Annie Picot
Maitrise de lettres modernes à la Sorbonne
L'image que nous a laissée Colette de sa personnalité est inséparable de celle des bêtes qui ont marqué sa vie et son œuvre .
Francis Jammes, dans la préface qu'il a consacrée aux dialogues de bêtes, écrivait qu'elle était une femme naturelle," ressemblant beaucoup plus à une petite mariée villageoise qu'a une littératrice perverse", et aussi, "qu'il lui avait plu de ramener à deux charmants animaux tout l'arôme des jardins, toute la fraîcheur des prairies, tous les émois de l'homme..."
Son œuvre , d'inspiration très diverse - aux éléments autobiographiques s'ajoutent à la fois des études de mœurs et d'amples méditations poétiques - n'a jamais cessé d'évoquer les animaux qu'elle a connus, et les recueils qu'elle leur consacre spécialement, comme les dialogues de bêtes et la paix chez les bêtes, prouvent la place privilégiée que Colette accorde aux animaux.
Mais cet intérêt qu'elle éprouve pour eux n'est pas seulement un intérêt littéraire_ sa vie entière a été placée sous le signe de l'amour pour les bêtes, à tel point que, nous le verrons, cet amour va créer en elle un besoin, à la fois physique et moral, d'être entourée de bêtes familières.
Ainsi, dans La maison de Claudine", œuvre qu'elle consacre aux souvenirs de son enfance campagnarde, elle nous fait part de l'étonnement et de l'aversion mélancolique qu'elle a éprouvée, lors d'un voyage, pour une maison sans bêtes : ".... ces cubes sans jardins, ces logis sans fleurs où nul chat ne miaule derrière la porte de la salle à manger...je les quittai avec des sens affamés, le besoin véhément de toucher, vivantes, des toisons ou des feuilles, des plumes tièdes, l'émouvante humidité des fleurs...." (Ma mère et les bêtes- La maison de Claudine).
Cependant, parmi tous les animaux qu'elle a aimés et choyés, son œuvre reflète implicitement toute la préférence qu'elle éprouve pour le chat.
Pourquoi cette préférence alors qu'elle a adoré également ses chiens et ses chats?
Le chien, avec sa bonne volonté éparse, sa tendresse sans nuance, n'est pas assez secret, pas assez sphinx, et, pense Colette, "une longue expérience m'apprit que nous déchaînons trop aisément le communicatif lyrisme du chien" (Le Fanal bleu).
Au contraire, ce qui lui plait chez le chat, c’est, nous le verrons, sa maîtrise, sa dignité silencieuse, et même sa dureté. « A l’espèce chat, dit-elle, je suis redevable d’une certaine sorte, honorable, de dissimulation, d’un grand empire sur moi-même, d’une aversion caractérisée pour les sons brutaux, et du besoin de me taire longuement » (Les Vrilles de la vigne )
Mais cet amour qu'elle éprouve pour le chat est la conséquence d'une séduction réciproque :" si elle m'inspire, je l'obsède" dit Colette à propos de sa chatte grise. L'attention qu'elle porte à la gent féline n'a d'égal que l'intérêt qu'elle éveille en retour chez l'animal, intérêt dont elle est consciente : "Je n'eus jamais à le chercher loin" dit-elle, "il naît sous mes pas : chat perdu, chat de ferme traqueur et traqué, maigri d'insomnie, chat de librairie embaumé d'encre, chats des crèmerie et des boucheries, bien nourris, mais transis, les plantes sur le carrelage; chats poussifs de la petite bourgeoisie, enflés de mou; heureux chats despotes qui régnez sur moi...Tous vous me rencontrez sans surprise, non sans bonheur." (Les vrilles de la vigne)
Ses écrits vont évoquer l'intimité qui lie Colette et ses chats, ou plutôt ses chattes, car nous verrons que pour elle le chat est d'essence féminine. La sympathie qu'elle éprouve pour le chat, la compréhension innée qu'elle a de l'animal, elle cherche à les exprimer dans ses œuvres pour la faire partager à ses lecteurs ;" Ce qui concerne le chat dans mes œuvres , n'est jamais un badinage" écrit-elle dans le Fanal Bleu
Pour cela nous allons voir qu'elle déploie tout son art de peintre animalier.
Mais sous quels aspects évoque-t-elle le chat? Fait-elle un travail de savant entomologiste comme Jean-H-Fabre? S'inspire-t-elle du bestiaire cocasse et poétique d'un Jules Renard? fait-elle parler les animaux comme Kipling
En fait, nous verrons que Colette a un talent d'animalière bien personnel et que si certains moyens d'expression qu'elle emploie pour évoquer le chat la rapproche de ces écrivains, c'est une rencontre plutôt qu'une imitation.
Pour Colette, le chat est un animal doublé d'un personnage. Nous verrons que son œuvre sera baignée d'un anthropomorphisme assez permanent. Le roman La Chatte en est un exemple.
Ainsi, le chat sera évoqué sous trois angles différents, mais jamais totalement séparés les uns des autres:
- Il sera objet de description et de narration lorsqu'elle fera leur portrait par exemple,
- Il sera objet d'évocation et de réflexion dans ses romans autobiographiques,
- et enfin il prendra l'aspect d'un personnage à caractère humain dans les dialogues de bêtes ou dans la chatte.
Ce denier retiendra notre attention dans la mesure où Colette va ressentir, à se comparer au chat, tout ce qui l’en sépare et tout ce qui l’en rapproche et qu’elle va conclure à une ressemblance entre le chat et l’homme.
Mais tout en assimilant le chat à l’homme et l’homme au chat, Colette n’a jamais cessé de s’intéresser à l’animal pour lui même, et cette attitude prévaudra dans ses dernières années, coïncidant peut-être avec une nostalgie de l’époque de son enfance.
Le lien qui unit Colette et les chats se révèle à nous à l’ occasion de nombreux témoignages fournis par les photographies, les souvenirs des amis ou des contemporains, et les déclarations de Colette elle-même…
La photographie la plus célèbre et la plus émouvante que nous a laissé la postérité est celle qui fait revivre Colette et sa chatte grise, « la chatte dernière » qu’elle aimait tant, « exceptionnelle comme l’ ami qu’on ne remplacera pas, comme l’amoureuse sans reproche »(La naissance du jour )
Toutes deux sont réunies à leur table de travail sous la lumière du « Fanal Bleu ». L’une écrit, l’autre « veille » et surveille attentivement le va et vient de la plume.
Cette image révèle implicitement la nature du lien secret qui unissait Colette à sa chatte, un lien à la fois affectif et sensuel qui crée une atmosphère chaleureuse, amicale et poignante qu’elle appelle « le climat du chat ».
Une autre photographie montre Colette assise dans l’embrasure d’une fenêtre, à Rosven, élevant dans le soleil, comme une jarre, sa chatte siamoise aux yeux d’opale.
Cette photographie permet de faire ressortir la ressemblance indéniable qui existait entre son visage et celui d’une chatte, ressemblance qu’elle accusait d’ailleurs avec coquetterie par les moyens du maquillage et qui n’a pas manqué de frapper ses contemporains : Nathalie Clifford Barney dit qu’elle avait « des silences de félin dans son énigmatique figure triangulaire et dans ce bel œil pers aux paupières fendues en longueur… » (La Colette que j’ai connue).
Mais cette ressemblance n’était pas seulement physique : sa nature même, pour qui la connaissait bien, était celle d’un félin « elle était casanière et aventureuse, à la manière des chats… » écrit son mari, Maurice Goudeket. Colette elle-même témoigne, dans le Fanal Bleu que toutes sortes d’affinités relient le chat à elle. Elle lui doit cette vertu qui est celle « de se taire longuement », cette dissimulation aussi, dont elle nous affirme qu’elle sait en faire une suprême séduction : « pour la femme comme pour le chat, le mensonge est la première parure amoureuse » écrit-elle dans Les vrilles de la vigne.
Mais, ce qu’elle ressent surtout, c’est une analogie avec les chats qui se révèle au niveau des sens : on sait la valeur privilégiée qu’elle accordait à l’ odorat et n’ écrit-elle pas dans SIDO que ses oreilles et ses narines sont plus sensibles que tout le reste de son corps ?
Ses réactions sensitives sont celles d’un chat et c’est à lui qu’ elle se réfère, par association d’ idée, pour exprimer certaines de ses sensations : par exemple lorsque l'on sonne à la porte d’ entrée, « à chaque trille du timbre, la peau de mon dos remue désagréablement » dit-elle, et elle ajoute tout naturellement : « et je songe à Fanchette, qui, les jours de pluie, regarde, avec les mêmes ondes nerveuses sur l’échine de grosses gouttes choir de la gouttière crevée/ » (Claudine en ménage) :
La ressemblance, à la fois physique, morale, et même physiologique avec le chat que Colette pressent dans sa nature, fait que son comportement se rapproche très souvent de celui du félin.
Ce comportement n’est cependant pas toujours une réaction de sa nature, il peut être dicté par le chat lui-même, car elle a choisi cet animal comme modèle d’art de vivre. Elle admire en effet chez lui son caractère fait de maîtrise et de dignité et dans maintes circonstances de sa vie elle va essayer d’appliquer à son attitude ces deux constantes du caractère félin. Ainsi lorsque la vieillesse et la maladie l'atteignent, elle reste silencieuse et réservée comme un animal qui souffre, et mieux encore, elle retire de son mal une dignité qui l'éloigne à la fois de la plainte et de la résignation. Dans le Fanal Bleu elle établit un parallèle entre son comportement et celui de sa chatte grise et l’on sent derrière ce rapprochement un hommage à sa chatte qui lui a montré la voie de la sagesse et du savoir-vivre : « J’ai donc, par chance, la douleur, que, j’accorde avec l’esprit de gageure, le super-féminin esprit de gageure, de jeu si vous préférez : la Chatte Dernière, qui se mourait, indiquait, d’un geste de la patte, d’un sourire de son visage, qu’une ficelle traînante était encore objet de jeu, aliment de la pensée et de l’illusion féline. Chez moi, on ne me laissera pas manquer de bouts de ficelle. » (Le Fanal Bleu)
Le pacte avec les bêtes, l’amour pour les chats, se révèle à elle dès sa jeunesse, et c’est vers sa mère qu’elle se tourne pour expliquer la source de sa vocation. « Dans le cœur, dans les lettres de ma mère étaient lisibles l’amour, le respect des créatures vivantes » écrit-elle dans La naissance du jour, et cette lettre de Sido à sa fille, datée du 1 avril 1904 prouve le respect que celle-ci avait pour le chat : Les chats, sont des bêtes divines et juste à cause de cela, méconnues. Il n’y a vraiment que les âmes au- dessus du commun des mortels qui saisissent tout ce qu’il y a de mystérieux dans le caractère des chats ; quant à leur beauté physique, elle est au-dessus de tout ». Il n’y a donc rien d’étonnant qu’une telle vénération pour le chat ait marqué la petite Sidonie-Gabrielle tout au long de son enfance au point « d’impressionner » son esprit d’une façon définitive.
Il y a d’autre part chez Sido la pensée d’une identité fondamentale entre l’homme et la bête qui sans doute est à l’origine de l’anthropomorphisme permanent dans l’œuvre de Colette. Cette lettre datée du 1er Avril 1904 montre à quel point elle assimile le chat au genre humain : « …bien certainement, il en est des chats comme de toute autre bête humaine ou non, il y en a des distingués et des vulgaires ; de ces derniers, n’en parlons que pour les plaindre… »
C’est donc Sido qui initia « Minet Chéri » au mystère du chat, et elle lui transmit quelques-uns de ses dons : très tôt la petite Sidonie a su que l’on pouvait déterminer les phénomènes atmosphériques en interprétant le comportement des chats et qu’un lien profond unissait entre elles toutes les créations de la nature.
Mais plus que tout, c’est l’amour pour les animaux que Sido a communiqué à sa fille, au point que d’être entouré de bêtes et de plantes devint pour Colette un besoin physique et moral « Le climat du chat me fut toujours poignant et nécessaire » écrit-elle dans La Naissance du Jour.
On peut trouver à ce besoin qu’elle éprouve d’une présence animale à ses côtés une origine psychologique : en effet la présence du chat semble liée à la nostalgie de l’enfance et de la maison maternelle « que tout était féerique et simple parmi cette faune de la maison natale » soupire-t-elle dans La Maison de Claudine…féerie et simplicité qui naissaient d’un bien-être sensuel existant sous une forme innocente dans ce jardin de Saint-Sauveur, et dont Sido fut l’initiatrice et l’inspiratrice.
Sido et Colette ont donc toutes deux aimé les animaux et elles les ont toutes deux défendus. Mais il faut remarquer que cette similitude entre Colette et sa mère est en réalité un transfert de personnalité et non une imitation servile. Elle se distingue de Sido en ce que celle-ci leur portait un amour fait surtout d’estime et de pitié, tandis que Colette leur reconnaît une supériorité incontestable : « J’ai sent naître, croître, le sentiment de ma dette envers les animaux qui m’ont consacré leur brève existence. Tutélaire moi ? Capteuse de source, plutôt… » (La naissance du jour)
Cette dernière déclaration nous introduit directement à l’étude de son attitude envers les chats et aux manifestations de son amour pour les animaux.
La première attitude qu’elle adopte envers les chats est de les protéger : « Homme, animal ou végétal, le plus urgent était de porter secours » écrit Maurice Goudeket . ( Près de Colette).
