Enseignement
«Les catéchèses de Jean-Paul II sur le mariage et la sexualité conjugale»

Thèse de @ Jacques FRÉDÉRIQUE, Université Saint-Paul d’Ottawa, 18 mai 2018

PAGE DE TITRE & REMERCIEMENTS

Les catéchèses de Jean-Paul II 

sur le mariage et la sexualité conjugale

Pour une valorisation et une réappropriation du corps humain dans la culture contemporaine

Mémoire de Maîtrise en théologie

présenté à la

Faculté de Théologie de l’Université Saint-Paul sous la direction du professeur Jean-François Gosselin en vue de l’obtention du grade de Maîtrise en théologie

Jacques FRÉDÉRIQUE

@ Jacques FRÉDÉRIQUE, Université Saint-Paul d’Ottawa, 18 mai 2018




LES REMERCIEMENTS

Nous remercions sincèrement le professeur Jean-François GOSSELIN qui a bien voulu accepter de diriger notre mémoire de maîtrise en théologie. Ses conseils salutaires, sa patience et la diligence avec laquelle il a corrigé notre travail de recherche nous ont profondément marqué. Donc, nous lui exprimons notre plus vive gratitude.

SOMMAIRE

Jean-Paul II a développé une théologie du corps à travers ses catéchèses sur le mariage et la sexualité conjugale entre l’homme et la femme que Dieu a créés à son mage et à sa ressemblance. Nous avons posé la question sur la valeur et l’importance de sa théologie du corps pour une meilleure compréhension du corps dans son irréductible dignité dans la culture contemporaine. En effet, contre la suspicion concernant le corps humain héritée de la philosophie grecque et les tendances contemporaines à dissocier l’être humain de son corps, Jean-Paul II affirme que nous sommes des êtres corporels. Il situe le corps humain dans les mystères de la Création, de l’Incarnation et de la Résurrection de Jésus avec son corps qui devient un corps spirituel. Sa Résurrection annonce aussi la nôtre avec notre corps qui deviendra un corps spirituel. Donc, c’est par rapport à cela que Jean-Paul II explique la signification et la dignité du corps qui est à la fois une réalité théologique et un lieu théologique.

INTRODUCTION

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L’existence humaine est corporelle, c’est-à-dire que c’est par le corps que l’être humain manifeste sa présence dans le monde. Les liens entre l’être humain et son corps (1) sont si étroits que « toucher l’un, c’est toucher l’autre » . Marc Richir considère cela comme un fait relevant de l’expérience concrète. L’être humain ne peut pas vivre sans son corps, car c’est avec et dans notre corps que « nous sommes nés, nous vivons et nous (2) mourrons » . Ainsi, l’être humain est inséparable de son corps qui se caractérise par la sensibilité et sa nature matérielle. David Le Breton abonde dans le même sens. Il dit que (3) «sans le corps, l’homme ne serait pas» . Car le corps incarne la personne humaine, il est la marque de la personne humaine. Les activités humaines passent par la médiation du corps (4) qui nous permet «de voir, d’entendre, de goûter, de sentir, de toucher, etc.» . D’où le rôle fondamental du corps dans la vie humaine.


Dans les sociétés occidentales contemporaines où l’on accorde beaucoup d’importance au visuel et à l’apparence, le corps est au centre des préoccupations. Nous observons en chrétien et attentif, le rapport que l’homme et la femme contemporains entretiennent avec leur corps. En fait, ils s’identifient uniquement à l’aspect physique de leur corps qu’ils veulent voir beau et fort. Pour y parvenir, certaines personnes passent de la nourriture et l’hygiène corporelle à l’exercice physique aux soins cosmétiques. D’autres recourent à la chirurgie esthétique. Cependant, elles visent le même objectif qui est de garder leur corps en pleine forme et en bonne santé. Bien entendu, le fait de désirer un

1 Laurent LEMOINE (dir.), Dictionnaire encyclopédique d’éthique chrétienne, Paris, Cerf, 2013, p. 167.

2 Marc RICHIR, Le corps : essai sur l’intériorité, Paris, Hatier, 1993, p. 5.

3 David LE BRETON, Anthropologie du corps et modernité, Paris, Presses Universitaires de France, 1995, p. 7. 

4 David LE BRETON, La sociologie du corps, Paris, Presses Universitaires de France, 2010, p. 3.

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corps beau et fort, n’est pas mauvais en soi. C’est encourageant de voir qu’on accorde une grande importance au corps qui manifeste notre présence au monde. Cependant, ce qu’il convient d’analyser ce sont les excès et les dérives auxquels conduit le souci pour la beauté physique qui est considérée sans la dimension intérieure.

Notons, par exemple, l’obsession pour la beauté physique qui conduit à la survalorisation et à dévalorisation du corps en même temps. En effet, la survalorisation du corps consiste dans le fait qu’on réduit l’être humain uniquement à son aspect extérieur. Ainsi, sa valeur se mesure à l’aune de sa beauté physique. La dévalorisation consiste dans le fait que, pour avoir la beauté physique désirée, certaines personnes transforment leurs corps. Cette transformation va du remodelage du visage à la dépigmentation de la peau. Comme dit Michela Marzano, on joue de son corps comme « une propriété dont on dispose (5) à son gré » . Dans ce cas, le corps est considéré comme un objet parmi d’autres, un instrument qui est facilement manipulable. Christine Detrez explique ce qui arrive au corps- instrument (6). «Le corps-instrument devient vite un corps-marchandise» . Dans ce cas, le corps se dévaloriserait, il perdrait sa vraie valeur.

En outre, il y a une autre forme de dévalorisation qui concerne cette fois les personnes dont le corps ne correspond pas au canon de beauté établi. Parmi elles, les obèses et celles dont le corps est affaibli par la vieillesse ou déformé par la maladie. Elles sont souvent objet de moquerie ou rejetées en raison de leur physique, ce qui les amène parfois à perdre l’estime de soi. Donc, ce qui revient à dire que l’obsession pour la beauté physique conduit finalement à sous-estimer, à dévaloriser le corps et du même coup la personne

5 Michela MARZANO, La philosophie du corps, Paris, Presses Universitaires de France, 2016, p. 23. 

6 Christine DETREZ, La construction sociale du corps, Paris, Seuil, 2002, p. 170.

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humaine elle-même. La dévalorisation du corps et son instrumentalisation nous motivent à réfléchir sur le corps. En étudiant, cette problématique, nous voulons contribuer aux efforts visant à lui redonner sa vraie signification dans la vie humaine. C’est ce qui explique notre intérêt pour la pensée de Jean-Paul II qui a critiqué le fait que dans les sociétés occidentales le corps est devenu « un objet qu’on manipule à sa (7) guise » . En tant que pasteur et théologien, il a voulu éviter cela. Pour ce faire, il a donné des enseignements sur la signification du corps dans son extériorité et son intériorité C’est dans ce but que Jean-Paul II a donné ses catéchèses sur le mariage et la sexualité conjugale. Il les considère comme une pédagogie visant à « éduquer l’être humain sur le corps compris (8) dans le sens de la masculinité et de la féminité » . Cette pédagogie est basée sur la tradition biblique qui a une vision unitaire de l’homme, qui est considéré dans sa dimension extérieure et sa dimension intérieure.

Nous nous sommes intéressé à la pensée de Jean-Paul II, et notamment aux catéchèses que nous avons mentionnées pour découvrir ce qu’il aurait à dire à l’homme et à la femme contemporains qui survalorisent et dévalorisent leur corps à la fois. Cela nous amène à poser la question qui guidera notre mémoire de recherche. En quoi la théologie du corps proposée par Jean-Paul II dans ses catéchèses sur le mariage et la sexualité conjugale ouvre-t-elle sur une compréhension du corps humain dans son irréductible dignité ? Notre hypothèse est que la théologie du corps de Jean-Paul II permet d’insérer le corps humain dans la dynamique de toute la personne et de le valoriser en raison de son origine divine et

7 JEAN-PAUL II, Homme et femme il les créa. Une spiritualité du corps, Paris, Cerf, 2004, Catéchèse du 8 avril 1981, p. 325.

8 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 8 avril 1981, p. 325.

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de sa vocation eschatologique. C’est ce que nous voulons démontrer dans notre mémoire de maîtrise à partir du corpus que nous avons constitué à cet effet.

Le corpus de notre mémoire se compose principalement du livre (9) regroupant les catéchèses de Jean-Paul II sur le mariage et la sexualité conjugale. Car c’est là qu’il a développé sa théologie du corps. Il se compose aussi d’autres ouvrages de l’auteur se rapportant à notre problématique. Nous voulons parler de La famille où Jean-Paul II définit (10) l’être humain comme «un corps animé par un esprit immortel» . Il y a aussi Le rédempteur de l’homme, où il parle du Fils de Dieu qui s’est fait chair en prenant un corps semblable au nôtre. Pour lui, c’est à travers la personne concrète que «l’Église voit le (11) Christ» . Notre corpus comprend aussi Personne et acte, un livre que Wojtyla a écrit avant de devenir Jean-Paul II, où il insiste sur l’importance du corps par lequel la personne (12) «s’extériorise et s’autodétermine» .


Nous insérons deux autres ouvrages dans notre corpus. Il s’agit de La sexualité selon Jean-Paul II, écrit par Yves Semen, un philosophe français qui se propose de « rendre (13) plus accessible la théologie du corps de Jean-Paul II » . L’autre ouvrage est La théologie du corps décomplexée d’Antony Percy. Il y analyse la théologie du corps de Jean-Paul II en insistant sur le caractère symbolique du corps qui renvoie vers « les dimensions spirituelles (14) et invisibles de la personne humaine » . Ce corpus, qui constitue la source primaire de

9  Cf. JEAN-PAUL II, Homme et femme il les créa : une spiritualité du corps, Paris, Cerf, 2004. 

10 JEAN-PAUL II, La Famille, Montréal, Paulines, 1982, no 11, p. 20.

11 JEAN-PAUL II, Le Rédempteur de l’homme, Paris, Le Centurion, 1979, no 3, p. 110.

12 Karol WOJTYLA (Jean-PAUL II), Personne et acte, Paris, Le Centurion, 1983, p. 233.

13 Yves SEMEN, La sexualité selon Jean-Paul II, Paris, Presse de la Renaissance, 2004, p. 19.

14 Percy ANTONY, La théologie du corps décomplexée. Introduction aux catéchèses de Jean-Paul II, Paris, L’Emmanuel, 2007, p. 51.

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notre mémoire, sera complété par d’autres ouvrages qui sont liés à notre problématique (voir Bibliographie).

Dans notre mémoire de maîtrise comprenant cinq chapitres, nous utilisons la méthode de la mise en corrélation permettant de mieux établir la relation dynamique entre la théologie du corps de Jean-Paul II et la culture contemporaine. Dans le premier chapitre, nous parlons de la manière dont le corps est considéré dans la culture contemporaine. Le deuxième chapitre porte sur la vision du corps au début du christianisme qui fut influencé par le dualisme grec. Nous y présentons aussi la vision biblique du corps, la formation intellectuelle de Jean-Paul II et sa vision renouvelée du corps et de la sexualité conjugale. Dans le troisième chapitre, nous analysons sa théologie du corps. Nous insistons sur ses réflexions sur le langage, le message et la signification du corps comme lieu théologique.

Dans le quatrième chapitre, le corps humain est envisagé à la lumière de l’Incarnation, de la Résurrection du Christ et de sa vocation eschatologique. Le cinquième chapitre propose une analyse critique de la théologie du corps de Jean-Paul II. Nous insistons sur les perspectives qu’elle offre pour l’avancement de la pensée théologique et pour une meilleure compréhension du corps humain dans la culture contemporaine. Bien entendu, notre travail de recherche sera une humble contribution aux réflexions théologiques actuelles sur le corps. Il s’inscrit dans la ligne de la pensée de Yves Semen qui se propose de faire connaître la théologie du corps de Jean-Paul II qu’il considère comme «une manière d’apprivoiser notre corps, de nous réconcilier avec lui en le situant dans le (15) plan de Dieu à l’origine de la préhistoire de la théologie de l’homme» .

15 Yves SEMEN, La sexualité selon Jean-Paul II, Paris, Presses de la Renaissance, 2004, p. 17-18.

I. La conception du corps humain dans la culture contemporaine 

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On note aujourd’hui une tendance marquée à considérer le corps humain non pas en termes d’identité, mais en termes d’avoir et de possession.  Ainsi, au lieu de dire «je suis mon corps», on dit «j’ai un corps». Cela est très significatif, puisqu’en disant qu’on possède un corps, on considère par là-même que celui-ci n’est pas constitutif à la personne. Le Breton voit dans le corps-possession une forme de dualisme où le corps devient « un (16) alter ego de l’homme » . C’est-à-dire qu’il est un double, un partenaire de la personne humaine. On le remarque autant dans l’imaginaire social que dans le discours concernant le corps. D’où l’enjeu que représente le corps humain qui est à la fois survalorisé et dévalorisé en même temps dans la culture contemporaine. 

De la valorisation à la dévalorisation du corps humain 

La liberté individuelle est une valeur fondamentale dans la culture contemporaine et fait de chaque personne l’auteur de sa propre initiative et le propriétaire de son corps. Marzano a retenu le mot d’ordre féministe qui exprime bien cela: «Mon corps 17 
m’appartient» . Avec ce mot d’ordre, c’est la libération du corps, où chaque personne estime qu’elle est libre de faire ce qu’elle veut avec son corps. Le corps libéré devient ainsi le lieu de l’expression de l’autonomie de la personne. Alors, se trouvant au centre des revendications individuelles et sociales, il s’affirme et s’affiche, mais plus encore, il se construit selon la volonté de chacun. Comme a dit Le Breton : «Chaque personne bricole la 18
 représentation qu’elle se fait de son corps» . Le corps libéré qui s’affiche n’est pas 

16 David LE BRETON, Anthropologie du corps et modernité, p. 163. 17 Michela MARZANO, La philosophie du corps, p. 33.
18 David LE BRETON, Anthropologie du corps et modernité, p. 15. 

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considéré comme l’élément central de l’identité du sujet, de la personne humaine, mais comme une chose qu’on possède. 


La libéralisation du corps constitue une évolution par rapport à la manière dont il était considéré dans le passé. Le Breton situe cette évolution à « la fin des années 1960 où (19) le corps a fait une entrée royale dans les questionnements des sciences sociales » . Cette époque constitue une date charnière dans la relation que l’homme occidental entretient avec son corps. Cette entrée remarquable s’explique par plusieurs facteurs. Un des facteurs principaux, c’est la publicité et les médias qui font du corps «une stratégie de (20) communication commerciale» . C’est-à-dire qu’ils l’ont mis en scène selon un canon de beauté bien défini afin de construire leur argumentation persuasive. En fait, cette stratégie communicationnelle a produit les effets attendus. Car elle amène les gens à valoriser aussi leur corps en cherchant à ressembler à l’image du corps qu’ils ont intériorisée à travers la publicité et les médias. Ils suscitent chez nous des besoins pour ensuite nous proposer les moyens de les satisfaire. D’où l’importance de faire preuve de discernement en répondant à leurs offres. 

