A travers l'Ardèche :

Valgorge, Gerbier de Jonc, Vallon Pont d'Arc. Octobre 2019.

« Lou troun toumbo oqui vounté sen dévé »

(L’éclair frappe où il doit)

Lettres de Gourgounel.


Dans la perspective d’un projet de « Maison Géopoétique Kenneth White » à Valgorge, dans les Cévennes ardéchoises, une exposition sur « le monde ouvert de Kenneth White » était présentée à la Médiathèque depuis août 2019, retraçant son parcours de vie et son itinéraire en ce pays. Une exposition photographique de Helmut Krackenberger était également proposée.

Si la venue de l’auteur, pour une conférence, fut malheureusement annulée, nous avons quand même voulu nous rendre sur place, afin de prendre contact avec le lieu qui lui inspira ses « Lettres de Gourgounel » (1). L’opportunité heureuse s’offrait aussi de pousser jusqu’aux sources de la Loire, au Mont Gerbier de Jonc, puis faire retour par Vallon Pont d’Arc, site de la grotte Chauvet dont nous visiterons la réplique.

Valgorge


Après avoir quitté l’Ecosse, étudiant à Paris dans des conditions assez rudimentaires, Kenneth White est à la recherche « d’un lieu plus vide où concentrer (s)a vie et (s)a pensée ». Il le trouve, en Ardèche, à Gourgounel, dans la vallée de la Beaume, à quelques kilomètres du village de Valgorge où il s’installe avec son épouse, Marie-Claude, dans une maison rustique :

« là tout ne parlait que de solitude, de silence, de soleil, d’orage et de sources. Je maniais la pioche et la faux, lisais Wang Wei, Chomeï, marchais dans la forêt et sur les crêtes ».

C’est sous un ciel d’averses, dans la fraicheur d’octobre, qu’après avoir visité l’exposition à la médiathèque, nous avons suivi les sentiers alentour, vers le torrent en crue, dans l’herbe détrempée jonchée de bogues de châtaignes et de quelques champignons. Bien que nous n’ayons pas rencontré « l’esprit familier » de la Foudre, ni le danseur Tonnerre avec « ses chaussons en peau de dragon », le Tanargue veillait.

Nous n’avons pas retrouvé la maison. Peu importe. Il ne s’agissait pas d’un pèlerinage. Comme l’indique l’auteur lui-même, dans la préface à la nouvelle édition de 1986 de ses Lettres, « d’autres gens occuperont la maison de Gourgounel » et entrer dans cet espace, c’était surtout parcourir un « lieu de l’esprit, situé partout et nulle part ».

De fait, une autre source nous appelait, sur la ligne de partage des eaux, où la Loire s’origine. Retour amont vers la fraicheur des commencements : nous prenons la route en lacets à travers les forêts brumeuses de la Haute Ardèche.

Mont Gerbier de Jonc


Le Dôme volcanique du Gerbier de Jonc repose sur son socle cristallin. Son nom lui vient d’une racine pré-celtique, évoquant la roche, « gar » et la montagne, « jugum ». Il y a 6 millions d’années, la lave s’est durcie pour former des volcans de phonolite, matière minérale également appelée « lauze », celle-là même qui recouvre les toits typiques du plateau ardéchois.

C’est toujours sous une pluie légère mais froide et continue, tenace et pénétrante, que nous découvrons le téton de pierres. A ses pieds trois sources se joignent pour former la Loire, artère centrale de France qui la traverse jusqu’à l’Atlantique.

Au pied du Mont nous passons d’abord quelques arbres aux teintes automnales, entre lesquels des rochers annoncent un chaos de pierres noires et luisantes. Nous avançons dans la brume épaisse. L’averse sévère nous guette et nous espérons atteindre le sommet avant d’être complètement trempés. L’ascension n’est pas très longue mais la pierre est glissante et le chemin escarpé. Nous progressons sur une roche basaltique aux formes parfois acérées, aux tons d’un gris un peu verdâtre, sombre, ou presque noir, définissant un paysage natif et rude.

Laissons ce paysage volcanique nous infuser en profondeur, il est le lieu d’une transformation intérieure, de cette « alchimie mentale » dont parle Kenneth White, évoquant la possibilité, en de tels lieux de l’esprit, « de mener à bien un certain travail ».

Dépouillés, par l’effort de la montée, de toutes les constructions qui nous forment et déforment au fil du temps, soumis « à la puissance métamorphosante du feu », comme à la vertu dissolvante de l’eau, on s’y retrouve nus dans la nuée, solitaires et poussés au travail de nos propres matières pour finir par se sentir, comme l’exprime le poète chinois Mi Fu,


Dépossédé.

Mais pénétrant dans le flux.


Au sommet du Mont, ilot adamantin cerné de brumes, on se tient enfin au lieu du « vrai temple (qui) se trouve dans votre crâne ou dans votre coeur » (1).

