste à une seconde alerte, bien plus sérieuse. Le scénario est le même. Le groupe de tête passe sans souci à quelques encablures de la crête sommitale, et c'est lorsque le second groupe passe que toute la face part, 5m en dessous. Au point le plus haut, la cassure avoisine le mètre, c'est vraiment impressionnant.
Nous rejoignons les deux petites cabanes. Elles sont encore en cours de construction, et dans celle que nous occupons sont stockés une vingtaine de rouleaux de laine de verre. La table et les bancs ont été bricolés à base de sommiers en métal et de chutes de planches. Un gros chien s'approche, d'un pas lent mais décidé. Il a l'air sympathique. Jusqu'au moment où il passe l'entrebaillement de la porte d'entrée et attrape subrepticement le sac de pique-nique qu'était en train de sortir Robin de son sac à dos. Le katchapouri est déjà dans son gosier.
Le Shkhara se dégage enfin avec les lumières du couchant, il est à la fois incroyable et effrayant. À l'heure du coucher, son sérac décharge copieusement et une avalanche balaie toute la face. Le Caucase, ce n’est les Alpes, voilà le principal enseignement de cette première journée !
JOUR 3 : Chkhara hut - Khalde mountain farm
Le créneau météo bouge tout le temps. La neige va tomber dans l'après-midi et on se lève en conséquence puisque nous avons besoin de visibilité pour skier sur le glacier.
Dehors, il fait encore nuit noire. Tout le monde dégaine et s'excite. Pas sur les biscuits du petit déj, des “Hit nuts” achetés à Mestia, pas ndingue. Le ciel est clair, c'est de bon augure. L'imposante muraille du Chkhara et ses neuf sommets nous écrase. Shako part à bon rythme, m’avouant le soir qu'il n’avait pas adopté le même tempo, plutôt tranquille de la veille parce que le groupe n’avait pas de mal à suivre “son” rythme. La montée d’Aurélien, qui a déjà passé une nuit saccadée, est scandée de pauses pressantes… visiblement, la nourriture georgienne ne passe pas.
Bientôt un rayon de soleil et quelques photos volées avec en fond la crête frontalière russo-géorgienne. Avec une vitesse fulgurante, un front nuageux envahit le ciel par l'ouest. Cependant, et comme les prévisions l’indiquaient, le plafond reste aux alentours de 4000m, nous laissant la perspective d'une descente par le glacier. Peu de pente, mais une sacrée ambiance. La neige, excellente en haut, devient rapidement croutée. Nous rejoignons nos deux petites cabanes de berger, les “Khalde mountain farms”. Bien que construites côte à côte, elles appartiennent pourtant à deux familles différentes. L’une est aménagée d’un vieux poêle à bois et de trois sommiers à ressorts, modèle "half pipe", pourtant vénéré par Pascal, Quentin et Shako qui n'ont pas emporté de matelas. L’autre est vide, et son vieux parquet accueille nos matelas gonflables. Il n'est même pas midi, et l’aprèm s’annonce chill. Il se met à neiger dru. Depuis ce matin, un chien nous a suivi, franchissant le col à 3200m et descendant le glacier. Il se blottit sous la petite terrasse, laissant la moitié de son pelage se couvrir d’une couche de neige qui devient bientôt généreuse.
JOUR 4 : Khalde mountain farm - Adishi
La nuit a été fraîche. La neige a immaculé les versants qui nous surplombent. La chaîne frontalière, cette haute muraille, continue de nous écraser. Plus aucun nuage n'entrave à présent sa vision. Depuis la pointe cotée 2811m, la vue est saisissante. Notamment sur le Tetnuldi, un sommet que j'avais gravi lorsque j'étais venu la première fois en Géorgie, il y a 10 ans. Visiblement, personne n'est pressé de quitter ce lieu et nous y traînons un long moment.
Je ne sais pas si je laisse beaucoup le choix à Shako en engageant en premier la descente dans une neige de cinéma. C'est fluide et le petit fond dur permet d'impulser les courbes. Un délice. On se languit collectivement de cette descente en s'exlamant par des cris de joie, sauf peut-être Robin qui envoie un peu trop fort, jump et ratterrit en tête-pied. Un de ses skis se fait la malle, après avoir rompu le leash. D'en bas, je le vois arriver à pleine vitesse, sauter une bosse et se planter dans la neige à mon niveau. C'était moins une…
Après cette première section, on s'organise un petit derby collectif dans les “bushes”, un régal qui demande attention et concentration. Un soit disant “évitement de chien” (car le chien nous suit toujours) coince le ski d'Étienne dans un arbre (je n'ai toujours pas compris la manip), sans lui donner la possibilité de se dépatouiller seul. Deuxième alerte de la journée...
Après cette première section, on s'organise un petit derby collectif dans les “bushes”, un régal qui demande attention et concentration. Un soit disant “évitement de chien” (car le chien nous suit toujours) coince le ski d'Étienne dans un arbre (je n'ai toujours pas compris la manip), sans lui donner la possibilité de se dépatouiller seul. Deuxième alerte de la journée...
