Résumés

Alice BONZOM & Irène DELCOURT

Le mal en mots :

Perspectives croisées sur le discours de l’addiction en Grande-Bretagne et aux États-Unis (1850-1950)

« Le fait même de nommer les choses créé de nouvelles réalités, de nouvelles situations et, bien souvent, de nouveaux problèmes », écrivait le sociologue et spécialiste de l’alcoolisme Thomas Watts en 1981.

En effet, l’addiction aux substances stupéfiantes et narcotiques – l’alcool, naturellement, mais aussi les opiacés – est identifiée au XIXe comme une menace polymorphe des deux côtés de l’Atlantique. « L’ivrognerie chronique », titrait par exemple en 1877 le mensuel britannique Contemporary Review, « un vice, un crime ou une maladie ? ». « La narcomanie – un mal de la volonté et de la modernité », renchérissait une publication scientifique américaine dédiée à l’étude de « l’ébriété », moins de dix ans plus tard. La superposition de prismes moraux, médicaux et pénaux dans ce proto-discours de la dépendance interpelle l’historien contemporain. Pour la première fois, les mots dessinent le contour de maux : l’avènement de la médecine scientifique à la fin du XIXe siècle construit en effet un nouveau prisme, à l’aune duquel on peut lire le mal, devenu pathologie, classer les souffrants et les souffrances et imaginer des stratégies thérapeutiques. Néanmoins, le vocabulaire de l’addiction reste élaboré à la convergence de traditions discursives scientifique, religieuse et légale, tantôt imperméables, tantôt poreuses. La terminologie nébuleuse alors appliquée à l’abus de stupéfiants – « dipsomanie », « ivrognerie chronique », « ébriété », « narcomanie » ou encore « addiction » (termes dont les traductions vers le français trahissent déjà des réalités différentes) – révèle l’entrelacement de cette nouvelle perspective médicale avec une approche morale, voire moralisatrice, héritée notamment du mouvement pour la Tempérance.

En comparant et confrontant deux études de cas, celui des femmes alcooliques britanniques victoriennes et édouardiennes et celui des opiomanes américains de l’entre-deux siècles, cette communication aura pour but de montrer dans quelle mesure l’histoire lexicale de la dépendance au XIXe et XXe siècles dans le monde anglophone reflète celle de son objet et des différents acteurs qui, en le nommant, en esquissent l’évolution. Cette terminologie, à la fois tributaire et actrice du destin des « addicts », entérine tour à tour la légitimité des uns et la culpabilité des autres. Une véritable « rhétorique de la dépendance », pour reprendre l’expression de l’historien des drogues William White, qui décide, in fine, qui peut et doit être sauvé.

Elise BRAUT-DREUX

Mise en échec du diagnostic et de la métaphorisation :

l’exemple de deux poètes anglais.

Partant de l’œuvre de deux poètes britanniques contemporains, Jo Shapcott (« At Guy’s Hospital » et « Back at Guy’s » (2016)) et Christopher Reid (« The Unfinished », 2009), qui campent leurs poèmes à l’hôpital, je propose d’analyser leurs manières de nommer (ou non) la maladie dans ce lieu spécifique. L’hôpital est le lieu de la maladie ; il incarne une institution qui diagnostique et accueille la pathologie, l’isole, la confine et la contient, l’organise dans un espace délimité, la trie et la distribue sur des étages spécifiques. Cette économie du soin hospitalier prend un tour particulier quand il est « traité » par l’économie de la poésie : par une quantité limitée de mots, soumis à des contraintes formelles, le poète nomme et « contient » l’expérience de la maladie à l’hôpital.

Jo Shapcott reproduit avec ironie la voix du médecin qui accueille la patiente dans le grand hôpital du sud de Londres. La voix du soignant sature le poème alors qu’il annonce théâtralement qu’il va annoncer le diagnostic (le soignant étant le seul à même de nommer la maladie pour la première fois). Mais d’annonces en circonvolutions parodiquement (méta)poétiques, il finit par n’attirer l’attention de la patiente (et du lecteur) uniquement sur son discours hypnotisant et réifiant : la maladie n’est pas nommée – et le tragique (désamorcé par le traitement ironique du discours réduit à une performance sonore) surgit brutalement par l’annonce de la mortalité de la patiente (« You will cease. That much / is clear ») – pronostic finalement généralisable à tout être vivant et bien loin du diagnostic spécifique attendu par ce colloque singulier.

