Articles / L'avant port / Balénoptère
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Une baleine échouée au Légué
En septembre 2019, une baleine à bosse a été aperçue au large d'Étretat. Plus récemment, au mois de juin de cette année, des plaisanciers qui revenaient d’une partie de pêche en plongée ont aperçu une baleine de 10-15 mètres qu’ils ont suivie du chenal d’accès à Paimpol jusqu’à l’Arcouest. Si ces observations sont rares en Manche, cette voie de navigation très fréquentée de nos jours par les bateaux de commerce n’en demeure pas moins une route de migration pour ces mammifères marins. La pêche à la baleine y est attestée dès le moyen âge et se développera au Havre et à Dunkerque jusqu’à la disparition complète de ces animaux dans ce secteur, victimes de la surpêche, obligeant ainsi les baleiniers à aller toujours plus loin dans leur quête.
Nous avons retrouvé une lithographie du XIXe siècle de Louis Le Breton* mettant en scène une baleine échouée à l’entrée du port du Légué. La presse de l'époque évoque des milliers de personnes à s'être déplacées pour l'occasion. Ce document apporte la preuve de la présence de cétacés dans nos eaux et nous donne l’occasion d’imaginer ce que fut l’étonnement de la population devant cette découverte.
Illustration de Louis Le Breton* d’après un croquis relevé sur place par Boullé, armateur au Légué.
« Maman, Maman ! Un balénoptère est échoué devant le feu du port ! »
Ainsi s’exclame le gamin, arrivé en trombe dans la cuisine, en ce vendredi 2 septembre 1859.
Le claquement bien connu de ses petits sabots alerte la jeune maman bien avant qu’il ne rentre ; elle se retourne, souriante.
« Un baleinoptère ? Échoué ? Devant le feu du port... ? »« Que me chantes-tu là, François ? » répond-elle, amusée, en l’embrassant.
« Si, je t’assure. Le maître d’école nous l’a dit cet après-midi, durant la classe.» Insiste le gamin de cinq ans. Puis il raconte ce qu’il sait à sa maman, en savourant son goûter, sagement assis à la table de cuisine, dans le cadre familier, simple mais propre et rassurant. « Nous irons le voir, dis ? »
Effectivement, le cadavre d’une baleine (on disait un baleinoptère à l’époque), repéré le 1er septembre vers le Rocher Martin, gisait bien à Sous la Tour, au pied du Corps de Garde. La Patache de la Douane l’avait remorqué depuis la pointe du Roselier, où elle s’était échouée la marée précédente.
Remorquage laborieux, d’après une notice journalistique de l’époque, qui relate ainsi les faits :
« Il fallut, au préalable, à marée basse, passer une corde sous sa plus grande circonférence. Pour cela, il fut nécessaire de plonger quatre fois par deux brasses d’eau**. Ce fut le nommé Parenthoëne de Plouguiel, matelot de la Patache qui accomplit cette difficile opération. Une fois l’animal soulevé, on lui passa une corde dans le museau et on le remorqua Sous la Tour. »
Le dimanche suivant, le petit François, tenant sagement la main de sa maman, bras dessus-bras dessous avec son mari, arrive à Sous la Tour. Il ouvre grand les yeux devant le gigantesque monstre qui gît là, étendu sur le sable de son univers quotidien... Impressionné, il serre bien fort dans sa menotte la main de sa maman. Il regarde bravement le fantastique animal qui attire tant de gens. Il s’arme de courage, rassuré par la présence de ses parents, eux-mêmes stupéfaits devant ce spectacle : « Elle est vraiment grande, n’est-ce pas Papa ? » questionne-t-il.