Dépossédés donc.

Lavés par ce contact radical avec les éléments bruts de la terre, nous pouvons aborder maintenant, à la dernière étape de notre itinéraire, l’espace originaire de l’Ardèche préhistorique.

Vallon Pont d’Arc/Grotte Chauvet


Sur la route la pluie se fait plus drue, intensifie encore son emprise. Lorsque nous arrivons au Pont d’Arc le jour commence à baisser. Première reconnaissance : sous la grande Arche de pierre, figure tutélaire du site, l’Ardèche en crue charrie ses bois, roule ses pierres dans ses eaux sombres. En face, sur la falaise où se trouve, nous le savons, l’entrée invisible de la grotte, les ombres du soir jouent avec les nappes de brumes et les vols des oiseaux.

Lisant le lieu, comme le faisaient certainement les hommes du Magdalénien, cette rivière enserrée dans ses gorges, avec la présence énigmatique de l’Arche et l’étendue du cirque d’Estre alentour, « la traversée du paysage opérait déjà comme préparation à l’expérience pariétale ». On comprend que « comme la pratique artistique pariétale, la rivière et l’arche ouvrent un espace et l’habitent simultanément » (2).

La grotte n’étant pas accessible, pour des raisons évidentes de conservation, nous visiterons le lendemain sa réplique, à quelques kilomètres de là. Conscient de pénétrer dans un décor ne rendant de l’atmosphère originelle que l’impression visuelle, et contraints par le protocole de visite à des stations commentées strictement chronométrées, nous nous laisserons malgré tout séduire par les reproductions des peintures préhistoriques.

Nous abordons cette visite comme un cheminement psychocosmogrammatique (3) pour nous rapprocher au plus près de la réalité de ces hommes qui, il y a plus de 35000 ans, inventent l’art, à ce moment du passage d’un monde à un autre où se pose, comme le rappelle Régis Poulet, le « questionnement angoissé d’humains sentant se rompre leur lien avec le monde naturel ».

A partir de l’entrée, située à son point sud, la grotte originelle étend ses profondeurs sur plusieurs centaines de mètres, à travers plusieurs salles, jusqu’à celle du Fond, le point le plus au nord. Il y a plus de 20000 ans, un effondrement de la roche scellait opportunément son entrée, préservant de ce fait son contenu. Les hommes du Magdalénien, eux, entraient là par un large porche ouvert à la lumière, il n’était pas orné.

Un peu plus en avant, le premier espace, la « Grotte Rouge », était un lieu d’hivernage pour les ours des cavernes. Les hommes ne fréquentaient la grotte qu’aux saisons où l’animal n’était pas présent, au printemps et en été. Traversant cette « grotte rouge », nous observons sur le sol un grand nombre de crânes, d’ossements et les bauges creusées par les ours. Sur les parois, peints en rouge avec de l’hématite broyée, des empreintes de paumes, des mains positives et négatives, quelques animaux : ours, léopards des neiges, chevaux, rhinocéros laineux, une forme insectoïde, un papillon.

Nous passons ensuite dans la « Grotte Noire ». Tracé au doigt dans l’argile, un hibou est posté sur une hauteur de la paroi. Un peu plus loin, déposé, comme sur un autel, sur une pierre triangulaire haute de soixante centimètres environ, un crâne d’ours des cavernes fait face à l’entrée. Il est entouré au sol de quelques charbons et de résines, ce qui laisse supposer des fumigations d’encens pour des cérémonies rituelles, probablement de type chamaniques (4).

A quelques mètres, avant l’entrée de la galerie étroite qui nous mènera ensuite à la « Salle du Fond », nous admirons l’un des panneaux les plus spectaculaires de la grotte : celui des chevaux, des cervidés, des combats de rhinocéros.

La composition des peintures, au tracé noir de charbon, suit les reliefs et les aspérités de la paroi rocheuse de sorte que les animaux paraissent en mouvement, semblent jaillir des anfractuosités. Ce procédé, de même que la superposition des figures, la multiplication des pattes ou des cornes, les anime et l’on peut facilement imaginer qu’à la lueur mouvante des torches les scènes devaient avoir la vitalité saisissante d’une sorte de proto-cinéma. A ces scènes se mêlaient, dansantes, les ombres des hommes projetées sur les parois. Sans doute n’est-il pas superflu d’imaginer là aussi, dans ces profondeurs, des cérémonies, de la musique et des danses. La recherche d’états hallucinatoires, de transe, d’extase.

Alors,


« Jusqu’au fond, tout au fond,

il fallait accomplir le voyage » (5).


