Science et société dans la post-urgence du séisme du 12 janvier 2010 en Haïti
Eric Calais, revue Géologues, no 188,
Le 12 janvier 2010, vers 5 heures du soir, un courrier électronique arrive, parmi d’autres. Provenant du système d’alerte automatique de l’US Geological Survey (USGS), il annonce qu’un séisme de magnitude 7.2 vient de frapper le sud d’Haïti. La proximité de la mégaville de Port-au-Prince, capitale du pays, mal construite, surpeuplée et située à seulement 30 km de l’épicentre, ne laisse aucun doute à qui connaît un peu le pays : un désastre vient de se produire.
Parmi les premières informations sur cette catastrophe on annonce que l’hôpital de Turgeau, dans le quartier résidentiel de la ville, s’est écroulé (Photo 1). Par contre la toute proche tour « Digicel », du nom d’un des opérateurs de téléphonie mobile du pays, se comporte très bien malgré sa hauteur et la complexité de sa structure. On saura ensuite que sa construction respectait les normes parasismiques ACI et ASCE-07, alors que l’hôpital n’appliquait pas de mesure parasismique (Paultre et al., 2013). Au-delà des acronymes abscons, on ne peut que consta- ter que, même en Haïti, certains avaient connaissance de la menace sismique et ont investi et construit en consé- quence. Cet exemple est banal, tant il se répète à chaque séisme majeur, de manière exacerbée dans les pays en développement. Certains savent et se protègent, d’autres non. L’inégalité est aussi sismique.
Photo 1. Photographie de l’hôpital de Turgeau au premier plan, détruit lors du séisme du 12 janvier 2010, et de la tour Digicel au second plan. Cet- te dernière, conçue de manière parasismique, a résisté au mouvement du sol. La conception de l’hôpital n’appliquait pas de mesure parasismique (Source : Paultre et al., 2013).
La géologie des failles actives en Haïti est bien connue au premier ordre. L’île d’Hispaniola, dont Haïti occupe le tiers occidental, doit sa topographie au fait qu’elle occupe un segment de la frontière entre les plaques Amérique du Nord et Caraïbe, dont le mouvement relatif est une convergence extrêmement oblique (Fig. 1). Ce mouvement est réparti entre un système de failles inverses au pied de la marge nord de l’ile – faille Nord Hispaniola – et deux failles décrochantes sénestres de direction Est- Ouest au travers de l’île : la faille septentrionale au Nord et la faille d’Enriquillo-Plantain Garden au Sud.
Le décor géologique étant planté, deux observations historiques complémentaires effectuées par des religieux européens présents sur l’ile depuis 1492 vont permettre d’apporter des informations sur les séismes des derniers 250 ans (voir figure 1). On sait grâce à eux que le sud d’Haïti subit une série de séismes majeurs au XVIIIe siècle, au cours desquels Port-au-Prince – bourgade à l’époque – fut à chaque fois détruite : novembre 1701, octobre 1751, novembre 1751 (Scherer, 1912). Depuis, le sud de l’ile est sismiquement calme, hormis la petite crise de 1953 dans la région d’Anse à Veau. La faille septentrionale se réveillera en 1842, puis en 1887, causant des dégâts majeurs dans le nord du pays. Mais le sud profite de 250 ans de quiescence – jusqu’au 12 janvier 2010.
Par ailleurs, en collaboration avec le Bureau des mines et de l’énergie (BME), nous avons déployé un réseau de sites géodésiques, dont les positions sont régulière- ment déterminées par « Global Positioning System» (GPS)2. Ce suivi de précision millimétrique permet, sur plusieurs années, de mesurer directement l’accumulation lente des déformations élastiques sur les failles actives. Le calcul est ensuite trivial, au moins au premier ordre. Nos mesures GPS montrent que la faille d’Enriquillo accumule une déformation à un taux de 6 mm/an et la sismicité historique nous informe que cette faille n’a pas rompu depuis au moins 250 ans. Elle a donc accumulé un déficit de glissement de 0,006 x 250 = 1,5 m, ce qui correspond « à un séisme de magnitude 7.2 si la totalité de la déformation élastique accumulée depuis les derniers séismes majeurs est relâchée en un seul événement aujourd’hui ». C’est la phrase que nous avions publiée dans la revue spécialisée Geophysical Journal International en 2008 (Manaker et al., 2008). Nous n’avions bien sûr pas prédit la date du séis- me, mais la dangerosité sismique de cette faille était connue et quantifiée.
