La saveur d'un monde flottant
- Dialogue avec Kenneth White -
Gilles Farcet
La saveur d'un monde flottant
- Dialogue avec Kenneth White -
Gilles Farcet
L'Atelier des Marges remercie vivement Gilles Farcet pour l'autorisation de publier ce long entretien avec Kenneth White et ses photos inédites. La rencontre date de la seconde moitié des années 80.
Nous avons fait le choix de la publication de ce texte car il situe l'état d'esprit du fondateur de la géopoétique à une étape signifiante du développement de la géopoétique dans les années qui précèdent juste la fondation de l'Institut (1989). Il évoque ces années 80 où Kenneth White, après son installation à Trébeurden dans les Côtes d'Armor (1981), selon la stratégie paradoxale qui caractérise sa démarche et son ouverture, rencontre des acteurs culturels fortement marqués par une démarche spirituelle (souvent orientalisante). Il se démarquera très vite et énergiquement de ce milieu, l'entretien le montre déjà, évitant le piège pour la géopoétique d'un étiquetage inopportun, tout en acceptant par la suite des entretiens et articles sur lui dans “Nouvelles clés“, un magazine de la mouvance "spiritualité et développement personnel" créé en 1988 et destiné aux "créatifs culturels“, dont Marc de Smedt (disciple du maître zen Taisen Deshimaru, directeur de la collection “spiritualité vivante“ chez Albin Michel) est le fondateur et Patrice Van Eersel (ancien collaborateur de J.F. Bizot à Actuel) le rédacteur en chef. C'est d'ailleurs, l'anecdote est intéressante, à la lecture de ce magazine que Thierry-Pierre Clément, futur fondateur en 1992 du premier atelier de l'Archipel géopoétique (l'Atelier du héron), rencontre d'abord sa pensée, ainsi qu'il le raconte en 2017 dans la Revue.be.
L'entretien que nous publions ici évoque des thèmes que Kenneth White aborde rarement frontalement : Dieu ("je déteste ce mot"), la mort ("je n'y pense jamais"), le yoga, le christianisme, le transfert sur la personne de l'auteur, les hippies ''swamifiés''... Toutes occasions pour lui de dégager la théorie-pratique de la géopoétique d'associations douteuses qui auraient pu lui rogner les ailes et conduire à une mécompréhension de sa perspective.
Gilles Farcet deviendra, dans les années qui suivront cet entretien, un proche disciple du maitre spirituel Arnaud Desjardins, avec lequel il signera plusieurs livres. Il en publiera également avec Alejandro Jodorowsky. Il promeut toujours les écrivains de la "Beat Generation", joue de la guitare dans un groupe de rock et, devenu lui-même guide spirituel, dirige aujourd'hui avec sa femme une "sangha" dans le Poitou.
Ainsi les personnalités se croisent, échangent et suivent leur chemin selon leur nature propre. L'entretien qui suit n'en est pas moins d'une lecture délicieuse et éclairante.
Yannick Barazer / septembre 2023
Ce long dialogue entre Kenneth White et moi-même n’est pas, loin s’en faut, le premier. Nous avons passé plus d’un après-midi à cheminer ensemble dans son atelier, cernés par la présence de tous ces « hommes du vent et de l’éclair » dans les textes desquels il reconnaît ses propres errances. Les lecteurs intéressés pourront retrouver les traces écrites de quelques-uns de nos entretiens au fil du livre Le poète cosmographe, paru en février 1987 aux Presses Universitaires de Bordeaux, et en postface de mon propre livre sur Thoreau (L’éveillé du Nouveau Monde, Éditions Sang de la Terre, 1986, pp. 293-309.)
Ces divers dialogues et d’autres travaux communs ont, me semble-t-il, établi entre nous une certaine complicité, dont je n’ai pas voulu effacer la saveur au moment de transcrire le présent entretien. Bien que nos voies puissent parfois diverger, nous nous retrouvons en une même exigence et dans ce qu’il faut bien appeler l’amitié, soudée par des lectures, un champ de références passant par l’Amérique ou l’Asie, et une volonté de sortir d’une littérature close pour s’aventurer en des espaces vigoureux. J’allais oublier le rire, parfois tonitruant chez ce grand gaillard d’Ecossais, le goût de la pluie, des promenades dans le vent, et un style de vie somme toute très proche. J’ajouterai, de ma part, une admiration qui, pour avoir naturellement abouti à l’amitié, n’en demeure pas moins profonde. Lorsqu’encore étudiant je tombais par le biais d’Henry David Thoreau (auquel notre homme était et est toujours l’un des rares écrivain européens à se référer) sur quelques livres de Kenneth White, je sentis d’emblée qu’une voie s’ouvrait devant moi : un écrivain vivant osait enfin extirper la poésie de ses sempiternelles ornières, du bourbier nombriliste ou du ghetto textuel dans lesquels elle agonisait. En de brefs poèmes dont la limpidité n’avait d’égale que la densité diamantine, un extravagant Ecossais me donnait à goûter la saveur de ce monde flottant. Tout y était, du regard jeté à la volée sur une jolie fille un matin de printemps (« Hey, baby, hey ! ») à la sensation éroto-cosmique de la réalité, face à un paysage neigeux (« Parvenu en ce lieu/où la blancheur est évidente… »).
Poète, ce diable d’homme se révélait aussi penseur et prosateur, jailli en droite ligne d’un réseau de « vieux fous », figures du dehors qu’il aimait à citer et dont il retrouvait le souffle. Ses livres singuliers n’étaient pas tissés que de belle écriture : chaque page de White respirait l’énergie, l’amour de l’existence ressentie comme un tout en mouvement dont il importait de se laisser pénétrer :
Rosée que ce monde-ci
Rosée que ce monde, oui, sans doute
Et cependant…
Dit un haïku (l’un des préférés de Kenneth White)…
Lorsque quelques années plus tard, mes pas me portèrent, à la faveur d’un entretien destiné à une revue canadienne, du côté de Gwenved, la maison où demeurent, sur la côte bretonne, Kenneth et Marie-Claude White, je trouvai un personnage en tous points semblable à ses livres, un aîné dont la jeunesse et la jubilation ne pouvaient que me faire envie. Nulle condescendance, nul artifice ni prétention pesante chez cet ours bien léché que d’aucuns disent méprisant et dur, tant ils le connaissent mal. Un homme authentique, aussi noble que familier, habité par une intense volonté d’accomplir un beau geste, jour après jour, de toujours trouver les mots et l’énergie afin de dire la fraîcheur de son regard. Sévère, Ken peut certes l’être, et ses dégoûts sont à la mesure de ses émerveillements. Mais ses emportements, parfois salutaires en ce règne de coteries et de l’admiration fadasse que feignent de se vouer les médiocres, sont en fait l’autre face d’un tempérament généreux et chaleureux. White, je peux en témoigner (mais ses livres bien lus n’en sont-ils pas la preuve savoureuse ?), aime non seulement la vie mais également les gens. Comme tout bon misanthrope, il les aime vigoureusement et leur en veut de demeurer petits, crispés sur leur bêtise, leur idéologie et leur langue de bois :
La beauté est partout
même
sur le sol le plus dur
le plus rebelle
la beauté est partout
au détour d’une rue
dans les yeux
sur les lèvres
d’un inconnu
dans les lieux les plus vides
où l’espoir n’a pas de place
où seule la mort
invite le cœur
La beauté est là
elle émerge
incompréhensible
inexplicable
elle surgit unique et nue –
à nous d’apprendre
à l’accueillir
en nous
(Le grand rivage, p.41)
J’aime (presque à en pleurer, dirais-je, si Ken n’avait pas toute sensiblerie en horreur) cette strophe du Grand rivage. Kenneth White est pour moi un poète voué à transcrire cette beauté sensuelle (le mot anglais « loveliness » est à cet égard plus parlant) qui le touche en entier, depuis son enfance passée sur le rivage, près des rochers, des mouettes, mais aussi non loin de Glasgow, ville noire.
Méditant sur ses cheminements présents et futurs, il notait, jeune, dans Les limbes incandescents : « Il y faut une bonne dose, et même une dose débordante de confiance en soi… » (p.112). Cette confiance et cette obstination, Kenneth a su les cultiver, et elles l’ont mené loin sur le chemin qu’il entrevoyait enfant, à la lecture des livres que son école lui attribuait en guise de prix. Son père, par ailleurs ardent lecteur, était signaleur de chemin de fer ; Ken, à sa manière, multiplie signes et balises, frayant une voie à tous ceux pour lesquels la poésie ne peut se passer de la vie. Le regard davantage tourné sur la crête des Pyrénées ou le rivage breton que sur la pseudo-actualité littéraire, il est resté fidèle, comme Melville, Thoreau, Han Shan ou Segalen, à ce qui l’animait au temps de sa jeunesse, lorsqu’à Fairlie il respirait le vent du large, faisait l’amour aux bouleaux, se laissant emplir corps, tête et cœur par la densité du dehors.
Voilà sans doute pourquoi une journée passée en sa compagnie me laisse toujours empli d’une sensation de vie.
La matinée durant, nous avons évoqué Henry David Thoreau ; le moment est venu de voyager à travers les écrits de Ken lui-même. En cet après-midi de la fin du mois d’août, la pluie s’acharne sur Gwenved, mais nous n’en avons cure. Tous les temps sont propices à nos cheminements. Installés dans l’atelier, parmi les livres, les pierres et les cartes accrochées au mur, la baie vitrée nous laissant nous emplir du jardin tandis que nos propos suivent leur cours, Ken et moi-même avançons sur les pistes accidentées du « sacré ».
Loin de l’entrevue journalistique, notre dialogue va d’emblée trouver son rythme et par instants atteindre une intensité que la page imprimée traduit difficilement. Je ressens encore la ferveur sobre et retenue, avec laquelle Ken me parlait du bosquet, du champ de jonquilles, et de ce geste qu’il s’emploie plus que jamais à accomplir.