Christopher Reid ouvre son poème sur la mort de sa femme à l’hôpital, mort jamais nommée mais réduite à la neutralité du « it ». Il retrace ensuite les derniers jours de son épouse qui souffre d’une tumeur au cerveau. Le poème converge autour du lit d’hôpital – métonymie de la maladie – et fait la démonstration de l’échec (voire de la futilité) de la métaphorisation de la pathologie létale. La fin de vie n’est pas un voyage. Le lit n’est pas un bateau. Le mal n’est pas « a devil » mais « a tumour ». Ce processus de démétaphorisation se double d’un autre renversement : l’effet de la maladie cérébrale sur les mots prononcés par la mourante. Les injures fusent (« shouting mad things ») et nomment ainsi la réalité de la maladie par un symptôme de la maladie (le dérèglement du langage) : ces « swear-words » sont des effets secondaires de la maladie et visent à la définir, l’insulter, voire l’anéantir.

Ces deux poètes mettent en scène, au cœur même du lieu de la maladie, la difficulté à nommer la maladie: le soignant poétise autour du diagnostic sans jamais le nommer, l’accompagnant refuse la métaphorisation poétique de la maladie (pour la nommer directement), et la maladie déclenche une parole contre elle-même.

Fatima Zohra CHERAK

Le corps possédé :

les représentations et les dénominations en Algérie, en Égypte et en France

A partir d’enquêtes de terrain effectuées en Algérie (1998 à 2007), en Égypte (1999 et 2001) et en France (1996, 1998, 2002, 2004, 2005) dans le cadre de ma thèse de doctorat en anthropologie sur les pratiques thérapeutiques de la roqya, que l’on peut traduire par enchantement, exorcisme, j’ai pu relever des dénominations du corps souffrant et sa prise en charge. Les malades et leurs familles identifient les premiers signes de la souffrance, nomment et gèrent ce qui devient une maladie à traiter chez les médecins mais aussi en suivant plusieurs itinéraires thérapeutiques (taleb, visite de tombeaux de saints, râqis ou thérapeutes au Coran). Le langage utilisé pour nommer le corps qui se transforme dans la souffrance renvoie à un usage traditionnel de termes déjà connus et transmis dans la culture autochtone. D’autres locutions issues de l’introduction de la pratique de la roqya fortement influencée par la référence aux textes de l’islam (hadiths et Coran, littérature de théologiens), montrent une certaine évolution mais aussi une coexistence de « terminologie » du corps possédé ou ensorcelé.

L’intérêt de ma communication est d’examiner les représentations du corps souffrant ou malade en lien avec l’apport de la pratique de la roqia (étiologie et nosologie), et d’autre part de relever les usages langagiers dans trois sociétés (Algérie, Égypte, France) chez des musulmans sunnites souffrants suivant des itinéraires thérapeutiques variés. A travers ma communication, j’essaie de répertorier les nominations du corps considéré comme touché par un mal dit d’origine surnaturelle (mauvais oeil, possession, ensorcellement) en le plaçant dans le contexte actuel de la médiatisation de la pratique de la roqya et sa portée mondialisée tout en examinant les anciennes dénominations, y compris l’usage des euphémismes pour nommer le mal invisible, qui résistent dans la sphère familiale ou chez certains praticiens de la roqya.

Sylvain FARGE

Les institutions et la maladie : Etat obèse, gangrène sociale... Une étude comparative français-allemand

Une ministre a récemment suscité l’émoi quand elle a accusé l’islamo-gauchisme de gangrener l’université française : la métaphore fait émerger l’image d’un danger imminent, d’une pourriture au sein de la collectivité. Plus que jamais, donc, il est nécessaire de s’interroger sur la métaphore de la santé appliquée à des collectivités pour mieux saisir son fonctionnement, d’une part, mais aussi le terreau qui la nourrit.