Ce réflexe de protection lui a sans doute été transmis par Sido. Selon Colette, l’innocence de la bête, son désintéressement, en font une proie pour l’homme « La bête innocente » écrit-elle dans la préface de La Paix chez les animaux, a le droit-elle seule- d’ignorer la guerre. Colette entend par là la guerre des hommes qui la fait souffrir indirectement, car pour ce qui est des animaux, elle a observé qu’ils ont au fond, comme nous, la guerre dans le sang « Ils ne se ménagent pas entre eux » et c’est pourquoi « on doit les aimer avec sincérité . » (Colette et les fauves : Henri Thetard)
Cette sollicitude que Colette a pour les animaux éveille en eux un intérêt pour la personnalité de l’auteur. Maurice Goudeket a observé qu’elle « ne laissait aucune bête indifférente. Celles-ci savaient tout de suite qu’elles avaient affaire, animalement parlant, avec quel qu’un de considérable ». (Près de Colette)
L’intérêt réciproque que se portaient Colette et les bêtes a très vite donné naissance à une communication très profonde, qui s’est muée en une véritable connivence, en une complicité instinctive dont les manifestations vont de la taquinerie jusqu’au dressage, et même au domptage !
Les taquineries sont surtout évoquées dans les œuvres de jeunesse. Claudine et Fanchette se disputent et Fanchette lui donne « des tapes sèches qui résonnent dur sur ses mains » ; Claudine de son côté relate son insistance taquine à tenir la chatte « debout sur ses deux pattes de derrière, à la suspendre par la queue, à la vanner, les pattes attachées deux à deux en criant : voici le lièvre blanc qui pèse huit livres ! (Claudine en ménage)
Ces enfantillages montrent la confiance mutuelle qui réglait tous les rapports entre l'enfant et la chatte.
Ces évocations mettent évidemment en présence deux personnages de roman, mais nul doute que ce soient des transpositions de souvenirs du jardin de Saint Sauveur.
Mais ce qui étonnait les contemporains de Colette c'était le respect qu'elle avait pour ses bêtes - elle leur disait vous- et surtout l'autorité dont elle faisait preuve : elle se faisait entendre de ses bêtes parfaitement, sans jamais élever la voix, elle obtenait d'elles ce qui parfois était contraire à leur nature. "Ayant dit à la chatte, relate Maurice Goudeket, d'une certaine façon : "Chatte, une fois pour toutes, il est défendu de toucher aux pinsons", la chatte tressaillit et se coucha, pattes rentrées, contente désormais de contempler les pinsons, en fermant les yeux de temps en temps pour mieux résister au vertige de la tentation." (Pres de Colette)
Cette entente tacite remplissait de stupeur ses amis " Ce n'était plus la chatte qui parlait homme, mais Colette qui parlait Chatte" disait Jean louis Vaudoyer. Quand elle parlait aux bêtes, sa voix devenait plus gutturale encore et comme menaçante. Leautaud en était indigné " elle n'aime pas les animaux écrivait-il, c'est une dompteuse.
Cet art de se faire entendre d'une bête rétive confirme sa magie. Elle nous disait dégager un fluide mystérieux, mais beaucoup de ses proches pensaient qu'il s'agissait véritablement de domptage. En fait, la compréhension du chat, elle la portait innée en elle, et elle n'avait aucune difficulté à traduire les aspirations et les sentiments de félins, si bien qu'elle pouvait les diriger selon sa volonté. Lors d'une visite à une ménagerie, elle discuta avec le dompteur du dressage des fauves, ce qui fit dire à celui-ci "Est-ce vraiment une romancière? A sa manière de vous regarder, je l'avais prise pour une femme du métier".( Colette et les fauves - H. Thetard).
N'avait-elle pas d'ailleurs élevé Bâ-tou, le chat-tigre, qui était devenu aussi tendre et caressant qu'un chat sous l'emprise de sa maîtresse?
En fait, le mot de domptage semble convenir à l'attitude qu'elle adopte envers les chats. Il est certain qu'elle veut les dominer : "Je m'accuse d'avoir voulu, dès le jeune âge, briller -non contente de les chérir - aux yeux de mes frères et complice" écrit-elle dans la naissance du jour et elle avoue en toute sincérité ne pas être tutélaire, mais plutôt capteuse de sources. Ainsi explique-t-elle, " l'ami des bêtes, c'est peut-être celui qui soupire excédé " que ce chien me fatigue ! Otez ce chat qui m'empêche de penser ! Tandis que je fatigue sciemment le chien car il cède toujours, et j'ai coutume si je dis "chat, viens" de le voir accourir, fut-ce de mauvaise grâce". ( La naissance du jour)
Son comportement vis à vis des chats montre que son amour pour eux satisfait chez elle à la fois un désir de porter secours à ceux qui souffrent par l'homme, et un instinct de domination que les humains viennent heurter.
L'amour que Colette porte à la gent féline, nous l'avons vu, n'a rien de comparable avec celui d'une mère-aux-chats.
Bien qu'elle éprouve une véritable passion pour le chat et qu'elle vive avec lui dans une intimité profonde et continue depuis l'enfance, son amour n'a rien d'égocentrique et d'abusif.
Au contraire, la compréhension innée qu'elle a du chat fait qu'elle respecte son individualité. D'ailleurs, elle l'aime et le comprend d'autant mieux, que par sa nature, elle se sent appartenir à la race féline- ce qui faisait dire à Edmond Jaloux : "elle aime les animaux comme ils s'aiment les uns les autres, c'est-à-dire sans excessives effusions".
Le désir de dominer le chat, que nous avons décelé dans son attitude, provient sans doute de son esprit de gageure : ne s'attaque-t-elle pas chez le chat à un caractère aussi autoritaire que le sien ?
En fait, le caractère du félin l'intrigue et la fascine. Et c'est purement par jeu qu'elle cherche à le dompter, car elle reconnait le despotisme qu'exerce le chat sur ses fanatiques " Heureux chats despotes qui régnez sur Claude Farrière, sur Paul Morand-et sur moi..." écrit-elle après avoir évoqué sa chatte dernière avec des accents qui ne trompent pas sur l'immense admiration qu'elle lui porte. (Les vrille de la vigne)
Si Colette subit et supporte de son plein gré ce despotisme, c'est qu'elle reconnaît en le chat un animal supérieur. En effet, elle a l'intuition que quelque chose d'exceptionnel se cache à la fois dans sa nature de chat- nous verrons l'importance de ses instincts- et dans son caractère.
C'est pourquoi elle se laisse guider à la fois instinctivement et volontairement par la patte "péremptoire" du chat, tout en cherchant à s'initier à son mystère.
Cette sympathie intuitive, cette fascination, elle les partage d'ailleurs avec d'autres écrivains qui ont chanté le chat. Elle se sent particulièrement en communion avec Baudelaire et Lucie Delarue-Mardrus qui, comme elle, vivent sous l'empire du félin et subissent le sortilège de sa beauté et de son caractère.Tous trois ont le pressentiment de sa supériorité et le prennent pour modèle et pour guide : " c'est l'esprit familier du lieu;
Il juge, il préside, il inspire
Toutes choses dans son empire
Peut-être est-il fée, est-il dieu " ( Baudelaire)
Ce quelques vers suggèrent chez Baudelaire comme chez Colette le caractère péremptoire de la séduction qu'exerce le félin sur les poètes dont le rôle est de dévoiler les choses surprenantes qui nous environnent et que nous ne voyons pas. Colette a décidé de "dévoiler" le chat "son modèle", le chat "son ami", au regard du profane qui ne voit en lui qu'un animal comme les autres.
La plupart des chats qu'elle a connus ont fait l'objet de descriptions et d'évocation tout au long de son oeuvre. Parmi les portraits les plus célèbres, nous trouverons ceux de Fanchette, de Nonoche, de Péronnelle, de la Chatte grise et du Persan Béni. Chaque chat a une histoire, presque une autobiographie, et nous les retrouvons à travers les romans et les essais de l'écrivain.
- Fanchette, la chatte de Claudine, était sans doute aussi la chatte de Colette enfant, car son personnage est si vivant qu'il est facile de séparer de l'apport du roman, la vérité essentielle du texte.
- Quant à Péronnelle, qui s'appela aussi Prrou, la chatte gris-rayé, Colette l'a recueillie à la campagne et elle est bientôt devenue la reine des chattes - "nous avons vécu ensemble" dit Colette à son sujet. Nous la retrouvons dans La retraite sentimentale et dans Chambre d'hôtel."Si je parle d'elle dans ce récit, ce n'est pas pour lui donner une place de premier rang" dit Colette - " elle était là, telle chose m'advint....." (Chambre d'hôtel.)
- La chatte grise a été la dernière chatte de Colette. Elle figure littéralement dans La Naissance du jour et d'autres ouvrages.
Elle est non seulement le modèle du personnage félin de la Chatte, mais encore ce livre n'eût pas été écrit sans elle.
Morte et non remplacée, elle devint dans l'Etoile Vesper "la chatte dernière" :
" Elle a d'elle-même, réglé son pas sur le mien, et le lien invisible, d'elle à moi, suggérait le collier et la laisse" se souvient Colette en évoquant le climat de leur vie commune.
Tous ces chats vont devenir ses modèles, et elle va les camper d'une manière inoubliable.
Comment Colette peint-elle les chats ?
Il semble que, comme La Fontaine, Colette essaie de voir les chats dans leur vérité, en les observant d'abord soigneusement de l'extérieur : c'est ainsi qu'elle peint des notations physiques précises comme le pelage ou les yeux, et en même temps des détails de comportement.
A partir de ces notations, elle va essayer de pénétrer la nature interne de l'animal, non comme un savant entomologiste, mais comme un écrivain amoureux des chats.
Description physique du chat :
".....Quant à la beauté du chat, elle est au-dessus de tout" écrivait Sido à Colette. C'est cette beauté, qui la fascine, que Colette aime peindre,
et elle va appliquer à ses portraits le don et la volonté d'observation qui la caractérisent : "Il n'y a pas eu de plus beaux yeux au monde, écrivait Maurice Goudeket, ni qui mieux savaient voir...."
Pour décrire le chat, elle part d'une observation minutieuse qui s'attache à l'originalité de chaque forme, de chaque nuance, et l'acuité de son regard lui permet de déceler les plus infimes détails qui caractérisent le chat qu'elle peint : ainsi, les oreilles de Nonoche" un peu longues, ajoutent à l'étonnement gracieux de ses yeux inclinés et ses pattes minces, armées de brèves griffes en cimeterre, savent fondre confiantes dans la main amie..." ( Les vrilles de la vigne)
Son goût de l'observation, de la nuance, s'affirme lorsqu'elle évoque le pelage du chat : elle en note ce qui fait son originalité " les taches de Nonoche, chatte portugaise, semblent plus en désordre que jamais :un rond orange sur la joue, un bandeau noir sur la tempe, trois points noirs au coin de la bouche, près du nez blanc fleuri de rose....." (Les vrilles de la vigne)
Ou bien elle nuance sa métamorphose : la Shah persane "ardoisée le matin, devient pervenche à midi, et s'irise de mauve, de gris perle, d'argent et d'acier, comme un pigeon au soleil" ( La Shah : la Paix chez les bêtes)
Ces visions sont communiquées au lecteur par des mots dont l'alliance suggère parfaitement la pensée de l'auteur : ici le gris bleu de la chatte mêle les tons sur la palette, la syntaxe elle-même se plie à ces recherches de peintre : le rythme de la phrase suit la métamorphose du pelage ; là il mêle les sensations visuelles aux sensations tactiles : la robe de Péronnelle est "d'un gris modeste, mais de l'étoffe la plus soyeuse qui fond dans la main et s'argente au soleil...." ( La retraite sentimentale). Les comparaisons elles-mêmes deviennent suggestions " la chatte dernière est bleue comme un orage d'ouest et elles se font substitutions : la nuit, " la Shah se fait alors ombre, fumée, nuage...."
Toutes ces techniques de la description sont admirablement contenues dans l'évocation du Persan Béni : "il était d'un rose à peine cuivré....." Vêtu comme une fée, il semblait miraculeusement à l'aise au sein de son nuage, qui sur les flancs battait à chaque pas, et l'habillait par-derrière d'une immatérielle culotte floconneuse..." (Le fanal bleu)
Colette mêle les deux particularités les plus frappantes de Béni : sa couleur et l'abondance de sa toison, pour nous faire découvrir, par les adjectifs, les comparaisons et les suggestions, tout ce que sa beauté à d'immatériel, et de magnifique.
Nous voyons que le pelage du chat est pour Colette, à la fois un objet de sensualité et un objet de description littéraire qui lui donne l'occasion de renouveler, par son style insolite, la perception blasée que nous acquérons des objets.
Autant que leur pelage, les yeux des chats sont des sujets d'admiration pour Colette. Ils la fascinent. Et sa vénération est telle, qu'elle les compare souvent à des pierres précieuses, à l'ambre vert, à l'or pur. Elle fait passer dans les descriptions des yeux de chat, tout ce qu'il y a de beauté formelle et de mystère. Comme pour le pelage, elle étudie la nuance en faisant des alliances de mots et des comparaisons d'une telle délicatesse, d'une telle sûreté qu'ils suggèrent plusieurs sensations à la fois. N'y-a-t-il pas de plus beaux yeux que ceux de la Shah " vert comme la feuille cendrée du jeune saule". Les adjectifs évoquent la délicatesse de la couleur : vert à reflets cendrés ; et la comparaison avec la feuille du jeune saule suggère à la fois ce qu'il y a de jeunesse et d'innocence dans son regard.
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Le plus souvent, elle mêle la forme à la couleur, et elle en souligne minutieusement les détails : les yeux verts de Péronnelle sont "relevés aux coins, soulignés de Kôhl".
Mais elle fait plus que souligner les détails : elle en cherche l'originalité en faisant appel au sens du goût du lecteur :
Nonoche ouvre "ses yeux japonais, d'un vert qui met l'eau sous la langue".