« L’animal mesure quinze mètres et soixante-dix centimètres de longueur, six mètres et vingt centimètres de circonférence, à l’endroit le plus large ! » annonce le gendarme dépêché sur les lieux. Il se rengorge, fier comme s’il en était propriétaire. « Il faisait partie d’une troupe repérée dans la baie de Trestraou le 27 août au soir. »
Le militaire est mandaté ici afin d’éviter toute bousculade ou accident de la part des curieux. Certains courageux voudraient-ils le toucher ? Il va et vient lentement, pénétré de l’importance de sa mission. Précaution rendue en fait superflue par l’odeur du corps « attaqué » par le soleil et le vent ; auxquels s’ajoute la putréfaction naturelle dudit animal. Du reste, il suffirait de contourner la bête pour l’atteindre de l’autre côté, ou nul gendarme ne se trouve. Ce que quelques gamins intrépides auront peut-être accompli, en terme de défis de courage les uns envers les autres…
L’on vit bien du monde ce jour et les suivants sur la grève. Des milliers de personnes, des gens de la grande ville, eux-mêmes accoururent contempler l’extraordinaire animal. Il fut, en sa mort, le triste héros du moment.
Sans certitude de l’espèce à laquelle appartenait ce malheureux animal, on relève qu’il offrait plusieurs caractères du rorqual. Il serait aussi désigné sous les noms de finn bag, ou dos fin, élancé, et de balénoptère museau pointu. Il avance à une rapidité extraordinaire ; il sonde et ne reparaît à la surface qu’à une ou deux lieues de distance, de plus il ne fournit que peu d’huile. Pour ces raisons, il est peu recherché des baleiniers.
Que devint par la suite la dépouille de l’infortuné cétacé venu mourir sur notre côte ?
Sans doute fut-elle, dans un premier temps, la provende des crabes, goélands et autres prédateurs marins. Quels grouillements de mandibules et de becs acérés dépouillant l’animal ! Chacun déchirant rapidement les plus larges morceaux possibles pour les avaler gloutonnement avant que d’autres ne les dérobent lors d’un plongeon infernal !
Voici qui dût occasionner un satané chambard Sous la Tour. De jour comme de nuit, quels concerts sur la grève du Pays de Saint-Brieuc !...
L’équipage de la Patache aurait demandé la permission d’extraire le lard « à fins d’en faire sa pelote ». Las, l’autorisation arriva trop tard, la putréfaction avait commencé son œuvre ; les chairs se désagrégeaient déjà, rien de comestible ne put être récupéré.
Le chroniqueur rapporte ( fut-ce réflexion personnelle ) qu’il aurait été possible d’utiliser les restes du cétacé pour amender les cultures alentours. Suivit-on cette idée ? Le cadavre fut-il seulement remorqué au large, pour raison sanitaire ? Resta-t-il longtemps sur la grève ?
En fut-il fabriqué de malodorantes chandelles produisant un éclairage chiche et néanmoins gratis ?
Fut-il dérobé quelques quartiers qui puissent avoir rempli l’estomac de nos si pauvres ancêtres ? Chairs malsaines leur ayant semblées manne Noëllissime, en leur misérable existence.
Enfin, que devint cet immense squelette, une fois nettoyé par les prédateurs ?
Les fanons furent-t-ils récupérés et vendus, comme de coutume, à un fabricant de corsets ? Les multiples os géants furent-ils détournés en armes ou en outils, ou bouillis, à des fins comestibles ?
Jack Le Breton
*Louis Le Breton (1818 Douarnenez - 1866 Paris) est un peintre, graveur et lithographe de marine.
** La brasse en unité de mesure maritime « fait » l’envergure des deux bras étendus, soit 1,8288m ; elle fut redéfinie en brasse nouvelle, valant une longueur de corde tenue entre les bras, mains fermées, soit 1,624m. Deux brasses donnent, dans le premier cas 3,6576m et dans le deuxième 3,248m. Sachant cela, le fait de plonger par quatre fois à cette profondeur revêt un caractère remarquable.
Les enfants de l’époque pataugeaient joyeusement près du rivage mais il est considéré comme certain que la majorité des marins ne savait pas nager. Cet exploit dénote donc un homme exceptionnel et d’une certaine trempe ! Le matelot Parenthoëne dut, en outre, filer une aussière avec lui ( peut-être attachée à sa taille) afin de la passer autour de la plus grande largeur du cétacé. Il fallut un courage certain pour venir à toucher un tel monstre (capable de retourner sans effort un bateau de son vivant) puis l’encorder !
L'animal fera l'objet d'une étude précise de sa morphologie rapportée ici dans le Publicateur des Côtes du Nord: