Notes de lecture sur la competition familles/psychiatres

Notes de lecture sur la compétition familles /psychiatres d’apres Arthur Tatossian

Lors d'un atelier "Prospect Unafam", l'animatrice, Marie Ellison, m’a vivement recommande la lecture d’un recueil d’articles d'A. Tatossian. Qu'elle n'a ete ma surprise de decouvrir l'importance des travaux de ce penseur francais meconnu ! Aussi je profite de mes vacances pour vous faire partager mes quelques notes de lecture. Je m'attarderai surtout sur un sujet qui nous interesse particulierement : notre rapport en tant que famille a l’institution psychiatrique et aux personnes souffrant de psychose.

Qui est A. Tatossian ?

Le psychiatre Arthur Tatossian (1929-1995) a vécu, travaillé et enseigné à Marseille. Ses recherches constituent une approche phénoménologique de la psychose. La phénoménologie, science des phénomènes, c'est-à-dire la science des vécus par opposition aux objets du monde extérieur, s'appuie d'abord sur l'expérience en tant qu'intuition sensible des phénomènes afin d'essayer d'en extraire les dispositions essentielles des expériences ainsi que l'essence de ce dont on fait l'expérience. La majorité des travaux de Tatossian peut être consideree comme des notes critiques sur certains concepts et pratiques psychiatriques. La thèse centrale d'Arthur Tatossian est que les psychoses sont des états d'esprit dans lesquels «une transformation de l´organisation de la subjectivité» est «plus nucléaire et plus exemplaire que dans toutes les autres conditions de l'homme». La psychose pour lui n´est ni un trouble du jugement, ni de la perception, ni de la volonté, mais une perturbation de la structure intime du moi.

Aspects compétitifs des interactions entre psychiatrie et famille

Tatossian pense que la compétition du XX siècle entre l’institution familiale et l’institution psychiatrique est la cause de la mutation de l'institution psychiatrique. Son hypothèse tend a preciser que l'affrontement des psychiatres et des familles a debute vers les années 50, date a laqhelle la psychiatrie a commencé à organiser ses soins de psychotiques d’une façon collective et quasi familiale. En délaissant le modèle médical strict, les principes d'une intervention proprement et purement technique, les psychiatres ont alors conçu leur action en termes «d'équipes soignantes», de «communauté thérapeutique», de «psychothérapie institutionnelle » et plus globalement de «charge sectorielle». Comme toute institution groupale, la famille et l'équipe psychiatrique ne montrent jamais mieux leur cohésion et leur soutien à ceux qu'elles sont supposées guider vers l'autonomie que dans l'opposition à tout ce qui leur est extérieur. Ainsi quelques parents légitiment sans hésiter le comportement de leurs enfants quand d'autres institutions — scolaire ou policière par exemple — le critiquent, et l'équipe psychiatrique attaque gaillardement l’administration, la société et même la loi à l'occasion. Mais le groupe psychiatrique est l'Autre de la famille et la famille est l'Autre du groupe psychiatrique. Le fait que cet Autre soit en même temps le même ou à peu près dans son fonctionnement et dans ses buts avoués et cachés explique le caractère presque nécessaire des aspects compétitifs des interactions entre psychiatrie et famille.

Le pouvoir

Il est tentant de voir l'enjeu de cette compétition dans le pouvoir, ce qu'en gagne un étant ce qu'en perd l'autre. Une telle interprétation, pense Tatossian, « est parfois vraie et peut-être est-elle toujours essentiellement vraie ». Il y a des familles paranoïaques, même quand aucun de leurs membres ne l´est individuellement au sens propre du mot. Il est vrai inversement que chacun de nous peut à l'occasion activer un moment paranoïaque de son ire. C'est pourquoi, sans doute, il y a également des équipes soignantes paranoïaques. Il n'est que de voir la conviction mal cachée de repartir à zéro chez un groupe soignant qui succède à une autre dans le soin d'un même psychotique, ou la banalité des divergences entre leurs équipes se trouvant simultanément en face d'un malade.