°°°
Gilles Farcet : Je voudrais que nous puissions partir d’assez haut et commencer par cerner ta démarche dans ce qu’elle a d’essentiel. Bien que tu récuses toute appartenance religieuse, ton travail apparaît profondément « spirituel ». Contrairement à beaucoup d’écrivains d’aujourd’hui, tu en appelles à un au-delà de l’art, à un « espace », un « mode de vie » dont tu ne parles qu’avec précaution : « Ce qui m’intéresse, ou plutôt ce dans quoi je suis engagé, se poursuit au-delà de ce qui passe pour de l’art, écriture comprise, dans cette « société », dis-tu (La figure du dehors, p. 181). Je pense également à cette belle section du Grand rivage :
assuré
que la visée vitale
de l’art
c’est de jeter à la ronde
images
témoignages
preuves
d’une puissance de synthèse
accordée à la vie
et qui préserve la vie
contre la solitude
le morcellement
les agression froides
de l’espace et du temps
(Le grand rivage, p. 31)
Ton activité artistique semble donc impliquer une transcendance de l’art…
Kenneth White : Mon travail comporte effectivement une dimension qui dépasse ce que l’on entend ordinairement par des mots comme « art » ou « littérature », mais j’ai bien sûr beaucoup de réticences à mettre une étiquette sur cette dimension. Tu viens de parler « d’appartenance religieuse » : j’ai reçu une éducation religieuse et l’ai d’ailleurs, à un moment donné, passablement approfondie. La Bible, que je connais bien – et connais toujours- a été mon premier livre. Élevé dans la religion protestante, j’ai été très tôt initié à une littérature sacrée. Je ne suis donc pas passé par de petits catéchismes moralisants, mais directement par la Bible. Je faisais d’ailleurs partie d’un groupe d’études bibliques. La compétition règne dans le milieu protestant, et c’était également le cas pour notre groupe : chaque semaine, le pasteur nous disait de lire un ou deux livres de la Bible ; et le dimanche, à l’heure de l’étude biblique, il nous donnait un verset qu’il fallait situer avant de le commenter. Cette éducation avait, j’en conviens, des aspects dérisoires, mais elle m’a permis de très bien connaître la Bible (que j’avais dû lire en entier) et incitait à une amorce de réflexion. J’avais tellement l’air de m’intéresser à ces choses que le pasteur était persuadé de ma vocation : je le revois s’habillant pour la célébration et me disant : « Ah, Ken, le jour où vous porterez ces vêtements… » Je l’écoutais, mais avec beaucoup de distance sachant que je ne deviendrais jamais pasteur. Très vite, je me suis rendu compte que ce qui m’intéressait dans la Bible n’avait finalement pas grand-chose à voir avec le christianisme. Tout d’abord, cette histoire d’une tribu primitive m’intéressait d’un point de vue ethnologique (bien que le mot m’ait alors été inconnu). D’autre part, nous chantions beaucoup, et certains hymnes retenaient mon attention, notamment ceux qui dans la King James’ Bible, tournent autour du numéro 50 : ces hymnes-là parlent beaucoup de la neige, de l’hiver, saison pour laquelle j’ai toujours éprouvé une fascination. Et ces chants ont en fait conservé une grande part de paganisme, ils restent emplis d’une sensation païenne du monde. Enfin, à la fin de la Bible que j’utilisais se trouvaient des cartes, et j’étais fasciné par celles de Galilée, du pays de Canaan, de l’Arménie, de l’Assyrie… Toute cette côte Est de la Méditerranée, depuis Antioche dans le Nord jusqu’à Gaza dans le Sud, je la connais par cœur. C’est tout le pays qui s’étend au Sud de la Mer Noire et de la Mer Caspienne. Là-bas se trouve également la Galatie, et il ne m’a pas fallu longtemps pour établir le rapport avec le pays de Galles. C’était en quelque sorte, mes propres sources.
Il y avait donc déjà là l’amorce de quelque chose dépassant la religion et surtout la religiosité : une sensation de la nature, une sensation géographique, et aussi la notion de « sources ». Toujours est-il que mes premiers poèmes étaient très religieux. Mon vocabulaire était religieux car, ressentant la nécessité de dépasser un certain ordre des choses, j’avais besoin d’un langage de transcendance, et le seul dont je disposais était celui de la religion. Dans le premier poème de mon premier livre, il est donc beaucoup question d’église, mais de « l’église tanguante des éléments ». Je parle également de « Bible blanche »… J’utilise ce vocabulaire, mais en le détournant. Bref, c’est à travers la Bible que s’est faite ma première initiation au « sacré ». Je me suis ensuite, assez jeune, vers l’âge de quinze ou seize ans, totalement détourné de l’Église et de l’enseignement religieux au sens spécifique du mot. Je m’intéressais beaucoup plus à mes excursions dans ce que j’appelais « l’arrière-pays » : les landes, les bois et les collines situés derrière le village d’Ecosse où je vivais. Là, je faisais certainement l’expérience de ce que j’aurais peut-être à l’époque appelé « le sacré », mot que je n’utilise plus aujourd’hui pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons.
Je me livrais sans aucun doute à l’exploration d’une dimension de l’être qui, pour moi, était liée à certains lieux. Les lieux commençaient à remplacer la Bible. Il y avait un marécage avec des iris, un bosquet de bouleaux, un champ de jonquilles… des endroits qui m’attiraient et où je trouvais une densité d’être. Dans ce même village vivait à l’époque un vieux naturaliste, grand admirateur de Thoreau, et dont nous avons déjà parlé à l’occasion de notre dialogue sur l’auteur de Walden. C’est chez lui que j’ai trouvé certains livres sacrés de l’Inde, parmi lesquels la Bhagavad Gîta. Ce vieil homme était non seulement un Thoreauvien, mais aussi un ami de Gandhi qui, entre parenthèses, lui enviait la simplicité de son régime. Il me prêtait aussi des livres spiritualistes et orientalisants : In Tune with the Infinite, d’un nommé Trine, Cosmic Consciousness, de Richard Bucke qui était un disciple de Whitman, The Light of Asia, d’Edwin Arnold… C’était une atmosphère très proche de celle dans laquelle avaient baigné les transcendantalistes américains. Mon vieil ami Dougal Semple était donc plongé là-dedans, mais je me souviens qu’à un moment donné, il m’a dit en riant : « au fond, toi, tu ne crois à rien. » Et il avait raison. J’avais d’ailleurs écrit à cette époque un essai sur le christianisme pour la Société Rationaliste de Grande Bretagne (rires). The Rationalist Society… Des purs et des durs ! Cet essai ayant récolé un prix, ils m’avaient invité à un colloque à Cambridge. Je m’y suis donc rendu, en tant que « jeune rationaliste », anti-chrétien militant… C’était sans doute pour moi une étape nécessaire pour me débarrasser d’un certain. christianisme. Je me souviens d’ailleurs avoir rencontré là-bas un Indien avec lequel j’ai beaucoup sympathisé. Très féru de français, je lui ai cité la phrase de Pascal : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. » Et cet indien était aux anges, il répétait (imitant l’accent indien) : « Le coeul a des lésons qué la Léson… »
Bref, après le christianisme, je suis donc passé par cette ambiance hindouisante, transcendentaliste, mais pour moi déjà un peu trop gonflée. Mon ami avait coutume de se lancer dans de grandes spéculations sur l’après-vie, l’immortalité… Je sentais déjà que cela n’était pas pour moi, et c’est à ce moment-là qu’il m’a -gentiment- dit : « tu ne crois à rien ». Lorsqu’à dix-huit ans j’étais étudiant à L’Université de Glasgow, je voyageais en train du village à la ville, et dans le même compartiment se trouvait un étudiant en médecine. Nous discutions – il faut dire qu’en Ecosse, on discute beaucoup, les écossais sont de grands discuteurs ! (rires). Nous parlions religion (c’est un des grands thèmes que l’on aime aborder là-bas), et ce type-là, qui était chrétien, m’a souffert pendant six mois avant de finalement me dire : « Écoute, je ne voyage plus avec toi, car je commence à perdre toutes mes croyances »… (rires). Ce ne sont que des anecdotes, mais qui en disent long sur l’état d’esprit qui était le mien à l’époque.
J’ai donc étudié pendant deux années à Glasgow et je suis alors devenu très Nietzschéen. Nietzsche, en effet, ne se borne pas à une critique rationaliste du christianisme ; il se livre également à une critique psychologique, bien plus profonde et décapante. Il a donc été très important pour moi : d’abord parce qu’il m’a ouvert une porte de sortie hors du christianisme, puis pour bien d’autres raisons. A l’âge de vingt ans, j’ai eu envie de partir ; je ressentais précisément le besoin de prendre de la distance vis-à-vis de la société ambiante. Je me suis donc retrouvé absolument seul dans une ville appelée München (« les moines »), autrement dit Munich. Je demeurais aux alentours de la ville, dans une baraque en bois, et ce fut ma première véritable expérience de vie solitaire.
Et ce fut l’Allemagne
un hiver à Munich
(la neige tombe doucement sur Schwabing)
la baraque
où j’ai failli crever de froid
aux lisières de l’Englisher Garten
(brins d’herbe durcis par le givre)
une radio beuglait
c’était l’aveugle dans la nuit
je connaissais
chaque tableau de la Haus der Kunst
j’escaladais de mes yeux
mes yeux froids de barbare
tous les piliers de la cité
sans trouver le paradis
(Le grand rivage, p.57)
Là, autre étape décisive, je suis tombé sur un petit livre de Daisetz Susuki intitulé Le zen et la culture japonaise : cette lecture fut une révélation, car elle me fit découvrir… une transcendance sans transcendance. (Réfléchissant)… Je déteste, ou du moins j’évite, tous ces mots tels que « religion », « sacré », patati patata… Dans le zen, j’ai justement trouvé cette dimension exempte de toute fioriture. Tout était réduit « au thé et au riz », c’est-à-dire à l’ordinaire. Or, pour moi, tout cela doit effectivement être présent d’une manière on ne peut plus ordinaire : nulle insistance, aucune surenchère… Que l’on en parle, à la limite, jamais, et surtout que l’on aille pas affubler cela de grands mots ni même de grands espoirs. J’aime, au contraire, que la perspective soit presque nihiliste. C’est la raison pour laquelle il m’a fallu peu à peu inventer mon propre vocabulaire afin de parler de cela. J’utiliserai donc des expressions telles que « espace du dehors », « surnihilisme »… J’irais même jusqu’à éviter le mot « zen » qui me semble encore de trop. J’aime beaucoup l’idée d’une identité entre nirvana et samsara, absolu et existence… Idée que l’on peut également trouver dans l’hindouisme, souvent, comme je l’ai dit, bien trop chargé à mon goût. Bref, j’ai toujours eu tendance à « réduire au thé et au riz », à fondre nirvana et samsara. Pour résumer, disons qu’il y a certainement une dimension « autre », mais que je me refuse à qualifier de « religieuse » ou de « spirituelle », dans la mesure où je récuse les connotations de ces mots qui traînent depuis des siècles et charrient avec eux tout un lot d’imbécilités. Il s’agit donc d’un espace dont je ne parle que très peu. Et si l’on en parle en ma présence d’une manière trop « enflée », je peux effectivement faire figure de nihiliste absolu.