Pour étudier cette métaphore et son fonctionnement, nous proposons d’analyser, en français et en allemand, les cooccurrences de mots renvoyant à un collectif national avec des mots désignant un état de santé. Pour ce faire, nous rechercherons, à l’aide de Sketch Engine ©, les cooccurrents de Etat et administration en français et des équivalents Staat et Verwaltung en allemand. A partir de là, nous enrichirons également notre base des « collectivités » (par exemple, Etat est cooccurrent de collectivité, Staat de Behörde, administration), et les nouveaux mots feront à leur tour l’objet de recherches de cooccurrents dans le domaine de la santé. Nous verrons apparaître, ainsi, des réseaux métaphoriques centrés, en français, sur les états de décomposition ou de paralysie (gangrène, paralysie…) et, en allemand, sur la minceur (schlanker Staat, Etat mince, Bürokratieabbau, réduction de la masse bureaucratique, sur le modèle de Muskelabbau, perte de masse musculaire…).

Nous nous interrogerons ensuite sur la raison pour laquelle le français possède une expression sans équivalent en allemand, l’Etat obèse, alors que la notion de minceur ou de surpoids n’est pas par ailleurs présente dans ses réseaux métaphoriques, alors que l’allemand ne dipose pas de ce terme. Quelles maladies, quels états pathologiques (ou sains) sont-ils sollicités dans l’une et l’autre langue ? Comment expliquer la présence de telle métaphore ou de telle autre ? Nous verrons que la métaphore s’ancre en fait tant dans la réalité linguistique que dans la réalité sociale et dans l’imaginaire collectif propre à chacune des deux langues et qu’elle fonctionne non comme transposition d’une réalité sur une autre mais comme dialectique : la maladie.


Elise BRAULT-DREUX

Mise en échec du diagnostic et de la métaphorisation :

l’exemple de deux poètes anglais.

Partant de l’œuvre de deux poètes britanniques contemporains, Jo Shapcott (« At Guy’s Hospital » et « Back at Guy’s » (2016)) et Christopher Reid (« The Unfinished », 2009), qui campent leurs poèmes à l’hôpital, je propose d’analyser leurs manières de nommer (ou non) la maladie dans ce lieu spécifique. L’hôpital est le lieu de la maladie ; il incarne une institution qui diagnostique et accueille la pathologie, l’isole, la confine et la contient, l’organise dans un espace délimité, la trie et la distribue sur des étages spécifiques. Cette économie du soin hospitalier prend un tour particulier quand il est « traité » par l’économie de la poésie : par une quantité limitée de mots, soumis à des contraintes formelles, le poète nomme et « contient » l’expérience de la maladie à l’hôpital.

Jo Shapcott reproduit avec ironie la voix du médecin qui accueille la patiente dans le grand hôpital du sud de Londres. La voix du soignant sature le poème alors qu’il annonce théâtralement qu’il va annoncer le diagnostic (le soignant étant le seul à même de nommer la maladie pour la première fois). Mais d’annonces en circonvolutions parodiquement (méta)poétiques, il finit par n’attirer l’attention de la patiente (et du lecteur) uniquement sur son discours hypnotisant et réifiant : la maladie n’est pas nommée – et le tragique (désamorcé par le traitement ironique du discours réduit à une performance sonore) surgit brutalement par l’annonce de la mortalité de la patiente (« You will cease. That much / is clear ») – pronostic finalement généralisable à tout être vivant et bien loin du diagnostic spécifique attendu par ce colloque singulier.

Christopher Reid ouvre son poème sur la mort de sa femme à l’hôpital, mort jamais nommée mais réduite à la neutralité du « it ». Il retrace ensuite les derniers jours de son épouse qui souffre d’une tumeur au cerveau. Le poème converge autour du lit d’hôpital – métonymie de la maladie – et fait la démonstration de l’échec (voire de la futilité) de la métaphorisation de la pathologie létale. La fin de vie n’est pas un voyage. Le lit n’est pas un bateau. Le mal n’est pas « a devil » mais « a tumour ». Ce processus de démétaphorisation se double d’un autre renversement : l’effet de la maladie cérébrale sur les mots prononcés par la mourante. Les injures fusent (« shouting mad things ») et nomment ainsi la réalité de la maladie par un symptôme de la maladie (le dérèglement du langage) : ces « swear-words » sont des effets secondaires de la maladie et visent à la définir, l’insulter, voire l’anéantir.

Ces deux poètes mettent en scène, au cœur même du lieu de la maladie, la difficulté à nommer la maladie: le soignant poétise autour du diagnostic sans jamais le nommer, l’accompagnant refuse la métaphorisation poétique de la maladie (pour la nommer directement), et la maladie déclenche une parole contre elle-même.

Pascaline FAURE

The Chinese virus SARS-CoV-2 : Quels enjeux derrière le nom d’une maladie émergente ?

Analyse lexicologique comparative interlingue du nom de 5 maladies infectieuses récentes

Depuis 2015, l’OMS recommande aux gouvernements de faire très attention aux appellations géographiques concernant les épidémies, celles-ci pouvant avoir des effets « négatifs sur les nations, nos économies et les peuples ». En décembre 2019, un nouveau coronavirus provenant de la ville de Wuhan en Chine fait son apparition et se révèle à l’origine d’une pandémie de grande ampleur. Il faudra des semaines à l’OMS pour lui trouver un nom : SARS-CoV-2 (pour Severe Acute Respiratory Syndrome COronaVirus 2).

Pourtant, le 18 mars 2020, lors d’une de ses conférences de presse, le Président américain Donald Trump insiste pour l’appeler Chinese virus, entraînant la multiplication des actes racistes envers la communauté asio-américaine.

À partir de l’analyse lexicologique d’un corpus des noms de cinq maladies émergentes, nous proposons de mettre au jour les enjeux scientifiques, géopolitiques et économiques qui se cachent derrière le choix d’un nom. Nous nous attacherons à prendre en compte à la fois le nom scientifique (par ex. H1N1) et le(s) nom(s) populaire(s) (par ex. swine flu), et adopterons une approche comparative interlingue français-anglais-allemand-espagnol.

Marie Hélène FRIES

Le corps au prisme des métaphores : représentations métaphoriques des nanoparticules ingérées par le corps humain dans La proie de Michael Crichton.

Cette proposition de communication se situe dans le cadre de la fiction à substrat professionnel (FASP), définie comme une voie d’accès à l’anglais de spécialité (Petit 1999, Isani 2004). Elle porte sur le domaine des nanotechnologies, qui regroupe nombre de sciences et de techniques, dont la nanomédecine, à l’échelle du milliardième de mètre, et inspire des genres discursifs variés, allant des articles de recherche à la fiction (cf. Fries 2016). Les recherches scientifiques ont mis en lumière le caractère dual des nanoparticules en ce qui concerne la santé. Leur ingestion par le corps humain peut en effet être source, soit de nouvelles thérapies (nanovecteurs, etc.), soit de dysfonctionnements (inflammation des tissues...). La mise en récit de ces dysfonctionnements dans La proie de Michael Crichton (Prey, 2002) s’appuie sur le dévoilement progressif des essaims (swarms) (terme métaphorique désignant les nanoparticules), comme maladie, tout au long du roman.

L’objectif de cette communication, en complément du travail déjà fait pour évaluer le degré de vérisimilitude de la FASP médicale (Charpy 2004, 2010) et de Prey (Genty 2010) est d’explorer en quoi l’analogie entre les essaims et une maladie contribue à ancrer le substrat professionnel de la recherche en nanotechnologies dans la trame fictionnelle de Prey. Après avoir défini notre cadre d’étude, nous partons d’un panorama des métaphores présentes dans Prey, puis nous nous concentrons sur celle de essaims et nous analysons le rôle qu’elle joue dans la construction de l’intrigue, la description des personnages et la configuration des lieux dans lesquels ils évoluent.

Laura GOUDET

« Tout y est : l’art et la maladie » : Les intimes douleurs de Bob Flanagan

Les œuvres de Bob Flanagan, l’une des personnes ayant vécu le plus longtemps avec la mucoviscidose avant sa mort en 1996 à l’âge de 43 ans, sont représentatives de ses tensions entre création et maladie. Connu pour la transcendance de la douleur et de son inéluctabilité par la pratique (artistique) du masochisme, Flanagan enregistre et chronique sans cesse sa vie. Cette communication se concentre sur ses ultimes productions, dont The Pain Journal, son journal intime retraçant 1995, ou le documentaire Sick : the Life and Death of Bob Flanagan, Supermasochist (1997). Son journal, intime à plusieurs titres, est le pendant de la monstration du documentaire qui l’a suivi jusqu’à sa dernière hospitalisation. Leur point commun est que, tout comme dans son œuvre, « Flanagan montre la médicalisation du corps en sortant ses entrailles » (Kelley, 2016 :175).

Flanagan se distancie de lui-même en se donnant plusieurs surnoms humoristiques. Il passe de M. Bon Patient (04/11/95) à M. Nez Douloureux (6 juin 1995), jusqu’à Bob Mucositencore [Phlegmagain] (13/04/95). Dans sa pratique artistique, il se surnomme volontiers « Bob le Supermasochiste » ou « D. rivé » [D. Rivative]. Cette distanciation se traduit dans l’écriture de son éloge funèbre, qui ouvre le documentaire « Sick ». La caractérisation de la maladie, l’expression de la douleur et des conditions de vie de Flanagan l’obligent à se morceler : « migraine, douleurs à la poitrine, mucosité et tout le reste de cette saloperie, cette saloperie emmerdante, mon mantra cruel » (09/06/95). Il se décrit également par ses symptômes et utilise du vocabulaire médical comme l’acronyme <SOB> (‘dyspnée’).

Cette communication se propose comme une analyse de discours transmédias où l’extimité de Flanagan ne cesse d’appeler et d’exorciser sa maladie par son corps.

Clémentine HUGOL-GENTIAL

Les stratégies d’adaptation alimentaire en situation de cancer

Depuis 2003 et la mise en œuvre des différents plans cancer en France, cette maladie a été l’objet d’une production publique et médiatique importante (Clavier et Romeyer, 2008). De plus, le PNNS a publié une note de recommandations pour la prévention primaire des cancers soulignant les comportements à favoriser et à éviter et fait une synthèse des preuves probantes des relations entre les facteurs nutritionnels et les différents cancers.

Comme le notent Patrice Cohen et Emilie Legrand (2011), « les liens entre les modes de vie et les cancers ne constituent pas un thème nouveau » (2011 :1). La question alimentaire se retrouve souvent au cœur des questionnements et cela pour deux raisons principales. Tout d’abord, car les pratiques alimentaires antérieures – et plus généralement l’hygiène de vie – peuvent être remises en cause par le corps médical ou bien par les patients eux-mêmes. Mais aussi parce que les modifications sensorielles et physiologiques induisent la mise en place de nouvelles stratégies alimentaires (Fontas, 2017). Patrice Cohen et Emilie Legrand relèvent également que « l’alimentation est devenue à la fois un grand espoir pour la prévention des cancers – voire pour leur traitement – et à la fois une grande source d’inquiétude sur ses risques cancérigènes » (2011 : 1). Pourtant si aujourd’hui de nombreux messages préventifs sont diffusés sur l’alimentation dans le cadre du PNNS, il existe a contrario une place institutionnelle très faible de la prise en charge alimentaire lors de la maladie (Cohen & Legrand, 2011 – Bretonnière et al., 2017). Ceci entraîne souvent la consultation de sources dites « non conventionnelles » (Cohen et Legrand, 2011) au sens où elles ne sont pas reconnues par les instances académiques et ne reposent pas sur des études dites probantes (evidence-based medicine – Marks, 1999). Ainsi les patients « bricolent » des stratégies d’adaptation en s’informant par eux-mêmes auprès de sources conventionnelles, non conventionnelles, du cercle de proches et de ressources en ligne.

Cette présente contribution repose sur l’analyse d’entretien conduit auprès d’une cinquantaine de patients en situation de cancer et en cours de traitement et vise à rendre compte des stratégies alimentaires mises en œuvre et de leur processus d’élaboration entre quête informationnelle et construction de nouvelles représentations.