Le Breton décrit l’image du corps présentée par les médias et à laquelle beaucoup de (21) gens veulent se rapprocher. «C’est le corps jeune, beau, physiquement irréprochable» . Pour y parvenir, on soumet alors le corps à un contrôle et à un traitement rigoureux. Marzano dit que dans ce traitement, «les régimes alimentaires, l’entraînement physique, la 

19 David LE BRETON, La sociologie du corps, p. 9.


20 Béatrice GALINON-MÉLÉNEC et Fabienne MARTIN-JUCHAT (dir.), Le corps communicant : le XXIe siècle, civilisation du corps ? Paris, L’Harmattan, 2007, p. 12.


21 David LE BRETON, Anthropologie du corps et modernité, p. 10. 

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chirurgie esthétique sont très valorisés» (22), car c’est ce qui permet de s’adapter à l’idéal de beauté que les médias communiquent. Certains vont encore en plus loin dans l’objectif d’avoir le corps idéal, en achetant des produits qui font «mincir quand on veut, brûler les graisses en restant mince» (23). D’autres se dirigent vers le marché cosmétique qui leur permet de transformer leur corps. Ainsi, se développent «d’innombrables ateliers de transformation du corps» (24). Il y en a pour tous les goûts, du remodelage du visage à la dépigmentation de la peau. Detrez explique comment la transformation du corps se fait. Elle prend plusieurs formes, elle va de la «décoloration des cheveux, des prothèses mammaires aux opérations visant à débrider les yeux» (25). Cela implique que dans le marché cosmétique et esthétique les choix sont variés et que chaque personne peut trouver ce qui lui convient. 


Donc, dans la culture contemporaine, il y a un intérêt croissant pour les choses du corps, de la santé, de la beauté physique, etc. Pierre Debergé exprime ce constat dans les  termes suivants : «Jamais le corps humain n’a été autant choyé qu’aujourd’hui» (26). C’est l’un des aspects positifs qu’il faut apprécier dans la culture contemporaine. Cela est à encourager. D’ailleurs, d’après Marzano, un corps bien maîtrisé et bien soigné est la preuve la plus évidente de la «capacité d’un individu à assurer le contrôle sur sa propre vie» (27). Cependant, comme on dit souvent, l’excès "en tout" nuit.  Ainsi, il faut éviter la survalorisation du corps qui peut devenir «un véritable culte du corps» (28) car cela amène à 


22 Michela MARZANO, La philosophie du corps, p. 21.


23 Ibid, p. 20.


24 David LE BRETON, La sociologie du corps, p. 107.


25 Christine DETREZ, La construction sociale du corps, p. 172.


26 Pierre DEBERGÉ, Ce que dit la Bible sur le corps, Paris, Nouvelle Cité, 2015, p. 5. 

27 Michela MARZANO, La Philosophie du corps, p. 20. 

28 Ibid, p. 6. 

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réduire l’homme uniquement à son corps, en négligeant sa dimension intérieure et sa dimension spirituelle.


Le dualisme contemporain et ses conséquences sur la vie humaine

Le dualisme contemporain est l’inverse du dualisme grec. Le dualisme grec réduit l’être humain à son âme, le dualisme contemporain le réduit à son corps.  En effet, selon Bernard Andrieu, ce phénomène repose sur l’idée selon laquelle «le corps humain n’est pas naturel, mais culturel et technique» (29), c’est-à-dire qu’il n’est pas constitutif à l’être humain. C’est pourquoi l’homme contemporain cherche à modifier son corps comme il le désire. Cela est encouragé par la médecine moderne qui «déconstruit et reconstruit le corps humain de manière infinie»(30). C’est-à-dire qu’elle remplace le corps humain en partie ou dans sa totalité comme les pièces d’un mécano biotechnologique. Car pour elle, le corps humain n’est rien d’autre qu’un ensemble d’organes. Elle le traite ainsi selon la manière dont elle le considère.

Marie-Thérèse Nadeau a fait la même remarque concernant la manière dont la médecine moderne traite le corps humain. Pour Nadeau, cette façon de comprendre le corps humain est inquiétante. Elle critique le fait que la médecine soigne uniquement le corps en négligeant la personne (31). Cette pratique médicale reflète le statut du corps dans la culture contemporaine qui le survalorise et le dévalorise est à la fois. Nadeau rejoint ainsi Le Breton


29 Bernard ANDRIEU (dir.), Le dictionnaire du corps en sciences humaines et sociales, Paris, CNRS, 2006, p. 104.

30 Bernard ANDRIEU (dir.), Le dictionnaire du corps en sciences humaines et sociales, p. 104.

31 Notons la pensée de Nadeau qui dénonce le fait que la médecine contemporaine s’intéresse uniquement au corps, à la maladie, mais pas à la personne souffrante :  « Sans vouloir être méchante, force est par conséquent de constater que la médecine en vient facilement à oublier la personne du malade, qui disparaît derrière la complexité de son anatomie, derrière ensemble de normes, d’images, de chiffres. Incontestablement, le malade est souvent mis entre parenthèses au profit de la technique.  Amputée de sa subjectivité, la personne malade n’est pas loin d’être ramenée à une pure fiction. Elle n’existe tout simplement pas... ». Marie-Thérèse NADEAU, Repenser le corps humain, Montréal, Médiaspaul, 2010, p. 60.

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Breton disant que dans cette dernière, «on possède son corps à la façon d’un objet» . C’est une caractéristique du dualisme contemporain qui considère l’aspect physique comme l’unique réalité de l’être humain.


Cette idée revient souvent chez Le Breton insistant sur le fait que «le dualisme contemporain distingue l’homme de son corps»(33). C’est-à-dire qu’il dissocie la personne de son corps, qui n’est apprécié que pour son aspect physique. Marzano abonde dans le même sens dans ses réflexions sur le dualisme contemporain. Selon elle, il y a dans la culture contemporaine «une forme de dualisme qui cherche encore et à nouveau à opposer l’homme à son corps» (34). Le Breton analyse les conséquences du dualisme contemporain sur le plan ontologique. Il entraîne «la fragmentation de l’unité de la personne» (35) . Car il ne considère que la dimension extérieure de l’être humain. Or, selon Edith Stein, la dimension physique n’exprime pas totalement l’être humain. Elle explique cette relation de la dimension extérieure et la dimension intérieure chez l’être de la manière suivante : «Ce qui touche mon corps, me touche aussi. Je suis présente dans toutes les parties de mon corps» (36). De ce fait, il ne faut pas considérer le corps sans la personne. Car pour Stein, «le corps appartient à l’unité de la personne» (37). D’où la nécessité de dépasser le dualisme contemporain afin de penser l’être humain dans son unité ontologique.


32 David LE BRETON, Anthropologie du corps et modernité, p. 99-100. 

33 Ibid, p. 158.

34 Michela MARZANO, La philosophie du corps, p. 22.

35 David LE BRETON, Anthropologie du corps et modernité, p. 10.

36 Edith STEIN, De la personne, Paris, Cerf, 1992, p. 102. 

37 Ibid, p. 103.

II. Jean-Paul II et le corps humain : un retour à la vision biblique du corps

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Face au dualisme contemporain qui réduit l’être humain uniquement à son corps, Jean-Paul II propose une vision renouvelée du corps qui s’inspire de la tradition biblique qui considère l’être humain dans son unité ontologique. Il a nourri cette idée avant même de devenir Jean-Paul II. Voilà donc un pasteur qui a réfléchi sur notre réalité corporelle et la signification du corps dans la vie humaine. Son expérience pastorale et sa formation intellectuelle ont mûri et enrichi sa pensée sur ce dernier.


Le dualisme grec et la vision du corps aux premiers siècles du christianisme

Issu du judaïsme, le christianisme a été originellement et durablement influencé par la philosophie dualiste platonicienne qui valorise l’âme et méprise le corps. Selon Gesché, «ce dualisme a envahi l’espace de pensée chrétien» (38). Car la rencontre de l’Évangile et de la culture grecque a amené des chrétiens à exalter l’âme humaine au détriment du corps humain. Pour eux, ce qui est essentiel, c’est le salut de l’âme. Aussi dit-on souvent qu’il faut «sauver son âme» (39). Le cardinal Carlo-Maria Martini qui a réfléchi sur l’influence du dualisme grec sur la pensée chrétienne, situe la question. «Assurément, au début du christianisme, les influences d’une conception négative du corps furent fortes et conditionnèrent largement la réflexion postérieure» (40). Selon lui, beaucoup de penseurs chrétiens furent influencés par le dualisme grec. La liste va «d’Origène à Grégoire de Nysse en passant par Jérôme et Augustin» (41). Inutile d’insister, il suffit de visiter un tant soit peu la vision anthropologique de saint Augustin qui a marqué durablement la pensée chrétienne.


38 Adolphe GESCHÉ (dir.), Le corps chemin de Dieu, Paris, Cerf, 2005, p. 65.

39 Ibid, p. 65.

40 Carlo-Maria MARTINI (Cardinal), Simple propos sur le corps, Versailles, Saint-Paul, 2001, p. 32. 

41 Ibid, p. 32.

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Pour saint Augustin, l’être humain a «un corps et une âme, l’un à l’extérieur, l’autre à l’intérieur» (42). Aussi parle-t-il de l’homme extérieur et de l’homme intérieur. Retenons sa pensée, «le meilleur, c’est l’intérieur» (43), qui illustre bien sa conception dualiste de l’être humain. Cela se voit aussi dans la façon de s’exprimer au sujet de lui-même. «Moi,l’homme intérieur, moi l’esprit...» (44). Sa manière de se définir uniquement par rapport à son âme, à sa dimension spirituelle illustre bien son dualisme réducteur qui conditionnera la pensée chrétienne pendant plusieurs siècles.

Selon Semen, le dualisme augustinien a eu des conséquences considérables et durables sur la conception du corps humain dans le christianisme. Certains chrétiens l’ont considéré comme «la source du péché, un adversaire à combattre ou duquel il faut se libérer» (45). Cependant, parallèlement, une autre tendance impliquant le corps humain s’est développée au sein même du christianisme. Selon Gesché, il s’agit d’une spiritualité où certains chrétiens ont cherché à se conformer au corps souffrant et crucifié du Christ, en pratiquant l’autopunition du corps. Car pour eux, l’amour de Dieu implique le renoncement au corps. Ainsi, seul le corps souffrant volontairement conduirait à Dieu. 

Cela a entraîné ce que Gesché appelle de «véritables pratiques de martyre des corps» (46). D’un côté, on a un corps qui est source du péché et qui compromet le salut. De l’autre, on a un corps souffrant en vue du salut. Dans les deux cas, il en résulte une vision négative du corps qui ne correspond pas à la vision biblique du corps humain. D’où les conséquences du dualisme grec sur la pensée chrétienne. D’ailleurs, pendant son pontificat,


42 SAINT AUGUSTIN, Les confessions, trad. Lucien Jerphagnon, Paris, Gallimard, 1998, x, vi, 9, p. 987. 

43 Ibid, x, vi, 9, p. 987.

44 Ibid, x, vi, 9, p. 987.

45 Yves SEMEN, La sexualité selon Jean-Paul II, Paris, Presses de la Renaissance, 2004, p. 143.

46 Cf. Adolphe GESCHÉ (dir.), Le corps chemin de Dieu, note de bas de page, p. 67.


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Jean-Paul II a remarqué que cette vision négative du corps humain n’a pas totalement disparu dans le christianisme, car «le corps et la sexualité y restent toujours une valeur très peu appréciée» (47). Il est vrai que dans la culture contemporaine qu’on attache une grande importance à ces derniers. Mais pour Jean-Paul II, ils ne sont pas vraiment appréciés à leur juste valeur. C’est pourquoi il propose de revenir à la vision biblique du corps.


Le corps humain dans la tradition biblique

Les auteurs bibliques ont une forte conscience de la corporéité humaine qui est liée à la condition humaine. Selon Xavier Léon-Dufour, cette conscience vient du fait que c’est à travers «cette chair, ce corps que la personne humaine existe et s’exprime» (48). Mais comment considèrent-ils le corps humain? Chez les auteurs de l’Ancien Testament, la chair et le corps sont désignés par le mot basar. Chez ceux du Nouveau Testament, ils sont désignés par les mots sarx et soma (49) . Ces termes désignent la personne humaine tout entière dans sa condition corporelle et existentielle. D’après Lorraine Caza, il y a d’autres termes qui se rapportent au mot basar, il s’agit de «nèphesh, de ruach, de léb ou lébab» (50). La nèphesh se traduit par l’âme, la ruach par le souffle ou l’esprit et le léb par le cœur. Pour Caza, c’est en ce sens qu’il faut comprendre Gn2,7 où l’auteur sacré parle de l’origine divine de l’être humain : «La basar humaine devint nèphesh vivante, lorsque Dieu insuffla en ses narines sa ruach» (51). L’âme évoque la vie dans l’être humain, elle n’est pas une partie de l’être humain ou une réalité que possède ce dernier. D’ailleurs, dans la culture


47 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 24 octobre 1979, p. 249.

48 Xavier LÉON-DUFOUR et al., (dir.), Vocabulaire de Théologie Biblique, Paris, Cerf, 1981, p. 147.

49 Cf. Ibid, p. 210-211.

50 Lorraine CAZA, « Anthropologie biblique » dans Initiation à la pratique de la théologie, tome III : Dogmatique II, Bernard Lauret et François Refoulé (dir.), Paris, Cerf, 1983, p. 522.

51 Ibid, p. 523.

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hébraïque, «l’être humain ne se divise pas en corps, âme et esprit» . Il forme une unité dans son extériorité et son intériorité qui sont intimement liées.

En effet, dans l’Ancien Testament, la dimension extérieure de l’être humain est désignée par le mot basar qui renvoie à l’aspect le plus extérieur du corps comme l’os, la peau ou le corps tout entier.  Selon Caza, ce mot désigne la personne humaine dans «sa condition terrestre, fragile et mortelle» (53). Ce fameux verset du troisième chapitre du livre de la Genèse illustre bien cela. «Tu es poussière et tu retourneras dans la poussière» (Gn3, 19 ;  Ps90,3). La dimension intérieure de l’être humain, est désignée par le mot lébab, l’équivalent du mot cœur qui représente tout l’intérieur du corps humain. Ils le considèrent comme le siège des émotions et de la vie intellectuelle. D’après Caza, ce mot désigne «la personne en son intériorité, capable de réflexion et de choix» (54). 


Cela est remarquable dans la parole du psalmiste qui s’adresse à Dieu en ces termes. «Seigneur, je garde ta parole dans mon cœur, je médite tes préceptes, afin de ne pas pécher contre toi» (Ps119, 11.15). L’attitude fervente du psalmiste devant Dieu montre que c’est par le cœur que passent les décisions morales et religieuses. Voilà pourquoi les auteurs sacrés insistent sur la pureté du cœur qui est nécessaire pour la relation avec Dieu qui est proche de «l’homme aux mains innocentes et au cœur pur» (Ps24, 4; 26,6). Cette parole qui renvoie à la double dimension de l’être humain montre que pour Dieu ont doit être irréprochable à la fois en pensées et en paroles et par les actions.