Figure1.Carte des failles actives majeures (Calais et al., 2002) avec NHF : faille Nord Hispaniola, SF : faille septentrionale et EPGF : faille Enriquillo-Plantain Garden et localisation approximative des séismes historiques dans le nord-est Caraïbe (Source : Calais et al., 2010).
Sous l’impulsion de la Direction de la protection civile (DPC), nous avons partagé cette information avec plu- sieurs ministres du gouvernement haïtien ainsi que les principaux bailleurs internationaux et coopérations bilatérales, cherchant à alerter d’une menace, géologique- ment évidente, mais ignorée dans l’agenda de la gestion des risques de désastres. Les rencontres furent cordiales, mais, comme me le faisait remarquer un ministre haïtien en 2008, nous ne savons pas prédire les séismes – « alors que moi je peux vous dire que nous aurons encore des inon- dations meurtrières cette année entre juin et octobre, pen- dant la saison cyclonique ». J’étais trop impressionné pour répondre qu’il y a aussi une saison sismique, qui com- mence le 1er janvier pour finir le 31 décembre.
La compétition est donc présente, comme le montre le tableau 1, car cyclones et inondations associées se répètent régulièrement. On constate d’ailleurs que leur impact sur les populations diminue à mesure que la protection civile haïtienne s’équipe et s’organise. Pourtant, il suffira de 35 secondes de mouvement du sol le 12 janvier 2010 pour tuer plus de 200 000 personnes et coûter au pays près de 100% de son PIB.
Chaque séisme est une expérience de mécanique des roches grandeur nature. Il est indispensable que géologues et sismologues puissent être rapidement présents sur le ter- rain pour mesurer, observer, tenter de comprendre un peu mieux ce fonctionnement qui, comme l’écrit avec une acuité extraordinaire l’auteure haïtienne Yanick Lahens « en silence, millimètre après millimètre, fraction de seconde après fraction de seconde, se déroule à des kilomètres sous l’écorce terrestre [...] inconnu pour la grande majorité des Haïtiens mais connus de certains d’entre nous qui avions choisi de l’oublier ».
Nous arrivons sur le terrain 10 jours après le séisme pour remesurer les positions de nos repères géodésiques et déterminer ce que l’on appelle dans notre jargon leur«déplacement cosismique». Grâce à cette information, nous montrons que la faille responsable du séisme n’est pas celle d’Enriquillo comme nous l’attendions, mais une faille secondaire sous la ville de Léogâne. Cela nous permet de calculer les changements de contraintes sur les failles voisines et d’améliorer notre compréhension de l’aléa sismique régional (Calais et al., 2010).La logistique ne fut pas simple. D’abord pour arriver dans le pays avec une tonne de matériel, alors que l’urgence humanitaire était la priorité. Pays sous le choc, dont les habitants et les dirigeants – y compris internationaux – ne comprenaient pas le phénomène naturel qui les frap- pait. Pourtant, à notre arrivée 10 jours après le séisme dans un pays sous omniprésence médiatico-humanitaire, les mar- chandes avaient déjà repris leurs étals le long des rues, des files d’attente compactes et ordonnées attendaient eau et soins médicaux, et les quartiers s’étaient depuis longtemps auto-organisés pour dormir dans les cours et faire face aux difficultés et incertitudes du moment.
Tableau 1. Comparaison des conséquences des cyclones récents et du séisme de 2010 en Haïti (Source : Preliminary Disaster Needs Assement, Nations Unies, 2010).
En janvier 2010, Haïti ne possède pas de réseau sismologique. L’ingénieur Claude Prépetit du BME déploie une énergie phénoménale pour que son pays prenne conscience de la menace, mais le pays ne dispose pas de sismologue et encore moins d’une masse critique de géoscientifiques capables d’un plaidoyer efficace. Les écoles et universités n’incluent pas les séismes dans leurs pro- grammes. La dernière carte géologique date de 1980 et son échelle, au 1/250 000, ne permet pas de représenter la variabilité géologique pertinente pour les études d’aléa sismique. La carte d’aléa sismique la plus récente – Global Seimic Hazard Map, GSHAP (Tanner and Shedlock, 2004) – est un effort global qui lisse l’aléa avec un zonage Nord-Sud en Haïti (Fig. 2), alors que les failles actives majeures sont de direction Est-Ouest. Dès avril 2010, la compagnie de réas- surance SwissRe publie d’ailleurs une mise à jour drasti- quement différente (Tscherrig, 2010), confirmée quelques mois plus tard par une étude de l’USGS (Frankel et al., 2011).
