[Des figures et des voix]

Regards sur l'éducation

Certains ont eu la vocation d'être enseignant.e très tôt. Cela n'a jamais été mon cas.

Des figures

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Vers la moitié de mon année de maîtrise de Lettres modernes, celle qui allait devenir ma femme m'a dit : "Bon, il faudrait peut-être songer à ce qui viendra après." Elle avait déjà fait du tutorat à la fac, fait du soutien à côté ; visiblement, l'enseignement lui paraissait être le plus sûr et le plus facile d'accès. Je l'ai suivie.


J'ai toujours suivi des filles. Depuis la maternelle, quand j'y pense. Alors que j'étais en 1ère S, je me suis tourné vers la filière L pour suivre une fille qui m'a mené jusqu'à la fac de Lettres de Paris VII. Ce sont auusi les qui filles m'ont fait découvrir des auteurs, des peintres, des musiciens, des théâtres, des salles, des expos, etc.


Je ne lisais pas, ou très peu. Pour moi, la littérature était ce que l'on m'avait montré à l'école : des longueurs sans intérêt, de l'ennui.


Les deux seules expériences agréables au contact des livres ont été en CM2. La première s'est déroulée ce soir d'automne où mes amis de classe ont demandé que je lise le chapitre du livre à voix haute. Je découvrais alors que je pouvais procurer du plaisir ainsi. La deuxième a été autour de "ma bohème" et de son soulier près de son coeur, position qu'il avait fallu montrer au bord de l'une de ces anciennes estrades.

Je n'ai jamais été "bon élève". En primaire, porté par la joie d'être avec des amis, j'écoutais et je comprenais assez vite. J'ai fini le CM2 avec 18,48 sur 20, mais je crois que j'ai un peu triché pour ces résultats que l'on devait reporter nous-mêmes. Il aura suffi de 4 ans de collège pour que je m'écrase et que j'en arrive à redoubler ma 2nde ainsi que ma 1ère.


5 ans de lycée, 4 ans de collège.


Je n'ai pas survécu aux comportements sociaux du collège.


Nous sommes arrivés en amis. Nous étions quatre. En taille, j'étais le plus petit. L'instinct animal a fait le reste. Pour s'inclure dans un lieu où les rapports de force étaient gage d'insertion, mes amis ont dû trouver quelque chose à bousculer. Ce quelque chose, ça a été moi.


En quatre ans, mes notes sont donc passées de 18 à 9. Et d'enfant épanoui je suis devenu prostré dans ma chambre. Mes parents n'ont bien sûr rien compris. Pensant que j'étais devenu un cancre, ils m'ont privé de sortie. Tant mieux. Moins de coups, moins de moqueries, moins de lutte.


Aucun adulte ne m'est venu en aide. Les enseignants... je n'en ai absolument aucun souvenir, jusqu'à leur nom. Les CPE... je crois les avoir découverts au lycée, vaguement. Le directeur, ou peut-être était-ce une directrice...


J'ai pu observer et goûter ces lois obscures qui régissent encore la cour de récréation, les recoins des couloirs, le passage du self, l'entrée des toilettes de l'établissement dans lequel j'enseigne.

Il est évident que ces années ont façonné ma façon de voir le monde et ma pratique de l'enseignement ; tout autant, d'ailleurs, qu'un élève qui aurait toujours eu une bonne moyenne serait arrivé en un enseignant qui met un point d'orgue à la réussite chiffrée de ses élèves.


De ces relations sociales chaotiques, je garde des traces. Je dois encore très souvent me faire violence pour écouter ce que me disent les autres. La plupart du temps je commence les conversations en scrutant tous les signes de la personnalité de mon interlocuteur. Je scrute le ton qu'il emploie, les gestes qu'il fait, la posture qu'il adopte. Il est rare que l'on se sente pleinement à l'aise avec moi, car je scanne les intentions de l'autre. Je me raisonne alors, et tente de me concentrer sur ses propos. Toujours très difficiles.

En revanche, cela me permet de soulever très rapidement ce qui se joue dans une classe. Les relations entre individus, entre groupes, m'échappent rarement.


C'est par ce regard que j'aborde l'enseignement ; ce regard qui correspondrait à la compétence "Formation de la personne et du citoyen" ; ce regard qui me permet de regarder l'Éducation Physique et Sportive comme un lieu clef de l'éducation ; ce regard qui m'a permis de tester les travaux de groupe, les projets de groupes, les E.P.I., les films, le théâtre, la classe coopérative, les jeux de rôles sous forme de "maisons" dans l'étude de Harry Potter à l'école des sorciers, les projets citoyens, la webradio, etc.


J'ai longtemps enseigné en créant des séquences thématiques autour d'une oeuvre ou d'un corpus, intercalant des exercices de langue et aboutissant sur des pratiques où l'écrit allait mettre en avant tout ce qui aurait dû être retenu par les élèves. C'est pratique. C'est simple. Cela permet aisément de modifier, chaque année, le contenu.


Mais cela ne me satisfait pas. Cela peut mettre en évidence la virtuosité de l'enseignant. Les élèves qui s'y conforment peuvent, bien sûr, créer de belles choses, de belles oeuvres. Mais mon expérience et tant de situations nous rappellent qu'il nous faut faire parler les élèves.