Francis JAOUEN

L’indicible douleur ou le langage du corps et de l’esprit

Les mots de la science pour signifier la maladie et la douleur apparaissent difficilement compréhensibles pour le patient lors de leur énonciation par le médecin. Ainsi, pour le philosophe Ruwen Ogien atteint d’un cancer, l’expression « adénocarcinome canalaire pancréatique » prononcée par son oncologue lors de l’annonce de sa maladie, l’interroge. Ces termes, le malade ne les comprend pas et il se met à la recherche de mots ou de figures représentatives du mal dont il est atteint et qui va modifier considérablement son corps et agir sur son esprit. Le patient, préfère des signifiants qui lui sont intelligibles en donnant un sens au langage de la douleur, cette indicible. Ainsi partant d’un corpus d’ouvrages récents dans lesquels des témoins font le récit de leur expérience du couple douleur-maladie, nous proposons d’explorer les scènes d’énonciation mises en œuvre pour désigner des maux. Dans un premier temps, nous nous intéressons au positionnement des actants répartis en deux pôles : « pôle soigné » et « pôle soignants » au sein desquels chacun tient son rôle. Dans un deuxième temps, nous explorons l’expressivité des émotions des témoins pour lesquels, colère, peur, tristesse, n’excluent pas la joie. Il en ressort des effets de distanciation à l’égard de l’indicible douleur et de la maladie, mis en œuvre par les auteurs à l’exemple de l’artiste Mathias Malzieu, ou de l’écrivaine Christiane Singer. Dans un troisième temps, notre étude porte sur la structure du langage, ou comment qualifier la tragédie, ou la comédie, qui se jouent dans le corps et l’esprit du soigné. Nous rechercherons dans les textes l’existence d’isotopies au service de la désignation de cette catastrophe qui s’invite à l’intérieur du corps et bouleverse l’identité intrinsèque (le « moi ») de l’étant malade.

Mégane MAZE

« La lettre comme autopathographie : modèle de représentation de la maladie dans The Letters of Samuel Beckett »

Nommer la maladie, parler du corps en souffrance, apparaît être l’articulation d’une indispensable narration qui donne à comprendre ce que l’individu endure. Construction discursive qui traite le corps comme surface textuelle, l’autopathographie se rapproche de l’entreprise des sciences dans l’interprétation de l’expérience humaine. Interroger ce que cela signifie d’« être malade » et questionner la relation entre maladie et écriture éclairent l’idée selon laquelle seul le corps est capable d’exprimer ce que les mots parviennent difficilement à nommer. La correspondance publiée de Samuel Beckett permet de remettre le corps de l’auteur au centre des préoccupations qui abondent dans son œuvre et d’observer une prise de conscience du caractère perméable et disruptif de l’identité. Ce corps malade et en souffrance se traduit bien souvent par une défaillance intralinguistique qui caractérise les problèmes d’autoreprésentation. En considérant la lettre comme un lieu textuel où il est possible de nommer ce que les interactions sociales restreignent, il s’agira d’examiner le dialogue écrit comme contrepoids entre proximité et distance. Beckett l’épistolier soumet ses expériences aux autres dans ses lettres ; son corps devient non seulement le sujet mais la source même de l’écriture, et c’est par cet acte narratif qu’il parvient à transmettre sa douleur. Cette entreprise littéraire de l’écriture de soi découle d’un engagement cognitif et permet la compréhension des transformations de son propre corps. En considérant les échanges épistolaires de Beckett comme autopathographie, il sera possible de voir la maladie comme l’altération de la conception phénoménologique du corps vivant et d’analyser les procédés linguistiques qui favorisent la communication d’une douleur intrinsèque.

Philippe RICAUD

Les récits de malades dans la publicisation du cancer

Le cancer est l’une des maladies les plus présentes dans l’espace public, ce qui lui vaut de bénéficier des politiques de santé publique depuis au moins 2003, avec le Plan Cancer lancé par Jacques Chirac. Cette publicisation n’est pas survenue d’un coup : elle a une histoire. Cette communication retracera la part prise dans cette histoire par les récits et témoignages de malades ou de leurs proches. L’accent sera mis sur les débuts, alors que seule la parole des spécialistes avait accès aux médias. Les résultats de l’enquête éclaireront un peu plus les processus de publicisation d’une maladie et, d’autre part, un phénomène de grande ampleur dans nos sociétés, à savoir la montée en légitimité de la parole profane dans les débats publics.