L'alliance de la forme et de la suggestion de la couleur montre la pureté et l'intensité des yeux de Nonoche. Colette ne décrit pas seulement la beauté des yeux du chat, elle interprète leur regard : les yeux de Béni "au large éclat d'or bouillant et
pailleté" versent aux nôtres " une confiance calme " de chat choyé et sûr de sa beauté. Les yeux de Péronnelle" vous regardent droit, insolents, caressants..."
Nous verrons plus loin que le regard a une certaine importance pour déterminer le caractère du chat.
Comme pour décrire le pelage, Colette part de l'observation des yeux du chat, mais elle les transfigure par la magie verbale des évocations.
Mais ses portraits de chat n'ont rien de statique. Colette ne se contente pas d'une description plastique, elle campe des attitudes, elle recrée des Mouvements, si bien que le chat " vit " sous les yeux du lecteur.
Son don d'observation lui permet d'évoquer des silhouettes de chats en les comparant à celles d'autres animaux : ainsi Péronnelle, dans l'air du soir, ressemble a une crevette grise. Le chat assis au repos évoque immanquablement une statue : Franchette, assise, ressemble à une chatte ‑ déesse d'Egypte.
La chatte qui chasse a " 'les oreilles nivelées, les sourcils joints et la queue vibrante ".
Ici, les adjectifs, précis, se substituent à la comparaison, et l'on sent la justesse et la réalité de l'observation.
Plus encore que l'attitude plastique, c'est le mouvement qu'elle aime décrire, et Colette nous donne
alors l'occasion d'admirer son talent d'écrivain : à l'originalité de l'image sa mêle un sens du rythme et de la syntaxe, qui épouse parfaitement le mouvement qu''elle veut exprimer. Ainsi Colette évoque d'une manière admirable, la rapidité de la chatte qui chasse;" la chatte était couchée. Tout â coup, elle s'est changée en dragon, en flamme, en poisson volant, et j'ai vu sous son ventre, entre ses pattes d'argent, un lézard vert, comme si. elle venait de l'inventer à l'instant même".
". ( Chatte et le Lézard ‑‑ Prisons et paradis ) . Avec la même technique elle va évoquer la nonchalance de la chatte qui se réveille, et elle donne au mouvement toute la grâce féline; " infailliblement, la chatte prostrée va .s'allonger jusqu'au prodige, extraire d'elle même une patte de devant, dont personne ne connait la longueur exacte, et dire, d'un baillement de fleur:" Il est quatre heures bien passées" ". ( La naissance du jour) . Ici la lenteur du rythme, la sinuosité de la syntaxe s'oppose au rythme coupé et haletant de scène précédente..
Le mot lui ‑ même, a ce pouvoir évocateur lorsqu'il est choisi avec ce soin et ce sens de l'harmonie qui caractérise Colette : elle n'ignore pas la puissance suggestive des allitérations et nous en trouvons un exemple lorsqu'elle évoque " le matou qui coule du mûrier comme une liane ": les labiales, les sons coulants répétés imitent les gestes déliés du chat.
Le portrait qu'elle fait des chats ne serait pas complet, ne serait pas "vivant" si elle n'y ajoutait l'évocation d'un langage de chat aux " cent inflexions ". Là aussi adjectifs et comparaisons évocatrices s'allient pour traduire toutes les nuances de leurs miaulements : ce sont des cris flûtés, des roucoulements de colombes ou même des aboiements de chien. Aucune tonalité n'échappe à l'oreille musicienne de Colette qui analyse même avec sûreté le ronron " ce mystérieux privilège du félin " qu'elle compare à " une rumeur d'usine lointaine" " au bourdonnement de coléoptère prisonnier" "au moulin délicat dont le sommeil profond arrête la meule ". ( La maison de Claudine)
Ainsi, couleurs, formes, attitudes, mouvements et sons se mêlent chez Colette pour décrire le chat et en tracer des portraits inoubliables. Son génie de l'observation s'allie à la sorcellerie évocatoire de son style et de ses images pour nous rendre le chat plus vivant, plus proche , et surtout pour nous communiquer son admiration et son amour des chats.
Colette, sensible à tout ce qui touche le chat, ne se contente pas d'en faire des portraits physiques. Son art ne se borne pas à louer la beauté féline : il augmente les connaissances que nous pouvons acquérir de l'animal : en effet, rien de ce qui est de leurs habitudes, de leurs rites, de leurs instincts n'échappe à l'oeil vigilant de Colette et derrière l'écrivain se cache une véritable naturaliste.
La journée de chat commence généralement le matin autour d’une coupe de lait. La fraîcheur ambiante alliée à la gourmandise du chat en font un moment privilégié oui correspond au réveil de la nature en même temps qu’au réveil des sens, et c'est dans une atmosphère d`innocence rousseauiste que Péronnelle boit « du lait fraîchement trait servi dans la Parc, sous une petite aubette bleu ciel »
(Chambre d’hôtel).
Puis c’est la toilette. A ce sujet Colette montre la connaissance quasi scientifique qu'elle a des animaux lorsqu’elle déclare que " les chats qui ne mangent pas, ne se lavent pas, faute de salive ". Mais Nonoche, chatte portugaise bien nourrie et propre pense à sa toilette… " Un peu de toilette ?" Comme je suis faite !
" Et la cuisse en l'air, Nonoche copie cette classique figure de chahut qu'on appelle " le port d'arme ". (Les vrille s de la vigne.). La fraîcheur et l'originalité de cette comparaison, montrent comment Colette sait rajeunir une attitude habituelle aux chats.
Les jeux, la chasse et le sommeil remplissent la journée des chats. Colette aime tout particulièrement évoquer leurs jeux : ils font preuve d'adresse, de souplesse et de cette fantaisie qui plaît tant à l'écrivain : Péronnelle, à l'heure des lampes, " déchire les journaux, vole les pelotons " Poum, joue avec son ombre : "infatigables tous deux, nous jouons de légèreté : quand je saute, elle s'éloigne, et nous retombons embrassés, pour recommencer plus fort, comme deux papillons qui s'accolent... "(La paix chez les bêtes).
L’abondance de verbes de mouvement traduit la rapidité et la spontanéité du chat. Ces jeux, ces courses effrénées qu’elle compare à des galops contrastent avec l'attitude digne et tranquille qu'adopte 1e chat d'habitude. Colette note ce que ces jeux contiennent de folie passagère et elle remarque les " yeux de chèvre folle " de Péronnelle, qui, en jouant, dévaste tout l'appartement.
Mais 1e jeu n'est pas toujours synonyme de folie. Au contraire, à l'occasion d'une observation attentive, Colette découvre ce qu'il y a d'étonnant et d'élaboré dans l'attention avec laquelle la chatte grise " au bord d'une flaque, cueille des gouttes d'eau dans le creux de sa petite main de chat et les regarde ruisseler.... ( La naissance du jour)
Ce charmant tableau évoque â la fois la grâce de la chatte, et quelque chose de plus profond que contient le mot " regarde " et qui touche à l'intelligence du chat.
Fatigué des jeux, le chat dort, et Colette décrit à loisir ses attitudes et son comportement : le sommeil de Péronnelle est confiant et abandonné " elle dort sur le dos, la gorge tendue à tous les supplices ...." Par contre, celui du matou. " qu'une secousse électrique dresse parfois ‑ ( qui ) gronde sourdement comme un tonnerre lointain ‑ puis ( qui ) retombe " traduit son inquiétude et sa nervosité de chasseur et de mâle, (La Paix chez les bêtes) Colette parle souvent des " sommeils souriants " des chats- sans doute à cause de leur position abandonnée et de la forme de leur bouche; " Péronnelle montre son menton naïf, l'ourlet vernissé de sa bouche en arc ....." (La retraite sentimentale )
Les chats obéissent â leurs instincts saisonniers et c'est l'occasion pour Colette de faire renaître leurs rites chargés de mystère. Ainsi, elle relate le comportement de la chatte et du matou à toutes les étapes de leur vie sexuelle.
L'observation du protocole amoureux permet à l'oeil amusé ou étonné de Colette d'enregistrer le comportement invariable qui règle le sabbat des chattes
Ce protocole amoureux débute par la danse nuptiale de la chatte. Colette emploie souvent le mot ballet ou danse à propos des ébats des chattes, car comme la danse, ces ébats obéissent à des règles, à des rites sacrés immuables, chargés de mystère pour le profane, auxquels seul le chat est initié.
Il semble cependant que le chiffre trois ait une signification cachée ! En effet le ballet se divise en trois actes, et dans le premier acte, l'appel au matou est prononcé trois fois : " par trois fois, le cou tendu, les yeux anxieux, elle a clamé distinctement en trois syllabes " Mi ‑ ya ‑ oû " appel sacré suivi de cris d'oiseau, moins facile à noter et à interpréter."( La retraite sentimentale) . Chez certaines chattes, l'appel est quelquefois remplacé par l'adoration d'un objet de culte et de volupté. Cet objet peut‑être une certaine branche, taillée en biseau , sur laquelle elle se râpe ou s'écorche ‑ sans doute, ce comportement étrange est‑il suffisant pour attirer l'attention des matous !
Puis, la danse nuptiale proprement dite commence, et alors la chatte imite le serpent ou l'anguille...." suit un intermède de danse serpentine, vautrage à gauche, vautrage à droite, soulèvement de la nuque en pont, comme à la salpétrière " ( La retraite sentimentale).
C'est l'intermède de séduction qui bientôt devient ballet lorsqu'il est exécuté devant une tôlée de matous " : " elle se roule, chemine sur le dos et le ventre, souille sa robe, et les cinq matous avec elle avancent, reculent comme un seul matou." ( la retraite sentimentale)
Grisée par son succès, provocante et coquette, elle obéit à des caprices. Malheur au matou qui s'élance sur elle : elle châtie et griffe l'imprudent qui n'a pas su attendre la fin des rites.
Par la précision du récit qui relate le comportement étrange de la chatte amoureuse, Colette suggère le caractère impérieux de l'instinct qui transforme la chatte si douce et si réservée d'habitude en une créature impudique et voluptueuse au regard fou.
Le partenaire de la chatte, le matou, assiste silencieux, observateur, au sabbat, attendant le moment propice à sa félicité. Il n'est jamais seul dans son attente. Il est généralement entouré de rivaux avec lesquels, soit pour tuer le temps, soit pour les intimider, il amorce d'interminables dialogues " sans autre mimique que le jeu des oreilles couchées et ramenées, les yeux clos et rouverts, l'expressif sourire
menaçant sur les dents visibles " (La Paix chez les bêtes).
C'est l'époque, où ils sont sales, longs, efflanqués, dépoilés " le dos en chapelet, avec des cous pelés d'échappés à la corde ", résultats de luttes et de batailles nocturnes.
Mais ce qui caractérise leur cour amoureuse, ce sont leurs chants aériens sui emplissent les nuits d'été.
Il semble que Colette prenne un plaisir musical à écouter ces feulements dont elle note avec subtilité toutes les harmonies. C'est ainsi qu'elle distingue, en les assimilant à des airs d'opéra, plusieurs tonalités dans leur chant : " une grande voix de fauve baryton, à long souffle, persiste à travers les sons acérés d'un chat habile aux trémolos, aux chromatiques aigües interrompues d'insinuations furieuses, plus nasales à mesure qu'elles se font plus outrageantes ".
Elle rend avec réalisme le caractère monstrueux de ce chant de l'instinct dont les adjectifs soulignent la brutalité et le caractère insolite :
"... un crescendo brusque, imprévu, effroyable, des râles, la mélée aérienne de deux voix furibondes, les voix de deux démons qu'apporte et roule un nuage affreux ...
.. . puis le silence.... " (La Paix chez les bêtes)
Ces chants terribles sont cependant chargés de secrètes significations : il n'est que de s'initier par l'intermédiaire de Nonoche à cet appel sauvage, à cette mélopée lyrique du matou tentateur, qui vient frapper ses oreilles ‑" Viens ... Viens ... Quand je paraîtrai à tes yeux, tu ne reconnaîtras rien de moi, - que l'amour !" - (Les vrilles de la vigne )
Ici l'art de Colette, sa magie de la langue, fait que ce chant du matou nous suggère avec une force extraordinaire, une réalité que nous croyons voir se dérouler devant nos yeux.
Cette chatte folle qui se vautrait sur le soi et giflait les mâles va bientôt devenir mère. Il faut noter que Colette, par discrétion envers ses amis chats ne décrit pas l'accouplement : " encore que la grâce féline sorte indemne de tous les risques, pourquoi la soumettre à la suprême épreuve ? " (Les vrilles de la vigne ) dit-elle dans les Vrilles de la vigne après nous avoir longuement décrit le manège de séduction de sa jolie chatte grise.
La chatte enceinte, va donc connaître la béatitude des sommeils souriants et des ronrons persistants ..... Colette observe avec tendresse et un peu d'étonnement ses manies, et l'éclosion de son instinct maternel qui apparaît même avant la naissance : ainsi Fanchette " pétrit un lambeau de robe de chambre .. . le tient au chaud en boule sous elle ou le lèche en songeant à sa future famille ". (Claudine à Paris)
Physiquement, ses flancs s'arrondissent. Sur son ventre " exceptionnellement soigné," pointent de. petites mamelles roses "qui gonflent et deviennent douloureuses ".
Puis l'accouchement survient : Colette note avec précision le comportement de Fanchette : l'abondance des adjectifs et des adverbes traduit la panique qui s'empare de Claudine, aussi bien que de sa chatte ! le style haletant épouse admirablement les différentes phases de l'accouchement " elle respire vite,appuie impérieusement ses pattes chaudes sur ma main, et me regarde avec d'admirables yeux dilatés. Elle ronronne à tort et à travers .... soudain, crispation des pattes fines sur ma main et second Môôô de détresse.... ( Claudine à Paris)
Nous trouvons dans l'oeuvre de Colette de nombreuses et d'admirables scènes de maternités animales. En effet, la chatte est pour elle le symbole de l'amour maternel, du moins tant que les petits sont effectivement petits.
