Traçage de contacts (ou pas)

De nombreux articles circulent depuis plusieurs semaines afin de mettre en garde contre l'utilisation de techniques de traçage de contacts. L'argument principalement avancé étant que la mise en place de mesures de surveillance en période de crise sont rarement enlevées une fois la crise passée. L'objectif de ce ticket est de clarifier pourquoi:

  1. dire que StopCovid est de la surveillance est inapproprié

  2. dire que les outils de traçage de contact sont inutiles est faux

  3. la mise en place est non aisée et comporte de nombreux enjeux qu'il faut aborder de manière urgente et constructive

Surveillance ou pas?

  • Des drones, des caméras, des mouchards, des policiers, ... sont de la surveillance. L'objectif de ces mesures est de vérifier la bonne application des règles par les citoyens d'un pays. Indiscutablement les progrès technologiques peuvent aider à rendre la surveillance plus efficace. La technologie existe, sa mise en place est aisée. Les différents états ont déjà une forme de surveillance très sophistiquée notamment via l'analyse des données qui transitent sur les réseaux (internet entre autres). En d'autres termes, surveiller c'est chose facile. Il suffit de légiférer, en passant en force si nécessaire. L'avancée technologique associée à StopCovid est justement de permettre un traçage sans surveiller, ce qui n'est pas chose aisée.

  • Le terme traçage est maladroit car il sous entend que l'activité de chacun est enregistrée. Observer et analyser l'activité des individus est utile afin de modéliser et comprendre l'épidémie. L'objectif ici est tout autre et consiste à identifier au plus vite (bien avant l'apparition des premiers symptômes) les individus (potentiellement) infectés qui pourraient contaminer d'autres individus.

  • La technique employée est similaire à l'échange de cartes de visites anonymisées: Imaginez un monde dans lequel tout le monde se promène avec un foulard cachant son visage et que quand une personne s'approche de vous, elle vous glisse dans votre sac une carte sur laquelle n'est inscrit qu'un numéro, rien d'autre... Chacun est donc en possession d'un paquet de cartes (les plus vieilles sont jetées au bout d'un certain temps). Quand une personne est testée comme étant malade, elle peut décider (librement) d'en informer l'autorité centrale (sans avoir à dévoiler son identité -- via son numéro anonyme). Ainsi, chaque personne peut régulièrement demander à l'autorité centrale si l'une des cartes de son sac comporte un numéro identifié comme celui d'une personne infectée. En pratique le protocole utilisé (décrit là: protocole ROBERT -- cf page liens externes) est beaucoup plus complexe. Les objectifs étant:

    1. entre-autres de s'assurer que quiconque chercherait à savoir qui l'a infecté ne puisse remonter à l'information;

    2. que quiconque cherche à savoir si vous êtes infecté ou pas ne puisse le savoir via l'application;

    3. de s'assurer qu'il n'est pas possible de savoir, de manière centralisée (e.g. grande entreprise, état, etc.) qui a vu qui et quand...

On voit bien que l'utilisation du terme surveillance pour le projet StopCovid est totalement inapproprié. Par contre les enjeux techniques et politiques pour rendre le traçage efficace, c'est à dire:

  1. limiter les faux positifs;

  2. favoriser l'utilisation de l'application;

  3. éviter une baisse de la vigilance qui serait plus néfaste que les avantages du traçage;

  4. le rendre disponible au plus grand nombre;

  5. protéger la vie privée (e.g. points listés ci-dessus) en s'assurant de la robustesse des protocoles

sont les éléments qui doivent alimenter le débat plutôt que de figer ce dernier en présentant les enjeux comme l'éternelle opposition entre le pouvoir (dirigeants / grandes entreprises) et le peuple. Je ne dis surtout pas ici que ce dernier combat n'a pas de raison d'être mais qu'il est inapproprié concernant le déploiement ou non d'applications de traçage de contact.

Utile ou pas?

  • Il faut maintenir le taux de reproduction de l'épidémie au dessous de 1: L'enjeu est de maintenir une valeur du taux de reproduction (Rt) au dessous de la valeur critique qu'est 1 (en gros il faut qu'une personne malade ne contamine pas plus d'une autre personne en moyenne) par des leviers mécaniques (distanciation sociale, gestes barrière, traçage de contacts, etc.) et ce jusqu'à trouver une solution clinique à la crise (vaccin, médicament, etc.). Ne pas chercher à maintenir ce taux au dessous de 1 ne semble aujourd'hui pas raisonnable: surcharge des hôpitaux inacceptable par égard aux personnels soignants déjà si investis, taux de mortalité très élevé, immunisation non garantie, risque de mutation du virus, séquelles possible pour ceux qui on contracté le virus et sont rétablis... Dans tous les cas, notre connaissance actuelle du virus nous impose de gagner du temps en maintenant Rt au dessous de 1.