Dans le grec du Nouveau Testament, nèphesh et ruach sont traduits par psuchè et pneuma qui signifient l’âme et l’esprit. Ces derniers sont pour la sarx et le soma, ce que la


52 Ibid, p. 529. 

53 Ibid, p. 522. 

54 Ibid, p. 524.

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nèphesh et la ruash sont pour la basar. C’est-à-dire qu’ils animent le corps où l’être humain vit et s’extériorise. Chez les évangélistes et chez l’Apôtre Paul, les mots sarx et soma renvoient à la personne tout entière. Ce dernier emploie le mot sarx pour parler de la vie humaine dans sa vulnérabilité et sa condition mortelle. Il rappelle à Timothée que «Jésus a été manifesté dans la chair et élevé dans la gloire» (Tm 3, 16). Il souligne ainsi l’humanité de Jésus qui a pris la condition humaine. Conscient de son existence corporelle, il dira : «Ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu» (Ga2, 20 ; Ph1, 20-21). Cela implique que l’Apôtre Paul admet que réalité de la chair est liée à la condition humaine, même s’il l’oppose parfois à la vie selon l’esprit. En fait, il n’est pas contre la chair, mais contre «le péché dans la chair» (Rm8,3). L’Apôtre Pierre abonde dans le même sens sur ce point qui est un enjeu théologique. Il critique les personnes qui se laissent attirer par «les désirs obscènes de la chair» (2P 2, 8).


Dans d’autres textes, Paul emploie le mot soma pour parler de la dignité du corps ayant une origine divine. «Le corps est pour le Seigneur et le Seigneur est pour le corps» (1Co 6,13 ; Ph1,20). Ce corps est ontologiquement "un" dans son extériorité et son intériorité. D’ailleurs, il compare l’unité de l’Église, corps mystique du Christ, dans la diversité de ses dons et de ses ministères à l’unité du corps humain dans la diversité de ses membres (55). Donc, ce déplacement aussi étonnant que fulgurant illustre bien sa conception unitaire du corps humain. Pierre Mourlon Beernaert abonde dans le même sens dans ses réflexions sur l’anthropologie biblique. Pour lui, «l’unité du corps humain s’exprime par


55 « En effet, le corps est un, et pourtant il a plusieurs membres, mais tous les membres du corps, malgré leur nombre, ne forment qu’un seul corps... Dieu a disposé dans le corps chacun des membres, selon sa volonté. Il y a donc plusieurs membres, mais un seul corps. Même les membres du corps qui paraissent les plus faibles sont nécessaires... Mais Dieu a composé le corps en donnant plus d’honneur à ce qui en manque, afin qu’il n’y ait pas de division dans le corps, mais que les membres aient un commun souci » (1Co 12, 12.18.20.22.24b-25).


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trois niveaux de l’activité humaine qui sont le cœur, la langue et les mains correspondant à la pensée, à la parole et à l’action» (56). Ces activités se rapportent à la vie extérieure et intérieure de l’être humain. Selon Debergé, la tradition biblique considère le corps humain dans son unité ontologique, car c’est dans et avec son corps «que l’on vit, que l’on prie, que l’on aime et que l’on se donne» (57). 

Ainsi, il ne faut pas être surpris du fait que c’est à travers le corps, les organes ou les parties du corps que les auteurs bibliques ont transmis le message de Dieu. Car comme dit Gesché, «le corps est le chemin de Dieu vers nous et notre chemin vers Dieu» (58). Quelques exemples suffisent pour illustrer la chose. Pour annoncer ce que Dieu compte réaliser pour son peuple, le prophète Isaïe dit ceci : «Les yeux des aveugles verront, les oreilles des sourds s’ouvriront, la langue du muet criera sa joie» (Is 35, 5-6). Le prophète Jérémie rattache le salut du peuple de Dieu à la purification du cœur. «Purifie ton cœur, Jérusalem, afin d’être sauvée» (Jr4,14 ; Ez18,31 ; Jc4,8). Donc, les promesses divines et le salut impliquent le corps humain. Jésus emploie aussi des images corporelles pour enseigner. «Quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite» (Mt 6,3). C’est la discrétion et le comportement éthique que cela implique. Son enseignement porte aussi sur ce qui rend la personne impure : «Ce qui sort de la bouche vient du cœur, et c’est ce qui souille l’homme» (Mt15,18). Voilà pourquoi il fait appel constamment à la conversion du cœur, car c’est là que viennent les pensées mauvaises rendent l’être humain impur. Donc, cela montre aussi qu’il y a une relation entre la vie extérieure et la vie intérieure.


56 Pierre MOURLON BEERNAERT, « Regards bibliques sur l’être humain », dans Revue Lumen Vitae, Vol. LIX, no 2, 2004, p. 141.

57 Pierre DEBERGÉ, Ce que Dieu la Bible sur le corps, 122.

58 Adolphe GESCHÉ (dir.), Le corps chemin de Dieu, p. 14.

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En résumé, il convient d’affirmer que pour la Bible, le corps humain exprime la personne de manière intégrale et indivisible. Sa valeur vient du fait qu’il est le lieu de l’expérience humaine et divine. En ce qui a trait à la manière de le traiter, l’Apôtre Paul dit que nous devons «le nourrir et l’entourer d’attention» (Eph5, 29). Celle-ci doit porter à la fois sur les soins extérieurs et sur les comportements éthiques envers le corps. Pour lui, le respect envers ce dernier vient du fait qu’il est «le Temple de l’Esprit-Saint» (1Co, 6,19 ; 3,16-17). Voilà pourquoi Jean-Paul II nous invite à revenir à la tradition biblique qui considère le corps humain dans son extériorité et son intériorité. Mais qui est-il celui qui nous invite à une vision renouvelée du corps et de la sexualité ?


Jean-Paul II, théologien ou philosophe ?

D’origine polonaise, Karol Wojtyla devint Pape Jean-Paul II le 16 octobre 1978. Il est parmi les intellectuels qui ont marqué la pensée contemporaine. Pour certains, il est un philosophe. Pour d’autres, il est un théologien. Alors, qu’en est-il exactement? Selon Rocco Buttiglione, qui a effectué des recherches sur sa vie et sa formation intellectuelle pendant cinq ans, Jean-Paul II est «une personnalité multiforme» (59). Pourquoi? Parce que sa formation académique est variée. Il est à la fois « philosophe, mystique, théologien, pasteur d’âme et homme d’action» (60). La diversité de sa formation académique apparaît dans ses activités intellectuelles et littéraires et dans ses activités pastorales. Cela est remarquable dans ses réflexions sur «les questions éthiques, religieuses, théologiques et


59 Rocco BUTTIGLIONE, La pensée de Karol Wojtyla, Paris, Fayard, 1984, p. 68. 

60 Ibid, p. 68.


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philosophiques» (61). Il y fait preuve d'une ouverture d’esprit qui le place parmi les penseursles plus marquants de l’époque contemporaine. 

George Weigel, le biographe de Jean-Paul II, abonde dans le même sens. Il dit que Karol Wojtyla, avant de devenir Pape Jean-Paul II, avait acquis une solide formation théologique et philosophique. Selon lui, ce dernier a exprimé «ses intérêts pour saint Jean de la Croix et Max Scheler» (62). Mais qu’a-t-il retenu chez ces derniers ? Selon Weigel, c’est surtout «l’acte de foi et la philosophie des valeurs» (63) qui l’intéressaient chez ces penseurs. En effet, Wojtyla a approfondi la théologie de saint Jean de la Croix qui lui a permis de comprendre que la foi résulte de l’expérience avec Dieu et se vit dans la réalité concrète de la vie. Pour lui, la foi en Dieu s’exprime dans la relation avec les autres, dans l’amour pour les personnes que nous rencontrons. Cette conviction l’amène à s’engager au service des hommes et des femmes de son temps en défendant leur dignité. Donc, voilà pourquoi Wojtyla s’intéresse à la théologie de saint Jean de la Croix pour qui la foi vivante et agissante favorise l’union et la vie avec Dieu.

Wojtyla manifeste le même intérêt pour la philosophie de Scheler insistant sur l’expérience humaine dans l’évaluation de l’action éthique. Il apprécie la pensée de ce dernier qui considère que l’action humaine ne vaut que dans la mesure où elle implique l’être humain dans sa dimension extérieure et sa dimension intérieure, c’est-à-dire dans son corps, sa volonté, son intelligence et sa liberté. Car c’est «la personne tout entière qui est


61 Ibid, p. 14.

62 George WEIGEL, Jean-Paul II, témoin de l’espérance, trad. Philippe Bonnet et al., Jean-Claude Lattès, 1999, p. 169.

63 Ibid, p. 169.

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présente dans ses actes» (64) . Cette façon de comprendre l’action humaine amène Scheler à valoriser le corps humain dans ses réflexions philosophiques, parce que selon lui c’est par le corps que passent le vécu et l’action humaine. Cela se justifie par le fait que «nous ne sommes pas des anges, mais des êtres corporels» (65). Ainsi, pour Scheler, réfléchir sur l’action humaine, c’est réfléchir avant tout sur l’être humain considéré dans sa singularité, son histoire, sa condition existentielle et sa réalité concrète. Cette approche phénoménologique de la réalité est la clé pour comprendre la pensée de Scheler sur la personne humaine qui est «au centre de son analyse du choix éthique» (66). Pourquoi ? Parce que selon lui cette dernière est à la fois «l’auteur de ses actes et la source des valeurs» (67).


Disons que l’approche phénoménologique de Scheler a permis à Wojtyla de considérer la dimension corporelle de l’être humain dans ses réflexions sur l’être humain et sur l’agir humain. Influencé par la pensée de ce dernier, Wojtyla définit le corps comme «le terrain de l’expression de la personne» (68). Car c’est par le corps que celle-ci vit, s’extériorise et agit. Il y insiste en disant que le corps détermine «la concrétude de l’homme» (69). Cela est remarquable dans sa définition de la personne humaine. «Je suis moi-même non seulement intériorité, mais aussi extériorité» (70). Ainsi, pour Wojtyla, parler du corps humain, c’est faire référence à la matière, à la peau, à la chair, à la sensibilité, à l’extériorité, à l’intériorité, au mouvement, à l’esprit ou l’âme, etc. Donc, il emploie un vocabulaire concret, à la fois riche et varié, pour parler du corps humain. En d’autres


64 Max SCHELER, Le formalisme en éthique et l’éthique matérielle des valeurs, trad. Maurice de Gandillac, Paris, Gallimard, 1955, p. 390.

65 Ibid, p. 407.

66 George WEIGEL, Jean-Paul II, témoin de l’espérance, p. 167.

67 Ibid, p. 388.

68 Karol WOJTYLA (Pape Jean-PAUL II), Personne et acte, p. 232. 69 Ibid, p. 231.

70 Ibid, p. 24.


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termes, il y a une relation étroite entre notre vie extérieure et notre vie intérieure. Ce qu’il faut retenir, c’est que la théologie de saint Jean de la Croix et la philosophie de Scheler ont marqué la pensée théologique et philosophique de Wojtyla pour qui la foi et l’action impliquent l’engagement de l’être humain dans la réalité concrète et dans la relation interpersonnelle.


Devenu Pape Jean-Paul II, il a conservé le même vocabulaire dans ses réflexions sur le corps désignant la personne humaine qui s’accomplit dans l’amour et le don de soi. Il nous invite à «descendre à l’intérieur du corps lui-même afin de toucher son intériorité propre» (71). C’est-à-dire tout ce qui concerne la vie intérieure comme les sentiments, les émotions, la mémoire, les facultés intellectuelles. Par exemple, c’est ce même vocabulaire que nous rencontrons dans ses catéchèses sur le mariage et la sexualité conjugale où il s’exprime comme pasteur et théologien. Comme a dit Semen, Jean-Paul II s’y exprime comme un pasteur qui donne «une lumière autorisée sur le corps et la sexualité conjugale» (72). Bien entendu, la vision biblique du corps et sa connaissance philosophique lui permettent d’y réfléchir avec clarté, rigueur et ouverture d’esprit. Alors, que nous dit Jean-Paul II sur le corps humain dans les catéchèses que nous avons mentionnées ? Cette question fera l’objet de notre analyse dans les pages suivantes.

71 Ibid, p. 235.

72 Yves SEMEN, La sexualité selon Jean-Paul II, p. 22.

III. La théologie du corps selon Jean-Paul II

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Jean-Paul II s’inspire des deux premiers chapitres du Livre de la Genèse pour montrer que l’être humain est un être corporel et sexuel. Dès le début de la création, l’homme et la femme avaient découvert leur corps dans son extériorité, son intériorité et sa signification conjugale à travers l’expérience de l’unité originelle. Ils avaient compris que leur corps est fait pour établir les relations personnelles et exprimer l’amour qui révèle l’amour de Dieu pour l’être humain. Ainsi, Jean-Paul II invite les époux à redécouvrir l’expérience de l’unité originelle afin de s’ouvrir à nouveau au langage et à la signification de leur corps qui favorise l’union conjugale, le reflet de la communion des Personnes divines. Se basant sur l’origine divine du corps humain, il le considère comme le lieu de l’expérience humaine et divine.

Le corps humain, un corps sexué : son langage et son message

La première chose qu’il faut souligner dans la théologie du corps de Jean-Paul II, c’est qu’il considère le corps humain de manière concrète et sans complexe, tel que nous en faisons l’expérience dans la vie de tous les jours. Il se réapproprie à sa manière la basar et le lébab de l’Ancien Testament ainsi que la sarx et le soma du Nouveau Testament, termes qui désignent le corps humain et la personne dans son extériorité et son intériorité. En effet, il y a chez Jean-Paul II un souci constant de «rattacher l’extériorité perceptible du corps humain à l’intériorité invisible» (73). Il propose ainsi une vision intégrale de l’être humain qui passe avant tout par la connaissance du corps humain dans la structure du sujet personnel. Aussi cherche-t-il à «découvrir la vérité intérieure de l’homme et la vérité intégrale sur

73 Karol WOJTYLA (Pape Jean-PAUL II), Personne et acte, p. 232.

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l’homme»(74). Pour ce faire, il part de l’aspect physique de l’être humain pour atteindre son cœur qui représente sa dimension invisible. C’est dans cette dynamique qu’il faut comprendre la théologie du corps de Jean-Paul II qui est liée à sa vision anthropologique. 

En effet, Jean-Paul II exprime sa vision anthropologique dans sa théologie du corps à travers la sexualité conjugale entre l’homme et la femme. Elle est au fond de sa définition de la personne humaine. «L’être humain est corps, et par le corps, il est également homme et femme» (75). Il s’agit du corps qui est animé par le souffle de Dieu, et dans lequel nous vivons. Notons aussi que pour lui, ces derniers partagent la même nature, mais sont différents l’un de l’autre. Jean-Paul II cite Gn1,27 pour expliquer que la différence sexuelle qu’il y a entre eux relève de la volonté de Dieu dès le commencement de création. «À l’origine, le Créateur créa l’homme à son image, homme et femme, il les créa»(76). Donc, c’est sur cette base théologique qu’il réfléchit sur le corps humain qu’il considère comme un corps sexué. Pour lui, dire que le corps humain est sexué, c’est dire que l’être humain a un sexe qui est «une synthèse de caractéristiques qui apparaissent dans sa structure psycho-physique» (77). Celles-ci comprennent la vie sensorielle et la vie affective qui sont la source de ce qui se passe dans l’être humain.

Ces caractéristiques psycho-physiques jouent un rôle important dans la vie humaine, car elles offrent à l’homme et à la femme «la possibilité de se compléter mutuellement» (78). Car la fonction principale du sexe chez l’être humain, c’est la sexualité qui est l’union corporelle de l’homme et de la femme. Cependant, pour que cette sexualité soit vraiment

74 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 29 avril 1981, p. 340.

75 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 21 novembre 1979, p. 60.