Quelle tendresse, quelle abnégation, quelle admiration exclusive éprouve Nonoche pour son fils qui sommeille "contre elle, roulé en escargot " : "Qu`il est beau ! se dit‑elle. Et gros ! Aucun de mes enfants n'a été si beau. D'ailleurs je ne me souviens plus d'eux.... Il me tient chaud.... " ( Les vrilles de la vigne).
La sympathie que Colette éprouve pour la chatte fait qu'elle perçoit combien cet amour a un caractère impérieux et sensuel : la chatte trouve la paix dans le seul fait de sentir ses petits contre elle ‑" Il y a vingt jours, je les avais tous les six dans la corbeille, aveugles et pelucheux ; ils ne savaient que ramper et, suspendus à mes mamelles, onduler d'aise comme des sangsues. Une fièvre légère égayait mon épuisement, j'étais une douce machine stupide et ronronnante qui allaitait, léchait, mangeait et buvait avec un zèle borné." (La mère chatte - la paix chez les bêtes ).
Pour Colette, aucune mère n'a, aussi fort, l'instinct de l'amour maternel : car il s'agit à la base, d'un instinct:" Vous n'ignorez pas que mon instinct da mère et de chatte me fait deux fois infaillible " dit la Mère-Chatte.
Mais qu'une chatte privée de ses petits s'emploie à séduire le chaton d'une autre, que cette dernière souffre, jalouse au point d'en perdre la santé, qu' elle s'évanouisse comme une femme devant ce qui la blesse, puis perde tout espoir et se renferme dans une dignité triste et désabusée, voilà des faits que Colette a observés et qu'elle relate dans " Les deux chattes ", des faits dont le seul instinct ne peut rendre compte, et qui nous obligent à parler de sentiment, car seul le sentiment, a pu provoquer cette scène de tragédie qu'est l'enlèvement d'un enfant‑chat " l'impudente Noire et Kamaralzaman, l'un tétant l'autre, mélés, heureux, gisaient sur la première marche, dans l'ombre, au bas de l'escalier où se précipita Moune ‑ et où je la reçus dans mes bras, molle, privée de sentiment, évanouie comme une femme.... " ( Les deux chattes - La maison de Claudine)
Seul ainsi, le sentiment peut faire naître cette vigilance, qui d'ailleurs peut être le sujet d'intermèdes comiques : " à force de les chercher dit‑elle, je ne les vois plus, ou bien mon souci les multiplie. Hier, n'en ai‑je pas compté, effarée, jusqu'à neuf ? Ce jardin est leur perdition." ( La paix chez les bêtes).
Dans ces scènes de maternités, Colette nous fait découvrir tout ce qu'il y a d'inconditionnel dans l'amour maternel félin, tout ce qu'il y a de mystérieux
aussi dans l'instinct. N'a‑t‑elle pas découvert un jour dans le jardin de Saint Sauveur que " Bijou" ," en trois ans quatre fois mère, qui portait â ses mamelles un chapelet de nouveau‑nés, suçait elle‑même , avec un bruit maladroit de sa langue trop large et un ronron de feu de cheminée, le lait de la vieille Nonoche inerte d'aise, une patte sur les yeux." (La maison de Claudine) Devant cette scène de chattes s'allaitant l'une l'autre le réalisme de l'observation cède le pas au merveilleux.
Ainsi, l'attention que Colette porte aux chats, l'ouïe mentale qu'elle tend vers l'animal, lui a permis de décrire et de pressentir dans toute sa vérité la nature de l'amour maternel chez le chat.
Dans la demeure accueillante de Colette, les chats vivent le plus souvent par couples et par familles. Si pour Colette, le matou et les petits vivent dans l'ombre de la chatte - nous avons vu sa prédilection pour les chattes - Ils n'en ont pas moins une réalité propre et une existence littéraire.
En effet, malgré la similitude d'espèce, il y a pour Colette une différence fondamentale entre la chatte mère et épouse, et son mari le matou : c'est qu'elle accorde à la chatte l'intelligence, tandis que le matou n'obéit qu'à ses instincts.
L'intelligence de la chatte est une conséquence de sa cohabitation avec l'homme, de sa dépendance acceptée de plein gré.
Le matou est trop indépendant "je viens quand je veux, et les maîtres de ce logis ne sont pas les miens" déclare-t-il.
La chatte pour Colette, est donc la compagne de l'homme, et combien de descriptions célèbrent sa grâce, sa douceur, son esprit curieux et vif, sa féminité : ainsi la Shah " très femelle, coquette, pudibonde, occupée de sa beauté qui croît chaque jour."
Derrière elle, loin derrière elle dit Colette, vient le matou, " son mari magnifique, tout endormi de beauté, de puissance, et timide comme un hercule". (La naissance du jour)
Il obéit à ses instincts sauvages et il "mène la vie inquiète de ceux que l'amour créa pour son dur service". C'est là l'unique rôle que Colette leur fait jouer dans ses écrits.
Ce qui les distingue des chattes, c'est leur puissance, leur orgueil, leur indépendance. Leur beauté vient de la pureté de l'espèce conservée dans son état sauvage. Mais Colette ne leur accorde pas beaucoup d'esprit : toutes ses descriptions soulignent leur caractère endormi, leurs yeux mornes, leur front bas et large et leur manque d'expression : en effet, ils ne sourient jamais, ce qui, pour Colette est le signe d'un manque d'intelligence. Leur “pur et stupide visage” a quelque chose de troublant et d’indéchiffrable qui inquiète un peu.
Mais Colette excelle tout particulièrement à les décrire. Elle mêle le pittoresque à l'humour et ses matous sont presque des caricatures de chat : l'évocation est encore plus savoureuse lorsqu'elle laisse le matou tentateur se décrire lui-même : "je suis le long Matou déguenillé par dix étés, durci par dix hivers"…. Quel raccourci suggestif de sa vie de chat nous donne‑t‑il par ces deux adjectifs pittoresques. La caricature commence au moment où Colette fait la description physique du matou en insistant sur les détails révélateurs : " une de mes pattes boîte en souvenir d'une vieille blessure, mes narines balafrées grimacent et je n'ai plus qu'une oreille, festonnée par la dent de mes rivaux … " Voilà le résultat de cette vie toute entière vouée à la chasse et au dur service de l'amour ! Colette charge le portrait en évoquant l'allure du matou : " je marche à la manière des loups, le train de derrière bas, suivi d'un tronçon de queue presque chauve." (La paix chez les bêtes). Le rythme de la phrase souligne l'humour du détail et donne. au matou une présence extraordinaire aux yeux du lecteur.
Ainsi, à la précision de la description se mêle l'humour que le personnage inspire, tant par son allure que par son comportement. Colette voit le matou à. la fois démoniaque, tentateur, et elle en fait le symbole de l'instinct et de l'amour physique.
Quelle est la vie du couple chat ? Elle suit le rythme des saisons. Elle est faite d'amours bourgeoises, de passions folles et même d'adultères. Ils sont -bien sûr en dehors des saisons d'amour discrets comme des sorciers dans la manifestation de leur sentiment amoureux. Colette évoque bien le matou romantique qui délaisse sa petite épouse pour rêver à la chatte qu'il ne connait pas encore, mais le plus souvent la vie du couple se révèle dans de petites scènes de la vie familiale : c'est l'instant de quiétude à deux dans le jardin transformé par l'orage, ou le sommeil fraternel dans la corbeille commune, c'est l'indifférence agacée de la chatte, c'est la scène de ménage : " S’il s'installe sur le coussin qu'elle convoite, elle éclate comme une châtaigne jetée au feu et le griffe au visage, en vraie petite femelle lâche, visant les yeux et le tendre velours du nez. ” (La Paix chez les bêtes).
Les rapports entre les parents‑chats et les enfants‑chats sont bien définis.Le matou ignore ses fils ou alors il assied son autorité par des taloches distraites: " Si j'étends cette lourde patte sur mon fils, enfant irrévérencieux, il semble que ce soit pour le rejeter au néant."(La paix chez les bêtes).
Le chaton appartient alors à sa mère, et son existence littéraire, comme son existence réelle, est subordonnée à celle de sa mère : en effet, tant qu'il est nourrisson, Colette ne le considère pas encore comme un chat ; c'est une limace, une sangsue, une chenille .....
Le chat enfant, qui commence à s'éveiller au monde l'intéresse davantage, Elle décrit ses gestes maladroits, ses hésitations, ses yeux " couleur d'eau savonneuse " qui commencent à percevoir la lumière du jour, son innocence de bébé chat qui ne comprend rien aux tragédies des chattes et qui dort dans " sa robe rayée, pattes mortes et gorge à la renverse ".
Colette souligne la naïveté de son attitude de petit chat qui cherche à imiter ses ainés, sa malice et la maladresse de sa démarche : "Debout sur ses quatre pattes courtaudes, fidèle à la tradition qui lui enseigne cette danses barbare, il s'approche les oreilles renversées, le dos bossu, l'épaule de biais, par petits bonds de joujou terrible... " (Les vrilles de la Vigne)
C'est un chaton insouciant et étourdi qui donne beaucoup de soucis à sa mère; il se perd souvent, mais ces alertes ne suffisent pas à le rendre plus posé : " il redevient la fat ,l 'hurluberlu, le maladroit qui casse un vase, l'imprudent qui grimpe d'un trait au faîte d'un arbre et y prend le vertige, l'inopportun qui marche sur le papier à mouches." (Bêtes que j'ai connues)
Mais il n'a encore ni instinct, ni esprit, et son innocence se double de cruauté involontaire : nous avons vu qu'il pouvait sans hésiter délaisser sa mère pour suivre une chatte qui lui offre son lait.
1) Caractère du chat en général :
Lorsque Colette évoque des scènes de la vie du chat, lorsqu'elle peint le matou en train de chasser ou la chatte occupée à séduire, elle essaye d'interpréter leurs gestes en rapport avec la psychologie propre à l'animal chat.
Le mot de psychologie appliqué à un animal peu paraître étonnant, mais nous avons vu que, comme Sido, Colette a découvert que le chat avait une âme, et même un caractère qu'il ne dévoilait qu'aux seuls initiés. et Colette fait dire à Kiki-la-doucette : "je me souviens d'un temps où les prêtres en longues tuniques de lin nous parlaient courbés et tentaient, timides, de comprendre notre parole chantée." (Dialogues de bêtes)
C'est d'ailleurs ce caractère qui est à l'origine du mystère dont le chat s'entoure. En effet, son visage de sphinx, impassible et indéchiffrable, son comportement singulier- nous avons vu que le chat obéissait à des rites et des habitudes millénaires- déroutent le profane, qui ne voit dans sa nature féline qu'une indifférence un peu molle, neutre et ennuyée....
Mais pour l'initié - et surtout si celui-ci est Colette- le caractère du chat est une source, profonde, de qualités qui lui plaisent par-dessus tout : c'est au contact du chat que Colette a découvert la maîtrise, la dignité,l'empire sur soi et la fantaisie dont elle a fait sa règle de vie. Bien sûr, et c'est une généralité, on reproche au chat son égoïsme. Mais Colette fait justice à ce lieu commun de ceux qui n'entendent rien aux chats : "Ils baptisent ainsi, pêle- mêle, l'instinct de préservation, la pudique réserve, la dignité,le renoncement fatigué de l'impossibilité d'être compris par eux" fait-elle dire à Kiki-la-doucette. ( Dialogues de bêtes).
La maîtrise dont fait preuve le chat en toutes circonstances vient de ce qu'il a de nature, un grand empire sur lui-même : il arrive, non pas toujours à dissimuler ses émotions lorsqu'elles sont vives mais à les surmonter et à cacher sa souffrance : ainsi Moune, à qui Noire du Voisin a volé le petit, se résigne, et "rien ne paraît plus de sa douleur sur son visage" (les deux chattes- La maison de Claudine).
Cette maîtrise est bien loin d'être de l'indifférence, car à la manière dont "elle replie ses pattes sous ses mamelles taries", elle feint le sommeil et ferme les yeux lorsque son fils vient jouer près d'elle, elle trahit pudiquement sa souffrance.
Quand à Prou, qui, du temps de sa misère campagnarde ne mendiait jamais, elle ne laissait lire à Colette dans son regard de chatte maigre, que l'ennui d'avoir faim, d'avoir froid.,.."
Ce comportement plein de dignité fait l'orgueil de la race féline. La noblesse et la fierté que Colette admire dans le caractère du chat lui donne le sentiment de s'adresser à une race supérieure. Comme tous les poètes et tous les amoureux fervents séduits par le chat, elle a essayé de déchiffrer l'essence même du caractère félin. Mais le chat livre‑t‑il ses secrets ?
A côté de ce caractère fondamental que Colette a défini comme propre aux félins, nous trouvons des traits de caractère qui touchent plutôt à la nature de l'espèce : c'est la paresse, l'extrême sensibilité nerveuse, l'intensité des sensations, le comportement sournois, la dissimulation, la fragile patience, les sautes d'humeur, l'attitude sauvagement tendre et fantasque envers les humains.
Colette va mentionner tous ces traits de caractère en évoquant
la personnalité des chattes qui ont marqué sa vie et dont elle a pu observer à loisir le comportement.
Tous les chats ont un caractère qui est propre à leur espèce et à leur race . Mais certains se distinguent par leur forte personnalité acquise en général au contact de l'homme.