Une carte d’aléa sismique un peu fausse, ce n’est finalement pas très grave pourrait-on penser ? Le rapport « Natural Disaster Hot Spots », réalisé sous l’égide de la Banque Mondiale, est intéressant de ce point de vue (Dilley, 2005). Il quantifie de manière globale les menaces natu- relles pour informer les décideurs internationaux sur les priorités de mise en œuvre de mesures de prévention. Au chapitre « hazard data » du rapport, on lit dans le tableau 3.3 que le calcul sera basé sur 1) la carte d’aléa GSHAP et 2) le catalogue de sismicité instrumentale de 1976 à 2002. Ce n’est vraiment pas de chance pour Haïti car, outre le fait que la carte d’aléa est fausse, le pays fut sismiquement calme pendant cette période – d’autant plus qu’il n’est pas équipé de réseau d’écoute sismologique ! Il a pourtant subi des séismes destructeurs au XVIIIe et XIXe siècles, comme le montre la figure 1. Pas de surprise donc de lire pendant plusieurs années sur le site des Nations Unies « Prevention Web » que la population haïtienne exposée aux séismes est de 13 950 personnes et que le coût des biens exposés est de 40 millions de dollars. Le géoscientifique qui connait un tant soit peu la géologie de la Caraï- be saute au plafond et invective les technocrates de la gestion des risques. Mais à l’inverse, on doit se demander pourquoi les géoscientifiques – moi le premier – ont laissé passer une erreur de deux ordres de grandeur dans un rapport qui détermine les investissements internationaux de prévention en Haïti.
Par ailleurs, avant 2010, la réglementation de la construction n’est pas codifiée et les préconisations para- sismiques règlementaires sont inexistantes. La construction parasismique est laissée au bon vouloir des ingénieurs dont certains, particulièrement informés et vigilants, vont appli- quer des règles de leur propre chef. Dans un pays où 80% de la construction est informelle, les maçons jouent un rôle au moins aussi important et aucun n’était formé à la maçon- nerie chaînée. Depuis le séisme, des formations ont été mises en place par le ministère des travaux publics haïtien. Enfin, on a beaucoup dit qu’aucune planification ou contingence n’avait été prévue en cas de catastrophe sismique. La protection civile haïtienne animait pourtant une réunion sur ce thème, le 12 janvier 2010, et des dépliants de communication sur la conduite à tenir en cas de séisme étaient en discussion.
Figure 2. Comparison des cartes d’aléa sismique GSHAP (http://www.oas.org/CDMP/document/ seismap/) et USGS (Frankel et al., 2011).
La réunion fut interrompue par l’effondrement du bâtiment où elle se tenait, tuant plusieurs cadres haïtiens ardents défenseurs de la réduction du risque sismique. Une prise de conscience commençait, mais les avancées concrètes ne pouvaient qu’être lentes. Il est difficile pour les gouver- nants et la population, démunis face aux vérités scientifiques que nous leurs assénons, de comprendre l’urgence sis- mique. Que faire, comment agir, quand le message est celui d’une menace redoutable, mais vague, implacable, certaine mais imprévisible ? Constat d’autant plus frustrant qu’au fond le problème du risque sismique n’existe pas : la menace – même en Haïti – était connue et les solutions – même pour Haïti – l’étaient aussi. Chaque séisme nous renvoie d’ailleurs cette évidence en pleine face. Ma décision de passer deux ans en Haïti comme conseiller scientifique pour les Nations Unies au service du ministère de l’intérieur relevait de ce constat et du besoin de comprendre les mécanismes qui permettent de transformer la connaissance scientifique en action.
Le choc fut rude. Les premières semaines m’ont néanmoins permis d’in- former des questions telles que « le Miami Herald titre qu’un nouveau séisme est imminent – devrions-nous évacuer sur des navires ancrés au large ? » Ou bien « faut- il interdire toute nouvelle construction à une distance de moins de 20 km des failles connues ? » La question ultime était bien sûr « devrions-nous déplacer la capitale vers un lieu sismiquement sûr, et quel est ce lieu ? » On comprend bien que l’information scientifique est instantanément happée par des considérations qui la dépassent et qu’il est donc indispensable – mais difficile – de n’offrir que ce que nous dit la science, malgré, parfois, les déceptions des interlocuteurs et, souvent, la difficulté de communiquer les incerti- tudes de nos données et modèles. Mais l’explication rassure, ce qui promeut l’action rationnelle.