76 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 12 septembre 1979, p. 14.

77 Karol WOJTYLA (Pape Jean-PAUL II), Amour et responsabilité, p. 40. 

78 Ibid, p. 40.

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humaine, l’union corporelle doit être élevée au niveau de l’union interpersonnelle. Voilà une idée au centre de la théologie du corps de Jean-Paul II qui n’est nulle autre qu’une «théologie du sexe, de la masculinité et de la féminité»(79). Ainsi, le sexe et la sexualité se retrouvent au cœur de sa théologie du corps. D’ailleurs, il n’en parle pas de manière abstraite, mais de manière concrète en partant du corps humain dans lequel nous vivons. Car même si les rapports conjugaux entre les époux ont leur origine dans l’amour, «ils sont concrètement des rapports charnels» (80), qui doivent être élevés au niveau de l’amour où les époux deviennent un don l’un pour l’autre. 

Alors, comment peuvent-ils y parvenir? Jean-PaulII les aide à travers une pédagogie visant à «éduquer l’homme et la femme sur le corps humain dans sa masculinité et sa féminité» (81). Cela nous ramène au cœur même de notre problématique consistant à montrer en quoi la théologie du corps de Jean-Paul II que sous-tend cette catéchèse permet de comprendre le corps humain dans son irréductible dignité. Disons qu’il les invite avant tout à témoigner d’une conception largement accueillante du corps humain découlant de l’appréciation d’emblée positive que Dieu fait de sa création. «Dieu vit que tout ce qu’il avait fait était très bon» (Gn1,23). Ainsi, Jean-Paul II nous ouvre sur une vision bienveillante du corps humain dans sa sensibilité, son affectivité, sa sexualité, son langage et sa capacité à exprimer l’amour. Cette approche positive passe par l’accueil favorable de la différence sexuelle qui fait que la femme est attirée par l’homme et l’homme par la femme.

79 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 14 novembre 1979, p. 55.

80 Karol WOJTYLA (Pape Jean-PAUL II), Amour et responsabilité, p. 47. 

81 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 8 avril 1981, p. 325.

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En effet, Jean-Paul II, insiste sur l’attrait réciproque entre les époux, car non seulement il est le premier élément de l’amour, mais aussi il fait «partie de l’essence même de l’amour» (82) . Jean-Paul II explique la manière dont se produit l’attrait qui est fondamental dans la vie conjugale. Il commence par le regard de l’un sur l’autre et finit ainsi par «stimuler les désirs de l’union des personnes» (83). Jean-Paul II s’inspire de Ct4,7 pour montrer que le regard réciproque et les paroles bienveillantes favorisent l’attrait de l’un vers l’autre. «Tu es toute belle, mon amie...» (84). Bien entendu, les paroles de l’époux portent à la fois sur la beauté physique et sur la beauté intérieure de l’épouse. Elles portent ainsi sur ce que Jean-PaulII appelle «la beauté intégrale de la personne» (85).Elles résonnent dans le cœur de l’épouse qui répond : «Mon bien-aimé est à moi, et je suis à lui» (86). Cette appartenance mutuelle constitue la base du don de soi réciproque qui est essentiel dans la vie conjugale.

En fait, la donation réciproque dans la vie conjugale est liée à l’impulsion sexuelle qui est naturelle chez l’homme et la femme. Jean-Paul II considère cette dernière comme «une propriété universelle et commune» à toute personne humaine et «la voie naturelle menant à l’existence humaine» (87). De ce fait, elle une affaire sérieuse, car elle constitue un enjeu à la fois ontologique, existentiel et éthique. Selon Ghislain de Barmon, l’impulsion sexuelle est un enjeu ontologique, car elle manifeste «le besoin de la femme pour l’homme et de l’homme pour la femme» (88). Bien entendu, ce besoin s’exprime dans le désir sexuel

82 Karol WOJTYLA (Pape JEAN-PAUL II), Amour et responsabilité, p. 68. 

83 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 25 juin 1980, p. 172.

84 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 30 mai 1984, p. 601-602

85 Karol WOJTYLA (Pape Jean-PAUL II), Amour et responsabilité, p. 71. 86 Jean-PAUL II, Catéchèse du 30 mai 1984, p. 604.

87 Karol WOJTYLA (Pape Jean-PAUL II), Amour et responsabilité, p. 42-43.

88 Ghislain DE BARMON, Jean-Paul II, Professeur d’Amour. Une lecture d’amour et responsabilité, Paris, François Xavier DE GUILBERT, 2004, p. 22.

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dont la satisfaction permet à ces derniers de s’épanouir pleinement dans la vie conjugale. Pour ce faire, Jean-Paul II dit que la sexualité entre les époux doit être vécue dans l’amour où chacun recherche le bien de l’autre. Il reprend les paroles de l’Apôtre Paul aux Éphésiens pour expliquer comment cet amour doit se concrétiser dans la vie conjugale. «Les maris doivent aimer leur femme comme leur propre corps» (Ep5,28 ; 1Co7,14). Bien entendu, il en est de même pour les femmes qui doivent aimer leur mari aussi comme leur propre corps. Car non seulement l’amour conjugal réciproque respecte la dignité humaine, mais aussi il crée «une authentique communion de personnes» (89). Cet amour conjugal repose sur le dialogue qui comprend aussi le langage du corps que les époux expriment dans l’union conjugale. Alors, de quoi s’agit-il exactement ? Selon Jean- Paul II, le langage corporel comprend tout ce que les époux ressentent et expriment dans l’union conjugale comme «les gestes, les réactions et tout le dynamisme de la tension et de la jouissance qui se conditionnent réciproquement...(90)». Pour Percy, le langage corporel comprend aussi le «cycle menstruel» de la femme selon lequel elle dit à son mari quand elle est fertile ou quand elle ne l’est pas. L’écoute attentive et la compréhension de son mari envers elle sont «une communication qui renforce leur intimité et leur lien conjugal» (91).

En tout cela, on constate que Jean-Paul II accorde une grande importance au langage corporel dans les rapports conjugaux entre les époux. C’est à travers ce langage que «les époux s’expriment de manière la plus totale et la plus profonde» (92). Il leur permet ainsi de grandir ensemble dans l’amour et dans le don de soi. Cette idée sera notée aussi par Semen

89 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 6 février 1980, p. 96.

90 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 22 août 1980, p. 640.

91 Percy ANTONY, La théologie du corps décomplexée. Introduction aux catéchèses de Jean-Paul II, Paris, 2007, p. 78.

92 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 22 août 1984, p. 640.

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pour qui «l’acte sexuel est d’abord le langage de communion des époux» (93) . Car il suppose un langage du corps qui soit à la fois total et vrai. Mais quel est le sens de ce dernier au niveau éthique et théologique? D’après Jean-Paul II, il est très significatif, car non seulement il favorise l’écoute et l’attention sur l’autre conjoint, mais aussi il rappelle «le dialogue qui commença avec Adam et Ève au jour de leur création» (94). C’est la raison pour laquelle l’union conjugale ne doit pas être vécue dans un rapport de possession de l’autre comme objet de son propre désir, mais dans un rapport qui respecte la dignité de l’autre.

Jean-Paul II identifie donc à la convoitise et à la concupiscence le comportement visant à vouloir posséder l’autre comme objet de plaisir. Il considère cela comme «une limitation, une violation et une déformation de la vocation conjugale du corps» (95) . Voilà donc des dérives qui conduisent à considérer l’autre non pas comme une fin en soi, mais à le posséder uniquement comme un objet de plaisir et de jouissance. Elles s’opposent ainsi à l’union conjugale en tant que l’amour mutuel et la maîtrise de soi, permettant aux époux de dominer leurs désirs sexuels et leurs émotions. Pour Jean-Paul II, la maîtrise de ses désirs est importante, car elle leur permet de «maintenir l’équilibre entre la signification unitive et la signification procréative de l’union conjugale» (96). Elle leur permet aussi de prendre en considération la vérité du langage du corps exigeant naturellement et périodiquement un temps de repos ou de continence. L’observance d’une continence périodique ne nuit pas à l’amour conjugal, elle lui confère au contraire «une plus haute valeur humaine» (97). Pour

93 Yves SEMEN, La sexualité selon Jean-Paul II, p. 203. 

94 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 22 août 1984, p. 640.

95 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 25 juin 1980, p. 174-175. 

96 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 7 novembre 1984, p. 669. 

97 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 29 août 1984, p. 643.

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Jean-Paul II, cette attitude qui relève de la maturité des époux est un élément important de la spiritualité conjugale et familiale.

Bref, pour Jean-Paul II, l’être humain est un être corporel et sexuel. En cela même, il valorise le corps humain qu’il considère dans son extériorité, son intériorité, sa sexualité, son langage et sa capacité à exprimer l’amour. Il insiste sur le regard qui renvoie à la vie intérieure et qui est le point de départ de l’union conjugale favorisant la communion dans l’amour mutuel. Il nous invite à voir dans l’être humain non pas un « homme-objet », mais un « homme-personne », qui est une fin en soi et digne de respect et d’amour. Cette vision anthropologique personnaliste et intégrale est la clé pour comprendre la pensée de Jean- Paul II sur le corps humain et sa signification dans la vie humaine. Elle s’enracine dans les expériences originelles d’Adam et Ève au commencement de la création.

La signification du corps humain

Nous avons parlé du caractère corporel et sexuel du corps humain qui favorise la relation et la communion des personnes. Pour Jean-Paul II, cela s’enracine dans trois expériences originelles, à savoir « la solitude originelle », « l’union originelle » et « la nudité originelle ». En effet, il se réfère à ces expériences originelles faites par l’être humain au début de la création pour montrer comment elles sont importantes pour comprendre la signification du corps humain et la sexualité conjugale des époux selon le plan de Dieu. Elles permettent de comprendre aussi le sens anthropologique, éthique et théologique de celle-ci. Commençons d’abord par la solitude originelle qui, selon Jean-Paul II, est le fait que «l’homme se trouve seul parmi les autres êtres vivants» (98). Bien

98 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 10 octobre 1979, p. 33.

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entendu, il s’agit d’Adam qui est seul face à ces derniers qui se diffèrent et se distinguent de lui. Ainsi, il ne s’identifie pas à eux, car il ne peut pas établir des relations personnelles avec eux. Il vit alors ce que Semen considère comme «une solitude existentielle, radicale, totale, ontologique et angoissante» (99).

Jean-Paul II voit dans la solitude d’Adam parmi les autres êtres corporels quelque chose de pédagogique. Car cela fait naître chez lui «une attitude d’ouverture et d’attente de communion de personnes» (100). De fait, après l’expérience de la solitude originelle et existentielle d’Adam, Dieu a décidé de combler son désir de communion. Jean-Paul II cite le texte de Gn2,18 qui parle de la décision de Dieu en faveur d’Adam. «Il n’est pas bon que l’homme soit seul, je vais lui faire une aide qui soit semblable à lui» (101). C’est Ève qu’Adam considère comme la chair de sa chair, la personne de sa personne, car ils partagent la même nature humaine et ont une égale dignité. En fait, Ève donne à Adam d’exister dans une relation de réciprocité. Ce faisant, elle joue dans sa vie un rôle important qu’aucun autre être vivant ne saurait assumer (102).

Car Ève lui permet de sortir de sa solitude pour vivre dans une relation de communion interpersonnelle fondée sur le don de soi et sur l’amour mutuel. Celui-ci est important, car il répond au désir inné de tout être humain d’aimer et d’être aimé (103). C’est à partir de leur donation réciproque qui est une communion corporelle et personnelle qu’il faut comprendre le sens de la Parole de Dieu concernant l’unité originelle : «L’homme

99 Yves SEMEN, La sexualité selon Jean-Paul II, p. 88.

100 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 14 novembre, 1979, p. 52.

101 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 7 novembre 1979, p. 47.

102 Cf. JEAN-PAUL II, Catéchèse du 14 novembre 1979, p. 53.

103 « Puisque l’homme est un esprit incarné, c’est-à-dire une âme qui s’exprime dans un corps animé par un esprit immortel, il est appelé à l’amour dans sa totalité unifié. L’amour embrasse aussi le corps humain et le corps est rendu participant de l’amour spirituel ». JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique « Familiaris consortio », n° 11, p. 24-25.

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quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme, et les deux deviendront une seule chair » (Gn 2, 24). Cette Parole divine est la base, l’expérience fondatrice de l’union conjugale d’Adam et Ève. Elle est aussi la base du mariage et de la sexualité conjugale dont parle Jean-Paul II dans se catéchèses.

Dans l’union conjugale, les époux forment «une seule chair» à travers leur corps, compris dans son extériorité, son intériorité, sa sensibilité, sa sexualité, son affectivité. C’est la raison pour laquelle Jean-Paul II considère l’unité originelle comme «le début de la conscience de la corporéité et de la sexualité humaines» (104). Car c’est là que les époux découvrent la signification conjugale de leur corps qui est fait pour exprimer l’amour dans la communion interpersonnelle. Nous retrouvons la même idée chez Jean-Claude Larchet qui considère que «l’amour constitue la finalité première de l’union sexuelle entre l’homme et la femme» (105). Car c’est l’amour qui lui donne son sens et sa valeur. Il insiste sur ce point en disant que «la sexualité humaine est psychique avant d’être physique» (106). Car elle est une relation de communion où chacun s’enrichit et s’épanouit. Il rejoint ainsi Jean-Paul II pour qui «le corps humain avec son sexe et par son sexe est fait pour la communion des époux dans l’amour et le don de soi» (107). Celle-ci a une valeur symbolique. Pourquoi ? Parce qu’elle est «l’image de la communion des Personnes divines» (108).

D’ailleurs, il établit le lien Gn2,24 et Ep5,25 où l’Apôtre Paul considère l’union des époux comme le signe de l’union du Christ et de l’Église. «Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Église et s’est livré pour elle... Ce mystère est grand, car il

104 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 14 novembre 1979, p. 56.

105 Jean-Claude LARCHET, Théologie du corps, Paris, Cerf, 2009, p. 68. 106 Ibid, p. 71.

107 Yves SEMEN, La sexualité selon Jean-Paul II, p. 109.

108 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 14 novembre, 1979, p. 54.

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concerne le Christ et l’Église» (109) . C’est pourquoi Jean-Paul II accorde une grande importance à l’expérience de l’unité originelle qui permet de comprendre que le corps humain et sa signification conjugale sont liés à la création de l’homme et de la femme à l’image de Dieu. Elle donne aussi à comprendre que la sexualité conjugale est une relation mutuelle dans laquelle les époux deviennent «un don l’un pour l’autre, dans l’évidence de leur corps, dans sa masculinité et sa féminité» (110). C’est toute leur humanité qui s’exprime ainsi dans l’union conjugale entre les époux. En fait, la référence à l’expérience de l’unité originelle donne à la théologie du corps de Jean-Paul un caractère concret et pratique.

En outre, l’expérience originelle de la nudité d’Adam et Ève à l’état de l’innocence permet de comprendre aussi la signification conjugale du corps humain. «Tous deux étaient nus, homme et femme, mais ils n’en éprouvaient aucune honte» (Gn2,25). Car ils avaient compris que leur existence est corporelle et qu’il n’y a pas honte à faire librement l’expérience de leur corps dans sa nudité. D’après Jean-Paul II, cela signifie qu’ils acceptaient leur corps «dans toute sa vérité humaine et personnelle» (110), c’est-à-dire qu’ils avaient une pleine conscience de sa signification conjugale. Selon lui, la nudité originelle d’Adam et Ève est «l’élément constitutif de leur union comme mari et femme» (112) . Voilà donc l’idée fondamentale à laquelle s’attache Jean-Paul II dans sa théologie du corps qui considère que l’expérience de l’unité originelle s’adresse à l’homme et à la femme de tous les temps.