Gilles Farcet : A la source de tes créations, il y a donc bien une expérience unificatrice, à laquelle tu fais ici et là allusion : « Avant d’être une idée… et un mythe… c’est bien une expérience centrée sur le corps – une expérience psychophysique qui peut atteindre le plus haut degré d’intensité. » (La figure du dehors, p.156) ; « La poésie est le signe d’une transcendance de la conscience personnelle et la pénétration dans un univers. » (La figure du dehors, p.150). Cette expérience, cet univers, tu les nommes « le monde blanc »…
Kenneth White : Le texte que tu cites est le premier essai théorique que j’ai écrit. J’y emploie effectivement, comme tu l’as remarqué, le terme « transcendance » - mot que je n’utilise plus aujourd’hui. A vrai dire, je ne parle même plus de « monde blanc », ou en tout cas de moins en moins. Cela dit, j’étais à la recherche d’un vocabulaire, de métaphores destinées à exprimer non seulement des concepts, mais toute une expérience sous-jacente pour laquelle aucun nom ne me satisfaisait. J’ai donc commencé en tant qu’homo religiosus, pour employer un terme d’anthropologie philosophique, dans la mesure où j’étais « relié » à quelque chose. Mais cette liaison était avant tout d’ordre sensuel, ou sensoriel : elle était pour moi liée à des iris, à des bouleaux, à la brume sur la montagne… à un paysage physique. Ou encore aux mouettes criant dans le brouillard sur la côte. De ces expériences concrètes, visuelles, physiques, se dégageait pour moi quelque chose de très puissant, à côté duquel les discours du pasteur à l’église m’apparaissaient tout simplement ridicules. Comme je le raconte dans mon premier livre, En toute candeur, c’était un certain vitrail qui retenait mon attention durant le service religieux :
« Il y avait une chose qui m’impressionnait beaucoup à l’église. C’était un vitrail aux couleurs lumineuses dépeignant la vie du saint de la région, un certain Kentigern, qui lisait son missel à haute voix aux goélands de la côte en guise de pénitence. Un homme tenant un livre à la main et des goélands volant tout autour. Ma place à l’église se trouvait juste en face de ce vitrail. C’était mon refuge pendant le sermon. (En toute candeur, p.23)
Kentigern prêche aux goélands… Côte, goélands, homme seul, livre… Pour moi tout était là, dans ce vitrail de plus en plus dégagé de son contexte. Le livre de Mircea Eliade intitulé Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase m’a beaucoup éclairé en me permettant de mettre un nom sur l’expérience que j’avais vécue d’une manière, certes, embryonnaire et fragmentaire. Je lisais par exemple que le bouleau revêtait une grande importance pour le chaman, et je me disais : « tiens ! »… J’éprouvais moi-même une forte fascination pour le bouleaux, et ce livre me parlait donc de mon propre paysage mental. J’y trouvais bien des concordances : une certaine satisfaction provenant de l’expérience physique, le frisson dans le dos… Je m’adonnais d’ailleurs à plusieurs pratiques « chamaniques »…
Gilles Farcet : … Pratiques évoquées dans La figure du dehors : « J’ai même pratiqué un chamanisme à ma façon. C’était dans l’arrière-pays, dans les bois de sapins et de bouleaux, et sur les landes. Je mangeais (religieusement) des baies. Je me tenais immobile sous les chutes d’eau. Je faisais l’amour aux arbres. Je courais avec les lièvres blancs. Je parlais avec les hiboux et les corbeaux. » (p.28). J’aime aussi profondément le rapport aux arbres esquissé dans le poème La vallée des bouleaux :
Je suis venu sous les arbres
Leur faire l’amour avec mes mains muettes
Car la beauté se laisse au moins caresser par les sens
J’ai suivi des doigts le noir sur le blanc
Comme un poème inachevé –
Sans cesse interrompu, sans cesse recommencé
(Atlantica, P.17)
Kenneth White : Oui… J’aimais rester sous les chutes d’eau, sentir l’eau tomber sur moi… Je me suis ensuite rendu compte qu’il s’agit d’un rite shintoïste !
Quant à parler aux hiboux, je le faisais littéralement… (Ken imite alors le cri de cet oiseau). Il y avait donc un vécu sensoriel que livre d’Eliade m’a révélé en tant que paysage mental. Puis, petit à petit, j’ai voulu rendre cela plus abstrait, au sens vif du mot, comme l’on extrait l’essence d’un parfum. Il faut franchir plusieurs étape, jusque vers le presque rien.
Gilles Farcet : Tu insistes sur le fait qu’en l’absence de cette expérience, la création perd sa force, sa densité, sa beauté même : « C’est l’absence de ces deux notions (transcendance et pénétration) qui entraîne cette dégradation de la poésie », écris-tu dans La figure du dehors (p.150) ; ou encore : « Un homme peut écrire (ou peindre) avec talent, et ce qu’il produit est ‘de l’art’, mais si derrière le talent il n’y a pas l’espace dont je parle, cet art ne m’intéresse pas… Sans ce fond, l’art s’appauvrit. » (La figure du dehors, p.182).
Kenneth White : Oui, et je tiens, encore une fois, à trouver mon propre vocabulaire pour parler de cet espace. Il se peut qu’il n’y ait qu’une seule expérience fondamentale, par-delà les différences de race, de religion, de culture… C’est possible, je n’en suis pas sûr. Mais tout dépend de la manière dont on traduit cette expérience. Les religions l’ont traduite d’une certaine manière, mais peut-être les poètes se sont-ils davantage fondés sur leur vécu pour la transmettre. Voilà pourquoi je m’intéresse avant tout à l’expression poétique de la chose, et pourquoi la poésie me semble nécessaire. Peut-être les religions sont-elles également nécessaires, même si elles ne m’intéressent pas, ou du moins les cérémonies…
Gilles Farcet : Quoi qu’il en soit, te référant à un espace au-delà de l’art, tu es tout de même perçu comme un écrivain « spirituel »…
Kenneth White : Lorsque les gens abordent un travail quelconque, le mien en l’occurrence, ils vont bien sûr le situer par rapport à des contextes familiers. L’un de ces grands contextes est précisément « la spiritualité », et cela me gêne horriblement d’être ainsi étiqueté. Je voudrais que l’on regarde mes textes de plus près : l’on s’apercevrait alors qu’à l’intérieur de ce cadre dit « spirituel », il y a bien des choses avec lesquelles je ne peux avoir le moindre rapport. Le mot lui-même indique un divorce entre l’esprit et le corps, divorce que je n’accepte pas. Comment puis-je alors être « spirituel » ? S’il y a une chose dont j’ai horreur, c’est bien l’inflation spirituelle ; ces gens englués dans la spiritualité… cela me dégoute !
Gilles Farcet : Tout en jouissant d’une reconnaissance dans le milieu littéraire, tu trouves malgré tout une partie considérable de ton public chez des personnes qui ordinairement lisent peu de poésie ou de littérature mais s’intéressent aux spiritualités. Je suis sûr que nombre de tes lecteurs lisent plus volontiers Krishnamurti que Claude Simon… Comme tu le remarques toi-même : « J’ai beaucoup de choses en commun avec ceux qui, même approximativement, pensent dans cet espace et vivent selon ce mode de vie, mais n’écrivent pas, qu’avec ceux qui ne sont pas dans cet espace et ne vivent pas cette vie, mais écrivent. » (La figure du dehors, p.182).
Kenneth White : Oui, bien sûr… En fait, la culture occidentale souffre d’un grand vide, dans la mesure où le christianisme ne joue plus son rôle. Cela lui est d’ailleurs devenu impossible : le christianisme a fait son temps, il a duré longtemps, moins que le bouddhisme et l’hindouisme, mais longtemps tout de même. Et à présent, c’est terminé, je crois que Nietzsche avait raison. Il y a donc autre chose à inventer, et c’est à l’intérieur de ce vide que se créent ces milieux spirituels où se côtoient le meilleur et le pire. Ces cercles, je les ai toujours évités comme la peste ! Le vieil ami qui, au village, m’a fait découvrir Thoreau, était « spiritualiste », et je n’aimais déjà pas trop cela. Ce qu’il nous faut, je crois, dans la culture occidentale, c’est une nouvelle expression, un vocabulaire neuf, un nouvel avatar, peut-être, de l’expérience fondamentale ou d’un rapport au monde plein. Il nous faut donc trouver le vocabulaire adéquat, et il s’agit d’un travail poétique et poëtique :
La contemplation ne suffit pas
N’est jamais réalisée
Sans les mots nécessaires
(Atlantica, p.13)
Je préfère de beaucoup des mots comme « espace », « monde »… Et si je dis « monde blanc », ce n’est pas pour que l’on s’attache à ce concept ; le « monde blanc » est justement pour moi ce qui n’est pas inscrit, une transparence. Il ne s’agit pas non plus d’une obsession de la blancheur : simplement, le blanc laisse tout transparaître. Je ne voudrais donc pas que l’on fasse une fixation religieuse sur un terme comme celui-là.
