Tribune, "La crise de l’hôpital public est une crise démocratique", Le Monde, Jusot F., Thébaut C., Wittwer J, Novembre 2021

La crise de l’hôpital public résulte de nombreux facteurs. Parmi eux, il est utile de revenir sur le rôle de la réforme du financement de l’hôpital en 2004 qui est souvent mis en cause. Les hôpitaux publics sont financés depuis 2004 par un système de financement à l’activité, la T2A, qui consiste à rémunérer l’hôpital en fonction de la quantité et la nature de séjours qu’il réalise. En elle-même, la T2A n’induit pas de pénurie de moyens pour les établissements. Tout au contraire puisque la T2A consiste à fixer le tarif des séjours hospitaliers en fonction du coût de production. Ce coût de production est estimé par l’Agence Technique de l’information sur l’hospitalisation (ATIH) qui évalue grâce aux données comptables d’un panel d’hôpitaux, l’ensemble des ressources consommées pour produire chacun des séjours en fonction du diagnostic principal du patient : temps passé par les soignants, médicaments, équipements techniques, hôtellerie, immobilier, etc. Au-delà de la difficulté de l’exercice, il est reproché à la T2A de pénaliser les établissements souffrant de coûts structurellement plus élevés que la moyenne notamment en raison des caractéristiques sanitaires et sociales des patients accueillis. C’est une difficulté réelle de ce mode de tarification mais qui ne peut expliquer la pénurie actuelle.

Si la T2A a mis en difficulté financière les établissements de santé, c’est parce qu’en France, le tarif des séjours n’est pas équivalent à leur coût de production évalué par l’ATIH. En effet, il a été choisi d’ajuster les tarifs des séjours pour respecter les objectifs nationaux de dépenses de l’assurance maladie (ONDAM), votés annuellement par le Parlement. L’ONDAM représente le pourcentage d’augmentation des dépenses de santé financées par l’Assurance maladie que l’on s’accorde collectivement à viser. Plus l’ONDAM est bas, plus les tarifs des séjours hospitaliers diminuent par rapport aux coûts de production. Et les tarifs diminuent plus encore lorsque les volumes augmentent, pour respecter l’ONDAM. Dans les années qui ont suivi la mise en place de la T2A, l’ONDAM était compris entre 4 et 6%. A partir de 2008, l’ONDAM a baissé chaque année pour atteindre 1,75% en 2016. Jusqu’en 2016, la dépense de soins hospitaliers était tirée vers le haut par les volumes dont l’augmentation annuelle était supérieure à celle de l’ONDAM (environ 2%). Pendant ce temps, les tarifs stagnaient, voire baissaient, ce qui est particulièrement remarquable dans un contexte où l’innovation technologique était constante et conduisait structurellement à une augmentation du coût de la prise en charge des patients.

L’augmentation des volumes de soins hospitaliers sur cette période résulte en premier lieu du vieillissement de la population qui a augmenté ses besoins de soins. Elle résulte également des incitations adressées par les directions hospitalières à l’attention de leurs équipes. Les directions les ont incité à augmenter les nombres de séjours pour compenser la baisse des tarifs, ce qui, à terme, était contreproductif, puisque cette augmentation des volumes a conduit à diminuer encore les tarifs des séjours. L’ONDAM est une enveloppe fermée, plus le nombre de séjours augmente, plus les tarifs de ces séjours diminuent.

Depuis 2016, l’ONDAM augmente légèrement chaque année, mais il est vraisemblable que l’impact qu’ont eu ces contraintes financières sur les conditions de travail soient irréversibles à court terme car elles ont conduit à dégrader l’attractivité des métiers de soignants, si bien que l’hôpital public se trouve aujourd’hui confronté à une pénurie de main d’œuvre dramatique dénoncée avec justesse par le Collectif Inter-Hôpitaux.

La crise actuelle de l’hôpital public est pour partie le résultat de la recherche d’une efficience productive reposant sur une gestion budgétaire aveugle appliquée sans discernement et dévoyant la T2A, dans un contexte de refus d’augmenter les prélèvements sociaux à la hauteur des besoins de soins de la population et du coût du progrès technique. Elle génère aujourd’hui des effets délétères, à la fois sur le bien-être des professionnels de santé et sur la qualité des soins. Il ne s’agit pas bien sûr de renoncer à améliorer la productivité des hôpitaux quand c’est possible, et la T2A est certainement un outil de gestion utile dans ce but. Mais cela ne suffira pas et le Parlement ne peut continuer à voter des ONDAM trop bas faisant des paris intenables sur les gains de productivité. Il reste deux voies : accepter une augmentation des dépenses de santé et par conséquent, une augmentation des prélèvements obligatoires et/ou s’engager dans une réflexion sur des stratégies de priorisation pour orienter le financement vers les soins les plus efficients, c’est-à-dire ceux qui apportent le maximum de gains en santé, ce qui implique de renoncer à ceux qui le sont moins. Après deux années de crise sanitaire liées au COVID, notre collectivité est bien placée pour effectuer cet arbitrage. Cette crise nous a amené à constater la valeur très importante que nous accordions à la santé et à l’accès aux soins de tous. Elle nous a forcé à admettre que certaines situations imposaient d’effectuer des choix, lorsque les ressources étaient limitées, et que ces choix devaient s’appuyer sur un processus démocratique et concerté, pour garantir leur acceptabilité. Toutes les conditions sont donc réunies pour permettre un débat public éclairé sur le budget que nous souhaitons fixer pour notre système de santé. Il est indispensable pour ce faire d’accroître l’information transmise au Parlement et au public sur l’évolution des besoins de soins et leur impact sur l’évolution attendue des dépenses de santé. Cette évaluation doit être confiée à une institution publique indépendante, comme le recommandé le Haut Conseil pour l’Avenir de l’Assurance maladie (HCCAM) dans son avis du 22 avril 2021.