109 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 8 septembre, 1982, p. 509. 110 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 6 février 1980, p. 94.

111 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 14 mai 1980, p. 154.

112 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 21 novembre 1979, p. 60.

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D’ailleurs, il commence ses catéchèses sur la sexualité conjugale en référence à la réponse de Jésus aux pharisiens sur le caractère définitif du mariage (113). Pour Jésus, celui-ci s’inscrit dans le plan de Dieu dès l’origine. Le Pape François prolonge la pensée de Jean-Paul II sur la sexualité conjugale et la considère comme «un don merveilleux que Dieu a fait à ses créatures» (114). Il réclame le respect pour ce don divin et merveilleux qui permet aux époux de s’épanouir et s’accomplir dans le don de soi et dans l’amour mutuel. Il voit dans la théologie du corps de Jean-Paul II une réponse face à «un idéal théologique du mariage trop abstrait et loin de la situation concrète des familles réelles» (115). Car elle présente le mariage comme un parcours dynamique de développement et d’épanouissement.

Selon le Pape François, cela vient du fait que Jean-Paul II a bien compris la signification conjugale du corps et la dimension érotique qu’il considère comme «un don de Dieu qui embellit la rencontre des époux» (116). D’ailleurs, de Barmon va dans le même sens lorsqu’il nous rappelle que l’attrait constitue le point de départ de l’amour. Cet attrait se dirige vers «la personne tout entière qui est belle à mes yeux à la fois extérieurement et intérieurement» (117). C’est dans la Bible que Jean-Paul II découvre la relation qu’il y a entre la signification conjugale et la dimension attractive et érotique du corps. Par exemple, il cite 1Co 7,5-6 où l’Apôtre Paul s’adresse aux époux ces terme : « Ne vous refusez pas l’un à

113 JEAN-PAUL II a repris les paroles de Jésus dans Mt19, 3-9 et dans Mc10, 2-12 qui s’est référé au texte de la Genèse sur le lien conjugal pour répondre aux pharisiens qui l’interrogeaient sur le mariage « ... Des pharisiens s’approchèrent de Jésus et lui dirent pour le mettre à l’épreuve : "Est-il permis de répudier sa femme pour n’importe quel motif?”. Il répond : “N’avez-vous pas lu que le Créateur, dès l’origine, les fit homme et femme et qu’il dit : Ainsi donc l’homme quittera son père et sa même pour s’attacher à sa femme et les deux ne feront plus qu’une seule chair? Ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair”. Eh bien! ce que Dieu a uni, l’homme ne doit point le séparer...». Jean-PAUL II, Catéchèse du 5 septembre 1979, p. 9.

114 PAPE FRANÇOIS, Exhortation apostolique « Amoris laetitia », Montréal, Médiaspaul, 2016, n° 150.

115 Ibid, n° 36.

116 Cf. Ibid, n° 151.

117 Ghislain DE BARMON, Jean-Paul II, Professeur d’Amour. Une lecture d’amour et responsabilité, p. 31.

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l’autre...» (118). Pourquoi?  Parce que la sexualité est un élément important dans la vie conjugale, car elle cimente et consolide les liens conjugaux.

En résumé, ce qu’il faut retenir des expériences originelles que nous venons de voir concernant la signification du corps humain, c’est que l’être humain a pris conscience de la signification de son corps dès le commencement de la création. Adam avait fait l’expérience d’une solitude qui le préparait à accueillir Ève avec qui il formait une seule chair. Ainsi, ils vivaient dans la joie l’un devant l’autre dans leur nudité sans avoir honte l’un à l’égard de l’autre. Jean-Paul II considère leur nudité à l’état d’innocence comme l’élément constitutif de leur union conjugale. D’où l’importance qu’il accorde au corps permettant aux époux de s’épanouir dans l’amour reflétant l’amour de Dieu pour l’être humain. Donc c’est pourquoi il le considère comme le lieu de l’expérience humaine et divine.

Le corps humain comme lieu théologique

Le corps humain renvoie à une réalité qui le dépasse. Non seulement c’est par notre corps que nous vivons et établissons des relations interpersonnelles, mais c’est aussi là que se fait notre relation avec Dieu qui vient à notre rencontre. Jean-Paul II le considère comme «la moelle de la réalité anthropologique et théologique» (119). Le corps devient donc un élément crucial pour tout vrai discours sur l’être humain et sur Dieu. Notons la pensée suivante où Jean-Paul II exprime la réalité du corps et son caractère symbolique.

Le corps, et seulement lui, est capable de rendre visible ce qui est invisible, le spirituel et le divin. Il a été créé pour transférer dans la réalité visible du monde le mystère caché de toute éternité en Dieu et en être le signe visible... Par sa

118 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 14 juillet, 1982, p. 466. 

119 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 14 novembre 1979, p. 55.


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corporéité, sa masculinité et sa féminité, l’être humain devient signe visible de l’économie de la vérité et de l’amour qui a sa source en Dieu lui-même et qui fut déjà révélé dans le mystère de la création... (120).

On le constate donc, pour Jean-Paul II, le corps humain tire sa valeur et sa dignité du fait qu’il est le signe visible de la vérité et de l’amour qui a sa source en Dieu. Voilà pourquoi il est un véritable lieu théologique. D’ailleurs, tous les grands thèmes théologiques comme la Création, la Révélation, l’Alliance, l’Incarnation, la Résurrection, du Salut et les Sacrements engagent le corps humain dans tous les sens du mot. Pour Jean-Paul II, «la théologie du corps est liée à la création de l’être humain à l’image de Dieu» (121). C’est-à-dire que le corps est un lieu théologique en raison de son origine divine. Il est ainsi à la fois «le signe de la personne dans le monde visible et le signe de l’image de Dieu» (122).

D’après Jean-Paul II, la personne qui est consciente du mystère de l’Incarnation ne doit pas s’étonner que la théologie comprenne également le corps, «Le fait que le Verbe s’est fait chair, le corps humain est entré par la porte principale de la théologie» (123). Mais ce n’est pas tout, il y a aussi les sacrements par lesquels nous sommes unis au Christ qui permettent de considérer le corps comme un lieu théologique. En effet, le corps tient une place importante dans la réception des sacrements. Selon Larchet, «la grâce des sacrements est communiquée à la personne par des signes visibles et matériels constituant les rites et s’appliquant à son corps» (124). De l’eau du baptême à l’onction de la confirmation, la grâce sacramentelle est communiquée à travers le corps.

120 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 20 février 1980, p. 105. 

121 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 14 novembre 1979, p. 55. 122 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 14 mai 1980, p. 155.

123 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 2 avril 1980, p. 129.

124 Jean-Claude LARCHET, Théologie du corps, p. 56.

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Selon Louis-Marie Chauvet, les sacrements nous disent que «c’est dans la plus banale empiricité et opacité d’un corps que s’effectue la foi en ce qu’elle de plus vrai» (125. L’union sexuelle des époux sur laquelle porte les catéchèses de Jean-Paul II en est une bonne illustration. Il cite l’Apôtre Paul qui considère l’union conjugale comme «un grand mystère», car elle symbolise «l’union nuptiale du Christ avec l’Église» (126). C’est pourquoi, selon lui, dans la perspective chrétienne, l’union sexuelle trouve son vrai sens dans le cadre de l’amour conjugal. Car elle est le signe de l’amour de Dieu que Jésus manifeste à l’égard de son Église. Pour ce faire, elle doit exprimer «un amour total, unique et exclusif» (127).

Le Pape François abonde dans le même sens que Jean-Paul II sur le fait que l’union conjugale renvoie à la vie divine. Il la considère comme «le reflet de l’union entre le Père, le Fils et l’Esprit Saint» (128). D’où la valeur du corps qui est capable de devenir sacrement de l’amour révélant l’amour divin et la communion des Personnes divines. Voilà pourquoi, pour Jean-Paul II, l’amour conjugal est «l’aspect théologique le plus profond de tout ce qui peut être dit de l’être humain» (129). Ce qui revient à dire que c’est dans le plus corporel que le plus spirituel s’exprime. En d’autres termes, le corps est le lieu de la relation et de la communication avec Dieu. Chauvet exprime cela en disant que «le corps est le chemin de Dieu vers nous et nous vers Dieu» (130). Car c’est là que Dieu nous parle et que nous lui répondons.

Dans la Bible, les exemples abondent où le corps est considéré comme un lieu théologique. Le Psalmiste s’adresse à Dieu en ces termes : «Je t’appelle, Seigneur, tout le

125 Louis-Marie CHAUVET, Le corps, chemin de Dieu. Les Sacrements, Paris, Bayard, 2010, p. 77. 

126 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 4 juillet 1984, p. 613.

127 JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique « Familiaris consortio », Québec, Fides, 1981, n° 19. 

128 PAPE FRANÇOIS, Exhortation apostolique « Amoris laetitia », n° 29.

129 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 14 novembre 1979, p. 54.

130 Louis-Marie CHAUVET, Le corps, chemin de Dieu. Les Sacrements, p.77.


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jour, je tends les mains vers toi» (Ps88, 10). Jésus lui-même illustre cela. «Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle» (Jn6, 54). Ces paroles de Jésus renvoient à l’Eucharistie que l’Église célèbre en mémoire de lui. Enfin, l’Apôtre Paul nous rappelle que «nous sommes le corps du Christ, les membres du corps Christ» (1 Co12, 27). Dans ce corps, chacun existe avec ses particularités personnelles et ses charismes propres. Jean-Paul II a bien raison d’insister sur le fait que c’est par le corps que passent «les sacrements qui sont des signes visibles de la grâce divine» (131).

En résumé, retenons que le corps humain en tant qu’expression de la personne est à la fois une réalité anthropologique et théologique. Il est un corps sexué qui fait pour exprimer l’amour dans la communion qui rappelle la communion des Personnes divines et l’amour de Dieu pour l’être humain. Il est un véritablement lieu théologique, car il est le chemin de Dieu vers nous et nous vers Dieu. C’est aussi par le corps que passent les sacrements qui nous relient à Dieu. De plus, c’est là que se produisent les mystères de l’Incarnation et de la Résurrection de Jésus. Voilà pourquoi, pour Jean-Paul II, le corps humain est sacré, il faut le respecter, car il est «le signe du mystère divin de la Création et de la Rédemption» (132). C’est là que se réalisent les mystères de l’Incarnation et de la  Résurrection de Jésus.


131 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 8 septembre 1982, p. 512. 

132 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 14 novembre 1984, p. 673.

IV. Le corps humain à la lumière de l’Incarnation et de la Résurrection de Jésus

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Pour Jean-Paul II, la dignité inaliénable du corps humain vient du fait qu’il est d’origine divine et qu’il exprime l’amour humain qui prend sa source dans l’amour divin. Or, sa dignité vient aussi du fait que c’est là qu’eut lieu l’Incarnation du Verbe de Dieu qui s’est fait chair, en prenant un corps semblable au nôtre où il a vécu et a annoncé la Bonne Nouvelle du Royaume. Mais aussi c’est la Résurrection de Jésus qui ouvre une future eschatologique pour le corps humain qui connaîtra le même destin que le sien après la mort. Voilà ce que nous nous proposons d’explorer dans ce quatrième chapitre.


Le corps humain et l’humanité de Jésus

Selon l’Évangile de Jean : «Le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous» (Jn1,14). C’est-à-dire que le Verbe de Dieu est devenu en Jésus une personne humaine comme nous, avec un corps qui est semblable au nôtre. Apôtre Paul clarifie la chose davantage en affirmant que «Jésus est né d’une femme» (Ga4,4). Ce fait historique souligne à la fois la maternité de Marie et l’humanité de Jésus. D’ailleurs, Jean-Paul II cite Lc11 27 pour montrer que le Nouveau Testament et la liturgie, honorent et louent «les entrailles qui ont porté Jésus et le sein qui l’a nourri en tant qu’être humain» (133). Ces paroles qui s’adressent à la Mère du Christ constituent un éloge de la maternité, de la féminité du corps de la femme et sa capacité à donner la vie. Elles soulignent que Jésus, en tant qu’être humain, a eu des besoins, des désirs et des sentiments profondément humains.


Quelques exemples suffisent pour clarifier la chose. Cela est remarquable dans son attitude lors de la mort de son ami Lazare. Avant de rappeler ce dernier à la vie, «Jésus


133 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 12 mars 1980, p. 116.

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frémit intérieurement, se troubla et pleura...» (Jn 11, 33.35.38). Les sentiments de tristesse qu’il a exprimés par ses pleurs sont révélateurs de son humanité et de sa grande compassion devant la souffrance humaine. Dans l’Évangile de Marc, Jésus exprime les mêmes sentiments envers le lépreux qui s’approche de lui et lui demande de le guérir. «Pris de pitié, Jésus étendit la main et le toucha. À l’instant, la lèpre le quitta et il fut purifié» (Mc1, 41-42). Arrêtons-nous un peu sur l’action posée par Jésus. Celui-ci n’a pas peur de toucher le corps du lépreux, car pour lui même si le corps est défiguré par la maladie, il exprime la personne tout entière. Pour Jésus, il y a dans la personne une relation dynamique entre la vie extérieure et la vie intérieure. Jean-Paul II nous rappelle que plusieurs fois et en diverses occasions, «Jésus fait appel à l’homme intérieur» (134), pour inviter ses auteurs à se convertir et à adopter le comportement éthique convenable.


Revenons au lépreux purifié Jésus. En le guérissant le corps, Jésus lui offert une nouvelle vie en le réinsérant dans la vie sociale. Il lui permet de retrouver son humanité et manifeste en même temps sa propre humanité et sa proximité envers les personnes qu’il rencontre. D’ailleurs, les guérisons qu’il effectue entrent le cadre de la mission révélatrice et évangélisatrice. «L’Esprit du Seigneur est sur moi... il m’a consacré par l’onction et m’a envoyé annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres, guérir les aveugles...» (Lc4, 18-19). Jésus a accompli cette mission avec amour jusqu’au bout. Il exprime cela aux disciples que Jean-Baptiste envoie auprès de lui pour savoir s’il est vraiment le Messie attendu. Il leur dit d’aller rapporter à Jean-Baptiste : «Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée


134 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 16 avril 1980, p. 139.

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aux pauvres» (Mt11, 2-5). Cela s’accomplit par des paroles et par des gestes humains qui montrent qu’il est vraiment une personne humaine. 

Bref, Jésus était, comme nous, « sujet à la faim, à la soif, à la fatigue, au sommeil et à la souffrance» (135). Partageant notre humanité, Jésus avait les mêmes besoins physiologiques et humains que toute personne humaine. Voilà ce qui rejoint la pensée de Jean-Paul II sur l’humanité de Jésus :

Par l’Incarnation, le Christ s’est uni en quelque sorte à tout homme. Il a travaillé avec les mains d’homme, il a pensé avec une intelligence d’homme, il a agi avec une volonté d’homme, il a aimé avec un cœur d’homme. Né de la Vierge Marie, il est devenu l’un de nous, en tout semblable à nous, hormis le péché. Il est le Rédempteur de l’homme (136).