Gilles Farcet : J’ai tout à l’heure cité la section du Grand Rivage dans laquelle tu fais allusion à une « puissance de synthèse » ; je pense également à La vallée des bouleaux :
mais les mots essentiels
sont aussi les plus rares
et comment venir à eux
mutilés que nous sommes
si ce n’est à travers
une puissance qui nous élève
hors du labyrinthe et des vacarmes de l’ignorance
et nous permet
de tranquillement
pénétrer la réalité –
Jamais tu n’emploies le mot « Dieu »…
Kenneth White : Jamais ! C’est un mot que je déteste…
Gilles Farcet : Est-ce le mot et la culture qu’il véhicule que tu n’aimes pas, ou encore nies-tu l’idée même d’un Dieu ? A moins que le problème ne se pose pas pour toi…
Kenneth White : La question ne peut, pour moi, se poser qu’en termes psychologiques et historiques : l’idée de Dieu existe bel et bien, même si, en ce qui me concerne, elle ne joue aucun rôle. Je déteste ces petits mots tels que « Dieu », « âme », et à un degré moindre, « patrie », car ils ont fait beaucoup de mal. C’est la raison pour laquelle j’utilise des mots grotesques qui ne peuvent faire de mal à personne : « érotocosmologie », par exemple ! (rires). Voilà un mot inoffensif, mais qui peut faire rire, et c’est bien ainsi. Quelles que soient les interprétations subtiles que l’on puisse donner du mot « Dieu », on n’en pose pas moins une entité, même très vague, existant quelque part, « ailleurs »… Pour ma part, je demeure vraiment terrestre ; cosmo-terrestre, peut-être, mais je ne ressens pas le besoin de poser des êtres ou des espaces transcendantaux.
Gilles Farcet : Il est cependant difficile de te percevoir comme un athée typique…
Kenneth White : Au temps où je fréquentais la société rationaliste, je me serais dit « athée » ; mais je suis aujourd’hui tellement loin du théisme que je n’éprouve plus le besoin de me cataloguer ainsi. Se dire athée implique que l’on se situe en opposition vis-à-vis des « croyants » ; pour ma part, je ne m’oppose plus : cela ne m’intéresse pas. Je laisse volontiers le théiste et l’athée à leurs discussions.
Gilles Farcet : Pour nombre de gens, l’espace à l’intérieur duquel tu te situes est très difficile à cerner, dans la mesure où notre culture occidentale nous a dressés à toujours raisonner en opposition. Hors de tout dualisme, nous nous sentons perdus…
Kenneth White : La plupart des dialectiques qui ont fait jouer notre histoire sont, je crois, tombées à l’eau. Je le dis d’ailleurs dans Ode fragmentée à la Bretagne blanche :
Je suis celui qui
épuise toutes les dialectiques
Qu’il s’agisse de la dialectique du théisme et de l’athéisme, du physique et du spirituel… Un autre vocabulaire conceptuel reste à trouver, il nous faut à présent définir un nouvel espace de pensée et d’être. Mais il s’agit avant tout de le vivre ; parfois, des gens simples, moins embarrassés que d’autres par les catégories, saisissent cela plus nettement, bien que naïvement, peut-être. Ils tombent sur un poème et se disent : « tiens, ça m’intéresse », alors qu’une pensée plus sophistiquée, prise dans tel ou tel contexte intellectuel, a du mal à voir.
Gilles Farcet : Ne crois-tu pas que nombre de personnes gravitant autour des cercles « spirituels » cherchent en fait, dans un bouddhisme ou un hindouisme parfois dénaturés, à retrouver le christianisme ?
Kenneth White : Tout à fait. Il s’agit alors d’une substitution. Ces transfuges trouvent asile dans un bouddhisme christianisé… Je me suis un temps plongé dans les écrits bouddhistes et hindouistes, en m’intéressant cependant aux textes les plus extrêmes. Car il existe, bien entendu, une religion bouddhiste, une religion hindouiste, qui ne m’intéressent pas davantage que la religion chrétienne. Mais les textes extrêmes de l’hindouisme et du bouddhisme vont loin, très loin… Alors pourquoi vouloir retrouver le Christ dans le Bouddha ? Certains penseurs que j’estime se livrent eux-mêmes à ce mélange : pour rendre le bouddhisme acceptable, assimilable aux chrétiens, Susuki va dire qu’au fond, « c’est la même chose »… Pas du tout !
Gilles Farcet : Tu me dis ne t’intéresser qu’aux textes extrêmes : cette démarche ne peut être le fait que d’une minorité de gens très forts, n’éprouvant pas le besoin de se raccrocher à des structures…
Kenneth White : Je crois qu’il y a, dans la vie de chacun, des moments d’allégement : on se promène un jour sur la lande, on regarde autour de soi, et l’on respire mieux. Mais, bien sûr, dans notre culture, on ne s’attache pas à ces choses-là, on les oublie en se disant que le « sérieux » est ailleurs… A l’état embryonnaire, cette expérience ne me semble donc pas si rare. L’utilité des cérémonies réside sans doute dans le fait qu’elles peuvent éventuellement favoriser cet allégement… mais il s’agit d’une concession de ma part, et je regrette que l’humanité ait besoin de tels tréteaux. Pourquoi suis-je si hostile à l’institutionnalisation de ces choses-là ? On commence très vite à plaquer des mots, à coller des étiquettes, et les gens se mettent à adorer Dieu au lieu de simplement s’abandonner à la sensation du vent dans le désert…
Gilles Farcet : S’il n’y a pas de Dieu, quelle est cette « puissance de synthèse » ? Les Amérindiens, par exemple, parlent du « Grand Esprit », et l’un de nos auteurs favoris, Henry David Thoreau, note dans son journal : « J’aime Brahma, Hari, Bouddha et le Grand Esprit autant que Dieu » ; pour lui, ce ne sont que diverses manières de nommer cette « puissance de synthèse » qui « nous élève et nous permet de tranquillement pénétrer la réalité. » Mais j’ai l’impression que tu te situes différemment…
Kenneth White : Tout d’abord, un mot sur Thoreau dont la position à l’égard de Dieu est pour le moins ambiguë : il lui arrive d’en parler en l’acceptant totalement, comme dans le passage que tu viens de citer. Mais je me souviens d’autres pages où il prend une nette distance : rencontrant quelqu’un qui n’a que Dieu à la bouche, il lui répond : « sans doute est-ce Dieu qui a fait pourrir les pommes de terre »… Quant à la puissance de synthèse dont il m’est arrivé de parler, elle ne se trouve pas quelque part dans la stratosphère ; c’est ma puissance de synthèse, ou la tienne : notre aptitude à trouver une cohérence reliant entre eux des éléments épars. On emmagasine des énergies, puis il se produit comme un éclaircissement. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je pratique deux types de poèmes : le long poème-fleuve qui embrasse une multitude d’éléments et dans lequel je ne vise pas tant une cohérence qu’un flux : je laisse venir à moi le maximum de choses et suis alors porté par le sentiment d’avancer comme dans une rivière. Ou bien le texte-diamant, le morceau de cristal de roche, le poème procédant d’une concentration. Ces deux pratiques poétiques correspondent d’ailleurs à deux formes de méditation dans le bouddhisme ; mais ces correspondances, je ne les note qu’après : chez moi, ce genre de remarques suit toujours la pratique et ne la précède jamais.
Gilles Farcet : Que penses-tu de la parole du Christ : « Le Royaume des Cieux est au-dedans de vous » ? Cette formule ne fait pas référence à une puissance de synthèse située quelque part dans la stratosphère et devrait donc davantage te rallier…
Kenneth White : Mmouais… (moue dubitative)… Nous avons certainement là le fin mot du christianisme, le Christ mystique, de loin le plus intéressant…
Gilles Farcet : Beaucoup tentent d’ailleurs actuellement de retrouver cette dimension mystique du christianisme.
Kenneth White : Tout à fait. Mais il y a deux choses qui me gênent dans cette parole. D’abord je n’aime pas le vocabulaire : il s’agit d’une poésie bien trop fleurie pour moi. Et puis l’on en arrive à la notion d’âme, comme s’il existait quelque part un centre… Non, franchement, je ne le crois pas. Ce qui m’intéresse, c’est une sensation, un lien entre « moi » (même si je ne sais guère ce qu’est ce « moi » : une certaine concentration d’énergies, peut-être) et le dehors. Vois-tu, le christianisme me gêne entre autre parce que l’on n’y trouve pas le moindre contact avec la nature. Dans l’Ancien Testament, l’on remarque encore quelques références à des phénomènes naturels ; mais les Évangiles en sont dépourvus. Tout cela est bien trop humain à mon goût. C’est du mysticisme personnel, sans que le dehors fasse jamais irruption.
Gilles Farcet : Certains hymnes des Laudes, certes peu connus mais encore chantés à l’aube dans quelques monastères sont emplis de références au cosmos, à la nature. D’autre part, les abbayes sont en général situées à la campagne, et les moines travaillent la terre. Ils entretiennent donc un rapport avec le dehors, plus réel que celui de nombre de citadins qui n’ont que la « terre » et l’écologie à la bouche. Il est donc permis de parler d’une certaine présence du dehors dans la tradition monastique, même si les trappistes et les bénédictins ne « pensent » pas la nature, ne perçoivent pas leur rapport au monde dans la lignée de Thoreau…
Kenneth White : J’aurais sans doute plus de liens avec certains moines, même très religieux, qu’avec nombre d’athées. Mais le moine, me semble-t-il, désire avant tout faire fructifier la terre. Il est là pour cultiver la vigne, faire du pain : le vin du Seigneur et le pain du Christ. Il s’agit donc plutôt d’un rapport de production. Afin de maintenir un silence propice à la méditation, les monastères sont effectivement la plupart du temps situés dans un cadre naturel. Mais si le moine regarde la montagne, c’est pour y voir Dieu, s’il regarde un chêne, c’est pour y trouver la Croix, ou des anges… Il porte en lui une imagerie chrétienne qui peut, certes, lui procurer des expériences transcendantales, voire des extases. Or, pour moi, il ne s’agit pas encore de l’expérience clarifiée ; nous sommes toujours dans le cinéma mental. La sensation première du dehors est nettoyée de toute image, de tout concept.