Ceci dit, expliquer que l’imminence d’un nouveau séisme n’est pas scientifiquement déterminable tout en faisant comprendre qu’un nouveau séisme aura certai- nement lieu – un jour, peut-être aujourd’hui, mais que la science ne permet pas de dire – est un exercice d’équilibrisme. Les navires prévus pour Port-au-Prince ne sont finalement pas venus. Expliquer que c’est l’ensemble du pays qui est concerné par la menace sismique sans pou- voir passer par les cases paléosismologie, géodésie et propagation des ondes est un exercice pédagogique redoutable. La réalisation d’une carte d’aléa sismique régionale avec des collègues de l’USGS mettra tout le monde d’accord : soudain la menace devint concrète – au-delà des notions techniques, telles qu’accélération au rocher ou probabilité de dépassement – car on l’accrochait au territoire. La capitale n’a pas été déplacée et la carte d’aléa sismique sera rapidement incluse dans un nouveau code de construction. Bien sûr, aucun outil réglementaire ou législatif ne permet de forcer son application, mais les ingénieurs et architectes disposent maintenant d’une information nouvelle – les plus consciencieux l’utilisent d’ailleurs, code de construction ou pas.
La carte est un outil puissant et, finalement, c’est lui qui va permettre de mettre un « pied dans la porte » – celle qui s’ouvre sur les grands décideurs – et de maintenir la menace sismique dans l’agenda. L’occasion en est donnée lors d’une discussion informelle avec le directeur adjoint d’une agence des Nations Unies qui demande pour- quoi les dégâts du séisme furent si hétérogènes dans la ville. La réponse n’est pas simple, mais un élément bien connu est l’effet de site lithologique, c’est-à-dire la capacité de certains sols d’amplifier les ondes sismiques. Je lui montre une carte géotechnique de Port-au-Prince réalisée par un groupe de géologues américains dans les mois qui suivi- rent le séisme. Carte extrêmement frustre, à très faible résolution spatiale, probablement un peu fausse car réalisée dans l’urgence, mais carte. Le visage de mon interlocuteur s’éclaire : il voit la ville qu’il connait, il voit des cou- leurs différentes selon les quartiers et conclut « mais alors, on peut savoir où il vaut mieux construire ? » Oui, de fait.
Cette conversation mènera à un projet de microzonage sismique de Port-au-Prince et des grandes villes de la côte nord exposées à la faille septentrionale. Projet réalisé par des agences gouvernementales haïtiennes, le BME, le Laboratoire national du bâtiment et des travaux publics (LNBTP) et le Centre national de l’information géospatiale (CNIGS), avec le soutien technique du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM). Ses bénéfices dépasse- ront largement les cartes produites, car il a permis un renforcement de capacité durable et, surtout, une appropria- tion des produits réalisés par ces agences nationales. Bien sûr le chemin est long entre une carte d’aléa sismique et son utilisation pour définir et plus encore appliquer des règles de construction ou de planification urbaine. Mais il faut s’y engager néanmoins, le parcourir avec patience, en laissant la tête du cortège aux premiers concernés, les Haïtiens.
Relèvement et reconstruction sont les étapes qui suivent la réponse dans la logique des trois R (réponse, relè- vement, reconstruction ) des Nations Unies. Ces deux étapes doivent définir et réaliser un pays reconstruit, en mieux. Comme le veut le slogan de la fondation Clinton, très présente en Haïti après le séisme : « Build back better ». Je m’inquiète quand même un peu quand un responsable d’une agence des Nations Unies me demande, en avril 2010, « le séisme a eu lieu, maintenant c’est fini n’est-ce pas ? » Que répondre à cette question pendant les 10 secondes d’attention que je peux espérer de ce haut fonctionnaire international ? Hors de question d’entamer un cours de tectonique des plaques. La bonne réponse était « vous, savez, ce n’était pas le big one attendu ».
J’observe aussi que dès les premières semaines qui suivent la catastrophe, alors que l’on est encore en pleine période de réponse et à peine en début de relèvement, la reconstruction a déjà commencé – mais pas exactement comme on pourrait le penser. L’exemple du centre ville de Port-au-Prince est frappant. Manifestement, il doit être reconstruit, c’est donc l’occasion de le repenser et de le réaménager. Beaucoup se présentent avec plans et projets. Un concours est même organisé et une firme internationale fort célèbre le remporte. Son président en présente le projet devant un parterre de décideurs gouvernementaux et internationaux lors de la conférence « Build Back Better Communities » le 11 janvier 2011.