Des voix

Il y a quelque temps, donc, j'annonce sur Twitter qu'avec ma classe de 3e je ne suivrai pas de programme.


Comprenons-nous bien. Je sais parfaitement ce que je manifeste ce jour-là et ce que je vais provoquer (on peut également lire : "ceux que je vais provoquer"). Cela signifie que je ne vais pas commencer cette nouvelle année 2020-2021 en créant une séquence pédagogique, quelle que différenciée qu'elle puisse se révéler. Je souhaite suivre et développer ce que vont me montrer et ce dont vont me parler mes élèves.


Cela ne signifie pas que je n'ai pas envie de préparer de cours, que je vais tranquillement les écouter, les évaluer, et rentrer chez moi mettre les pieds sous la table. Vous pensez. Mon idée, c'est que je vais commencer par les mettre face à tout un tas de questionnements, sur ce qu'ils aiment, ce qu'ils n'aiment pas, ce qu'ils voudraient être, ce qu'ils voudraient faire, ce qu'ils ressentent au collège, ce qu'ils aimeraient réaliser, etc. Et c'est à partir de cette matière que je vais les accompagner à observer ce qu'ils expriment et à créer.

Les enseignants qui m'ont ouvert les portes de la littérature, et de l'art par la suite, je les ai tous rencontrés à l'université. Ils se sont nommés Marmande, Sandras, Pachet, Dupont, Debailly, etc. Dans des styles très différents, ils ont su faire le lien entre la vie et les oeuvres ; et même si l'analyse contenait bien le package de l'étudiant en Lettres, avec sa dose de figure de style, d'axe paradigmatique, etc., le propos était bien que le oeuvres ne sont qu'un autre regard posé sur les mêmes problématiques que rencontrent ceux qui lisent les livres. La forme de leur réponse, de leurs questionnements change, mais les épreuves traversées sont communes.

C'est sur ce chemin que je m'avance cette année en tant qu'enseignant. Faire parler les élèves et mettre en miroir, par rapport à ce qu'ils diront, ce qu'ils exprimeront, des oeuvres et des activités qui leur répondent.


Evidemment, le système scolaire ne va absolument pas dans cette mouvance, et a surtout formaté les élèves à un certain type d'enseignement ; et tous les collègues qui ont essayé et essaient de faire bouger les lignes savent que ce formatage dessert les pas de côté pédagogiques, puisqu'il rend immédiatement illégitime toute voie éducative différente de ce qui a fini par devenir la norme. Concrètement, donnez des dictées, des récitations et des leçons, et vous rassurerez tout le monde ; mais vous ne ferez pas évoluer le monde.


Les activités doivent donc être extrêmement carrées. Ce cadre explicite et rigide de la consigne doit rassurer en même temps qu'il va légitimer une nouvelle forme de travail. Espérons qu'il finisse par disparaître.


L'autre élément clef sera la profonde écoute de la parole des élèves et la réactivité pour saisir les parallèles entre leurs problématiques et celles des oeuvres. Malheureusement, sur ce point, il est évident que pour l'instant ma propre culture me fait défaut. Je le sais. Faire correspondre les questionnements sera une gageure. Heureusement, je fais partie d'une communauté enseignante collaborative capable de réagir très rapidement sur Twitter. Je leur demanderai donc de l'aide, dès que nécessaire. Et très vite, j'encouragerai mes élèves à le faire eux-mêmes.

Réaliser des séquences nous permettent de gérer des groupes de 30. On sait que ces effectifs sont de plus en plus fréquents, et qu'au lieu de faire des dépenses pour offrir aux élèves des conditions de travail décentes, les cadres du ministère de l'éducation nationale préfèrent augmenter leurs propres salaires. Et puis, amusez-vous à dire à un jeune enseignant : "Vous avez 30 élèves, faites des plans personnalisés pour chacun"... C'est compliqué. Mais réaliser une séquence, c'est construire pour une masse, en tentant d'adapter au maximum pour les élèves en marge.

Il m'est souvent arrivé de retrouver des élèves parvenus au lycée, en apprentissage, etc., et de me dire, en leur parlant et en découvrant leurs intérêts, que j'étais passé à côté d'eux, que je les avais râtés, ou du moins que je n'avais rien su faire pour eux. C'était leur voix, leur parole, qui avait manqué à cet espace social qu'est la salle de classe. A moi d'être suffisant malin pour leur donner la parole et les aider à la développer et à approfondir leurs idées, à remettre en questions leurs certitudes et à faire germer leurs doutes.


On se retrouve souvent face à des individus, des adultes, renfermés qui mastiquent leur colère, qui se renferment sous une carapace de certitudes, simplement. parce qu'ils n'ont pas eu voix au chapitre et qu'ils ont compensé par un esprit endurci et très souvent borné. En creusant, ils s'adoucissent. Et je ne pense pas être le seul à me dire : "Mais qu'est-ce qu'on aurait pu éviter si on les avait ouverts avant !"


Ce sont là les enjeux de cette prise de parole de la part des élèves : éviter d'aider à créer des citoyens mal dans leur peau et permettre aux discours sociaux d'avancer sereinement. Accompagner immédiatement des êtres qui sauront s'investir, essayer, recommencer, s'encourager, s'exprimer et faire.