Nous empruntons donc maintenant la galerie étroite, dite du « Mégacéros », qui nous conduit aux ultimes chefs-d’oeuvre. Avec les lions, les bisons, les mammouths et, tout au fond, sur un pendant rocheux, le « Panneau du Sorcier », nous atteignons au point culminant du parcours, centre du psychocosmogramme de la grotte.

Caractéristique, par la prééminence du triangle pubien, des représentations féminines de l’art préhistorique (6), ce panneau a la singularité de ne montrer que le bas du corps, les hanches et les jambes, dans le prolongement duquel se surimposent deux figures animales, la tête et l’avant d’un bison, et celle d’un félin. Certaines interprétations évoquent la représentation d’un couple mi-humain, mi-animal. Associé à la figuration féminine, un homme, juste représenté par une jambe et un bras, avec une tête de bison, traduirait ici la présence d’un sorcier-chaman portant un masque.

Au centre du mandala, coeur des profondeurs les plus obscures de la grotte, la frontière entre humain et animal, entre vie et mort, n’est plus, le passage opère la métamorphose. Nous assistons à la naissance de l’art, participons à sa révélation au moment où l’homme découvre « que ce monde pouvait être troublé par deux choses essentielles : la mort et la sexualité qui toutes deux révèlent notre animalité ». Contrairement à l’animal qui donne libre cours à la puissance de son désir, l’homme éprouve « la violence désespérée de l’érotisme » qui le laisse dans « la sombre perspective de la mort » (7).

Selon Régis Poulet, « le sens ultime et fondamental que Georges Bataille attribue à l’art pariétal est l’expression de l’émotion d’un être en métamorphose qui mesure tout ce qu’il perd à devenir humain ». L’art s’impose à son origine comme un moyen de palier cette rupture, la nécessité de maintenir par la culture un lien éminemment vital avec le monde, lien qui semble alors se dissoudre dans le sillage de l’évolution de la conscience humaine.

Ainsi, la grotte est faite, par ces hommes, espace potentiel où se déploient les jeux multiformes de l’art dans une dynamique éminemment érotique. En revenant, dans cet espace potentiel, au « monde de la sauvagerie, de la nuit, de la bestialité ensorcelante », il se pare d’un masque pour mieux apprivoiser son animalité.

Et « le masque est le chaos devenu chair » (Bataille).

Images de la grotte Chauvet, Internet.

Ce cheminement à travers l’Ardèche, nous l’avons vécu comme le déploiement de ce que Kenneth White appelle un « ordre chaotico-cosmique ». Nous aussi, hommes modernes livrés à une anthropisation du monde qui nous coupe des « expériences premières », nous avons traversé ces espaces potentiels, lu « les lignes du monde » pour en « communiquer une sensation d’univers » (8).

Ce voyage « au pays des hauteurs brûlantes », en cet « arrière-pays » de sources, celles de Gourgounel, de la Loire, et celles de l’art, a coïncidé pour nous avec un ressourcement profond de notre espace intérieur. Ainsi, « l’arrière-pays reste toujours ce sens d’un au-dessus, d’un point de l’esprit à atteindre, mais dans un espace bien terrestre » (9).



Cécile Vibarel et Yannick Barazer,

Montpellier, Avril 2020.

Notes

(1) Kenneth White, Lettres de Gourgounel, Grasset, 1986. Toutes les citations de « Valgorge » et « Le Gerbier de Jonc » sont issues de ce livre.

(2) Régis Poulet, Le vol du Harfang des neiges, Carnets de la grande ERRance, 2015.

(3) La notion de « Psychocosmogramme », traduction donnée par Giuseppe Tucci du terme « mandala », est évoquée par Kenneth White, à propos du voyage en Chine de Segalen, dans son ouvrage « La figure du dehors » (éditions Grasset, 1982, p. 208). Il définit cette notion comme la projection d’un « espace cosmique dessiné sur le sol en vue d’un travail psychique ».

(4) Sur l’interprétation chamanique de la culture des hommes du Magdalénien, on peut consulter pour de plus amples informations, notamment, Jean Clottes, David Lewis-Williams, Les chamans de la préhistoire, Le Seuil, Points Histoire, 1996.

(5) Kenneth White, Territoires chamaniques, Héros-Limite éditions, 2007.

(6) La figure du triangle pubien rappelle, en effet, les petites statuettes féminines du Gravettien, notamment la « Vénus de Hohle Fels », découverte dans le Jura Souabe et qui est la représentation féminine la plus ancienne découverte à ce jour.

(7) Georges Bataille, La peinture préhistorique. Lascaux ou la naissance de l’art, Skira, 1980.

(8) Ces citations de Kenneth White ont été relevées dans le livre de Régis Poulet, « Le vol du Harfang des neiges », déjà cité.

(9) Kenneth White, « Géopoétique de la Provence », Cahiers de géopoétique N°6, Institut International de Géopoétique, éditions Isolato, Printemps 2008.