L’idée est simple : il faut aller vite car la population ne peut attendre, nous n’avons pas le temps d’enle- ver les montagnes de débris qui jonchent la ville, nous allons donc les étaler, les compacter et reconstruire sur ceux-ci. Nous profiterons ainsi de leur forte perméabilité pour évacuer plus efficacement les eaux lors des inondations récurrentes du centre ville. Le géologue croit rêver et le sismologue se remémore le Marina District de San Fran- cisco, reconstruit sur les débris du séisme de 1906 puis sévèrement touché par le séisme – pourtant modéré – de Loma Prieta en 1989, du fait du très mauvais comportement sismique des débris compactés.
Par ailleurs, à la question des prescriptions para- sismiques considérées pour le bâti la réponse est claire, je la livre textuellement : « le coût des logements que nous avons prévus sera de 80 dollars au pied carré. Si nous vou- lons construire parasismique, cela coûtera 160 dollars au pied carré. Il ne sera pas possible de doubler notre budget ». Le projet ne verra finalement jamais le jour – un soulage- ment – mais pour des raisons politiques. Le décor est donc planté, les forçages se matérialisent. Il devient clair que l’apport scientifique sera immanquablement et instan- tanément dilué dans des considérations d’ordre supérieur. Et le séisme disparait, sa récurrence pourtant évidente tombe dans l’oubli. Il ne rentre dans aucun schéma d’aide au développement – trop incertain, trop peu fréquent et trop peu rentable qu’il est. Le géosismologue est outré, mais « minusculement » minoritaire, engouffré par hasard dans une problématique de refondation nationale, dont le séisme est au mieux un alibi. Il peine un peu.
Comment, dans ce chaos organisé, faire valoir l’importance de la résistance aux séismes futurs ? Après tout, les centaines de millions de dollars investis en Haïti ne devraient-ils pas inclure des provisions parasismiques tous secteurs confondus ?
Figure 3. Explication du plan séisme nord en mars 2012, lors d’une visite du ministre de l’intérieur haïtien et de l’administratrice du PNUD, avec une carte d’aléa sismique au premier plan et la ville du Cap Haïtien en arriè- re plan (Source : Programme des Nations Unies pour le Développement).
Les éclaircies viennent parfois quand on ne s’y attend pas. Un jour de 2011, le ministre de l’intérieur, aux ordres duquel je me trouvais et auprès de qui nous plaidions, depuis 2008, la prise en compte des séismes dans le portfolio déjà bien chargé des menaces naturelles en Haïti, me convoque dans son bureau pour me dire : « vous m’avez expliqué que la faille septentrionale accumulait des forces qui seront libérées dans un séisme à venir, comme cela s’est passé dans le sud du pays. Ne pensez-vous pas qu’il faudrait un plan de prévention pour le nord du pays avant que ce séisme n’ait lieu ? » L’universitaire qu’il est a évidemment tout compris et, de plus, a identifié un mécanisme de financement. Après ma brève réponse, évidemment positive, il me demande de rédiger une proposition technique en coordination avec les départements concernés, à soumettre au Fond de Reconstruction d’Haïti. Quelques semaines plus tard, un projet de 10 millions de dollars est financé qui vise à mettre le nord du pays sur la voie de la sécurité sismique (Fig.3). Mis sous gestion onusienne, le projet aura du mal à fournir ses livrables. Mais quelle victoire d’avoir plus que convaincu un ministre – de l’avoir éduqué aux géosciences.