Les chattes oui ont vécu dans l'intimité de Colette et qui sont devenues ses amies sont pour la plupart des chattes d'un grand caractère, et elle complète les portraits physiques de Fanchette, Nonoche, Péronnelle et la chatte dernière en brossant leur portrait moral et en nous faisant part de tout ce qui touche à leur personnalité de chatte.
Fanchette est la petite chatte blanche de Claudine. Elle joue tour à tour le rôle de confidente, soeur ou mère, selon. l'état d'âme de Claudine. Ce qui la caractérise, c`est son amour désintéressé pour sa maîtresse, sa tendresse et son intelligence. Lorsqu'elle meurt, Claudine soupire : " Pauvre Fanchette qui avait une si jolie âme de provinciale moderne et s'appliquait avec tant de conscience à toutes les choses de la vies." Nonoche est le modèle de la chatte‑mère : elle a la nervosité des mères qui veillent éperdument sur leur petit, l'attention tendre que donnent, nous l'avons vu, à la fois l'instinct et l'amour maternel.C'est une chatte pleine de fantaisie : Colette nous la présente comme " futile, rêveuse, passionnée, gourmande,caressante et autoritaire ". (Les vrilles de la vigne)
Elle a un caractère changeant, en accord avec son pelage bariolé de chatte portugaise. Ses sautes d'humeur rebutent le profane qui ne voit que du caprice là où les initiés voient une hyperesthésie nerveuse : "la joie de Nonoche tout près des larmes " dit Colette. Nonoche a sans doute été la chatte de son enfance, car elle l'évoque dans "Les vrille de la vigne" et "dans la maison de Claudine."
Nous connaissons mieux la personnalité de Péronnelle : c'est une chatte que Colette a recueillie à la campagne,
Colette décrit, observatrice et amusée le manège de cette chatte dont le premier trait de caractère est la roublardise : en effet, elle accentue sciemment sa modestie pour rappeler à chacun son ancienne pauvreté : " la Prrou en robe modeste, à qui on ne demande rien, s"entête à nous donner l'exemple des plus grises vertus : elle est propre, douce, humble, elle élève dignement son fils unique." ( la Paix chez les bêtes )
Devant tant d'humilité, on ne peut que lui témoigner les plus grands égards et c'est ce qu'elle cherche ‑ " elle nous roule " dit Colette.
Il semble que, rassurée sur son sort, assurée de l'affection de sa maîtresse, Prrou ait changé de personnalité en devenant Péronnelle. Dans La Retraite sentimentale, elle nous apparaît, malgré son air distingué et correct dû à sa robe "de dame patronnesse", joueuse, turbulente comme un chien, vite irritée, appliquant à tout sauf à sa maîtresse,-amour oblige- un jugement impénétrable. Cette turbulence s'accompagne cependant d'intransigeance : un jour que Colette l'admonestait, elle lui sauta an visage " sans trop de griffes, mais pour le principe et le protocole ". Car sur les questions de préséance, dit justement Colette, il est peu de chattes qui consentent à transiger :
Nous la retrouverons, dans chambre d'hôtel, de pauvresse, qu'elle était,transformée en Reine des chattes, sagace et accoutumée aux voyages de sa maîtresse, et devenue plus qu'une compagne, une amie.
Quant à la chatte grise, ou "chatte dernière", son cas est troublant :" sans le vouloir, je l'ai attirée hors du monde félin "' dit Colette. Il semble bien que son intelligence ait été peu commune.
C'est elle qui a inspiré Colette pour son personnage de Saha dans La chatte.
Colette et sa chatte se vouent un amour réciproque et Colette ne la. célèbre qu'avec réserve et ferveur " ce chaleureux, vif et poétique esprit", absorbé dans le fidèle amour qu'elle lui a voué. Leur communication et si parfaite qu'elle se fait par silences, fidélité, chocs d'âme...
Sa petite âme de chatte délicate a " des amants
parfaits, la pudeur et l'effroi des contacts appuyés"..
(La naissance du jour)
Son visage expressif reflète le moindre sentiment et en montre la profondeur et l'intensité. Colette relate à ce sujet la jalousie qu'elle éprouvait à l'égard de Jantille et la plainte qui s'échappait d'elle dès qu' elle entendait le nom de sa rivale.
Cette chatte exceptionnelle été la dernière chatte de Colette. Elle se révéla irremplaçable . Sa personnalité a été si forte qu'elle impose le vide après elle. Mais bien des années après sa mort M. Goudeket entendait Colette soupirer parfois "Ah! cette chatte !"
" Les chats sont des bêtes divines, et juste à cause de cela méconnues" écrivait Sido à Colette. Les Egyptiens ont fait du chat un dieu, le Moyen Age un diable et Colette continue la tradition littéraire en le chargeant de mystère et en l'évoquant quelquefois sous les traits d'un dieu mythologique ou sous les traits de Satan. Ainsi, "Fanchette n'a de goût qu'aux nuits claires où, assise, droite, correcte comme une déesse-chatte d'Egypte, elle regarde rouler dans le ciel, interminablement, la lune blanche." (Claudine à l'école)
Poum, lui aussi, semble détenir des pouvoirs surnaturels: " J'ai surgi, en mai, de la lande fleurie ....~ Bonnes gens ! vous m'avez recueilli, sans savoir que vous hébergiez le dernier démon de cette Bretagne ensorcelée.."
(La Paix chez les bêtes)
En .dehors de ces fantaisies littéraires, il est certain que Colette reconnait au chat des pouvoirs secrets avec lesquels il agit sur tout ce qui l'entoure.
1) Liens du chat avec la nature :
Le chat a des sens occultes qui lui permettent de régler son comportement sur le rythme de la vie universelle, et son instinct est un lien qui les réunit à la nature.
Son corps est adapté pour capter des milliers de sensations que le profane ne perçoit pas. Seuls les effets de ces sensations sort quelquefois perceptibles sur le corps du félin qui réagit différemment selon la nature de ce qu'il capte. Une observation attentive de l'animal permet d'interpréter d'une façon empirique ces différents signes.
Ainsi Colette pense qu'il n'est pas meilleur baromètre qu'un chat : son comportement permet de prédire les phénomènes atmosphériques ; lorsqu'il va geler, la chatte danse. Lorsqu'il va pleuvoir, elle passe sa patte derrière son oreille en faisant sa toilette. Pour un froid passager, elle se roule en turban, le nez contre la naissance de sa queue et pour un grand froid, elle gare la plante de ses pattes de devant et les roule en manchon.
D'autre part, la prédilection pour la nuit qu'a le chat, ajoute à son mystère. Sa faculté de percevoir les infra-rouge comme les ultra-sons fait de lui une espèce supérieure que l'homme cherche à étudier.
2- Liens du chat avec la végétation
Les jardins de Colette appartiennent aux chats. Ils y goûtent la solitude sous les feuilles qui leur servent d'asile et d'abri contre les intrus qui viennent troubler la quiétude de la maison. Les arbres sont des perchoirs d'où ils peuvent observer sans être vus. L'oeil exercé de Colette aperçoit cependant " entre deux branches d'acacia pleureur, une tête féroce qui nous guette, d'un roux léonin, avec ses yeux d'ambre vert." La naissance du jour
Tout l'art consiste à se fondre dans la végétation : le matou, passé maître dans l'art du camouflage," tombe du haut, de ces arbres nus où tout à l'heure (il) ressemblait à un nids dans le brouillard."
Mais l'attrait des jardins réside surtout dans leurs parfums. Certaines. plantes mettent les chats dans des états de gaieté folle, et ils s'enivrent de valériane, de buis vert.
Colette a même observé que son chat noir Babou respire "poétique, absorbé des violettes épanouies" - C'est ce même chat qui choisit aussi en gourmet les meilleurs fraises du jardin, les plus mûres des "caprons blancs et des belles de juin "-
Ainsi les encens végétaux ont un tel pouvoir sur eux qu'ils sont ainsi des accessoires de séduction :" les seigneurs rayés...râpent délicatement sur le sol leur joue droite, leur joue gauche, pour l'imprégner de l'odeur prometteuse du printemps."
Il semble donc que le parfum soit un intercesseur entre l'animal et la plante. C'est que, pour Colette, entre un animal et une plante, la différence n'est pas si grande. En effet, relate Maurice Goudeket, "elle s'asseyait à même le sol, commençait à gratter la terre de ses mains. La chienne, la chatte ne quittaient pas ses flancs, et toutes trois s'enivraient de l'odeur âcre qui montait de l'humus, pareillement occupés de secrets essentiels." (Près de Colette)
3) Liens du chat avec les autres animaux.
Les chats ne sont pas les seuls animaux à hanter les jardins : les chiens, les écureuils vivent auprès d'eux. D'autres, comme les oiseaux, les insectes ou les lézards sont leurs proies. Colette décrit les rapports qui se nouent entre les animaux, et le comportement du chat vis à vis des bêtes d'une autre espèce.
En général, chez Colette, le chat trop indépendant et trop fier semble ignorer les animaux qui l'entourent. Certains cependant lui inspirent une inquiétude méprisante : ce sont les chauves-souris, les hérissons et les tortues. Leur conformation bizarre intrigue le chat et lui inspire une terreur sacrée. Nonoche frissonne d'inquiétude en voyant passer une chauve souris, la chatte noire s'affole devant une tortue...
Mais d'autres animaux, mieux connus, éveillent leurs instincts de chasseurs et de carnassiers. Les chats de Colette ont une prédilection pour les insectes sur lesquels ils exercent à la fois leur cruauté instinctive et leur goût de jeu : ils attaquent par bons vertigineux les phalènes, ils croquent sans dégoût les sphinx ailés, les les bombyx et les hannetons....
Les proies les plus convoitées sont les oiseaux. Mais ils sont aussi les plus difficiles à atteindre! Seuls les téméraires se risquaient à les chasser, car ils savent qu'à tolérer des attaquent d'oiseaux, un chat risque le ridicule !
Le seul animal familier pour le chat, est le chien: L'habitude de vivre ensemble fait qu'ils ont des préoccupations communes. Les jeux les réunissent . "La Shah foule gaîment, comme on brasse la pâte à pain, la profonde toison de la chienne Colley." (La paix chez les bêtes). Une longue intimité fait qu'ils cherchent quelquefois à s'imiter. Ainsi, la chatte dernière, fidèle aux rites du soir, se plaisait à prendre son galop, comme faisait le chien, pour aller se coucher dans sa corbeille.
Malgré ces jeux communs, Colette observe que le chat garde vis à vis du chien une réserve prudente et hautaine qui ne permet pas une trop grande familiarité : en effet le chien est un animal trop grossier et pas assez subtil pour la délicatesse du chat, et son caractère expensif choque la dureté du caractère félin.
4) Liens du chat avec la civilisation :
Les chats ne s'adaptent pas tous de la même manière à la vie civilisée. Ils ont des habitudes dont ils n'aiment pas changer : c'est pourquoi ils fuient les intrus et détestent les déménagements et les voyages.
Ils sont très attachés à leur territoire, territoire affectif comme leur maison, ou territoire de chasse qu'ils ont délimité avec minutie pour en reconnaître les accidents de parcours, les possibilités, les sources de plaisir, les coins d'embuscade et les ennemis possibles. Prrou, par exemple, " vit en Bretagne sur la terrasse chaude, au bord du pré qui descend à la plage. Son domaine, qu'elle a borné elle-même, va du perron à la haie de troènes en fleurs qui masque le mur de briques. Elle ne dépasse pas les grands tilleuls qui versent l'ombre sur ma maison de pierre rousse." (La paix chez les bêtes).
Il y a pour Colette, le chat des villes et le chat des champs. Ce dernier, selon elle, vit dans la misère, soufre de la faim et du froid. Trop sauvage, il fuit l'homme, et par conséquent, il ne peut être secouru.
Il arrive toutefois que Colette opère un sauvetage et fasse d'une petite pauvresse, la reine des chattes.C'est ainsi que Prrou, la rayée,qui ne sortait de son précaire refuge que la nuit, par peur des chiens et des hommes, secourue et choyée,s'est très bien adaptée à son coussin douillet, puis plus tard aux voyages en train, et même à l'ascenseur!
Cette faculté d'adaptation est cependant réservée aux chattes : elles seules arrivent à changer leurs habitudes, quelquefois même d'une manière spectaculaire : la Shah si précieuse et si délicate, "qui mangeait dans un bol de Chine et buvait dans un verre de Venise," s'est mise très populairement à partager les croûtes de fromage et le saucisson des ouvriers qui travaillent chez elle.
Quant à la chatte dernière, celle qui écoutait sa chanson préférée enregistrée sur disque, elle était passée maître dans l'art de voyager en automobile. C'est elle qui décidait des arrêts , des départs. Elle usait de l'automobile avec bonheur : "nous n'avions pas achevé la collation au bord d'un bois, qu'elle demandait à regagner "sa" voiture, pour mettre en ordre sa toison bleue comme un orage d'Ouest." ( Le fanal bleu)
Nous voyons que le chat par l'intermédiaire de l'homme s'adapte à la civilisation qui lui offre le confort matériel.
Les circonstances font du chat un animal domestique. L'union et l'intimité séculaire du chat et de l'homme pose le problème de leurs relations. Comment le chat concilie-t-il sa nature indépendante avec l'attachement à un maître ? Pourquoi l'homme recherche-t-il la compagnie du chat ?
Colette, qui a une compréhension innée de la nature féline, évoque les anecdotes de leur vie commune et en les interprétant, elle essaie de définir la nature des relations entre le chat et l'homme.
Ces relations semblent fondées sur un échange fructueux pour les deux races : le chat attend de l'homme du secours, c'est à dire un gîte, de la nourriture et des soins, et l'homme recherche chez le chat un compagnon dont la présence est précieuse.
