Parler avec de fous

Henri Grivois, Parler avec les fous, Les empêcheurs de penser en round, Paris, 2008.

Recension par Jordi Corominas

Henri Grivois a créé et dirigé le service des urgences psychiatriques de l'Hôtel-Dieu à Paris et il a écrit un livre très honnête, une réflexion en veux haute et critique sur son propre exercice de la psychiatrie. Derrière le titre provocateur se cache une approche très surprenante et hétérodoxe à la psychose que rappelle l’approche phénoménologique à la religion. En lieu d’essayer une explication quiconque, on essaye de saisir l’expérience religieuse original, en ce cas, l’expérience de la folie. Mais cet effort est rempli d’humanité. Cela c’est pour H. Grivois la première qualité à avoir en psychiatrie. Mais l’humanitarisme de H. Grivois est plus profond: il voit la folie comme uns richesse de l’humanité, comme l’art, la religion et multitude d’autres expériences et rapports fondamentaux avec l’existence. On pourrait souhaité, sans devenir éclectique or un pauvre érudit qui parle de tout et de rien, une meilleure complémentarité de cette vision avec d’autres perspectives psychiatriques, mais cela n’enlève que l’approche de H. Grivois touche le centre du vécu psychotique et son irréductibilité. Voici quelques fragments que nous donnent un aperçu de l’ouvre et que nous invitent au débat et a la réflexion.

1. Fous avant que malades

“Affranchis de la folie par les Lumières, les patients sont devenus des malades mentaux. Les mentalités ont évolué mais au premier prétexte on se décharge d’eux et ils sont renvoyés au destin de malade, le seul qu’on leur consente. Ils restent marginalisés”

« Le terme de maladie mentale ne nous a pas plus affranchis de ce devoir de respect envers nos patients qu'il ne les a affranchis, eux, de la séculaire malédiction de la folie. Les notions de malade et d'incohérence n'ont rien effacé. La faute originelle et inexpiable est là; elle réside dans le fait de ne pas accueillir ces fous avec le respect qu'on leur doit. On ne les saigne plus, on améliore leur accueil mais on ne parle toujours pas avec eux. Un sentiment d'impuissance et de désertion persiste ainsi face aux psychoses naissantes. « Fou» conserve tout un puissant potentiel sémantique: victime, bouc émissaire, forcené, objet sacré. À cela aucun moyen matériel, médicamenteux ou autre, ne remédiera jamais. L'adolescent qui devient fou non seulement n'est pas confus, mais il n'est pas incohérent. J'ai eu l'impression d'entrevoir chez ces patients quelque chose de fondamental et d'indicible qu'il m'était impossible de garder pour moi et que je devais d'abord partager et éclaircir avec eux. »

2. Critique à quelques pratiques psychiatriques.

« Les psychiatres nord-américains se pressent pour être sur la sellette, les médecins français ont le trac. La peur du ridicule prive alors d'une possibilité unique de connaître et de corriger son attitude. Les volon­taires sont rares. Ils ne supportent pas, face à leurs col­lègues, qu'on puisse voir leurs réactions devant l'angoisse, la souffrance, la folie d'autrui. Ils redoutent cette épreuve qui, j'en conviens, est parfois, du point de vue émotif, difficile. Je les comprends mais je le regrette. Ils préfèrent l'autre coté du miroir, le côté confortable du spectateur critique et éventuellement rigolard. »

« Les psychiatres manipulent à leur gré ces trois notions : incohérence, délire et confusion. Mes critiques portent sur ce manque de consistance du savoir psychiatrique que certains praticiens aiment afficher, à titre de coquetterie, comme spécifique à l'objet folie. Cela retentit malheureusement sur leur pratique au quotidien. Le terme «psychose naissante» figure depuis peu dans le langage psychiatrique. L'indifférence avec laquelle, à partir de termes génériques comme celui français de bouffée délirante, on mêle épisode initial et rechutes est caractéristique de cette absence de rigueur. Que reste-t-il aux psychiatres pour parler aux patients alors qu'ils ont commencé par déclarer que les patients tiennent des propos incohérents ? Ils multiplient les entretiens brefs, prescrivent dans la tradition de la visite au lit du malade mais renoncent à l'effort de conversation. Ce que je remets en cause est le côté conventionnel de ce remue-ménage initial au sein duquel le patient sur- chargé d'assistance et de soins est paradoxalement oublié. »