En 2011, poussé par la communauté internationale, le président Martelly décide qu’il est temps d’en finir avec les camps de réfugiés sismiques à Port-au-Prince. Ceux-ci sont devenus, pour partie, des lieux de trafic, on ne peut y laisser les gens plus longtemps et il est temps de mettre l’accent sur la reconstruction des quartiers dont sont issus ces réfugiés. Il met en place le projet « 16/6 » qui doit per- mettre aux réfugiés de 6 camps de réintégrer leurs 16 quar- tiers d’origine. Le responsable du projet pour les Nations Unies, un jeune économiste fraichement arrivé en Haïti, me dit : « je suis allé dans les quartiers en question, j’ai l’im- pression qu’il y a des problèmes. Les pentes sont raides, les gens se sont installés au fond des ravines, ça s’éboule de partout. Peux-tu me donner tes cartes de risques pour réhabiliter ces quartiers en tenant compte de tout cela ? »
L’intention est excellente, bien que les cartes en question n’existent évidemment pas. La porte venait cependant de s’entrouvrir. Nous nous y sommes engouffrés en proposant une méthodologie simple qui combine une évaluation technique des menaces à une analyse des enjeux impliquant les occupants du territoire. Le tout pour livrer un zonage – une carte ! – qui croise menaces et enjeux et propose des options de protection dont les coûts sont définis. On comprend bien sûr l’approche type « plan de prévention des risques » à la française, et on sait ici qu’elle n’a rien de magique et encore moins de transposable dans d’autres pays. Pourtant, l’avancée est fondamentale parce qu’enfin on parle de solutions et moins de problèmes. Oui il faut calculer l’aléa – hydrologique, glissement de terrain, sismique – mais il faut tout autant proposer des solutions qui tiennent compte des ambitions de développement des habitants et de leurs gouvernants. Cette méthodologie est en voie de se généraliser en Haïti et des agences nationales commencent à se l’approprier – c’est une satisfaction.
Deux années bien remplies, mais qui au final se heur- tent à l’évidence, résumée en une phrase par un ami haïtien : « deux erreurs haïtiennes valent plus qu’une vérité internationale ». Tout est dit. Ma responsabilité de scientifique, formateur qui plus est, est moins de contribuer à maintenir ce pays sous perfusion que de l’aider à inverser une ten- dance terrible : 84% des Haïtiens qui commencent des études post-bac quittent le pays et n’y reviennent jamais. Le deuxième pays de cette liste, établie par la Banque Mondiale en 2012, est le Ghana avec 49%, suivi de près d’une série malheureusement classique de pays en difficulté de déve- loppement. Suite au séisme, des jeunes haïtiens ont été formés à la sismologie, la géodésie, la géotechnique, la dynamique des structures au niveau master et doctorat, en France, aux États-Unis, au Canada et en Belgique.
Notre responsabilité va au-delà de cette formation initiale : il faut les aider à revenir, à s’insérer, à rester des scientifiques, à devenir les avocats de la réduction du risque sismique dans leur pays. Le géoscientifique en a pris pour son grade mais a appris quelques leçons utiles. La science n’est évidemment pas le levier qui guide la réduction des risques naturels. Elle est tout au plus un sous-produit des besoins et d’une demande de réduction des risques. Il est évidemment frustrant quand on connait le problème – l’aléa sismique – et la solution – la construc- tion parasismique par exemple – d’accepter de ne pouvoir contrôler la définition et encore moins la mise en place de solutions de mitigation. L’objectif doit être plus réaliste – même s’il est moins glorieux. Il s’agit, à petits pas mais sans fléchir, d’influencer un agenda qui, sans notre présence, ignorerait complètement cette menace – en acceptant 95% d’échec pour 5% d’influence, dans les meilleurs jours.
Je comprends aussi que le rôle de lanceur d’alerte que j’avais tenté de me donner avant le séisme se heurtait à des verrous bien éloignés de la sismologie : 1) la conscience qu’une menace, à faible probabilité et de récurrence longue et variable, nous concerne aujourd’hui, 2) l’existence d’une demande de protection et l’appropriation locale des solutions de mitigation, 3) la responsabilisation des acteurs, extrêmement diluée dans le contexte du développement en Haïti. Toute la science du monde n’y fera rien, les populations occupent et utilisent leur territoire. Démontrer après force calculs une hauteur d’eau de 2 mètres lors de la crue centennale n’est pas utile aux habitants de fond de ravine qui sont inondés deux fois par an. Il s’agit donc autant de comprendre les raisonnements de ces communautés et de leurs gouvernants au sein de leurs références sociales, économiques et culturelles, que de dimensionner des solutions de génie civil pour les protéger.
Pour autant, des décisions raisonnées ne peuvent faire l’économie de la connaissance des systèmes naturels, donc du géoscientifique formé à appréhender leur complexité. Pourtant les praticiens de la gestion des risques et désastres qui travaillent avec acharnement en Haïti et dans les pays similaires n’ont pas le réflexe de nous consulter. En fait, au-delà d’expertises ponctuelles, parfois un peu ronéotypées, les espaces de contact entre « eux » et « nous » n’existent quasiment pas3. Les géoscientifiques doivent donc sortir de leur espace de confort pour être présents à cette interface, démêler cette complexité, la déplier face au monde – bref pour expliquer.
Références
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