La simplicité naturelle du chat fait qu'il agit en fonction de ses instincts, donc son attitude est toujours désintéressée car elle n'est pas viciée par le raisonnement. C'est pourquoi la dévotion et l'amour sans réserves qu'il a pour l'homme bouleversent tant Colette : "Foi des bêtes en nous, foi accablante et imméritée ! Il y a des regards d'animaux devant les quels on détourne les siens, on rougit, on veut se défendre : non, non !je n'ai pas mérité cette dévotion, ce don sans regret ni réserve, je n'ai pas assez fait, je me sens indigne..." (La retraite sentimentale )
Mais cet état d'innocence, cet amour qu'i nous voue, ne signifie pas bonté selon la morale. Son instinct en effet peut pousser le chat au meurtre d'autres animaux, et l'expérience que Colette a eu avec le chat-tigre Bâ-tou montre que malgré l'amour qu'il voue à sa maîtresse, malgré son comportement candide, les instincts carnassiers de la race demeurent. "Hélas! Bâ-tou, que la vie simple, que la fauve tendresse sont difficiles sous nos climats...." dit Colette avec la nostalgie d'avoir eu à briser une amitié qui, Dieu merci dit-elle, n'avait rien d'humain.
Ainsi, les premiers rapports qu'un chat a avec l'homme se situent sur le plan de l'instinct, et c'est justement là pour l'homme une source d'enrichissement.
En effet, le chat est un intercesseur entre l'homme et la nature : Colette évoque ses promenades"lentes, agréables, fructueuses," en compagnie de la chatte : "la chatte découvre et je m'instruis" dit-elle, tant il est vrai que la fréquentation du chat permet d'enrichir son expérience.
Très souvent chez Colette, la présence du chat est liée au repos, à la communion avec la nature. Claudine, par exemple, ne se repose bien qu'au sommet du gros noyer, avec Fanchette à ses côtés. C'est que la présence du chat a quelque chose de calmant et de bienfaisant : son contact physique procure un bien être sensuel à la fois tendre et poignant : ainsi l'héroïne de Chambre d'Hôtel éprouve "au contact de la chatte tiède, contre son bras, une peine sans objet, une vague intention d'être heureuse."
Il est incontestable pour Colette, et nous le verrons dans son roman La Chatte, qu'il se crée des liens charnels entre le chat et l'homme : son corps voluptueux sensible aux caresses, ses instincts sauvages à l'état pur, font du chat un symbole sexuel.
Mais les relations humaines et félines ne se situent pas uniquement sur le plan physique. L'affectivité a une grande part dans ces relations.
Lorsque la rencontre entre l'homme et le chat est réussie et heureuse, c'est le cas pour Colette et ses chattes, il s'établit entre eux un amour fondé sur l'admiration mutuelle. Colette raconte que l'emprise de sa personnalité a été si forte sur sa chatte grise qu'elle a l'impression de l'avoir attirée hors du monde félin. C'est au contact de l'homme que le chat acquiert l'intelligence.
Réciproquement, le chat a une influence notoire au point de vuue moral sur l'homme. "A fréquenter le chat, on ne risque que de s'enrichir" dit Colette. En effet, le comportement du chat est un modèle : il &agit en fonction de son instinct, donc il est désintéressé, et en fonction de son caractère dont les qualités principales sont la maîtrise et la dignité. La fréquentation du chat permet d'acquérir cette dignité silencieuse. Il en montre la voie en désavouant la sensiblerie et le laisser-aller que causent le malheur ou la souffrance :" j'ai le souvenir très net, écrit Colette, d'avoir été moins chérie de mes bêtes quand je souffrais d'une trahison amoureuse ; elles flairaient sur moi la grande déchéance : la douleur...."
Ainsi, ce que l'homme donne au chat - du bien-être matériel, un peu d'amour- est peu de chose à côté de ce que l'homme reçoit du chat, "réservoir opulent où puiser la clairvoyance secrète, la chaleur, la fantaisie, l'empire sur soi." Mais l'attachement joyeux, passionné, fidèle, que le chat éprouve pour son maître, sert son égoïsme de chat, égoïsme qu'il faut bien appeler amour : le caractère violemment affectif de l'amour qu'un chat porte à son maître n'échappe pas à l'ordre Charnel.
La sensualité s'y mêle par le goût et l'habitude de certaines caresses, d'une certaine chaleur.
Mais il est vrai que pour Colette, cet amour est pur dans la mesure où les complications intellectuelles n'y interviennent pas et où il se satisfait de sa plénitude vitale. Par là, elle rejoint l'idée force du Romantisme qui met la perfection de l'amour dans l'élan spontané du sentiment et de l'instinct, et se méfie quand l'esprit s'en mêle.
Rien n'échappe à Colette de tout ce qui touche le chat : l'art avec lequel elle le peint, la précision avec laquelle elle relate ses rites et son comportement de félin, l'interprétation qu'elle fait de ses rapports avec le monde extérieur, prouve à quel point l'animal chat intéresse et préoccupe Colette. Mais cet art de peintre et de narrateur se double d'un don de clairvoyance lorsqu'il s'agit d'évoquer le caractère félin.
Nul mieux qu'elle en effet n'a saisi la nature interne du chat : la compréhension innée qu'elle en a, la sympathie instinctive qu'elle porte à la bête,fait qu'elle perçoit toutes les réactions de la nature féline et qu'elle les interprète en les liant avec des états d'âme et de caractère qu'elle lui attribue.
Ce caractère crée un lien entre le chat et l'homme et nous allons voir dans la troisième partie que toutes les descriptions du comportement du chat sont faites dans le but d'imposer au lecteur ce rapprochement entre l'homme et la bête, et à la limite, de suggérer la ressemblance chat-homme.
Nous avons vu que Colette prêtait une âme et un caractère au chat : c'est pourquoi elle le considère à la fois comme un animal et comme un personnage et très souvent, lors d'une description, elle donne des attributs humains au chat. A la limite, l'un de ses attributs sera la parole, et nous aurons affaire à un chat "humain"
Mais nous verrons que l'analogie entre le chat et l'homme est suggérée dans l'esprit de Colette d'une façon si spontanée, si naturelle, qu'elle n'hésite pas à donner aux humains, à leur tour, des attributs, des comportements et des caractères félins.
Il n'est pas un récit dans lequel Colette évoque un chat, où elle glisse avec tact et bonheur un élément humain. C'est élément peut avoir trait à l'aspect extérieur du chat, à son attitude, à son comportement, à son caractère...
Quelquefois la "touche" humaine est si discrète qu'elle ne fait que rehausser la description d'une manière pittoresque. Ainsi, Colette ne parle pas de pelage du chat, mais de sa "robe". Lorsque ce chat est un angora - c'est le cas de Beni - il est vétu d'une culotte floconneuse et elle l'évoque sous les traits d'une fée : "Vêtu comme une fée, il semblait miraculeusement à l'aise au sein de son nuage, qui sur les flancs battait ç chaque pas et l'habillait par derrière, d'une immatérielle culotte floconneuse. Sa robe foisonnait en boucles sur sa popitrine et son ventre, et s'échappait, en aigrettes courbes, de l'une et de l'autre de ses oreilles." (Le Fanal Bleu)
De la même manière, Colette utilise peu fréquemment le mot "pattes" pour désigner celles du chat,Mais elle les remplace plutôt par des mains : ainsi Péronnelle cueille des gouttes d'eau dans sa "petite main" de chat. Le don d'observation qui caractérise Colette lui a permis de déceler tout ce qu'il y avait d'humain dans l'attitude de la chatte.
Le rapprochement est créé par l'évocation du simple mot "main" qui, transposé d'une espèce à l'autre, nous fait admettre le verbe cueillir appliqué à un chat.
Mais le rapprochement entre l'homme et le chat paraît plus évident lorsque les chats prennent des expressions humaines : Bien souvent ils sourient : "... et la chatte se détourna pour me sourire....." dit l'héroïne de Chambre d'Hôtel. Devant les manifestations amoureuses du matou, Prrou prend "un visage revêche de vieille dévote " ( La Paix chez les bêtes).
C'est que, pour Colette, les bêtes perçoivent, sentent et réagissent comme les humains dans le domaine des émotions : et lorsqu'il s'agit d'évoquer le comportement du chat, Colette ne se contente plus d'en suggérer l'analogie avec celui de l'homme, mais elle exprime le rapport de comparaison entre le chat et l'homme.
Ainsi, Noire du Voisin, qui vient de perdre ses petits, "ferme les yeux et palpite des narines comme un être humain qui se retient de pleurer", lorsqu'elle sent, sous elle , un petit chat téter. Moune, la mère du petit s'évanouit "comme une femme" devant ce spectacle intolérable au coeur d'une mère-chatte. ( Les deux chattes- La paix chez les Bêtes).
Le plus souvent, c'est aux femmes que Colette compare le chat : leurs préoccupations communes, leur besoin de séduire les lient l'un à l'autre et Colette remarque chez eux des attitudes semblables.
Lorsqu'elle voit la chatte grise égrener des perles d'eau, Colette ajoute spontanément : "ainsi ferait, jouant avec son collier, une jeune fille."
Lorsqu'elle observe des chats, "râpant délicatement sur le sol leurs joues pour les imprégner de l'odeur prometteuse du printemps". Elle ne manque pas d'évoquer la similitude de leurs préoccupations avec celles d'une femme : "ainsi une femme touche, de son doigt mouillé de parfum, de coin secret, sous l'oreille" dit-elle.( la paix chez les bêtes)
Mais plus encore que par leur comportement, c'est par leur caractère que les chats de Colette se rapprochent le plus de l'homme : nous avons vu qu'ils avaient des traits de caractère humain, comme la gourmandise, la douceur, la frivolité, la dissimulation et que chaque personnalité de chat pourrait correspondre à une personnalité d'homme : Colette a évoqué la fausse humilité de Prrou, la nervosité de Nonoche, la gravité de la chatte grise......
Mais ce qui est intéressant - parce que touchant à l'anthropomorphisme de Colette- c'est que ce caractère est non seulement dévoilé par le comportement des chats, mais aussi par les paroles et les dialogues des chats eux-mêmes.
A l'époque où elle a composé les dialogues de bêtes, Colette se sentait malheureuse : prise dans le tourbillon du monde des humains que fréquente M. Willy, privée de sa campagne et de ses bêtes, son amour pour elles s'en trouve exaspéré. " Un tel isolement moral n'a-t-il pas recréé en moi cet esprit tout juste assez gai, tout juste assez triste, qui s'enflamme de peu et s'éteint de rien, pas bon, pas méchant, insociable en somme, et plus proche des bêtes que de l'homme ?" (La retraite sentimentale)
C'est après avoir lu le roman du lièvre, puis le livre de la jungle, que l'envie est venue à Colette de faire parler son chat et son chien qui sont pour elle de véritables amis.
Kiki -la -doucette, le chat, et son compère Toby-le-chien échangent des conversations, comme les humains, sur leurs maîtres - le comportement humain vu et décrit par des animaux n'est d'ailleurs pas sans saveur !-
Malgré leur bavardage humain, ces animaux gardent leur originalité et leur naturel de chat et de chien, et Colette les a même typés en faisant de Kiki un chat aristocratique et délicat, face à Toby encombré par ses innombrables émotions de chien.
Ainsi percent déjà dans les Dialogues, les qualités de peintre, et la volonté de saisir les animaux dans leur naturel, qui feront de Colette une grande animalière.
Mais l'essentiel des Dialogues, réside dans la fantaisie littéraire qui fait d('un chat ou d'un chien les porte-parole des humains. Kiki est un chat noble, clairvoyant et fort, intelligent, qui, avec Toby, décrit, juge et raisonne.
La perfection un peu tendue du style que Kiki emploie lors d'une description fait de lui un poète, un humain pourvu de sensibilité et de pensée. Nous le voyons par exemple s'éblouir à contempler un feu et lui dédier des prières intérieures : " Feu ! te voici revenu plus beau que mon souvenir, plus cuisant et plus proche que le soleil ! Feu ! que tue es splendide ! Par pudeur, je cache ma joie de te revoir, je ferme à demi mes yeux où ta lumière amincit la prunelle, et rien ne paraît sur ma figure où est peinte l'image d'une pensée fauve et brune....." Il analyse ses sensations devant la maladie : " ça fait peur, froid sur le dos, dégoût dans les narines, inquiétude partout", ses sensations lorsqu'il rêve "serai-je un chat, ou le lambeau flottant d'une fumée ébouriffée ? En haut d'un arbre ! En bas ! Puis sept tours après ma queue ! Puis saut périlleux d'avant en arrière......."
Ces évocations sont certes très littéraires mais elles sont si bien adaptées à la psychologie du chat que nous avons véritablement l'impression de lire dans les pensées d'un vrai chat.
Ainsi Kiki, quoique adorateur du feu, en revient toujours à lui-même ! Et nous trouvons tout naturel qu'un chat raille les débordement du chien, ou parle des humains en termes méprisants ou clairvoyants.
Kiki ne se contente pas de décrire ses sensations avec finesse ; il se plaît aussi à juger ses maîtres : "Elle" est trop vive, trop impulsive pour sa délicatesse de chat : "Elle s'agite trop, me bouscule souvent, me vanne dans l'air, s'énerve à me caresser, rit haut de moi, imite trop bien ma voix." Sa préférence va à "Lui", qui est plus secret, plus félin. Et avec quelle pudeur, quelle réserve dans les mots, Kiki parle de cet amour..... "C'est à "Lui" que j'ai donné mon coeur avare, mon précieux coeur de chat. Et lui, sans paroles, m'a donné le sien. L'échange m'a fait heureux et réservé, et parfois, avec ce bel instinct capricieux et dominateur qui nous fait les rivaux des femmes, j'essaie sur Lui mon pouvoir..."