Le problème du sujet.

Pourtant, la lutte pour le pouvoir n'est pas le tout ni même l'essentiel de la compétition entre famille et équipe psychiatrique. Plus subtilement mais plus profondément et donc plus réellement, la lutte concerne quelque chose relative non pas au pouvoir, à l'autorité ou au prestige mais à l'identité du groupe et, par voie de conséquence à l'identité de chacun de ceux qui le composent. Le psychotique est l'occasion privilégiée de cette compétition parce que, plus que la maladie, il relève le problème de l'identité humaine, le problème du Sujet. Avec la psychanalyse freudienne et lacanienne, avec la phénoménologie, le marxisme, le sujet magnifique ou, comme disait Lacan, « increvable » de la pensée classique a survécu. Même s’il n'est plus que la capacité ou plutôt l'occasion ou la possibilité que se constitue un moi, que cette constitution se fasse par identification, sédimentation ou aliénation. Il n'a plus de contenu propre mais simplement la distance, le creux, le vide ou le « jeu » dans l'être humain. Le sujet devient une espèce de foyer virtuel de l'image ou de l'imaginaire qu'est le moi. C'est pourtant ce sujet, qui est très exactement un rien et après Sartre un néant, que se disputent parfois la famille et l'institution psychiatrique. Il y a là une énigme qui s'éclaire sans doute si l'on précise que la compétition ne concerne pas n'importe quel être humain mais l'être psychotique. Le psychotique est justement la forme d'être humain qui s'avère incapable de conserver cette distance, ce vide et ce jeu par rapport à son moi et par là échoue à être un sujet dans l'équilibre dialectique qui doit organiser les rapports entre ce moi et son sujet. Ceux que la psychiatrie clinique appelle schizophrènes se révèlent, eux, radicalement incapables de toute identification au rôle, si ce n'est sous la forme grimaçante et caricaturale de l'existence maniérée ou sous elle, tout autant décentrée, des rôles délirants. Incapables d'organiser ou peut-être de supporter l'anonymisation partielle réclamée par l'identité de rôle ou par la formation d'un Moi imaginaire socialement efficient, les schizophrènes n'ont à proprement parler plus de lieu d'établissement pour une subjectivité dérisoire. Qu'il soit un Moi sans Sujet, comme le dépressif, ou un sujet sans Moi, si l'expression est tolérable, comme le schizophrène, le psychotique pose le problème de l'identité humaine dans sa globalité, et ce faisant l'affecte d'une incertitude radicale — une fonction assumée en d'autres temps ou d'autres lieux par le Sauvage. Si la subjectivité n'est que ce vide et ce rien de et dans l'être humain et si la psychose n'est que l'absence de ce vide et de ce rien, qu'y trouvent donc la famille et l'équipe psychiatrique de si passionnant qu'elles en viennent sinon aux mains tout au moins aux mots pour le conserver ?

Les défenses devant notre fragilité constitutive.