3. La psychose est une expérience universelle

« La question de la folie et surtout de la folie naissante se pose hors des circonstances et des cultures. La psychose naît des hommes, c'est un produit immuable de notre espèce et sans doute d'espèces antérieures. Aucune conta­gion ou conjoncture connues ne l'engendrent ni ne la pré­cèdent. Nulle part son taux ne s'atténue ou n'augmente de façon notoire. On ne connaît pas de pays dont elle soit absente ; on ne connaît pas davantage d'épidémie de psychoses naissantes. Sa répartition est homogène ».

4. Renoncer à en chercher les causes.

« Pour bien saisir la psychose, il faut renoncer à en rechercher la source ou les causes dans les crises, la conta­gion, les relations familiales ou privées, les vulnérabilités réelles, génétiques ou liées au développement cérébral. Le pli en est pris depuis longtemps et d'autres causes ne manqueront pas d'être proposées aux praticiens dans les années qui viennent. Dans la psychose, le rôle du mimé­tisme est spécifique. L'emballement ici apporte autre chose, il est irréductible à aucun autre phénomène.

La psychose est ce dysfonctionnement de l'interindi­vidualité humaine, c'est un dysmimétisme. Dans ce sens vont aussi sa répartition universelle, sa fixité épidémiologique et surtout sa survenue à l'adolescence, saillance catastrophique d'une surprenante régularité. Cette naissance à la psychose n'est jamais solitaire; c'est un corps-à-corps de cerveaux, de sanctuaires à sanc­tuaires. Mais ici cela sort de notre compétence de prati­cien. Pour nous qui rencontrons ces patients, cela reste lié au fait humain le plus élémentaire, ce qui relie les individus les uns aux autres dès qu'ils se côtoient. La psychose, sauf exception peut-être, mais tout homme est une exception, ne se constitue pas à partir de situa­tions de tensions ou lors d'événements visibles et repro­ductibles. La psychose ne relève d'aucune circonstance régulièrement repérable. L'adolescence n'est cependant pas touchée par hasard et, on le verra, cela aussi ouvre sur le mimétisme humain ».« la psychose au début est une histoire «simple, simple, simple» que les enfants — « petits, petits, petits » —, comme les patients et leur entourage, comprendront.

Ensemble, est-ce donc tout? C'est mon dernier mot, pas besoin d'ajouter d'autres composants ou ingrédients que les hommes et leur monstrueux mimétisme non pas psychologique mais interindividuel. C'est de là que devraient repartir les travaux sur la psychose et, disons-le, sur l'être humain ».

« L'histoire individuelle était très à la mode il y a quelques années. Elle était exhibée comme l'inévitable prélude des psychoses. Ainsi écumait-on le passé familial. La légèreté des conclusions et les dégâts faits aux familles — la mère du schizophrène par exemple — étaient parfois incalcu­lables. Sur ce point on s'est un peu calmé. Le monopole tenu jadis par la psychologie la plus fumeuse a laissé place à l'emprise grandissante de la psychopharmacologie. Les approches sont désormais médicales, obstétricales, génétiques, etc. Rien n'empêche en outre d'attribuer la psychose à quelque conjoncture récente, sur le modèle des accidents de la route. Cela a justifié la diversité des recherches sur les causes. Un tas de facteurs occasionnels, concrets ou fantasma­tiques, ne cessent ainsi depuis deux siècles d'être engran­gés ».

5. la «psychose naissante».