Les actes des humains sont aussi pour Kiki l'occasion d'émettre des jugements péremptoires ; lorsque sa maîtresse tombe de cheval, au lieu de s'apitoyer comme Toby le chien, il tonne contre la légèreté humaine : " cela ne pouvait pas finir autrement. On ne monte pas sur un cheval ! je ne vois autour de moi qu'extravagance."
Ainsi, le chat et le chien, deviennent pour Colette le symbole des défauts et des qualités de l'homme : la raison voisine avec l'hypocrisie, la sensibilité avec la vanité, la pudeur avec le mépris....
Mais ces animaux sont aussi les porte-paroles de Colette. Ce n'est pas sans arrière pensée qu'elle fait parler les bêtes, et les cauchemars de la chienne "bergère" sont un réquisitoire contre la guerre. Mieux que le discours humain, ils doivent toucher la sensibilité et même la sensiblerie du lecteur.
D'autre part, en attribuant à Kiki un instinct divinateur, qui, nous l'avons vu, est propre au chat, Colette veut lui faire déchiffrer, puis exprimer ses propres états d'âme et certaines de ses déceptions sentimentales. Kiki, fin psychologue, devine et comprend toutes les causes du comportement humain. Et pour lui, il n'y a aucune différence entre l'âme d'un chat et celle d'un homme. C'est pourquoi il compare les réactions de sa maîtresse aux siennes et il essaie d'en faire connaître les causes à Toby-chien qui, lui, piètre psychologue, n'en voit que les effets : "Quand elle agit follement, Elle, ne dit pas, en haussant les épaules carrées : "elle est folle ! " Plutôt, cherche la main maladroite, la piqûre insupportable et cachée qui se manifeste en cris, en rires, en course aveugle vers tous les risques...."
Nous pouvons considérer les dialogues de bêtes comme une fantaisie, et c'est dans cet esprit que Colette les a écrits. La transposition du monde humain au monde animal, amusante par elle-même, donne aux dialogues un caractère de comédie qui préfigure déjà l'oeuvre théâtrale de Colette.
Mais si l'on songe que l'anthropomorphisme est permanent dans l'oeuvre de Colette, on peut dire que les dialogues dépassent la fantaisie pour suggérer véritablement une ressemblance entre le chat et l'homme.
Le langage humain n'est pas le seul moyen utilisé par Colette pour faire ressentir au lecteur la ressemblance entre le chat et l'homme.
Dans le roman du même nom, la chatte Saha est un personnage, et même une personne. Ici, pas de dialogue humain, mais une présence bet un comportement humains, et une chatte aussi troublante au côté d'Alain que la chatte grise qui a inspiré le roman auprès de Colette.
Alain, qui porte innées en lui l'admiration et la compréhension du chat, a senti en sa chatte Saha, la vérité d'une passion humaine.
Cette passion, partagée par Alain, va faire d'eux un couple, et c'est ainsi que Colette va les considérer tout au long du roman. Et ce caractère violemment affectif de l'amour qu'ils se portent, n'échappe pas à l'ordre charnel : il n'est que d'évoquer leurs caresses pour comprendre la tendresse mêlée de volupté qui les unit :" Dès qu'il supprima la lumière, la chatte se mit à fouler délicatement la poitrine de son ami, perçant d'une seule griffe, à chaque foulée, la soie du pyjama et atteignant la peau juste assez pour qu'Alain endurât un plaisir anxieux."
Cette attirance quasi-sexuelle, que Colette veut nous faire sentir, ne fait d'ailleurs aucun doute lorsqu'elle évoque la réaction d'Alain à une morsure de Saha :" il regarda sur sa paume deux petites perles de sang, avec l'émoi coléreux d'un homme que sa femelle a mordu en plein plaisir."
Mais il est vrai que pour Alain cet amour est pur dans la mesure où l'innocence de Saha n'y mêle pas les complications intellectuelles : " ce n'était pas seulement une petite chatte que j'apportais" se souvient-il, lorsqu'il évoque l'arrivé de Saha dans sa vie, c'étaient la noblesse féline, son désintéressement sans bornes, son savoir-vivre, ses affinité avec l'élite humaine...."
L'intimité de l'homme et de la chatte est faite de chocs d'âme, de clairvoyance. Alain "traduit" et "interprète" Saha avec facilité. L'intensité de leur amour éclate à chaque expression, à chaque geste et Alain éprouve même à l'égard de Saha l'inquiétude qui accompagne un véritable amour; la peur de perdre. Colette évoque ce sentiment d'une manière poignante : " il la tenait confiante et périssable, promise à dix ans de vie peut-être, et il souffrait en pensant à la brièveté d'un si grand amour."
Ce climat particulier de connivence amoureuse va être détruit par l'intrusion dans leur couple de la jeune femme d'Alain, Camille. Colette note alors les signes d la douleur silencieuse qui s'empare de Saha, et elle transpose avec habileté des sentiments humains dans l'âme du chat. L'attitude de Saha, après la nuit de noces d'Alain n'évoque-t-elle d'une façon douloureuse celle d'une amante délaissée ? " son attitude vaincue, les coins tirés et pâlis de sa lèvre pris pervenche avouaient une nuit de veille misérable...."
Bien qu'elle n'ait pas été marquée du signe du chat, Camille perçoit peu à peu en Saha une personne, qui va exciter sa jalousie. Car même sans paroles, même sans gestes, la tendresse d'Alain pour sa chatte se fait sensible, et Camille ne peut se retenir de prononcer au sujet de Saha, le mot de rivale. Rivale, songe aussitôt Alain, s'adressant intérieurement à Camille. "Comment serait-elle ta rivale ? Tu ne peux avoir de rivales que dans l'impur."
En effet, si la femme, selon lui, est vouée à toutes les louches entreprises, Saha, elle, appartient au domaine du "pur". A elle seule pourra s'appliquer le terme de "petite âme".
Mais le drame va éclater, cruel, brutal. La mise en scène de Colette met en présence deux femelles rivales. L'identité entre la chatte et la femme se fait saisissante : mêmes attitudes, mêmes préoccupations, "un soir de juillet qu'elles attendaient toutes deux le retour d'Alain, Camille se reposèrent au même parapet, la chatte couchée sur ses coudes, Camille appuyée sur ses bras croisés...... Elles échangèrent un coup d'oeil de pure investigation, et Camille n'adressa pas la parole à Saha." La sécheresse du style que Colette emploie pour préparer au drame, montre l'hostilité réciproque entre la chatte et Camille.
Mais si Colette décrit la similitude de leur attitude avant le drame, c'est pour mieux opposer leur comportement au cours de la lutte et montrer la fureur et la lâcheté de la femme face à la dignité et à la fierté du chat : malgré son émotion extrême, malgré la crainte de mourir, qui mouille de sueur la plante de ses pattes, Saha ne ne condescend ni à la fureur, ni à supplication, et sa chute du haut des neuf étages en fait la victime innocente de la folie humaine que symbolise la jalousie de Camille.
Camille sera pour Alain comme pour Colette un personnage maudit à cause de son geste criminel. Elle est l'image même de la créature obtuse essayant de comprendre et ne comprenant pas, et se heurtant à l'impondérable, à l'inexprimé, au mystère du chat.
Le roman se termine sur la vision que Camille a du couple Saha-Alain, couple qui la rejette au rang d'étrangère : " si Saha, aux aguets, suivait humainement le départ de Camille, Alain, à demi couché jouait d'une paume adroite et creusée en patte, avec les premiers marrons d'août."
Ainsi, dans la Chatte, Colette réussit à camper au premier plan de dignité, le mystère de l'animal, dans un univers où l'homme est de la plus stricte indigence.
Mais la dernière image du roman prouve qu'il y a assimilation complète du chat à l'homme dans l'esprit de Colette, assimilation qui nous introduit directement à découvrir la ressemblance profonde entre les portraits de chats qu'elle a peints et ceux de ses personnages de romans.
La dernière attitude que Colette prête à Alain dans la Chatte montre qu'elle peint les hommes comme les animaux. Dès l'enfance, en effet, Colette s'est plu à observer les gestes des animaux, et elle a appliqué son observation à l'homme.
Nous verrons qu'elle utilise des procédés semblables pour peindre l'homme et pour peindre le chat : elle donne à ses personnages des notations physiques précises, ainsi que des détails de comportement. Ces détails externes vont suggérer la nature et le caractère du héros.
Comme la prédilection de Colette va à la nature féline, c'est toute une galerie de chats et de chattes qu'elle nous offre parmi les personnages de ses romans.
Colette donne des attributs humains aux chats, de même elle décrit les hommes en leur prêtant des traits félins, comme le nez ou les yeux, ainsi que des attitudes et un comportement de chat.
Quels procédés utilise-t-elle pour transposer des attributs félins à l'homme ?
Très souvent, Colette substitue un détail physique d'une espèce à l'autre : elle parle du "nez de chat" d'Alice dans Duo, ou du "visage de fauve" chez Julie de Carneilhan. Mais le plus souvent, c'est par la comparaison entre les deux espèces qu'elle suggère la ressemblance ; ainsi, Claudine compare les yeux verts de Mademoiselle Aimée, "menteurs et clairs", à ceux de Fanchette, sa belle chatte. Ce trait physique permet à Colette d'attribuer à Mademoiselle Aimée "une nature de chatte caressante, délicate et frileuse, incroyablement câline." (Claudine à l'école).
En effet, Colette prépare dans le portrait physique , des détails qui correspondent au caractère félin chez le personnage qu'elle veut évoquer.
C'est tout naturellement qu'une attitude ou une expression de chat fait naître chez Colette l'idée d'une attitude humaine :"Rézi, ravie de se sentir un peu outragée, gonfle la nuque et se rengorge avec le geste de Fanchette rencontrant dans l'herbe une sauterelle de taille excessive ou un coléoptère cornu." (Claudine s'en va)
Ici, à la précision de l'observation, s'ajoute l'originalité de la comparaison qui donne une discrète touche d'humour à l'attitude humaine que Colette veut peindre.
Mais même lorsqu'elle ne compare pas l'homme et l'animal, Colette utilise des expressions semblables pour les décrire , et certains gestes attribués aux hommes correspondent singulièrement à ceux qu'elle utilise pour camper le chat. Par exemple l'attitude de Minne qui"joint ses mains, fait craquer toutes ses phalanges et bâille au ciel comme une chatte", ( l'ingénue libertine) ressemble à celle de la chatte grise qui "s'allonge jusqu'au prodige" et dit "d'un bâillement de fleur, " il est quatre heures bien passées." ( La naissance du jour)
Dans la Retraite sentimentale, elle observe le manège du "matou somnolent (qui) coule du mûrier comme une liane." Elle reprend ce geste dans La seconde où elle évoque le félin Jean Farou : "un bruit de chat entr'ouvrit les feuilles, un corps léger contre le tronc d'un tilleul." C'est ce Jean Farou, qui saute parfois verticalement, à la manière des chats....
Mais au-delà d'une ressemblance externe dans les traits du visage et dans les attitudes, Colette suggère des affinités entre le chat et l'homme, qui sont du domaine des sensations, des instincts et des émotions.
La lecture attentive des oeuvres de Colette révèle une relation indéniable entre l'amour maternel chez la chatte, et l'amour maternel chez la femme. La plupart de ses personnages de mères ont cet instinct, fait de vigilance et d'abnégation que nous trouvons chez les mères-chattes.
Les souvenirs d'enfance que Colette évoque ne mettent-il pas en évidence le personnage de mère chatte qu'était Sido ?
Tout le chapitre intitulé "l'Enlèvement" est écrit dans le seul but d'imposer le rapprochement Sido - mère chatte, et par conséquent de mettre en relief le côté animal de l'amour maternel : Colette relate une période où les sommeils de Sido étaient tourmentés par des rêves d'enlèvement et elle raconte, comment elle se réveilla un matin, dans une chambre voisine, où sa "mère" en peine l'avait portée, nuitamment, comme une mère chatte qui déplace en secret le gîte de son petit." (La maison de Claudine)
Le récit appelé "La cire verte", évoque l'instinct divinateur de Sido, qui, pressentant un danger pour sa fille accourt pour la protéger :
" Ma liberté enchanteresse m'exposait à tout et je la croyais complète, ignorant que l'instinct maternel, chez Sido, dédaignait d'espionner, procédait par illumination, bondissait télépathiquement au siège du péril." dit Colette; (Le Kepi.....La cire verte) et l'on ne peut s'empêcher de penser devant ces propos aux paroles mêmes de la mère-chatte " Vous n'ignorez pas que mon instinct de mère et de chatte me fait deux fois infaillible."
Ainsi Colette assimile l'amour maternel humain à l'amour félin.Il faut cependant noter qu'une maire humaine aime toujours son enfant, même éloigné et ingrat, et en cela, elle dépasse la mère-chatte : en effet, celle-ci ignore au bout de quelques mois le chaton dont elle s'est trouvée séparée;
Sido, au contraire languit devant une fenêtre et soupire : "Ah! je sens que cette enfant n'est pas heureuse....
Par contre, on ne retrouve pas toujours chez les personnages de mères de Colette cette abnégation, ce don total de soi de la chatte pour son petit ; aucune n'a, aussi fort, l'instinct de l'amour maternel. Peut-être, la mère de Ninne éprouve-telle plus que les autres cet instinct à l'état pur....sa fille l'absorbe toute entière, unique source de sa joie ou de son tourment. Comme la chatte la maman de Minne a fait totalement abstraction d'elle-même, elle auréole sa fille et rêve d'une chaude quiétude à deux....