J’aimerais revenir à cette notion de synthèse, car l’on m’accuse parfois d’être syncrétiste. De toute manière, quiconque se situe en dehors des catégories bien définies se verra taxé d’incohérence, passera pour un touche-à-tout… C’est un moyen facile d’évacuer une pensée « sauvage » et exploratrice. J’ai en fait, horreur du syncrétisme, lequel ne peut prendre place que sur un plan assez inférieur, là où tout est justement compartimenté, catalogué. On superpose alors artificiellement des éléments hétérogènes, et cela donne une fade salade, comme celle de certains poètes américains. Par contre, et c’est ce que j’ai tenté de faire dans mes études et recherches, plus l’on monte dans le difficile, plus la synthèse va s’accomplir facilement. Les convergences se produisent aux alentours des sommets, entre les textes les plus « pointus » du bouddhisme, de l’hindouisme… du christianisme aussi, peut-être. J’en suis tout de même moins convaincu, car le christianisme, encore une fois, me semble moins clarifié, plus encombré.
Gilles Farcet : Tu cites pourtant, dans La figure du dehors, un hymne de Saint Patrick :
Je me lie aujourd’hui
à la puissance du ciel
à la lumière du soleil
à la blancheur de la neige
à la force du feu
à l’illumination de l’éclair
à la vitesse du vent
à la profondeur de la mer
à la stabilité de la terre
à la dureté des rochers…
(pp. 30-31)
Je pense également au Cantique des créatures de Saint François d’Assise, texte qui véhicule une sensibilité très à l’écoute du dehors, même si le terme « créatures » renvoie à un créateur et donc à un contexte que tu refuses…
Kenneth White : Oui, Saint François est l’un des rares chrétiens que je connaisse à entretenir ce rapport à la nature. Mais comme tu l’as deviné, je n’aime pas le mot « créature » qui renvoie au « Seigneur ».
Si je m’intéresse aux moines celtes, tels que Saint Patrick, c’est parce qu’ils sont encore à moitié païens et ont donc conservé cette sensation de la nature ainsi qu’un reste d’érudition païenne. Nul doute que le christianisme ait adouci les mœurs païennes, qui n’étaient pas des plus gracieuses, permettant l’irruption de personnages tout à fait intéressants, à mi-chemin entre deux espaces. Nous parlions un jour de Thoreau comme n’étant pas encore pleinement américain ; voilà des moines qui ne sont pas encore trop chrétiens ! (rires). Cela n’a pas duré longtemps, mais ce fut, je crois, un assez bon moment. Il y a chez eux des choses que je trouve de toute beauté.
Gilles Farcet : Tu cites également assez fréquemment Maître Eckhart…
Kenneth White : Oui, car il me semble de loin le plus intelligent des mystiques. Il pousse le christianisme vers cette expérience clarifiée. Bien sûr, on ne trouve pas chez lui, du moins pas à ma connaissance, cette sensation de la nature et du monde. C’est une mystique de la clarté mentale, que j’apprécie au plus haut point. Mais il y manque tout de même cette perception du dehors, que l’on ne déniche d’ailleurs pas souvent : elle est quelque peu présente chez les Grecs, les présocratiques, chez certains de ces moines celtes dont nous avons parlé ainsi que dans la culture amérindienne, mais pas dans le christianisme. Elle ne vient en Europe qu’avec le romantisme, et encore, d’une manière très sentimentale et à mon avis trop chargée. C’est une sensation qu’il nous faut retrouver. On la rencontre, bien sûr, au Japon ; la culture japonaise transmet une perception très fine de la nature.
A propos d’espace « sacré », j’ai une certaine prédilection pour le shintô, même s’ils possèdent des temples, l’espace sacré est n’importe où : dans la mer, sur la lande… On en revient toujours à l’entretien de Bodhidharma que j’ai souvent cité. L’empereur demande : « Qu’est-ce que le sacré ? et Bodhidharma répond : « Il n’y a pas de sacré, il n’y a que le vide ». Cette notion de « vide » est d’ailleurs fort complexe, et certains textes indiens de l’école madhyamika, qui en parlent d’une manière très perspicace, m’ont beaucoup aidé. Nous avons mentionné le vide de la culture occidentale : c’est, à mon avis, à partir de ce vide qu’il devient possible de prendre un nouveau départ. Voilà pourquoi j’utilise dans mon vocabulaire, le mot « surnihilisme ». J’accepte totalement le nihilisme qui, pour moi, est une bonne chose, un facteur propice à une nouvelle percée. Pendant ce temps, nombre de gens effrayés par ce vide tentent de boucher le trou en nous resservant les vieilles valeurs…
Gilles Farcet : Parlant de ton rejet du christianisme, tu donnes quelques indications dans La figure de dehors : « A partir du moment où j’ai pu voir clair, j’ai préféré nettement ‘le bruit des vagues le matin sur les plages de galets blancs’ à des passages de la Bible comme celui-ci : ‘Ses yeux ? Une flamme ardente… Le manteau qui l’enveloppe est trempé de sang… De sa bouche sort une épée acérée pour en frapper les païens. C’est lui qui les mènera avec sceptre de fer. C’est lui qui foule dans la cuve le vin de l’ardente colère de Dieu…’ » Et tu commentes : « Nous sommes en plein cauchemar. Et nous y sommes depuis trop longtemps. » (p.30)
Kenneth White : Je souscris aux propos tenus dans ce livre. Il y a une pathologie et un impérialisme chrétiens qui constituent le côté abominable de cette religion.
Gilles Farcet : Ici, l’on pourrait t’objecter que cet extrait de l’Apocalypse est un texte symbolique dont la violence ne doit pas être prise au pied de la lettre. Les mandalas tibétains sont eux aussi peuplés de monstres grinçants, de visions cauchemardesques…
Kenneth White : A cette différence près que dans le bouddhisme, toute cette violence demeure de l’ordre du cinéma mental, du psychodrame personnel. Le christianisme, par contre, est une religion de l’histoire, et les « soldats de Dieu » sont effectivement allés massacrer les païens de leurs épées acérées avec une bonne conscience meurtrière.
Gilles Farcet : Il est, certes, difficile de nier cette dramatique alliance de l’esprit missionnaire avec l’impérialisme, le massacre des « infidèles », la destruction de la culture amérindienne, etc. Mais ne pourrait-on pas dire la même chose de toute religion institutionalisée et donc insérée dans l’histoire ? Ton ami le poète Gary Snyder, qui a vécu et étudié en Orient et reconnaît comme son maître un moine bouddhiste, écrit dans Le retour des tribus : « Il est clairement apparu que la ‘vérité’ du bouddhisme et de l’hindouisme ne dépend en aucun cas de la culture indienne ou chinoise ; et que ‘L’Inde’ et la ‘Chine’ – en tant que sociétés – sont aussi pesantes aux êtres humains que n’importe quelle autre société ; peut-être plus. Il est devenu évident que ‘l’hindouisme’ et le ‘bouddhisme’, en tant qu’institutions sociales, ont été depuis toujours complices des États dans leur entreprise d’écrasement et d’anéantissement des gens, au lieu de concourir à leur libération. De la même manière que les autres religions. » ( Le retour des tribus, Paris : Christian Bourgois, 1972, p.184).
Kenneth White : C’est vrai. Mais le christianisme affiche une volonté universaliste absente de l’hindouisme comme du bouddhisme. Cela dit, dès l’instant où une religion est liée à un État, elle ne peut que devenir complice du pouvoir. Mais je crois, avec Snyder, et à l’encontre de certains, qu’il est possible d’extrapoler et de transposer des idées hors de leur contexte social. Le bouddhisme, par exemple, est une bonne hygiène de l’esprit n’importe où – sans eschatologie, sans théologie. Ce qui ne signifie pas « devenir bouddhiste ».
Gilles Farcet : Tu fustiges donc le christianisme historique, dans la mesure où l’histoire est toujours un cauchemar… Mais n’y a-t-il pas, pour reprendre les termes de Snyder, une « vérité » du christianisme, une expérience intérieure indépendante des vicissitudes de l’Église et de l’histoire, de même que pour le bouddhisme et l’hindouisme ?
Kenneth White : Peut-être… Mais elle est moins « hygiénique » (rires). Avec le christianisme, on sort moins facilement de la théologie et de l’eschatologie. Il y a les lys des champs évidemment, mais ça, c’est du mysticisme doux, qui néglige la nécessité d’une économie.
Gilles Farcet : Au paysage chrétien (auquel tu reproches justement d’avoir perdu le sens du paysage) tu opposes donc le paysage archaïque, la poésie celte, celle du cycle de Finn, par exemple. Ce que tu goûtes, je crois, dans cette poésie, c’est son rapport sensuel à la terre et au langage, son aspect sauvage, à la fois dense et prolifique. Dans un contexte voisin, à propos des runes, tu parles « d’un espace mental où l’écriture est une puissance, une activité sacrée, et ce sacré est lié aux phénomènes naturels. » (La figure du dehors, p. 25).
Kenneth White : Je cherchais, à un moment donné, des exemples dans lesquels l’écriture était à la fois liée aux phénomènes naturels et considérée comme une activité dense. Je me suis donc intéressé aux runes. Comme, plus tard, à la calligraphie chinoise. Je le précise, car l’on m’a également affublé de l’étiquette de « celtisant », défenseur des mythes… alors que le folklore celtique m’indiffère totalement. J’aime certains poèmes celtiques, irlandais, gallois, bretons… ou d’autres, que l’on ne qualifie pas de « celtes » dans la mesure où l’on oublie que le celtisme n'est pas confiné à ces pays-là. Les Celtes étaient partout, depuis la Galatie dont nous parlions tout à l’heure, jusqu’à l’Italie, l’Espagne, la France – ils allaient de la mer Caspienne jusqu’à l’Irlande.
Gilles Farcet : « L’intérêt du celtisme », dis-tu, « c’est sa force fertilisante, et non pas une quelconque ‘celtitude’ ». En puisant dans ce paysage archaïque – qui passe aussi par l’Orient – « on retrouve », selon toi, « les énergies qui furent à l’origine de notre culture ». (La figure du dehors, pp.17-18).
Kenneth White : Oui, l’on peut puiser partout, et le celtisme est pour moi une grande source, sans que je me proclame pour autant le chantre de la celtitude moderne en me faisant druide, ou « barde », ce qui serait du dernier ridicule. Je laisse ça à certains journalistes (rires).