Suit un long plat de quelques kilomètres. Au loin, nous voyons les tours caractéristiques du petit village d'Adishi. Nous arrivons presque à ski au village, au milieu des vaches et par des chemins boueux qui en font tout le charme (avec les tours !). Natia ne tarde pas à nous apporter onze grandes bières, il ne nous en fallait pas moins pour apprécier cette journée.
Adishi est un village en partie en ruine, abandonné en 1978 à la suite d'une avalanche meurtrière. Le tourisme a permis au village de se repeupler depuis une quinzaine d'années, une vingtaine de familles y vivent aujourd'hui.
JOUR 5 : Adishi - Tetnuldi ski resort - Zhabeshi - Mestia
Nous quittons avec nostalgie le petite village isolé d'Adishi à l'aube. Vivre ainsi chez l'habitant, partager le dîner et le petit déjeuner dans leur salon fut une belle expérience. Il y avait plusieurs options pour cette journée. J'avais très envie de monter jusqu'à l'épaule du Tetnuldi pour skier son glacier jusqu'à Mestia. Mais selon Shako, la dernière section, entre un canyon encaissé et des bushes denses, est trop galère. En lot de consolation, je formule le projet de ne pas prendre le taxi depuis Zhabeshi, sous la station de ski Tetnuldi, pour me rendre à Mestia, mais de faire cette jonction à pied/ski. Sur le papier, près de 30km et un peu plus de 2000m de D+. À mon grand étonnement (et plaisir), une bonne partie de l'équipe me suit dans ce projet.
Après l'ascension d'un sommet sans nom à 3500m qui surplombe l'imposant glacier du Tetnuldi, nous descendons en direction de la station, en construction lors de ma première visite en Géorgie il y a 10 ans. Les lignes de descente du versant nord, là où à lieu l'étape du freeride world tour, sont nombreuses. Pour une fois, chacun a le loisir de choisir la sienne. Kai, le chien qui nous suivait depuis le deuxième jour, nous a abandonné ici pour un autre groupe de skieurs. La bonne poudreuse de la partie haute se mue en incroyable moquette dans la partie basse de la descente, juste avant que ne commence la bartasse, plutôt gentillette, dans les bushes svanetiens.
On rejoint ainsi facilement Zhabeshi où 3 équipes se forment : la team taxi, la team basket&running et la team marche&ski. Je suis de la dernière, et nous commençons pas un long plat enneigé, avant de charger les skis sur le sac à dos pour une remontée plein sud, via plusieurs petits villages peu touristiques. Dans l'un d'eux, la devanture d'une guest house nous invite à la pause : khatchapouri fraîchement cuit au feu de bois, yaourt local et sirop maison de groseilles. De quoi requinquer l'équipe pour la dernière ligne droite...
Il ne fallait pas en avoir lâché trop pour tenir le rythme de la "chacha" dans un bar animé de Mestia. Shako et ses copains guides étaient plutôt énervés, et surtout, bien habitués et entraînés !
Ce 5e jour, après 2000m de déniv et 30km, nous arrivons à Mestia avec les dernières lueurs. A l'issu d'un festin mérité, Shako se transforme en “diavolo”, nous proposant un petit tour dans Mestia... Voilà comment nous nous retrouvons, un dimanche soir, dans un minuscule bar très animé, également repère des guides de haute montagne svanètes.
L'un d’eux, qui n'a pourtant pas vraiment le morphotype du guide, nous est rapidement présenté. Le “bear”, comme nous le nommerons pour son physique et son regard de nounours, tient dans sa main une petite corne de biquette qu'il distribue à qui se présente à lui (pas toujours de gré), ayant pris préalablement le soin de la remplir à ras bord du précieux remède : une chacha de sa production perso … Sans transition, il a bien décidé de nous achevé à l'alcool...
JOUR 6 : montée à la Cloud base hut
Heureusement, la journée du lendemain est light. Une montée à la “cloud base hut”, une cabane construite il y a quelques années par un autre guide local. Exit les Rana françaises, Shako s’affère à cuisiner un dîner copieux, et même à se lever plus tôt le lendemain pour cuisiner une énorme omelette. Le groupe me challenge...!
JOUR 7 : Cloud base hut - Chaalali Glacier - Mazeri
Ça y'est, nous pouvons presque toucher du doigt l’Ushba que nous voyions auparavant de loin. La descente du Chaalali glacier est décevante, mais celle sur Mazeri tient toutes ses promesses de neige transfo. Nous retrouvons ici l’ambiance des petits villages svanètes.
JOUR 8 : Mazeri - Iskari
Il faut s'y résoudre, c'est notre dernier jour. Une longue journée qui nous mènera au sommet du Mt Bak avant une descente sur le magnifique village d'Iskari. La famille qui nous accueille est d'une gentillesse extrême et malgré la barrière de la langue, la complicité du regard opère. Même si la gentillesse ne se compte pas seulement en godets de chacha distribués… Timbale un jour, timbale toujours, en Géorgie il faut avoir le foie bien arrimé...
Nous versons une larme lorsque Shako nous quitte, épisode qui marque inexorablement la fin d'une belle aventure éphémère !
Ces géorgiens nous surprendront toujours !
Merci à Etienne, Pascal, Francis, Jérôme, Quentin, Ana, Robin, Aurélien et Arthur pour l'alchimie parfaite !
Et à Shako pour sa grande gentillesse et sa connaissance imparable du terrain !