  • Le traçage de contact a, dans des contextes différents, fait ses preuves: Même si les techniques de traçage de contact y sont beaucoup plus intrusives, les exemples de la Corée du Sud et de Singapour sont bien entendu des exemples incontournables permettant d'évaluer la pertinence d'une telle mesure. Même si une augmentation du nombre de cas confirmés est observée à ce jour, le succès initial de la politique menée dans ces pays pour contenir l'épidémie est réel (comparé par exemple au Japon). Il faut néanmoins souligner que cette politique était appliquée dans un contexte favorable au traçage puisque le nombre de cas était raisonnablement bas. Le taux d'utilisation de l'application (TraceTogether à Singapour) était néanmoins très faible.

  • Le traçage de contact n'a pas vocation à résoudre la crise à lui seul: C'est la combinaison de plusieurs mesures qui permet de contenir l'épidémie. Pas juste une. Les conséquences du confinement, de la fermeture des écoles, de l'arrêt de certaines activités économiques, etc. ne sont pas anodines. La valeur de Rt mesurée aujourd'hui (15 avril) dans les pays comme l'Italie ou la France oscillent autour de 1. En d'autres termes, on n'a pas énormément de marge de manoeuvre et surtout on a aujourd'hui pas vraiment d'alternative à la distanciation sociale. Le traçage est un moyen ingénieux pour rendre la distanciation sociale plus efficace. Pouvoir relâcher les mesures les plus contraignantes est le véritable enjeu à moyen terme. Le traçage est un levier comme un autre ayant pour objectif d'infléchir la courbe vers le bas. En d'autres termes, plus les techniques de traçage sont adoptées par une grande partie de la population, mieux c'est, mais ce n'est pas une nécessité. En particulier, dire que si l'application est inutile voir néfaste si on n'a pas au moins 60% de la population qui l'adopte est une conclusion erronée d'un calcul beaucoup trop simpliste (hormis le peu de réalisme des modèles considérés, ce "taux" idéal dépend de l'efficacité du traçage de contact à déterminer les individus potentiellement infectés au plus tôt, mais il dépend aussi de l'attitude du reste de la population et des autres mesures mises en place...)

Les vrais enjeux

Maintenant que j'espère vous avoir convaincu que le traçage de contact n'impliquait pas nécessairement de la surveillance et que ça pouvait être utile voir nécessaire pour sortir de la situation de confinement actuelle, je vais m'essayer à lister les vrais enjeux sur lesquels la communauté doit réfléchir et contribuer.

  • La protection de la vie privée est un sujet important et sensible en France. Forcer l'état et les acteurs académiques et industriels à la plus grande transparence (code source "ouvert"; spécifications techniques publiées; ...) est fondamental: c'est une condition pour:

    1. que la majorité adopte la solution

    2. résoudre au plus vite les enjeux techniques associés à la mise en place (qui concernent à la fois la robustesse en terme de vie privée mais aussi d'efficacité)

  • Expliquer à la population l'importance de l'adoption mais aussi les limites de l'approche:

    1. Plus de personnes l'utilisent, plus l'impact espéré est important;

    2. Plus les mesures barrières et attitudes raisonnées sont appliquées moins les mesures contraignantes de confinement doivent être imposées.

  • Traiter le problème des faux positifs (associé au nombre trop important d'infectés) mais aussi des faux négatifs (contact avec des objets)

  • Bien informer et aider les gens à installer/utiliser l'application

  • Proposer des solutions alternatives (compatibles) pour les personnes n'ayant pas de téléphone compatible

Les spécifications du protocole tel que accouché par des équipes de recherche (e.g. Inria PRIVATICS) pour lesquelles la protection de la vie privée est l'objectif de leur recherche, sont maintenant disponibles sur github. Contribuer à faire que ça fonctionne est l'affaire de tous que ce soit en cherchant à améliorer le protocole, que ce soit en cherchant à étendre son application au delà des smartphones, que ce soit en promouvant l'approche, que ce soit en aidant les utilisateurs à s'approprier l'outil...

Résumé

  • Il est admis que sans la mise en place de mesures permettant de cibler le confinement, la forme de ce dernier ne pourra être relâchée à moyen terme sans mettre en péril la situation sanitaire. Malheureusement, au jour d'aujourd'hui, peu d'alternatives s'offrent à nous.

  • Affirmer qu'un outil de traçage de contact est nécessairement un outil de surveillance qui risque de perdurer même après la crise est une affirmation biaisée et fausse. Le risque de mise en place d'autres outils (qui eux constituent des atteintes à la liberté) semble bien réel. Débattre (et convaincre) pour évaluer les intérêts et inconvénients de différentes mesures (libertés, santé, inégalités...) est fondamental.

  • Les outils de traçage de contact sont inutiles voir néfastes est une une affirmation hâtive sans véritable fondements. Comme toute technique nouvelle elle est perfectible. Elle n'a pas l'ambition de résoudre la crise à elle seule. Un enjeux majeur est de faire d'un tel outil un levier efficace.

Dernière mise à jour: 19 avril 2020. Contact: Fabrice Rastello