En premier lieu, comme partenaires le plus immédiatement concernés par le psychotique, ses proches comme ses soignants éprouvent à son contact, plus que les autres hommes, la fragilité non tant de leur Moi que de ce qui est sujet en eux. C'est sans doute une source essentielle de ces sentiments d'invasion, de vidange, d'inanité ou d'absurdité que déclenche le rencontre avec le psychotique, pour peu qu'elle atteigne à une certaine intimité. Une telle mise en péril de soi-même entraîne assez naturellement l'entrée en jeu de défenses qui pour la famille sont habituellement et pendant longtemps l'annulation ou la minimisation de la différence psychotique. Quant aux psychiatres, s'ils peuvent encore se défendre de la psychose en la déclassant sous le nom de maladie hors de la condition humaine ordinaire, à condition de ne pas y regarder de trop près, ils utilisent plus souvent et plus durablement une défense à type de banalisation professionnelle. Ces défenses et quelques autres permettent de frayer avec le psychotique sans prendre une conscience trop vive et trop permanente de ce qui est pourtant l’essentiel : à savoir que le problème du psychotique est le problème central de la condition humaine, être un Moi tout en restant un Sujet. Ce problème se confond d'ailleurs avec un autre problème tout aussi central qui, pour être constamment et universellement vécu, n'en est pas moins constamment et universellement écarté, celui de la liberté humaine. Précisément la question du soin des psychotiques a quelque chose à voir avec cette liberté et avec le problème de la compétition qu'elle suscite si fréquemment entre institution familiale et institution psychiatrique. Soigner ou traiter est une façon de s'occuper d'Autrui, d'être avec Autrui, Une façon d’être avec autrui est en s’efforçant d'ôter à autrui ses "soucis", de se préoccuper du service d'autrui, de se substituer à lui. L'assistance se charge pour autrui de ce dont autrui aurait à préoccuper. Celui-ci se trouve ainsi expulsé de sa propre place et n'a plus qu'à retirer pour recevoir. Il n'a plus à se soucier de rien. C’est ce mode d'assistance substituante que nous pratiquons, proches ou soignants du psychotique, quand nous décidons à sa place de l'opportunité d'une hospitalisation, fût-elle forcée, quand nous choisissons tel médicament ou telle thérapeutique biologique ou quand nous optons pour lui en faveur d'une ergothérapie, d'un CAT ou d'une FPA. Mais une telle assistance est « substituante - dominante» parce qu'elle peut aboutir à mettre autrui en dépendance. Cette oppression demeurât-elle silencieuse et dissimulée à l'opprimé. Mais il y a la possibilité d'une assistance qui ne cherche pas tant à se substituer à autrui qu'à le redonner les pouvoirs de son existence, et cela non pour le déposséder de ses soucis mais pour les lui restituer authentiquement. Cette assistance, qui concerne essentiellement le souci authentique, c'est-à-dire l'existence de l'autre, et non pas a quelque chose dont il se préoccupe, aide autrui à se rendre lucide et libre pour son «souci» et c'est pourquoi c'est une assistance «devançante-libérante». Le soin des psychotiques se déroule nécessairement dans l'entre-deux de ces modes positifs de l'assistance et selon les circonstances et l'état clinique du patient doit les combiner, successivement ou simultanément. Mais il est essentiel que, d’une façon ou d'une autre, un champ minimal de liberté persiste pour le psychotique ou plus précisément pour ce qui est sujet ou possibilité de sujet en lui. Cette condition concerne aussi bien les interventions de l'institution familiale et de l'institution psychiatrique sur le psychotique que leurs interactions entre elles.

La reconnaissance de la fragilité comme condition d’une vraie alliance thérapeutique

La méfiance de la famille envers l’institution psychiatrique a souvent son origine dans l'impression de trop grande puissance que la famille éprouve devant les soignants psychiatriques et donc d'être le pot de terre dans la lutte avec le pot de fer. Il est sans doute souhaitable, même si l’expression de ce souhait peut paraître paradoxale, que l'institution psychiatrique soit relativement fragile, limitée, discontinue même, faute de quoi elle risque de maintenir ou d'installer un Moi, une identité de rôle chez le psychotique. La prise de conscience, chez les soignants comme chez les proches du psychotique, de la fragilité de leur propre subjectivité humaine est paradoxalement à la fois l'obstacle et la ressource majeure. Elle conditionne la formation d'une alliance thérapeutique qui ne soit pas illusoire et éphémère. Pour laisser le dernier mot à Heidegger, « on ne s'engage véritablement dans une cause commune que si chacun détermine cette cause à partir de ce qu'il saisit de son propre être-là (Dasein) ». Cette alliance authentique permet seule de s'appliquer réellement à la cause et de délivrer autrui à sa propre liberté.