Notons que les expressions «mains d’homme», «cœur d’homme» et «né de la Vierge Marie» renvoient au corps de Jésus qui est semblable au nôtre. Cela rappelle la parole de saint Jean pour qui l’humanité de Jésus dans sa dimension corporelle constitue un critère essentiel de l’appartenance à Dieu. «Tout esprit qui confesse que Jésus Christ est venu dans la chair est de Dieu» (1Jn 4, 2). Or, qui dit l’être humain dit en même temps sa dimension corporelle. C’est pourquoi Jean-Paul II insiste sur le fait que Jésus ne s’est pas uni à une personne abstraite, mais à une personne concrète dans la pleine vérité de son existence personnelle, communautaire et sociale. «Le Dieu de la Création se révèle comme le Dieu de la Rédemption... Cette révélation a dans l’histoire de l’homme un visage et un nom : elle s’appelle Jésus Christ» (137).


135 Xavier LÉON-DUFOUR et al. (dir.), Vocabulaire de Théologie Biblique, p. 213. 

136 JEAN-PAUL II, Le Rédempteur de l’homme, Paris, Le Centurion, 1979, n° 13. 

137 Ibid, n° 9.

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 Mais l’Incarnation nous apporte-t-elle vraiment quelque chose de nouveau et de bénéfique? Pour Jean-Paul II, l’Incarnation est bénéfique et salutaire pour l’être humain, en tant que Jésus représente l’homme parfait, ainsi toute personne qui veut se comprendre elle-même dans sa nature profonde peut le faire simplement en s’approchant de lui. Ce simple geste produit «des fruits non seulement d’adoration envers Dieu, mais aussi de profond émerveillement pour soi-même» (138). Autrement dit, la personne qui accueille et applique l’enseignement de Jésus fera l’expérience de sa présence dans sa vie et comprendra mieux le sens de la vie humaine. Non seulement Jésus révèle l’amour infini du Père à l’être humain, mais il révèle aussi l’être humain à lui-même, en l’aidant à «retrouver la grandeur, la dignité et la valeur de sa propre humanité» (139). Voilà donc, une idée centrale qui structure la pensée de Jean-Paul II et qui est l’expression de la sagesse et de l’amour de Dieu envers l’être humain.


Cette idée sera reprise aussi par Percy dans ses réflexions sur l’humanité de Jésus, en qui le Dieu transcendant et invisible, est entré dans l’histoire et s’est rendu visible à nos yeux. Pour lui, dans la personne de Jésus, Dieu devient «notre ami le plus fidèle que nous pouvons toucher et entendre» (140). Ainsi, nous pouvons le connaître, entrer en relation avec lui et l’aimer. Voilà autant de bienfaits que nous apporte l’Incarnation du Verbe de Dieu qui partage notre vie quotidienne afin de nous aider à découvrir le sens de notre vie. C’est pourquoi pour Percy, «Jésus est à la fois le Dieu-homme qui vient du Père et un don pour nous» (141). Ce qui revient à dire qu’en Jésus, c’est Dieu lui-même qui agit envers nous, qui vient nous sauver en manifestant sa compassion et son amour en vers nous. Nous


138 Ibid, n° 9.

139 Ibid, n° 10.

140 Anthony PERCY, La théologie du corps décomplexée, p. 58. 

141 Ibid , p. 60.

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 retrouvons la même idée chez Semen pour qui les bienfaits de l’Incarnation du Verbe de Dieu ne se limitent au niveau anthropologique et psychologique, ils s’étendent au niveau théologique. «La religion chrétienne est d’abord et avant tout une religion du corps, car elle repose sur la foi dans l’Incarnation du Verbe de Dieu» (142). De ce fait, on ne peut être vraiment chrétien sans accepter pleinement son corps et sa dignité.


Bref, selon Jean-Paul II, la relation avec Dieu depuis l’Incarnation passe désormais par la relation avec l’être humain. Il insiste sur ce point névralgique de sa vision anthropologique. L’être humain, dans la pleine vérité de son existence, est «la première route de l’Église, route tracée par le Christ lui-même et qui passe par l’Incarnation et la Rédemption» (143). Ce faisant, il attire l’attention sur l’être humain pour qui il a une profonde estime. En Jésus-Christ, «notre humanité a une dignité sans égale» (144). Accueillir l’Incarnation revient à comprendre notre humanité, à l’aimer et à respecter la personne humaine dans son irréductible dignité. Donc, voilà autant de bienfaits qu’apporte la naissance de Jésus dans la nature humaine. Tout ceci suscite chez Jean-Paul II un sentiment d’action de grâce qu’il exprime à travers Ep1, 3-6. «Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ qui nous a bénis par toutes sortes de bénédictions spirituelles dans le Christ...» (145).


Cependant, l’humanité de Jésus ne se traduit pas seulement dans le fait que Dieu s’est chair dans un corps comme le nôtre, qu’il a vécu parmi nous en posant des gestes d’amour envers les personnes qu’il a rencontrées pendant son ministère terrestre, mais aussi


142 Yves SEMEN, La sexualité selon Jean-Paul II, p. 15.

143 JEAN-PAUL II, Le Rédempteur de l’homme, n° 14.

144 Ibid, n° 8.

145 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 15 septembre 1982, p. 514.

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 par sa mort et sa Résurrection. Les Évangiles s’accordent sur le fait que Jésus est mort et que les témoins se sont comportés envers son corps comme on se comporte envers celui de tout être humain après la mort. «... Après la mort de Jésus, ils prirent son corps et l’entourèrent de bandelettes, avec des aromates, et le déposèrent dans le tombeau» (Jn19, 40-42 ; Mt27, 58-60). Ainsi, l’humanité de Jésus s’exprime à la fois dans la manière de vivre et de mourir. Cependant, tout ne s’arrête pas au tombeau. Poursuivons notre démarche en explorant dans les pages suivantes les enjeux que représente la résurrection de Jésus pour le corps humain au-delà de la mort.


La Résurrection de Jésus et notre vocation eschatologique

Selon Jean-Paul II, la Résurrection de Jésus est une annonce, mais aussi une anticipation de la nôtre. C’est-à-dire qu’elle manifeste un avenir, une autre forme d’existence pour le corps humain après la mort. Il sent le besoin de traiter la question générale de la résurrection avant de parler de la Résurrection de Jésus qui annonce la nôtre.


En effet, pour Jean-Paul II, la résurrection est «un état absolument nouveau de la vie humaine et son rétablissement dans son intégrité» (146). Elle n’est pas «une désincarnation du corps humain, ni une déshumanisation de l’homme, mais sa parfaite réalisation» (147). Ce n’est pas non plus une transformation de la nature de l’être humain en nature angélique, c’est-à-dire purement spirituelle. À la résurrection, «l’homme conservera sa propre nature humaine psychosomatique, sinon parler de la résurrection serait dénué de


146 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 2 décembre 1981, p. 366. 

147 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 9 décembre 1981, p. 371.

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 sens» (148). Ce qui revient à dire qu’il conservera le statut de son être personnel, car celle-ci est la parfaite réalisation de ce qui est personnel en lui.


Cette définition de la résurrection s’inspire de celle de Jésus qui est l’annonce de la nôtre. En effet, pour Jean-Paul II, la Résurrection de Jésus est un évènement qui se produit dans l’histoire, qui fait partie de l’histoire, mais qui va au-delà d’elle. Ainsi, elle ne peut être comprise et expliquée véritablement que par la foi. D’ailleurs, comme dit le Pape Benoît XVI, «c’est à travers la foi de ses disciples auxquels il se manifeste que le Ressuscité atteint l’humanité» (149). En d’autres termes, la Résurrection de Jésus manifeste la puissance de Dieu qui fait sortir Jésus parmi les morts et c’est en ce sens qu’elle est exprimée dans le Nouveau Testament aussi. C’est le cas de l’ange qui annonça aux femmes qui se rendaient au tombeau la Résurrection Jésus : «... Je sais que vous cherchez Jésus le crucifié. Il n’est pas ici, car il est ressuscité comme il l’avait dit...» (Mt28, 1-7 ; Mc16, 1- 8). C’est cette annonce de la Résurrection de Jésus qui va être confirmée par la suite par ses apparitions à ses Apôtres. C’est toujours «corporellement» que Jésus se présente à ces derniers, ce qui leur permet de croire qu’il est vraiment ressuscité.


Notons que la Résurrection de Jésus n’est pas une simple réanimation comme le cas de Lazare (Jn11, 38-44) qui mourait par la suite. La pensée suivante de l’Apôtre Paul clarifie la chose. «Le Christ ressuscité des morts ne meurt plus, la mort n’a sur lui aucun pouvoir» (Rm6, 9). C’est pourquoi la Résurrection de Jésus fut vécue par les Apôtres comme un évènement radicalement nouveau auquel ils ne s’attendaient absolument pas.


148 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 2 décembre 1981, p. 368.

149 Joseph RATZINGER (PAPE BENOÎT XVI), Jésus de Nazareth. De l’entrée à Jérusalem à la Résurrection, Paris, Parole et Silence, Suisse, 2011, p. 311.

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 Alors, comment l’expliquaient-ils? Pour eux, il n’y a pas de doute, il s’agit d’une intervention divine : «... Ce Jésus, que vous aviez crucifié, Dieu l’a ressuscité et l’a fait Seigneur et Christ» (Ac2, 25.34 ; 22,24). Cette affirmation christologique est au centre de leur prédication et constitue le fondement de la foi chrétienne. C’est sur elle que s’appuie la pensée de Jean-Paul II sur la Résurrection de Jésus qu’il considère comme «l’ultime et la pleine auto-révélation de Dieu qui n’est pas un Dieu des morts, mais des vivants» (150) . Voilà la radicale nouveauté : Dieu, l’auteur de la vie, a ramené Jésus à la vie, en le ressuscitant.


Cependant, l’affirmation de la vérité de la Résurrection de Jésus est liée aussi à la question concernant la nature du corps avec lequel il est ressuscité et apparu à ses Apôtres. Pour nous, cette question est capitale. En effet, non seulement elle se rapporte à notre problématique, mais elle concerne aussi la future résurrection de notre corps. D’ailleurs, Jean-Paul II insiste sur le fait que la vérité sur la résurrection offre «la clé de toute anthropologie théologique et de toute anthropologie de la résurrection» (151). Pour répondre à la question concernant la nature du corps de Jésus après sa Résurrection, il s’inspire de 1 Co15,42-43 où l’Apôtre Paul décrit la nature du corps ressuscité. «Le corps ressuscité est un corps incorruptible, glorieux, plein de force et spirituel» (152).


La théologie paulinienne sur le caractère spirituel du corps ressuscité nous aide à situer les récits évangéliques portant sur la Résurrection de Jésus qui soulignement à la fois une continuité et une discontinuité entre Jésus et le Christ ressuscité. «Les disciples étaient réunis dans une maison dont les portes étaient verrouillées, Jésus vint et il se tint au milieu


150 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 27 janvier 1982, p. 387. 

151 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 2 décembre 1981, p. 368. 

152 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 3 février 1982, p. 392.

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d’eux» (Jn20, 19.26). Pour eux, il s’agit bien de Jésus, mais son corps transformé n’est plus limité par l’espace et les contraintes physiques. En fait, il s’agit du même corps, mais autrement le même. Ce que Jean-Paul II appelle «la spiritualisation de la nature somatique du corps» (153). Jean-Paul II cite l’Apôtre Paul qui fait de la Résurrection de Jésus la base desa prédication. «... si le Christ n’est pas ressuscité, alors notre prédication est vaine, vaine aussi est notre foi... Mais non! le Christ est ressuscité des morts» (154).


Mais quelles sont les implications théologiques de la Résurrection de Jésus pour nous après notre mort et la théologie du corps? Y a-t-il un rapport entre sa vie après la mort et la nôtre? Selon Jean-Paul II, c’est précisément la Résurrection de Jésus qui ouvre pour nous la perspective eschatologique qui est l’espérance de la vie éternelle. Car elle inaugure «le début de l’accomplissement eschatologique où, par Jésus et en Jésus, tout retourne au Père» (155). Cette idée est partagée aussi par Benoît XVI pour qui «l’essence de la résurrection de Jésus consiste dans le fait qu’elle inaugure une nouvelle dimension eschatologique» (156). L’Apôtre Paul le rappelle à Timothée comme une certitude : «Si nous mourons avec Jésus, nous vivrons aussi avec lui» (2Tm 2,11 ; Rm6,8).


Cependant, remarquons que notre résurrection est exprimée sous la forme conditionnelle. Cela signifie que la résurrection n’a pas seulement une dimension cosmique, mais elle nous engage de manière personnelle et concrète, et requiert de notre part un comportement éthique et spirituel convenable. La question devient alors, comment mourir avec Jésus? L’enseignement de Jésus clarifie la chose. «Je suis la Résurrection et


153 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 2 décembre 1981, p. 368.

154 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 27 janvier 1982, p. 387.

155 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 27 janvier 1982, p. 388.

156 Joseph RATZINGER (PAPE BENOÎT XVI), Jésus de Nazareth. De l’entrée à Jérusalem à la Résurrection, p. 309.

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 la Vie, celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra» (Jn11, 25). Notre propre résurrection passe donc par la foi en Dieu, c’est ce qui nous permettra d’être ressuscités comme lui et de vivre ainsi avec Dieu pour toujours. Rappelons que pour, l’Apôtre Paul, c’est avec un corps glorifié et spirituel comme Jésus que nous serons ressuscités : «Le Seigneur transformera notre corps en un corps semblable à son corps de gloire» (Ph3, 20). Disons que la nouvelle vie dans laquelle nous entrerons implique un nouvel état du corps.


Jean-Paul II se réfère à Mt22, 30 et Mc12, 25 sur la résurrection pour expliquer comment les personnes ressuscitées vivront dans leur nouvel état de vie. «À la résurrection, on ne prend ni femme ni mari, on est comme des anges dans le ciel» (157). Retenons deux idées fondamentales de cet enseignement de Jésus en réponse à la question des sadducéens sur la résurrection. Premièrement, Jésus y réaffirme clairement la réalité de la résurrection. Deuxièmement, il qualifie l’état du corps de la personne ressuscitée dans la vie future. Pour Jean-Paul II, l’expression «ni femme ni mari» ne signifie pas qu’elle perdrait «sa subjectivité psychosomatique qui la définit comme sujet. Elle signifie que l’union conjugale sera remplacée par «l’union avec Dieu dans son mystère trinitaire» (158). La personne ressuscitée sera totalement comblée par cette expérience divine, elle n’aura besoin de rien d’autre. Car toute son attention portera sur «Dieu qui se donne dans sa divinité même à l’homme qui, depuis l’origine, porte en lui son image et sa ressemblance» (159) . C’est en ce sens aussi que Semen a compris l’enseignement de Jésus sur la résurrection. Pour lui, comme les anges dans le ciel, la personne ressuscitée fera


157 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 9 décembre 1981, p. 370. 

158 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 9 décembre 1981, p. 372. 

159 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 9 décembre 1981, p. 373.

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 l’expérience de la vision béatifique, mais dans «son être personnel qui ne s’exprimera plus par la conjugalité et la fécondité charnelle» (160).