Coralie SCHNEIDER

Ce que la terminologie médicale nous apprend sur l'évolution des connaissances et des pratiques médicales au cours du 19ème et du début du 20ème siècle : de la « maladie des trieurs de laine » à l'anthrax

Au cours de l'Histoire, des maladies ont été découvertes et décrites, des équipements médicaux ont été inventés et des protocoles de diagnostic et de traitement ont été élaborés ; parfois pour en remplacer d'anciens moins adéquats. Lorsque les connaissances et les pratiques médicales évoluent, de nouveaux termes doivent être créés pour désigner ces nouveaux concepts (Wüster, 1979). Je suppose, premièrement, que les maladies, les connaissances et les pratiques médicales sont fortement influencées par les conditions de vie et de travail ; lesquelles peuvent à leur tour être influencées par des événements politiques (comme les guerres durant lesquelles de nouvelles pathologies sont apparues, telles que la « fièvre des tranchées ») ou des changements socio-économiques (tels que les Révolutions Industrielles, avec la « maladie des trieurs de laine », notre « anthrax » actuel). Deuxièmement, je suppose que l'évolution des connaissances et des pratiques médicales façonne le langage médical.

Des linguistes comme Jean Hamburger (1982) ou John Dirckx (1976) ont étudié le langage médical de manière approfondie, mais non en relation avec l'émergence de nouvelles maladies et l'évolution des connaissances et des pratiques médicales. Pourtant, la littérature médicale est foisonnante de sources primaires permettant de mettre en lumière ces changements comme l'illustre cet extrait de The Lancet (1897) :

The following case of wool-sorters’ disease occurred recently at Denholme. The patient was a man, aged forty-two years, who had been engaged for several weeks sorting mohair at a factory where two men had died from wool-sorters’ disease about eight months previously.

Je souhaite illustrer, ici, comment, grâce à l'étude de quelques nécrologismes (termes qui sont, aujourd’hui, tombés en désuétude), le langage et la littérature médicale peuvent témoigner des nombreux changements nombreux qui se sont produits dans les connaissances et les pratiques médicales durant le 19ème et le début du 20ème siècle.

Philippe VERRONNEAU

Retour sur la crise de l’euro (2008-2018) : 10 ans après, le malade est-il guéri ?

L’image du corps et de la maladie dans le discours économique des médias allemands et français

Même s’il ne s’agit pas à proprement parler d’un « anniversaire », les dix ans de la crise de l’euro ont donné lieu à de nombreuses rétrospectives en 2018 et ont amené la presse généraliste à dresser des bilans de cet épisode suivi sur le long terme. Les articles publiés à cette occasion dans les journaux allemands et français témoignent ainsi du traitement médiatique de cette crise, tel qu’il s’est peu à peu imposé depuis la faillite bancaire américaine de 2008 qui marque son déclenchement.

Du point de vue de la langue, cet état des lieux offre un « concentré » des tendances observées au fil des années et confirme un trait d’écriture singulier : le recours massif aux images corporelles et médicales dans la description des phénomènes économiques. Celles-ci prennent surtout la forme de métaphores lexicalisées, dont l’importance est désormais reconnue grâce aux nouvelles recherches menées sur les ‘langues spécialisées’ (Fachsprachen), notamment par Thorsten ROELCKE (2010). Dernièrement, le rôle central de ces métaphores a été mis en évidence par Philippe MONNERET (2015), qui souligne la portée de « L’analogie médicale dans le discours économique ».

Ces travaux récents amènent à dépasser l’approche purement terminologique des discours spécialisés pour envisager le discours économique sous un angle plus large, qui privilégie le contexte dans lequel les termes apparaissent. Cette démarche sémasiologique ouvre de nouvelles pistes pour l’étude des métaphores corporelles et médicales en économie : plutôt que de les réduire à des outils de dénomination propres à une discipline donnée, ne peut-on pas partir de leurs fonctions multiples dans la ‘langue commune’ (Gemeinsprache) pour mieux comprendre leur extension au domaine économique dans son ensemble ? Selon cette logique, les emplois métaphoriques récurrents dans ce domaine ne se limitent pas à des « emprunts terminologisés » assimilables à des « termes techniques », mais se manifestent aussi aux niveaux textuel et pragmatique, ce qui pourrait expliquer la place qu’ils occupent dans le traitement de la crise de l’euro.


exemplier Ph V..pdf