Gilles Farcet : Nous assistons à l’heure actuelle, à un rejaillissement de la celtitude et des pratiques « archaïques » ; certains organisent des cérémonies druidiques, d’autres se prétendent « chamans »… Mais ne crois-tu pas que ces néopaïens abordent les vestiges des cultures anciennes avec une mentalité on ne peut plus moderne ? Il ne font que se divertir, avec l’humour en moins (rires). Peut-être va-on-organiser des « stages » pour devenir « druide » ou publier des manuels : « devenez chaman en trois semaines »…
Kenneth White : Je suis sûr que tout cela existe déjà !
Gilles Farcet : En tout cas, l’existence de tels courants révèle une faim « d’autre chose », un étouffement et un désir de renouer avec les forces vives de la nature…
Kenneth White : Absolument. Ces pratiques sont les symptômes d’un manque, et il s’agirait maintenant de découvrir un espace réellement vivant.
Gilles Farcet : Ces forces vives, tu les as aussi retrouvées en Amérique du Nord, chez les Amérindiens et les écrivains transcendantalistes du dix-neuvième siècle : Emerson, Thoreau, Whitman…
Kenneth White : Les transcendantalistes américains ont en fait été ma première référence. Vers l’âge de quinze ou seize ans, tous mes essais, à l’école étaient inspirés d’Emerson, que je citais à tout bout de champ, comme trois ans plus tard Nietzsche…
Gilles Farcet : Lequel, à la fin de sa vie, disait ne plus vouloir lire qu’Emerson ! Il ne connaissait pas Thoreau…
Kenneth White : Mais il l’aurait, je crois, davantage apprécié. A propos des Amérindiens, un petit livre paru aux alentours des années trente a exercé sur moi une profonde influence : il s’agit de Black Elk Speaks (Elan Noir, ou la vie d’un saint homme des Sioux Oglalas, relatée par John G. Neihardt, Stock, 1977). Cette histoire d’un homme-médecine de la tribu des Sioux a pour moi une puissance poétique considérable, ainsi qu’une grande noblesse.
Gilles Farcet : Ta voie passe par l’Orient, cet Orient auquel nombre d’Occidentaux s’intéressent vivement aujourd’hui. Dans Une apocalypse tranquille, tu énonces les raisons fondamentales de cet intérêt :
« Aujourd’hui en Occident… il y a un grand désir de ‘briser l’écorce’, un grand désir universel. De là l’intérêt pour ces traditions plus purement métaphysiques de l’Orient (qui rejoignent d’ailleurs certains courants souterrains de l’Occident) et pour toutes sortes de techniques de déconditionnement, permettant d’entrer dans un espace au-delà de l’éternel discours sur la ‘condition humaine’ ». (p.24)
Tu expliques également que l’ultime possibilité « d’essence universelle » est indiquée « beaucoup plus dans les traditions purement métaphysiques de l’Inde et de l’Extrême-Orient que dans les traditions religieuses, ratiocinantes et moralisantes de l’Occident (p.24). C’est ce désir d’universel, cette aspiration à « l’essence » qui t’a poussé vers l’Asie ?
Kenneth White : Bien sûr. Je me suis beaucoup intéressé aux diverses techniques de déconditionnement, au yoga, mais en poussant, là encore, les choses à leur extrémité. Il existe dans la tradition yogique, un yoga nommé Asthana Yoga. Il s’agit d’un yoga… qui n’est pas un yoga ! (rires). Mais il est pourtant présent à l’intérieur de la tradition.
Gilles Farcet : Parlant de « pays lointains », il serait, je pense, utile de préciser la manière dont tu pratiques le « nomadisme intellectuel » : tu m’as dit d’abord voyager par le livre. Avant de te rendre physiquement en un lieu, tu t’imprègnes de l’esprit de l’endroit à travers des lectures. C’est ainsi qu’à l’époque où l’on se précipitait à Katmandou, tu lisais les Upanishads et les Yogasutras de Patanjali dans une chambre de bonne à Paris… Il y a aussi les rencontres : dans Les limbes incandescents, faisant allusion, je crois, à une danseuse de Madras connue à Paris, tu notes : « Je ne suis pas allé en Inde. Captée dans les transmutations, l’Inde est venue à moi. » (p.154). Tu parles de « son corps mon Inde » (p.157) et il y a aussi ce poème très significatif de Terre de diamant (p.93) :
J’ai lu beaucoup de textes hindous
ces dernières années
cent ouvrages étudiés à fond
mais quand je me suis trouvé ce soir-là
près de la fille
au sari bleu
alors qu’on attendait de moi
quelque conversation brillante
je n’ai pu penser à rien d’autre
qu’au sari bleu
et à la nudité qu’il couvrait.
Avec les rencontres et les livres, tu accèdes à la fois à un rapport sensuel et intellectuel avec une civilisation : l’éros et le logos…
Kenneth White : L’idée s’incorpore… (rires)
Gilles Farcet : Le voyage physique devient alors presque superflu. « Des filles et une bonne bibliothèque et on a plus besoin de voyager », remarques-tu dans Les limbes incandescents (p.91). Je sais que tu attends plutôt une occasion (conférence, etc.) pour te rendre en un pays. « Je ne me suis jamais écarté de mon chemin pour visiter des pays asiatiques et, si récemment j’ai foulé le sol de l’Orient, c’est surtout par un effet du hasard et non par suite d’une intention délibérée de ma part », expliques-tu dans La figure du dehors (pp.169-170). Et tu ajoutes : « Il y a des gens qui ‘connaissent l’Asie’ pour avoir parcouru des pays asiatiques… et qui, selon mon échelle de valeur… ne sont allés absolument nulle part. »
Kenneth White : Oui, à l’époque des Limbes incandescents, j’avais accès, à Paris, à une bibliothèque privée, dans laquelle je dénichais des textes difficilement accessibles dans le commerce. Je restais donc dans ma chambre du septième étage en compagnie de ces textes et déambulais dans les rues de Paris, captant des signes, faisant des rencontres… Je ne ressentais ni le besoin ni l’envie de me rendre en Orient. Je déambulais entre le Paysan de Paris et Patanjali. Cela dit, ma démarche n’était pas surréaliste. A chercher des signes et des correspondances partout, l’on finit par risquer de devenir timbré. Je le sais pour l’avoir fait à Glasgow (rires). Non, il s’agissait de lectures, de méditations et de vie quotidienne s’entremêlant, sans que je cherche à établir entre elles des correspondances systématiques. Mon livre sur l’Orient, Le visage du vent d’Est, a choqué beaucoup de gens qui auraient souhaité que je traite l’Asie avec plus de respect, alors que je l’ai abordée comme Paris, Londres ou Glasgow. Or, je ne désirais pas me montrer particulièrement irrespectueux : je voulais seulement sortir d’un certain respect figé…
Gilles Farcet : A propos de voyage intérieur, je pense à un exemple particulièrement frappant qui risque d’en surprendre plus d’un : tu te réfères abondamment à la poésie américaine dans tes livres et dans les cours que tu dispenses à la Sorbonne. Tu diriges d’ailleurs à cette même université des thèses et des mémoires de littérature américaine. Étant moi-même ‘spécialiste’ des Etats-Unis, je sais, pour avoir lu tes livres de près et assisté à quelques-uns de tes cours, que tu es incidemment l’un des meilleurs américanistes français. Or, si tu t’es rendu au Canada, tu m’as dit n’avoir encore jamais mis les pieds aux Etats-Unis. Pour beaucoup d’universitaires, ce serait presque un déshonneur, une quasi-incompétence. Tu ne sembles pourtant pas en être gêné…
Kenneth White : Absolument pas, dans la mesure où l’américanisme qui m’intéresse n’a rien à voir avec la sociologie de Chicago… ou même avec les Etats-Unis ! Après tout, je me fous des Etats-Unis. A cet égard, je suis un peu comme Arthur Waley vis-à-vis de la Chine. Ce grand traducteur, l’un des meilleurs connaisseurs au monde de la poésie et de la culture chinoise, a toujours vécu à Londres sans jamais se rendre en Chine. Ce que l’Amérique a, pour moi, de meilleur est presque une abstraction. Je pense à ce poème d’Archibald Mac Leish :
America is the West and the wind blowing
America is a great word and the snow
A way, a white bird, the rain falling
A shining thing in the mind and the gull’s call
L’Amérique c’est l’Ouest et le vent qui souffle
L’Amérique est un grand mot et la neige
Un chemin, un oiseau blanc, la pluie qui tombe
Une chose qui brille dans l’esprit et le cri de la mouette.
Voilà un texte de toute beauté ! L’Amérique, pour moi, c’est cela… Que trouverais-je en me rendant à New-York, sinon une espèce de sous-Europe, ou de super-Europe, ce qui revient au même. Un tel voyage présente certainement un intérêt documentaire, sociologique, et s’avérerait peut-être nécessaire si je travaillais sur le roman américain. Mais en ce qui concerne mon propre cheminement, aller là-bas me paraît superflu. Pour ressentir l’Amérique dont je me sens proche, mieux vaut se replonger dans la lecture de Thoreau, de Whitman, ou de bien d’autres auteurs… Au fond, je suis en Amérique (l’Amérique essentielle, abstraite) depuis bien longtemps.
Gilles Farcet : N’as-tu pas envie de voir l’étang de Walden, par exemple ?
Kenneth White : Si l’on m’invitait à donner une conférence à Boston, j’y ferai bien sûr un petit saut… Mais sans plus. Je sais pertinemment que la cabane de Thoreau ne se trouve plus dans les bois mais a été reconstruite dans une sorte de jardin… Bof ! Comme Thoreau lui-même, je ne fais pas de tourisme.