« Les invariants qui caractérisent ce moment d’émergence de la psychose sont essentiellement la « centralité » et « l’indifférenciation ». Les patients se vivent au centre de l’intérêt des hommes, car ils ont l’impression qu’ils pensent et agissent pour les hommes autour d’eux. « Tout s’échange avec autrui, rien n’est à personne. » Ce n’est pas que le psychotique soit incapable de faire la différence entre lui et les autres, et il ne doute pas que ses actes et ses pensées lui appartiennent, mais il est dans l’incertitude de savoir qui, de moi ou des autres, commande ce geste et donne à penser cela. Au cours de cette expérience initiale qui n’est pas encore délirante, les patients se voient comme le pivot de tout ce qui arrive ».

6. La conversation est l’endoscopie du psychiatre.

« Il faut savoir partir du patient, entrer en contact avec lui, le comprendre. Pour lui, ce qui est essentiel à ce moment là est de parler avec ces patients, non pas dans un esprit de compassion ou de réconfort, mais bien davantage pour prendre au sérieux les choses qui comptent pour eux. »

On peut parler de technique conversationnelle où l’autre est partenaire à 100, précise Henri Grivois. C’est une attitude volontariste pour aller au devant des angoisses, susciter des réactions. C’est un pari, celui de dire “ce que vous dites est cohérent, je prends votre folie apparente au sérieux”. Il s’agit progressivement de trouver avec lui le fil de cohérence, l’ouverture à la raison. Il conclu que le dialogue était la première solution à adopter face à la frénésie, l’emballement qui caractérisent les psychoses naissantes, pour que ces adolescents ne se construisent pas un délire irréversible.

Curieusement, à ce moment premier de la psychose on s’occupe du patient mais on ne lui parle pas. « On va vous donner des médicaments. Vous allez dormir. Vous irez mieux. On verra après ». Les patients sont privés de dialogue, ce que Henri Grivois appelle une « abstention conversationnelle », alors qu’il s’agirait plutôt de les faire parler de ce qui leur arrive avant l’évolution délirante. Il faut que le psychiatre parle au malade, avant que le malade ne se mette à délirer.

« Converser avec ces patients nécessite d'abord de s'impliquer personnellement. Les contacts doivent être pluriquotidiens. Leur durée est variable, elle dépasse rare­ment 30 minutes. Ils se poursuivront, les premiers jours, avec le même praticien. Il ne doit pas y avoir de rupture. Si le patient ne parle pas ou s'il est peu accessible, c'est au praticien de prendre la parole. Au cours de ces conversations au déroulement aléatoire, des points précis seront abordés. On part du principe suivant: l'explication qu'attend de nous le patient, lui seul en détient les éléments. Ils sont au coeur de son expérience, dans ce qu'elle a de plus sub­jectif, voire de plus absurde. Ce ne peut donc être entre nous qu'un premier échange prolongé et ensuite des échanges répétés. On intervient cependant après deux siècles de psychiatrie, deux siècles pendant lesquels la psychiatrie a négligé cette folie naissante, l'a reléguée dans l'irrationnel et l'a déclarée inabordable ».

7. Le docteur aimerait être comme nous

« Pour eux le plus angoissant est le doute qui les conduit, en gros, à ignorer s'ils pensent ou si l'on pense à leur place. Leur pensée serait-elle l'écho de celle des autres? La leur vole-t-on? Que peut-il advenir de pire à un être humain? Que peut-il survenir d'aussi considérable et d'aussi angoissant? Schématiquement, j'en viens avec eux à admettre que vivre au sein de l'espèce humaine, au centre de tous les hommes concernés par eux, est une situation indépassable. Que peut-il en effet arriver de plus important?

Il n'est pas nécessaire cependant de se mettre à leur place pour feindre d'en partager les conséquences. Il n'y a pas de plus sûr moyen de se ridiculiser. Ne forçons pas notre talent. Chercher en nous-mêmes une expérience du même genre est le plus sûr moyen de se perdre aux yeux des patients. L'art de les mystifier est révolu. Il n'y a pas place pour deux en centralité. Faut-il conclure qu'on ne peut pas parler folie avec eux ?

Un patient, lors d'une émission sur France Culture a dit, un peu moqueur mais avec beaucoup de gentillesse, « Le docteur, il aimerait bien être comme nous ! »

C’est le meilleur hommage à l’empathie et a l’effort de H. Grivois pour saisir le cœur de l’expérience psychotique.