En résumé, selon Jean-Paul II, la personne humaine est un être corporel de sa naissance à sa mort et de sa mort à sa résurrection. Le corps humain en tant qu’il est l’œuvre de Dieu, animé par le souffle divin et destiné à Dieu, possède une dignité face à laquelle la mort n’a pas le dernier mot. C’est avec ce même corps qui sera, cependant, transfiguré en un corps spirituel comme celui du Christ que l’être humain pourra participer au mystère de la Résurrection et fera ainsi l’expérience de la vision béatifique de Dieu selon sa propre nature. Donc, voilà autant de bienfaits qu’apporte l’Incarnation du Verbe de Dieu qui s’achève à sa Résurrection. La dimension corporelle de sa Résurrection permet de comprendre que notre corps a aussi une vocation eschatologique. Remarquons que du début à la fin de sa théologie du corps, Jean-Paul II nous présente une vision intégrale de l’être humain qui continuera même après la mort.


160 Yves SEMEN, la sexualité selon Jean-Paul II, p. 171.

V. La théologie du corps de Jean-Paul II et la culture contemporaine

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Après notre long parcours, nous avons constaté que dans la culture contemporaine dominée par le visuel et l’immédiat, le corps humain n’est considéré que dans son aspect extérieur qui est valorisé pour sa beauté et sa force productrice et dévalorisé quand il les perd. Jean-Paul II a compris les enjeux anthropologiques et éthiques que représente cette façon de considérer le corps humain et a proposé sa théologie du corps qui est une pédagogie visant à éduquer l’homme et la femme contemporains sur la manière de comprendre le corps humain. Nous nous sommes demandé alors dans quel sens cette pédagogie ouvre sur une compréhension du corps dans son irréductible dignité. Nous avons formulé l’hypothèse que la théologie du corps de Jean-Paul II permet de considérer le corps dans la dynamique de toute la personne et de le valoriser en raison de son origine divine et de sa vocation eschatologique. Le résultat que nous avons obtenu jusque-là va dans le sens de notre hypothèse. Donc, c’est ce que nous voulons démontrer dans le dernier chapitre de notre mémoire qui est une sorte de synthèse des chapitres antérieurs.


La théologie du corps de Jean-Paul II et l’homme contemporain

Nous avons analysé la théologie du corps de Jean-Paul qui s’inspire de la tradition biblique du corps humain. Cette contribution permet de mieux comprendre la valeur et la signification du corps dans la culture contemporaine occidentale dominée par «une manière de penser et de juger nettement matérialiste et utilitaire» (161). Mais en quoi cette mentalité matérialiste et utilitaire consiste-t-elle? Elle se caractérise par ce que le Pape


161 JEAN-Paul II, Catéchèse du 2 avril 1980, p. 130.

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François appelle l’esprit vénéneux du «utilise et jette» (162). L’enjeu, c’est que le corps humain risque d’être considéré dans ce même esprit. Il peut être apprécié pour sa beauté extérieure et sa force pour un temps et négligé ensuite quand il les perd. D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle François Dagognet critique «le culte d’un corps qui n’est apprécié que parce qu’il est souple, jeune et mince...» (163). Car lorsque ces qualités font défaut, il peut être dévalorisé et considéré comme un objet parmi d’autres. On perdrait ainsi le sens du corps qui est lié à la condition humaine et du même coup celui de la personne humaine elle-même.


Des penseurs comme Le Breton parlent des conséquences résultant du fait que le corps humain est considéré uniquement dans sa dimension extérieure. Pour ce dernier, sans la dimension intérieure, le corps devient «une collection d’organes, au lieu d’être le visage de l’identité humaine» (164). La vie humaine prendrait alors une forme mécanique et la personne perdrait son humanité. Cette idée est partagée aussi par Marzano qui explique qu’une fracture dans l’unité entre l’être humain et son corps crée une rupture existentielle faisant basculer le sujet dans «une identité en pleine décomposition» (165). Donc, cela montre à quel point il est important d’envisager l’être humain comme «un» dans sa double dimension. Car, si d’un point de vue extérieur, il apparaît comme un système d’organes liés les uns aux autres, d’un point de vue intérieur il est aussi «un lieu d’interrogation


162 PAPE FRANÇOIS, Exhortation apostolique « Amoris laetitia », n° 153.

163 François DAGOGNET, Le Corps, Presse Universitaire de France, 2008, p. 179. 

164 David LE BRETON, Anthropologie du corps et modernité, p. 234.

165 Michela MARZANO, La philosophie du corps, p. 55.

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existentielle» (166). Voilà pourquoi Marzano et Le Breton sont favorables à une approche intégrale du corps humain, et du même coup de l’être humain.


Marzano propose une simple expérience qui nous permet de comprendre que nous sommes notre corps, dans son extériorité et son intériorité. Quand nous courrons, nous mangeons ou nous nous réjouissons, nous expérimentons «une identité entre nous-mêmes et notre corps, car nous sommes le corps qui court, mange et se réjouit» (167). Cette expérience montre qu’il y a une unité ontologique entre la personne et son corps, au point que le corps exprime l’être humain tout entier. Elle nous amène à nous interroger sur la manière éthique de se comporter envers son corps et envers celui de l’autre. La réponse est simple, il faut toujours garder cette unité entre la personne et son corps. Car comme dit Jean-Paul II, «si on ne considère pas le corps humain dans son extériorité et son intériorité il est impossible d’avoir une vision intégrale de la personne humaine» (168). Il revient souvent sur cette idée qui est au fond de sa théologie du corps et constitue un premier élément de réponse à notre problématique.


Jean-Paul II pousse encore plus loin les réflexions en apportant un éclairage théologique sur le corps humain qui vient de Dieu et qui a un futur eschatologique. Retenons trois éléments principaux qui, selon Jean-Paul II, permettent de valoriser le corps humain, à savoir l’expérience de l’unité originelle, l’Incarnation et la Résurrection de Jésus dans son corps qui devient un corps spirituel. En effet, il se réfère souvent à la parole d’Adam désignant Ève comme «la chair de sa chair» (Gn2,23) pour expliquer la valeur du corps qui exprime la personne. Car ce texte affirme l’identité de deux êtres humains qui


166 Ibid, p. 49-50.

167 Ibid, p. 49-50.

168 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 8 avril 1981, p. 325.

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sont considérés dans leur dimension extérieure et dans leur dimension intérieure. Jean-Paul II le considère comme «la base de l’anthropologie théologique» (169). De plus, la parole d’Adam est renforcée par celle de Dieu disant que l’homme et la femme deviendront «une seule chair» (Gn2, 24). Ce texte biblique est au centre des réflexions de Jean-Paul II sur la dignité et la signification conjugale du corps humain qui exprime l’amour mutuel qui est le signe de l’amour de Dieu pour nous.


La dignité du corps humain vient aussi du fait que le Verbe de Dieu s’est fait chair dans un corps semblable au nôtre. Ce qui amène Jean-Paul II à valoriser le corps humain qu’il considère comme un véritable lieu théologique. Mais le comble de tout cela, c’est le mystère de la Résurrection de Jésus avec son corps qui devient un corps spirituel. Sa Résurrection préfigure notre résurrection avec un corps spirituel comme le sien. Donc, tout cela amène Jean-Paul II à parler de la dignité du corps humain qui est en fait «la dignité de la personne humaine qui se réalise dans la communion interpersonnelle et le don authentique de soi» (170). C’est cette dignité qu’il invite l’homme et la femme contemporains à découvrir ou à redécouvrir dans sa théologie du corps qu’il propose comme une pédagogie pour les éduquer sur la vraie signification du corps humain. C’est à partir de ces trois éléments que nous avons mentionnés, à savoir l’unité originelle, l’Incarnation et la Résurrection de Jésus avec un corps spirituel, que Jean-Paul II parle de la dignité du corps humain qui a une origine divine et un avenir eschatologique.


Donc, voilà l’éclairage biblique et théologique que Jean-Paul II apporte au corps humain dans la culture contemporaine marquée par « utilise et jette ». Il permet de


169 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 21 novembre 1979, p. 57. 

170 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 9 décembre 1981, p. 324.

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comprendre que le corps humain, considéré dans son extériorité et son intériorité, exprime la personne humaine. Ainsi, valoriser le corps humain, c’est valoriser la personne humaine. Inversement, dévaloriser le corps humain, c’est dévaloriser la personne humaine. En fait, les catéchèses de Jean-Paul II se ramènent à cette idée fondamentale, à savoir que nous devons valoriser et respecter la dignité du corps qui est lié à la condition humaine, qui favorise la communion interpersonnelle et qui est le chemin de Dieu vers nous et nous vers Dieu. Ce dernier garde cette dignité qu’il soit jeune, beau, en pleine forme ou défiguré en raison de l’âge et de la maladie. Car elle relève de son origine divine et de sa vocation eschatologique. Voilà ce qui fonde sa théologie du corps qu’il considère comme «une pédagogie spécifique, évangélique et chrétienne» (171).


Notons que Jean-Paul II développe sa théologie du corps sous forme de catéchèse lors de ses audiences hebdomadaires du 5 septembre 1979 au 28 novembre 1984. Il l’adresse à «toute personne cherchant dans le mariage l’accomplissement de sa vocation humaine et chrétienne» (172). C’est la raison pour laquelle il s’exprimait à l’oral, directement aux personnes qui participaient à ses catéchèses. Bien entendu, c’est un enseignement pastoral qui paraît audacieux pour Jean-Paul II qui leur parle face à face de la valeur du corps, du sexe et de la sexualité conjugale. Cependant, situé dans un cadre théologique et biblique, cet enseignement vise à leur faire découvrir la dignité du corps qui manifeste la personne sur le plan ontologique et existentiel et exprime l’amour mutuel qui révèle l’amour de Dieu pour nous. Il les invite à faire de l’enseignement contenu dans sa théologie


171 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 8 août 1984, p. 637. 

172 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 2 avril 1980, p. 129.

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du corps «la substance de leur vie et de leur comportement» (173). Donc, cela implique que c’est un document important qui doit être pris au sérieux.


Appréciation de la théologie du corps de Jean-Paul II : limites et perspectives

Tout d’abord, il faut dire que la théologie du corps de Jean-Paul II, comme toute œuvre humaine, n’est pas parfaite, elle comporte certaines limites. Il met beaucoup d’efforts pour montrer la valeur et la dignité du corps humain, mais il y a des points importants qui se rapportent au corps humain qu’il n’a pas touchés ou n’a pas assez approfondis. D’ailleurs, il admet qu’il n’a pas abordé «certains problèmes se rapportant à la théologie du corps comme le problème de la souffrance et de la mort» (174). Donc, il fait son autocritique sur ce dernier qui est très important dans le message biblique. Rappelons qu’il y a plus de trente ans qui nous séparent de la théologie du corps qu’il propose dans ses catéchèses sur la sexualité conjugale dans le mariage. Cela implique qu’il y a des sujets très actuels sur lesquels on pose des questions qu’on ne posait pas en son temps ou qu’on ne posait pas avec la même acuité qu’aujourd’hui. C’est le cas pour le «mariage pour tous» entre personnes de même sexe et la «théorie du genre» qui, selon le Pape François, nie «la différence et la réciprocité naturelle entre un homme et une femme» (175). Celle-ci implique une société sans différence de sexe qui met en cause l’anthropologie de la famille. Pour Patrick Snyder, la théologie du corps de Jean-Paul II ne permet pas de répondre adéquatement à ces questions brûlantes qui sont au centre des discussions de nos jours. D’ailleurs, pour lui, la vraie question, «n’est


173 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 2 avril 1980, p. 130.

174 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 28 novembre 1984, p. 682.

175 PAPE FRANÇOIS, Exhortation apostolique «Amoris laetitia», n° 56.

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pas de déterminer si les femmes sont semblables ou différentes des hommes» (176) . C’est que la pensée de Jean-Paul II sur le corps sexué et la sexualité est fondée sur la Bible et la Tradition comme sources de réflexions théologiques qui ne sont pas en soi «des guides d’action pratique pour répondre au problème d’aujourd’hui» (177). Favorable à la théologie féministe, Snyder insiste sur le fait que la théologie du corps de Jean-Paul II ne correspond pas aux préoccupations des femmes contemporaines qui ne se définissent pas à partir d’une anthropologie biblique et théologique immuable s’inscrivant dans l’ordre de la création et du salut. Il est pour une théologie qui s’enracine dans «le concret du vécu des personnes, à partir de ce que les femmes vivent ici et maintenant» (178). Il remet ainsi en question les fondements bibliques et théologiques de la théologie du corps de Jean-Paul II.


Cette remise en question vient du fait que, pour Snyder, la théologie du corps de Jean-Paul II est coupée du monde réel dans lequel évolue la femme d’aujourd’hui qui n’est «ni Ève, ni Marie, mais un être humain se définissant en relation dynamique avec un milieu sans cesse changeant» (179). Or, selon lui, c’est par l’intermédiaire d’elles que ce dernier propose à la femme de «retrouver le chemin de l’acceptation originelle de son corps, de sa vocation à la maternité» (180). C’est pourquoi, d’après lui, il est très difficile pour les femmes d’aujourd’hui qui veulent définir leur propre identité et leur propre rôle dans la société et dans l’Église de se retrouver dans la théologie du corps de Jean-Paul II qui ne correspond pas à leurs revendications. Alors, quelles sont ces revendications ? Pour Snyder,


176 Patrick SNYDER, La femme selon Jean-Paul II, Québec, Fides, 1999, p. 166. 

177 Ibid, p. 208.

178 Ibid, p. 160.

179 Ibid, p. 165-166.

180 Ibid, p. 131.

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 les principales revendications des femmes d’aujourd’hui sont «la maîtrise de leur corps et la conquête de leur détermination comme sujets libres» (181).


Ce faisant, Snyder rejoint Anne Carr qui remet en question le contexte même dans lequel ont été écrits les textes bibliques qui servent de cadre de réflexion à la théologie du corps de Jean-Paul II. Selon elle, ils ont été rédigés dans «le contexte du patriarcat et du sexisme» (182), qui ne leur est pas favorable. Elle explique que dans le monde culturel et religieux du patriarcat, fortement légitimé par un Dieu représenté sous les traits exclusivement masculins, les femmes étaient considérées comme inférieures, complémentaires et auxiliaires. Monique Dumais abonde dans le même sens en rappelant que dans la culture patriarcale où la Bible, qui sert de référence à la théologie du corps de Jean-Paul II a été rédigée, l’homme était considéré comme «supérieur par nature» alors que la femme «était toujours sous tutelle» (183). Donc, la pensée de Dumais renforce celle de Carr pour qui le symbolisme du Dieu de la Bible refuse aux femmes la possibilité d’affirmer religieusement «leur propre pouvoir, leur corps, leur sexualité, leur volonté et leurs relations positives avec les autres femmes dans le passé comme dans le présent» (184).