Gilles Farcet : Je m’y suis personnellement rendu à deux reprises, et ces voyages m’ont tout de même été bénéfiques, ne serait-ce que pour davantage sentir le paysage. N’ayant pas un sens très aigu de la géographie, j’en suis revenu mieux à même de cerner les lieux, ce dehors dont parle sans cesse Thoreau. Il est vrai que tu dois être bien plus géographe que moi…
Kenneth White : Je m’intéresse en effet beaucoup et depuis longtemps à la géographie. Je possède des cartes de Concord et ai également travaillé à partir de photos. Mon édition du journal de Thoreau en deux volumes regorge de photos. (Ken prend alors l’un des deux gros volumes à portée de main dans la bibliothèque et le feuillette, à la recherche d’illustrations). Voyons… Je dis qu’il y en a beaucoup, et je n’en trouve pas ! (rire tonitruant). Ah, voilà ! Si, si, ce livre est plein de photos qu’il suffit de regarder pour se trouver là-bas. On économise ainsi beaucoup de temps et d’énergie… Tiens, voici quand même une pierre de Walden que m’a envoyé un Américain.
Gilles Farcet : Après cette parenthèse à propos du nomadisme intellectuel, revenons à l’Orient où tu es allé, physiquement comme intellectuellement. Tu ne t’y es pas aventuré sans un certain blindage : dans Les limbes incandescents, tu as des mots très durs pour « le marché transcendantal » :
« Ce qu’on pourrait appeler le ‘marché transcendantal’ est une affaire florissante. Tous ces gars swamifiés avec leurs auras, leurs vibrations, leurs télépathies, leurs mystagogies. Une bouillie en technicolor à la place du Dieu occidental perdu. Une masse de gens mal dans leur peau, trimballant sous leurs chemises tout le déclin de l’Occident, toutes langues dehors vers le spirituel, yeux aveugles cherchant la lumière, mains convulsés quêtant des symboles. » (p.162)
Kenneth White : Je n’irai pas jusqu’à dire que je suis parti en Orient blasé ; le voyage comporte toujours une petite excitation due au fait que l’on retrouve dans la réalité certaines images que l’on avait en tête. Mais je ne me suis surtout pas dit que j’allais y découvrir l’illumination, ou la sagesse ; si on ne s’ouvre pas à cela chez soi, en Ardèche ou à Paris, à quoi bon se rendre ailleurs ? Ce que j’ai, par contre, effectivement trouvé là-bas et que j’aime, ce sont plutôt des sensations physiques, des couleurs, des odeurs… lesquelles, je l’espère, sont présentes dans mes livres.
Gilles Farcet : Elles le sont. Lire Le visage du vent d’Est équivaut à un voyage. Cela dit, ne crois-tu pas que les mouvements et les « mystagogies » que tu fustiges ont tout de même un rôle à jouer et peuvent, en un sens, s’avérer bénéfiques ? En ce temps de manque, beaucoup de gens perdus ont au moins trouvé là une raison de vivre, ont approché un autre espace… Dans certains cas, ces balbutiement déboucheront ensuite sur des cheminements plus profonds…
Kenneth White : Oui, et c’est la raison pour laquelle je ne voudrais pas me moquer méchamment de ces gens ; simplement je prends mes distances. Une telle attitude était particulièrement nécessaire à l’époque de la parution des Limbes incandescents, car beaucoup avaient alors tendance à me classer dans la catégorie des « swamifiés ». Toujours cette manie des étiquettes : il s’intéresse à la Chine, au bouddhisme, donc…
Gilles Farcet : Dans Une apocalypse tranquille, tu remarques que Kipling t’a très tôt donné le goût de l’Inde…
Kenneth White : C’est exact. Bien sûr, en disant que j’aime bien certaines choses chez Kipling, il me faut faire très attention, sous peine de me faire traiter de fasciste, colonialiste, etc. (Ken se lève et farfouille dans la bibliothèque, à la recherche d’un livre). C’est un bouquin que j’ai depuis des années… Le voilà ! (il me met entre les mains un volume manifestement ancien). Je l’ai gagné comme prix à l’âge de onze ans. (Une étiquette mentionne effectivement que ce livre a été attribué à Kenneth White « for outstanding ability », « pour ses dons remarquables ». Feuilletant ce vieux livre avec ce qu’il faut bien appeler un certain attendrissement, je me dis que, pour une fois, les profs ne se sont pas trompés).
Je le connais donc bien. Il y a évidemment là-dedans tout un tas de choses imbuvables, l’impérialisme anglais dans toute son horreur, mais l’on trouve de temps en temps des poèmes que j’aime bien : The Buddha at Kamakura, par exemple. Une petite introduction au bouddhisme pour le gamin que j’étais. Il y a aussi des ballades que j’appréciais, car je suis également sensible à tout ce qui touche la vie des ports, l’existence un peu salée… Fisher’s Boarding House, voilà une ballade pas mal du tout. Regarde, lis-le, ce poème… (Je m’initie à Kipling, tandis que Ken retrouve, par-dessus mon épaule, quelques vieux mais vifs souvenirs). Tu sais que l’on cite à tout bout de champ la phrase de Kipling selon laquelle « l’Orient est l’Orient, l’Occident est l’Occident, et jamais les deux ne se rencontreront ». Or, si tu lis le poème en entier, tu constateras qu’il ajoute : « sauf quand deux individus se rencontrent au sommet d’une montagne ». Ça, c’est formidable ! (Ken se met ensuite à lire à haute voix Fisher’s Boarding House, poème plein de pêcheurs crachant, gesticulant, fumant, avant de sauvagement se lancer sur la mer pourpre. Sa joie est contagieuse, tandis qu’il déclame le texte avec des intonations de vieux marin écossais). Tu vois, on y trouve tous ces noms de lieux, et des marins russes, américains, allemands. Voilà une atmosphère qui me plaît et que l’on retrouve aussi chez Pierre Mac Orlan.
Gilles Farcet : C’est d’ailleurs une autre étiquette que l’on tente parfois de te coller : celle du bourlingueur hantant les cafés du fin fond de l’Orient… ou de la Bretagne.
Kenneth White : Oui, le bourlingueur bordélique… Mais à ce moment-là, je cite une Upanishad ! (rires). Ou Platon…
Gilles Farcet : Et les dévots swamifiés se signent, horrifiés…
Kenneth White : Tu sais, certaines personnes ont été réellement choquées par les pages un peu « salées » du Visage du vent d’Est ; ils auraient voulu qu’en Asie je me contente d’aller de monastère en monastère sans jamais regarder du côté des bordels, alors que dans mon livre, temples et boxons se trouvent juxtaposés – c’est la réalité. Et, comme dit le texte, le bodhisattva va partout. Il va partout mais il ne s’arrête pas… Passages…
Gilles Farcet : au début du chapitre ‘Orients – orientations’ de Une apocalypse tranquille, tu te réfères à Schopenhauer pour lequel « l’influence de la littérature sanscrite à notre époque allait devenir aussi profonde et entraîner autant de transformation que l’influence de la littérature grecque à l’époque de la Renaissance. »
Kenneth White : Il nous est effectivement nécessaire de passer par certains textes orientaux qui, d’une part, constituent le complément d’une connaissance que nous possédons déjà et, d’autre part, nous apportent une manière radicalement autre de voir les choses. Le détour par l’Asie, et surtout par ses textes, s’impose à mon avis pour aboutir à un espace qui ne soit ni oriental ni occidental, « là où le héron blanc disparaît dans la brume. »
Gilles Farcet : Tu m’as écrit un jour, lorsque je t’ai envoyé ma traduction des Upanishads, que tu avais mis en exergue à un manuscrit autobiographique encore non publié la citation suivante :
« Cela est le Tout
Ceci est le Tout
De la Totalité
émerge la Totalité.
La Totalité étant issue de la Totalité
la Totalité demeure. »
Kenneth White : J’avais utilisé une traduction légèrement différente, mais peu importe… La vie passe, et l’on perd beaucoup de choses. On oublie aussi, et certains éléments sont sans doute irrécupérables. Pourtant, tout demeure présent, quelque part, et l’on peut retrouver cette totalité en écrivant, l’écriture étant une manière de sismographier et de synthétiser.
Gilles Farcet : Il t’arrive d’utiliser le mot « yoga » : dans l’introduction des Limbes incandescents, tu observes qu’à « l’arrière-plan de ce livre, plutôt qu’une conception de la littérature, il y a une manière de yoga » et tu précises : « j’entends par ‘yoga’ tout processus de transformation du moi ayant pour résultat le moi universalisé. » (page 12). Tu dis ensuite que l’écriture « elle aussi, peut être une pratique yogique. »
Kenneth White : Oui, elle peut comporter une dimension dépassant le seul espace littéraire. Les limbes incandescents rapportent un processus de transformation. Les sept chapitres sont autant de lieux qui représentent des stades dans un itinéraire psycho mental, jusqu’à la dernière maison intitulée Le cabinet de la maison blanche. On parvient finalement à une certaine fraîcheur. En fait, si le verbe « nirvaniser » existait, il signifierait « rafraîchir ». On traduit souvent nirvana par « extinction, mais il s’agit presque d’une fraîcheur. Voilà qui est « cool »… Bien entendu, l’adjectif « cool » évoque des caricatures beatnik ; à mes amis fort « cool » et férus de yoga calmant, je me présente comme un « speedy cool »… (rires). Pourquoi vouloir toujours demeurer cool ? (Ken adopte alors le ton d’un vieux hippie et marmonne : « Cool, keep cool, be cool, man… ») ; mais il est des moments où il faut aller vite !
Gilles Farcet : « Je n’ai jamais pris de gourou pour m’enseigner le yoga », dis-tu dans La figure du dehors (page 170). Mais dans Les limbes incandescents, tu remarques qu’il est « bon d’adopter une posture yogique de temps à autre. Quitter la pose normale. » (page 148).
Kenneth White : Je n’ai jamais pratiqué le yoga en tant que tel, pas plus, d’ailleurs, que le zazen. Mais il m’est arrivé de pratiquer de temps en temps deux ou trois postures yogiques, comme ça, pour le plaisir. En Ardèche, je prenais parfois la posture du lion, celle du mort, la plus simple mais aussi la plus difficile, et je faisais également la torsion. Je les adoptais un peu comme j’aurais utilisé un mot grotesque : pour sortir des habitudes, constater qu’il est possible de se situer différemment. Je l’ai donc fait en Ardèche, et aussi dans les Landes, sur la plage, l’été, en regardant les vagues… De même, il m’est arrivé de pratiquer sur le sable l’écriture sanscrite, en laissant les vagues tout nettoyer. Je ne connais que quelques caractères chinois, mais j’aimais à les tracer dans la neige lorsque j’habitais dans les Pyrénées. Je suis un orientaliste à l’état sauvage… L’Orient fait partie de « mon » paysage.