La plus "chatte" des mères créées par Colette est celle de la petite Louisette. Colette la fait intervenir à la fin du récit " Le Tendron" dans une scène qui rappelle trait pour trait, celle observée entre les deux chattes, dans le récit qui porte ce nom.
Comme la mère de Louisette, qui se dresse devant l'étranger coupable de l'avoir trompé en attirant son enfant, Moune, pour le même motif, se dresse devant Noire du Voisin : "Le grand et magnifique regard", abrité par des cheveux floconneux chez la mère correspond au poil hérissé chez la chatte. Les premières questions sont le miaulement rauque ; l' emploi de mots cinglants et impitoyables représente " l'injure impérieuse, déchirante" de Moune : "Tu vois ce qu'il a sur les côtés de la tête? Des cheveux blancs, Louise, des cheveux blancs, comme à moi. Et ces rides, qu'il a sous les yeux ! Il a partout la marque de la vieuseté, ma fille, de la vieuseté !"( Le Tendron)
Enfin, les deux mères, celle de Louisette, celle du chaton, recourent contre l'ennemi au moyen le plus primitif et le plus animal : la bataille.
Nous voyons que Colette n'hésite pas à assimiler le comportement humain au comportement félin dans toutes les circonstances où la ressemblance émotive ou instinctive peut exister chez les deux espèces : C'est particulièrement vrai dans le cas de l'amour maternel, ce le sera aussi lorsqu'il s'agira d'évoquer le sentiment amoureux qu'éprouvent ses héros de roman.
Mais ce comportement félin, dont nous avons vu les effets, n'est qu'une conséquence des motivations psychologiques qu'elle prête à ses personnages et nous allons voir que dans certains romans elle choisit délibérément de décrire un personnage chat.
Le comportement félin d'un personnage chez Colette est dicté par le caractère félin qu'elle lui attribue. Et souvent Colette donne à ses personnages le caractère d'un animal. C'est particulièrement vrai dans le cas de Chéri et de La chatte : dans les deux cas, Chéri et Alain sont plus près de l'animal que de l'homme.
Accompagnés par les héroïnes chattes, telles que Alice (dans Duo), Julie de Carneilhan, ou Claudine, c'est toute une galerie de portrits de chats et de chattes que nous offrent ces personnages pris dans les plus célèbres romans de Colette.
a- Alain
Si Colette n'hésite pas à donner des attributs humains à la chatte Saha, elle prête aussi, par comparaison, un caractère félin à Alain. Son comportement est celui d'un chat, et on peut le considérer comme le mâle de sa chatte. La perfection de leur entente vient de la similitude de leurs caractères. Ils vivent tous deux dans un univers de confort et bien-être, cher aux chats, et défendent leurs habitudes, leurs rites et leur territoire contre les assauts de l'extérieur.
Ce qui frappe le plus chez Alain, c'est sa simplicité. Il semble que Colette ait volontairement appauvrir la psychologie du personnage en le laissant obéir à ses instincts, afin de mieux le rapprocher de l'animal chat. Comme les chats, Alain se laisse guider par ses intuitions, ses pressentiments, et vouant un amour fidèle à Saha, il reste indifférent, et même rejette cruellement, tout ce qui n'est pas elle.
Son mariage avec Camille accentue son caractère félin en mettant en évidence son besoin animal de solitude et d'indépendance : après quelques jours de mariage, " il se sentit las et irrité, prêt à l'injustice, effrayé de constater qu'il n'était plus jamais seul."
A partir du moment où il prend conscience que sa solitude est sans cesse violée, son unique préoccupation est de recouvrer son indépendance. Ses recherches ne sont pas dénuées de sournoiseries. C'est vers Saha qu'il se tourne d'abord, Saha, symbole de l'Idéal, de la pureté : il s'évade vers elle en esprit. Elle est son oasis secrète : "Une petite forme d'un bleu d'ombre, cernée, comme un nuage, d'un ourlet d'argent, assise au bord vertigineux de la nuit, occupa sa pensée et l'écarta du lieu sans âme où pied à pied il défendait sa chance d'isolement, son égoïsme, sa poésie." ( La Chatte)
Les événements ayant favorisé son désir de s'échapper, il sort du mariage, aussi indifférent qu'il y était entré, mais confirmé dans l'amour qu'il porte à Saha, sa chimère et dans l'acceptation de sa nature féline : " Il respirait sur son corps l'arôme même de sa solitude, l'âpre parfum félin de la bugrane et du buis fleuri..."
b- Cheri :
Le personnage de Chéri rappelle étrangement le personnage du matou que Colette a décrit dans La paix chez les bêtes. Tous les traits du caractère de cet animal se retrouvent dans la personne de Chéri : son indépendance, son impassibilité, son manque d'humour, son mystère : " Robuste à présent, fier de ses dix-neuf ans, gai à table, impatient au lit, il ne livrait rien de lui-même, et restait mystérieux comme une courtisane. Tendre ? oui, si la tendresse peut percer dans le cri involontaire, le geste des bras refermés. Mais la "méchanceté" lui revenait avec la parole et la vigilance à se dérober." (Cheri)
Comme la vie du matou, celle de Chéri est consacrée à l'amour : de même que le matou rêve aux sensations que lui ont laissé ses anciennes conquêtes, de même Chéri garde avec sensualité le goût de certaines caresses, d'une certaine chaleur que lui a laissé Léa. Et ce chant de l'amour et de l'instinct qu'il adresse à Léa - " il murmurait des paroles, des plainte, tout un chant animal et amoureux où se distinguait son nom, des "chéries", des "viens", des "plus te quitter"- n'est pas sans ressemblance avec celui du matou tentateur qui vient frapper les oreilles de Nonoche.
En perdant son amour, Chéri perd sa raison de vivre. Comme le matou qui se sentant devenir vieux est morose, triste et seul " Chéri traîne sa solitude, son ennui, ses silences et sa sournoiserie jusqu'à se réfugier dans une tanière pour cultiver ses souvenirs : "ainsi il avait appris à renforcer d'orgueil sa patiente, qui planait sur deux ou trois idées, sur deux ou trois souvenirs tenaces...." ( La fin de Cheri)
Ainsi c'est véritablement un chat que Colette décrit dans La fin de Chéri : le comportement taciturne, la détresse d'un homme qui souffre en toute indépendance, l'immense solitude, rendent Chéri plus proche de l'animal que de l'homme. " L'intelligence, chargée d'amender en la dégradant à petits coups, la splendeur humaine, respectait en Chéri un admirable édifice consacré à l'instinct. Que pouvait l'amour, ses machiavélismes, son abnégation intéressée et ses violences, contre ce porteur inviolable de lumière et sa majesté d'illettré?....."
c- Claudine
Nous avons vu, dans la mesure où elle avait été assimilée à celle de Colette, la nature féline de Claudine. Sa sensibilité délicate, sa sensualité, alliées à une curiosité pour tout ce qui touche la nature,ont fait d'elle un petit animal doté d'un instinct sauvage et d'une puissance de séduction qu'elle essaie sur tous et sur toutes.
Sa rage d'être remarquée, admirée, aimée et enviée, fait de Claudine une véritable chatte, aux griffes déjà fortes, à l'humeur capricieuse, ivre de tendresse, mais riche d'une pureté animale et d'un amour de vivre passionné.
d- Alice:
Alice, avec son visage de chatte, avec sa nature paresseuse, et circonspecte symbolise la cruauté et l'égoïsme félins - cruauté et égoïsme inconscients qui sont peut-être comme chez les chats la conséquence de "l'instinct de préservation, de la pudique réserve de la dignité, du renoncement fatigué qui vient de l'impossibilité d'être compris par les autres...." (Dialogues)
Frileuse et ennuyée comme une chatte, elle fuit les scènes, la tristesse, le malheur.
La souffrance jalouse de son mari l'ennuie, aussi bien que sa maladie : nous avons vu le dégoût et la méfiance des chats devant la tristesse et la maladie. Alice a les mêmes réactions félines :"Elle fronça les sourcils, soulevée d'une tendre malveillance, qui ne distinguait pas son but, mais qui d'avance s'interposait entre Michel et la maladie, Michel et le danger, Michel et les blessures qui lui venait de la main d'Alice...." (Duo)
Toute manifestation de l'émotion choque sa pudeur, son sens de la dignité : "elle n'osa pas montrer combien le démesuré de l'abandon viril, ses sanglots saccadé et ses balbutiements la trouvaient froide et scandalisée."
Comme toutes les chattes, elle possède un grand pouvoir de dissimulation, et elle est intolérante à la douleur à la douleur des autres.
Après la mort de Michel, elle retourne auprès de ses soeurs, dans la "portée" familiale, où toutes trois elles "cachent le plaisir qu'elles ressentent à se retrouver si parentes, dures à elles mêmes, cyniques, par affectation et par pudeur...." (Le Toutounier)
Ainsi Colette a placé dans le personnage d'Alice tous les traits du caractère et du comportement félin, afin d'en faire une héroïne chatte par excellence.
e- Julie de Carneilhan :
C'est la plus chatte des héroïne de Colette. Son visage, dont " le rétrécissement des tempes, le départ en museau du menton et des mâchoires" accusent encore le caractère de fauve, est le reflet de son caractère félin.
Contrairement au tempérament d'Alice, c'est une chatte affairée que nous brosse Colette en la personne de Julie, une chatte imprévoyante, un peu désordre, "qui savait besogner, y mettait sa fougue intermittente, et se dégoûtait promptement de ses travaux, qui restaient marqués de son inconstance et de son ingéniosité." (Julie de Carneilhan)
Mais comme Alice, elle se révèle être une chatte dans ce qu'elle a de plus instinctif, c'est à dire " la répugnance pour un lit de malade", le plaisir qu'elle goûte au luxe et au confort, ses pressentiments, ses sautes d'humeur et ses intolérances : "Il lui semblait entendre résonner dans son corps le bourdonnement d'une terrible intolérance, et déjà elle ne ne supportait plus que Coco Vatard approchât de son gîte...."
Ce qui la caractérise, c'est sa nature primesautière, gaie, frivole, et surtout son besoin impérieux de séduire : pour cela elle use de toutes les ruses de chattes, car "créée pour rencontrer l'homme et lui plaire, pour l'aimer fréquemment et s'abuser en lui...", elle était " à la hauteur de tous les drames pourvu qu'ils fussent d'amour...", et elle ne prenait son prix, ne devenait subtile, bonne, féroce, stoïque, "qu'en raison de l'amour, d'un loyal appétit de l'amour, de ce qu'il engendre de chasteté facile, de ce qu'il impose de commerce charnel."
Comme Alain, Claudine et Alice, c'est dans la demeure natale qu'elle va se réfugier après un chagrin d'amour, afin de retourner à la nature, vivre à son rythme, comme l'animal : "une faiblesse étrange de son corps désirait la couche de foin creusée à même la meule, la torpeur d'après midi sur une terre une terre friable ...."
Ce dernier désir de Julie montre à quel point Colette assimile la nature humaine à la nature animale et l'habileté avec laquelle elle mêle les attributs humains et les attributs félins.
Les portraits de chats, d'hommes chats, et de femmes chattes que l'on trouve dans les oeuvres de Colette, prouvent l'importance qu'elle donne à ce thème, dans sa vie, comme dans son oeuvre.
L'affectivité de Colette aune grande part dans ce choix, car nous avons vu à quel point elle aimait et estimait cet animal, à quel point elle essayait de s'identifier à lui. Et les plus belles pages, qui évoquent le chat, reflète cet amour et cette admiration.
Elle met dans ses descriptions et ses récits tellement de sympathie pour la gent féline, qu'il semble exister entre elle et la bête une connivence fraternelle.
Cependant, dans la naissance du jour, Colette avoue que, malgré leur sympathie réciproque, elle n'a pas pu réaliser complètement la pénétration intime des bêtes : elle n'appartient pas à leur famille, elle s'en rend compte, et le fossé qui sépare l'homme de l'animal est toujours ouvert, malgré l'effort de communion qu'elle s'est efforcée de fournir.
Elle a voulu faire aimer les bêtes en faisant leur portrait, en les défendant. Or, elle constate, qu'elle n'a pas réussi : ".....Je n'aime plus écrire le portrait, l'histoire des bêtes. L'abîme que des siècles ne comblent point, est toujours béant entre elles et l'homme. Je finirai par cacher les miennes, sauf à quelques amis, q'elles choisiront...." (La naissance du jour)
L' amertume qui se fait jour dans ces paroles n'est-elle pas celle d'une femme de lettres éprise de perfection, qui mêle la littérature à la vie ?
Mieux que tout autre écrivain, Colette a "révélé" et même "dévoilé" le chat à ses lecteurs. Grâce à la magie de son style et à son don de l'observation, elle a saisi le chat dans toute sa réalité de félin.
Si, à ces descriptions et à ses récits, se mêlent des notations et des intentions anthropomorphistes, c'est pour mieux mettre en évidence les liens qui devraient unir l'homme et la bête, et surtout pour essayer de découvrir le point de communion grâce auquel l'âme du chat pourrait rejoindre celle de l'homme. Car dans l'amour d'un homme et d'un chat, une intimité très rare peut-être engagée, et la vie de Colette avec ses chats en est un exemple. C'est pour l'avoir senti et pour avoir su le dire dans une langue franche et pure, avec consistance, justesse de ton et une fine intelligence des choses de l'âme que ses descriptions et ses récits échappent à la banalité et à la sentimentalité, qu'ils touchent, intéressent et font penser.
" - Vous n'aimez donc pas la gloire ? me demandait Madame de Noailles.
- Mais si. Je voudrais laisse un grand renom parmi les êtres qui, ayant gardé sur leur pelage, dans leur âme, la trace de mon passage, ont pu follement espérer, un seul moment, que je leur appartenais." (La naissance du jour)
Colette dans la chatte amoureuse
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