Cela implique que pour Carr les femmes ne doivent pas se définir selon l’anthropologie biblique qui ne correspond pas à leurs propres expériences. D’ailleurs, selon elle, «la nature de l’être humain est entre les mains humaines» (185). Cette pensée se rapporte à celle de Snyder pour qui les catéchèses de Jean-Paul II reposent sur des fondements bibliques et théologiques qui ne correspondent pas à la situation de l’homme et


181 Ibid, p. 172.

182 Anne CARR, La femme dans l’Église, trad. Maryse Falandry, Paris, Cerf, p. 1993, p. 156. 

183 Monique Dumais, Les femmes dans la Bible, Montréal, Paulines, 1985, p. 23.

184 Anne CARR, La femme dans l’Église, p. 182.

185 Ibid, p. 155.

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de la femme contemporains surtout en ce qui a trait à la morale sexuelle. Ce dernier va encore plus loin dans ses critiques en reprochant à Jean-Paul II le fait que dans sa théologie du corps il se fait le porte-parole d’un Dieu qui ne laisse «aucune liberté d’interpréter à nouveau, selon une intelligence renouvelée par l’histoire humaine, ce qui a été fixé d’avance par une certaine tradition» (186). Pour nous, c’est une façon de dire que ce dernier est un conservateur qui se réfère aux textes de nature mythique du Livre de la Genèse pour parler de l’expérience réciproque du corps entre l’homme et la femme.


Remarquons que les critiques adressées à la théologie du corps de Jean-Paul II ne portent pas sur son exégèse, mais sur ses fondements bibliques. Car il n’interprète pas les textes bibliques, surtout ceux de la Genèse, de manière littérale, comme un fait historique. D’ailleurs, selon lui, «la connaissance uniquement littérale de la Sainte Écriture ne suffit pas» (187). Il cherche plutôt à découvrir dans une analyse critique le message théologique qu’ils renferment. Jean-Paul II explique comment il se comporte envers les textes bibliques qui sont à la base de sa théologie du corps. «En analysant jusqu’en leur racine même les significations contenues dans les textes bibliques, nous découvrons précisément cette anthropologie que l’on peut appeler la théologie du corps» (188) . Donc, dans son exégèse, c’est la signification des textes bibliques qui l’intéresse avant tout. C’est l’un des critères essentiels de la théologie contemporaine insistant sur l’analyse critique et l’expérience humaine.


Cependant, si Snyder voit dans la théologie du corps de Jean-Paul II ne correspond pas aux préoccupations de l’homme et de la femme d’aujourd’hui, pour d’autres comme


186 Patrick SNYDER, La femme selon Jean-Paul II, Québec, Fides, 1999, p. 230. 

187 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 18 novembre 1981, p. 360.

188 JEAN-PAUL II, Catéchèse du 8 avril 1981, p. 324.

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 Weigel et Semen, c’est le contraire. Weigel la considère comme «un tournant décisif non seulement dans la théologie catholique, mais aussi dans l’histoire de la pensée moderne» (189). Car Jean-Paul II situe le sexe et la sexualité dans le plan originel de Dieu pour l’être humain. En nous ramenant en amont, à ce que Dieu a voulu pour nous dès le commencement, il nous invite à penser la sexualité conjugale non pas en termes de péché, mais en termes du don de soi, d’épanouissement et de sanctification. Semen abonde dans le même sens en disant que la théologie du corps de Jean-Paul II est une richesse inouïe, c’est l’enseignement «le plus complet et le plus positif sur le sens du corps humain et de la sexualité» (190). Il se propose de l’approfondir et d’en faciliter la découverte aux autres, car elle nous permet de comprendre la sexualité humaine comme un moyen de saisir l’essence de l’être humain dans ses relations avec les autres et avec Dieu.

Donc, en dépit de ses limites, la théologie du corps de Jean-Paul II est fort appréciée par des théologiens comme le pape François qui demande qu’elle fasse partie du cursus universitaire et que des grades universitaires soient conférés aux étudiants et étudiantes rédigeant leurs mémoires et leurs thèses sur la pensée de ce dernier sur le mariage. Cette reconnaissance officielle montre la valeur et la pertinence de la théologie du corps de Jean- Paul II qui, selon Percy, présente «une vision nouvelle, positive et raisonnable du corps humain et de la sexualité humaine» (191). Car elle permet de valoriser et de comprendre la signification conjugale du corps dans son extériorité et son intériorité, favorisant la communion interpersonnelle et les relations avec les autres et avec Dieu.


189 George WEIGEL, Jean-Paul II, témoin de l’espérance, p. 427. 

190 Yves SEMEN, La sexualité selon Jean-Paul II, p. 22.

191 Anthony PERCY, La théologie du corps décomplexée, p. 19.

CONCLUSION

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Notre recherche sur la théologie du corps de Jean-Paul II à travers ses catéchèses sur la sexualité conjugale vécue dans le mariage entre l’homme et la femme que Dieu a créés à son image et à sa ressemblance nous a permis de restituer le corps humain dans la culture contemporaine et de lui redonner son irréductible dignité à la lumière de la tradition biblique. Nous avons réfléchi sur sa signification conjugale, son rapport avec l’Incarnation et la Résurrection de Jésus et sur les limites et les perspectives de la pensée théologique de Jean-Paul II pour sa meilleure compréhension dans la culture contemporaine. Cela nous a permis de mieux se situer par rapport à la culture contemporaine et ses tendances à dissocier les liens entre l’être humain et son corps qui n’est apprécié que pour sa beauté physique et sa vigueur et négligé quand il les perd. En revanche, la tradition biblique nous incite plutôt à valoriser le corps qui est indissociable de la personne humaine.


S’inspirant de la philosophie de Scheler considérant les choses dans leur extériorité et leur intériorité, Jean-Paul II fait un accueil favorable à la vision anthropologique biblique fondée sur Gn2,23 où Adam désigne Ève comme «la chair de sa chair». Ce qui l’amène à mettre en valeur le corps dans son extériorité et son intériorité comme l’expression de l’être humain tout entier. Ainsi, il définit l’être humain comme un être corporel et sexuel pour lequel la fonction sexuelle est naturelle. De là, il dégage la signification conjugale du corps qui exprime l’amour entre les époux qui s’unissent dans le mariage. Cette union se fonde sur la parole divine selon laquelle l’homme et la femme «deviendront une seule chair» (Gn2,24). Il s’agit d’une union corporelle qui se vit dans l’amour mutuel et devient ainsi une communion interpersonnelle qui est le signe de la communion des Personnes divines.

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La dignité du corps humain vient du mystère de l’Incarnation où le Verbe de Dieu s’est fait chair dans une nature humaine semblable à la nôtre. Elle vient aussi de la Résurrection de Jésus avec son corps qui devient un corps spirituel. Sa Résurrection annonce la nôtre qui s’accomplira avec notre corps qui deviendra un corps spirituel. Voilà donc comment Jean-Paul II a compris le corps humain qu’il considère comme une réalité anthropologique et théologique. Pour lui, l’irréductible dignité du corps humain vient de son origine divine, de son rôle dans l’Incarnation et la Résurrection de Jésus et de sa vocation eschatologique. C’est à cette idée fondamentale que se rapporte sa pensée sur la signification conjugale du corps humain qui est une réalité anthropologique et théologique.


Malgré les limites de la théologie du corps de Jean-Paul II, Percy et Semen la considèrent comme une vision nouvelle et positive et l’enseignement le plus complet sur le corps et la sexualité. Voilà pourquoi le Pape François, dans un «Motu Proprio» en date du 8 septembre 2017, a créé l’Institut pontifical théologique Jean-Paul II pour les études sur le mariage et la famille. Cette reconnaissance officielle signifie que la théologie du corps de Jean-Paul II est pertinente. Nous partageons aussi cette idée. Car elle permet de mieux comprendre la valeur du corps dans la culture contemporaine marquée par «utilise et jette». De plus, elle est cruciale non seulement pour comprendre l’identité humaine, mais aussi pour comprendre enjeux éthiques des questions actuelles concernant le statut du corps incinéré qu’on disperse dans l’espace, le trafic des organes humains, la chirurgie plastique pour des raisons esthétiques, etc. Donc, tout cela nous porte à apprécier la théologie du corps de Jean-Paul II qui nous permet de comprendre l’irréductible dignité du corps humain qui est à la fois une réalité humaine et un lieu théologique.

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Cependant, la théologie du corps de Jean-Paul II, se rattachant aux notions de la Création, de la Révélation divine, de l’Incarnation et de la Résurrection, mérite d’être approfondie afin d’être à jour avec la culture contemporaine. Pour qu’elle soit véritablement la substance de la vie et du comportement des femmes et des hommes d’aujourd’hui, selon le désir de Jean-Paul II, elle doit prendre en considération leur vécu et leurs expériences qui sont aussi riches que variées. En d’autres termes, elle doit être complétée par les apports de la science moderne et de la culture contemporaine permettant de penser la relation entre la personne et son corps en ternes d’unité. Car c’est ainsi qu’elle pourra atteindre sa finalité qui est de répondre aux attentes des hommes et des femmes contemporains. Mais comment cet approfondissement doit-il se faire? Qu’est-ce que cela implique? Pour nous, il doit se faire avant tout avec discernement, de manière libre et intelligente. C’est-à-dire un discernement qui permet de comprendre que le discours théologique sur le corps humain et la sexualité humaine est un discours sur la vie humaine et par là-même de l’avenir de l’humanité. De ce fait, c’est un discours sérieux qui doit prioriser ce qui lui est favorable et écarte ce qui lui est contraire. Tout l’enjeu est là et cela exige du courage. Nous pensons que ce courage est nécessaire aujourd’hui, pour réfléchir et parler véritablement de la dignité du corps humain, de la sexualité conjugale, que l’on soit théologien ou philosophe. Jean-Paul II a osé en ce sens, et nous, hommes et femmes contemporains.

BIBLIOGRAPHIE

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I.- Les sources primaires


A. Les écrits de Jean-Paul II

JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique « Familiaris consortio », Québec, Fides, 1981.

___Homme et femme il les créa : une spiritualité du corps, Paris, Cerf, 2004.

___Le Rédempteur de l’homme, Paris, Le Centurion, 1979.

WOJTYLA, Karol (PAPE JEAN-PAUL II ), Personne et acte, Paris, Le Centurion, 1983.

___Amour et responsabilité, Paris, Dialogue, 1985.


B.- Les ouvrages portant sur Jean-Paul II et ses catéchèses

BUTTIGLIONE, Rocco, La pensée de Karol Wojtyla, Paris, Fayard, 1984.

DE BARNON, Ghislain, Jean-PaulII, professeur de l’amour: une lecture d’Amour et responsabilité, Paris, François-Xavier de Guibert, 2004.

PERCY, Antony, La théologie du corps décomplexée. Introductions aux catéchèses de Jean- Paul II, Paris, L’Emmanuel, 2007.

SEMEN, Yves (dir.), La sexualité selon Jean-Paul II, Paris, Presses de la Renaissance, 2004. 


II.- Les ouvrage de l’anthropologie biblique

BEERNAERT, Pierre Mourlon, « Regards bibliques sur l’être humain », dans Revue Lumen Vitae, Vol. LIX, no 2, 2004.

CAZA, Lorraine, « Anthropologie biblique » dans « Initiation à la pratique de la théologie- Dogmatique II », Bernard Lauret et François Refoulé (dir.), Paris, Cerf, 1983.

DEBERGE, Pierre, Ce que dit la Bible sur le corps, Paris, Nouvelle Cité, 2015. DUMAIS, Monique, Les femmes dans la Bible, Montréal, Paulines, 1985. STEIN, Edith, De la personne : Corps, âme, esprit, Paris, Cerf, 1992.


III. Textes théologiques

GESCHÉ, Adolph et SCOLAS, Paul, Le corps, chemin de Dieu, Coll. Théologies, Paris, Cerf, 2005.

LARCHET, Jean-Claude, Théologie du corps, Paris, Cerf, 2009.

LEMOINE, Laurent (dir.), Dictionnaire encyclopédique d’éthique chrétienne, Paris, Cerf, 2013.


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LÉON-DUFOUR, Xavier et al. (dir.), Vocabulaire de Théologie Biblique, Paris, Cerf, 1981. 

CHAUVET, Louis-Marie, Le corps, chemin de Dieu. Les sacrements, Paris, Bayard, 2010. 

MARTINI, Carlo-Maria, Simple propos sur le corps, Versailles, Saint-Paul, 2001. 

NADEAU, Marie-Thérèse, Repenser le corps humain, Montréal, Médiaspaul, 2010.

PAPE FRANÇOIS, Exhortation apostolique « Amoris laetitia », Paris, Médiaspaul, 2016. 

RATZINGER, Joseph (PAPE BENOÎT XVI), Jésus de Nazareth. De l’entrée à Jérusalem à la Résurrection, Paris, Parole et Silence, 2011.

SAINT AUGUSTIN, Les confessions, trad. Lucien Jerphagnon, Paris, Gallimard, 1998.

Traduction Œcuménique de la Bible (TOB), Paris, Cerf, 1975. 


IV. Culture contemporaine

ANDRIEU, Bernard (dir.), Le dictionnaire du corps en sciences humaines et sociales, Paris, CNRS, 2006.

CARR, Anne, La femme dans l’Église, trad. Maryse Falandry, Paris, Cerf, p. 1993 

DAGOGNET, François, Le Corps, Paris, Presses Universitaires de France, 2008.

DETREZ, Christine, La construction sociale du corps, Paris, Seuil, 2002. 

GALINON-MELENEC, Béatrice et MARTIN-JUCHAT, Fabienne (dir.), Le corps communicant.

Le XXIe siècle, la civilisation du corps ?, Paris, L’Harmattan, 2007.

LEBRETON, David, Anthropologie du corps et modernité, Paris, Presses Universitaires de France, 1995.

____La sociologie du corps, Paris, Presses Universitaires de France, 2010.

MARZANO, Michela, La philosophie du corps, Paris, Presses Universitaires de France, 2016.

RICHIR, Marc, Le corps : essai sur l’intériorité, Paris, Hatier, 1993.

SCHELER, Max, Le formalisme en éthique et l’éthique matérielle des valeurs, trad. Maurice de Gandillac, Paris, Gallimard, 1955.

SNYDER, Patrick, La femme selon Jean-Paul II. Lecture des fondements anthropologiques et théologiques et des applications de son enseignement, Québec, Fides, 1999.

WEIGEL, George, Jean-Paul II, témoin de l’espérance, trad. Philippe Bonnet et al., Jean- Claude Lattès, 1999

TABLE DES MATIÈRES 

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Sommaire.............................................................................................p. ii

Les remerciements.................................................................................p. iii

Introduction..........................................................................................p. 4

I. Le corps dans la culture contemporaine

1. De la valorisation à la dévalorisation du corps..........................................p. 9

2. Le dualisme contemporain et ses conséquences sur la vie humaine................p. 12

II. Jean-Paul II et le corps humain : un retour à la vision biblique du corps

1. Le dualisme grec et la vision du corps aux premiers siècles du christianisme.... p. 14.

2. Le corps humain dans la tradition vision biblique....................................p. 16

3. Jean-Paul II, sa formation intellectuelle, sa vision du corps et de la sexualité....p. 20

III. La théologie du corps de Jean-Paul II

1. Le corps humain, un corps sexué : son langage et son message.....................p. 24

2. La signification du corps selon le plan de Dieu.......................................p. 30

3. Le corps humain comme lieu théologique.............................................p. 36

IV. Le corps humain à la lumière de l’Incarnation et la Résurrection de Jésus

1. Le corps humain et l’humanité de Jésus................................................p. 39

2. La résurrection de Jésus et notre vocation eschatologique............................p. 44

V. La théologie du corps de Jean-Paul II et la culture contemporaine

1. La théologie du corps de Jean-Paul II et l’homme contemporain...................p. 50

2. Appréciation de la théologie du corps de Jean-Paul II : limites et perspectives... p. 55

Conclusion..........................................................................................p. 59 

Bibliographie........................................................................................p. 61