Gilles Farcet : A propos de zen, tu parles dans La figure du dehors « des techniques qui permettent de s’accorder à la longueur d’onde du non-esprit, de la non-connaissance comme le zazen ou la méditation assise », tout en prenant soin d’ajouter : « encore que pour ma part je préfère la méditation ambulatoire. »(page 173). Je pense, par ailleurs, au début du poème intitulé Au pays de la mer et des pins :
Méditer n’est pas se momifier
c’est le mouvement vif
qui éveille l’esprit
ces vagues
qui se croisent et s’entrecroisent
se gonflent et se brisent
dans cette aube qui point
voilà
le parfait zazen
(Atlantica, p.35)
Kenneth White : Beaucoup associent tout de suite zen et zazen. Or tous les maîtres ne préconisent pas le zazen. Il y a, à cet égard, plusieurs écoles. D’une manière générale, ces disciplines peuvent devenir gênantes lorsqu’elles conduisent à dire : « je suis en train de me libérer », ce qui est une manière de se bloquer horriblement. Il faut donc prendre garde à ne pas se laisser piéger par les disciplines. Certains textes très avancés conseillent d’ailleurs au disciple d’aller simplement à sa guise… Ce qui ne veut pas dire aller n’importe comment.
Gilles Farcet : Justement, n’y a-t-il pas là risque de confusion pour les personnes moins fortes et moins informées que toi ? Beaucoup confondent « l’esprit de l’eau courante » avec le laisser aller pur et simple, sans percevoir tous les efforts et l’exigence de celui qui est parvenu au stade où il peut « aller à sa guise »…
Kenneth White : Exact. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je ne suis aucunement contre la pratique du yoga ou du zazen, bien au contraire. Je serais heureux de voir dans les écoles, la gymnastique bête et parfois bruyante, car accompagnée de musique, remplacée par des séances silencieuses de yoga. Cela ferait autrement plus de bien aux enfants… D’ailleurs, au début de mes séminaires, je faisais moi-même pratiquer, à un moment donné, cinq minutes de relaxation, afin que les gens s’ouvrent à l’espace dont j’allais parler. Je suis donc plutôt « pour », sans m’être moi-même astreint à ce type de disciplines.
Gilles Farcet : Dans le chapitre de Une apocalypse tranquille intitulé Randonnées taoïstes, tu écris ceci :
« Quand au fameux wu wei (‘ne pas se casser le cul’), cela ne veut pas dire ne rien faire du tout, cela veut dire ne rien faire qui soit contraire à la totalité en mouvement du Tao. En fait, plus on se taoïse, plus on peut faire de choses, et on les fait comme si de rien n’était, cela va de soi. » (page 201)
Tout ce que je peux dire, c’est que tu m’apparais comme une illustration vivante de ces propos. J’avoue être parfois ébahi par ta capacité de travail, le perfectionnisme que tu apportes à tes multiples activités, le soin avec lequel tu sembles faire même de petites choses, des détails…
Kenneth White : J’essaie… au lieu de jouer au taoïste et de passer mon temps à errer sur un nuage. Quoique cela aussi, il faut savoir le faire.
Gilles Farcet : On te reproche souvent d’être intolérant ou méprisant. Te connaissant, je te sais très chaleureux, mais tu as parfois, avec certains en tout cas, des réactions… dignes d’un Ecossais !
Kenneth White : (rires) Dois-je dire merci ou m’excuser ? Pourrais-tu donner un exemple ?
Gilles Farcet : Je pense, entre autres, à ton esclandre sur le plateau d’Apostrophes… (rappelons très brièvement les faits : invité pour la troisième fois à l’émission de Bernard Pivot, et sommé de porter une appréciation sur quelques phrases soi-disant « poétiques » et sur une certaine conception de la poésie qui venait d’être mise en avant, Ken fit preuve d’une franchise qui ne fut pas du goût de tous, déclarant notamment qu’une telle « matière poétique » lui donnait « envie de vomir »… Ce comportement abrupt, que l’on imagine fort bien chez un Thoreau ou un D.H. Lawrence, lui valut sur le moment quelques piques de la part des auteurs présents et suscita par la suite certaines réactions, positives ou négatives. Faut-il le préciser, ce genre de réparties est propre à susciter des inimitiés au sein du milieu parisien si prompt à se congratuler en public, quitte à se déchirer ensuite en privé. On aura remarqué que White est singulièrement absent du plateau d’Apostrophes depuis…).
Kenneth White : (souriant) D’accord, je voulais te le faire dire… Il est exact que je ressens parfois le besoin de montrer une certaine colère, et un certain dégoût, même si je ne le fais pas souvent. Dans ce cas précis, je ne me suis pas exprimé de propos délibéré : cela a monté en moi pour finalement sortir… Et effectivement, beaucoup de gens me le reprochent, quoique d’autres aient, au contraire, apprécié cette réaction. Il s’agit d’une chose qui, c’est vrai, ne se fait pas aujourd’hui et viole certains usages. Peut-être est-il dommage que notre contexte soit actuellement si flou, si mou. Personne n’ose dire que quelque chose est mauvais. Tout est médiocrement bon… Il est bien fini, le temps où les Surréalistes osaient faire preuve de virulence à l’égard de tel ou tel qu’ils estimaient lamentable. Or, il me paraît parfois bon d’exprimer les choses clairement et nettement, au lieu de patauger dans cette espèce de bain tiède où tout le monde hésite à prendre vigoureusement position, de peur de passer pour asocial ou hautain… Je n’attaquais pas tant une personne qu’un discours totalement médiocre sur l’activité poétique. Je ne pouvais me contenter d’être le gentil poète de service ; il me fallait montrer que mon exigence était autre. Je suis content que tu aies soulevé ce point, car cela me fournit l’occasion de préciser les choses.
Gilles Farcet : Je vais, si tu le permets, continuer de me faire l’avocat du diable. Est-ce qu’à force de chercher le « Monde blanc », de travailler à dégager par le biais de l’écriture un certain espace, tu ne cours pas le risque ultime de bâtir un système « Whitien », se réclamant du Tao et de la nécessité de dépasser les systèmes ? Étant connu, tu as maintenant des disciples plus « Whitiens » que toi. Comment est-ce que tu te situes vis-à-vis de tout cela ?
Kenneth White : Je ne me pose aucunement en gourou, ni en anti-gourou, d’ailleurs ; mais il est vrai que j’écris des livres, anime des séminaires et donne des conférences… Et je tiens effectivement à ce que cet espace soit le plus possible partagé. Pour être tout à fait sincère, j’estime inévitable et peut-être même bon dans un premier temps que les gens commencent par s’attacher à ma figure afin de rentrer dans cet espace. Je ne crois pas, par ce que j’écris, les inviter le moins du monde à se centrer sur ma personne. J’insiste toujours au contraire, sur le fait que chacun doit faire son chemin. Mais les transferts et projections sont sans doute dans l’ordre des choses…
Gilles Farcet : Tu tiens à situer ton propre travail au sein d’un réseau de penseurs et d’écrivains bien défini ; n’y a-t-il pas là une tentation d’être exclusif et de rejeter des auteurs ou des pensées par ailleurs non dénués d’intérêt ?
Kenneth White : Il est vrai que j’exclus certaines choses… Mais parmi les « œuvres » ou les « pensées » que j’exclus, quelles sont celles qui ne méritent pas de l’être ? (rires). Ceux-là même qui m’adresseront ce reproche m’accuseront par ailleurs de syncrétisme…
Gilles Farcet : Ultime question : tu as eu cinquante ans cette année. On t’en donnerait quarante et tu travailles plus que jamais. Mais tu es trop lucide pour ne pas savoir que, dans le meilleur des cas, tu peux tout juste vivre encore cinquante années, dont certaines où tu risques de ne plus être en mesure d’écrire, de bouger, de créer. Et puis la mort viendra. C’est une question que tu abordes très peu dans tes écrits, à l’exception d’un passage de ton premier livre, En toute candeur :
« La grande courbure de la lande, un soleil d’hiver, la marche et la tranquillité, la distance et la quiétude du firth bleu au-dessous. Parmi des scènes comme celles-ci, je pense de plus en plus à ma mort. Peut-être parce que je sens que ma vie n’est pas à la mesure de ce que, par moments, je vois. » (page 62)
Comment un homme aussi actif, aussi débordant de vie que toi se situe-t-il face à la mort ?
Kenneth White : C’est une chose à laquelle je pense très peu. Selon Spinoza, « un homme intelligent ne pense à rien moins qu’à la mort. » Je trouve effectivement qu’il s’agit d’une chose inévitable mais dénuée d’intérêt. Peut-être la mort est-elle regrettable, mais elle est tellement là qu’il est stupide de perdre son temps à le regretter. Je me crois, à ce sujet, lucide et stoïque. Je déteste l’idée de l’au-delà comme toutes les supputations sur l’après-vie. Ainsi que je le raconte dans En toute candeur, j’avais retenu de mon éducation religieuse la notion d’éternité ; or, cette idée me donnait littéralement des cauchemars ! Je me réveillais la nuit imaginant que j’étais éternel : c’était un cauchemar terrible !
« Le premier poème que j’aie jamais vu était gravé sur dans un rocher du rivage à Fairlie :
Dans la fureur même des flots
Éclate ta toute puissance :
Tu les enfles, les fais immenses
Pour les apaiser à nouveau.
Je détestait l’idée de ce ‘Tu’. Déjà je préférais la réalité telle qu’elle était, faisant rage ou tranquille, sans l’intervention de quelque pouvoir absolu du dehors. J’ai en grande exécration les dieux et les machines. Quand j’étais enfant, l’idée d’un Dieu me donnait des cauchemars (je vois encore avec horreur les longues enfilades du Ciel) »…
(En toute candeur, p.29)
Si pour certains, l’idée de l’éternité s’avère rassurante, elle a pour moi quelque chose de dégoûtant. Et surtout, bien sûr, non fondée. Mais par-delà l’aspect purement intellectuel, je dirais que mon esthétique de vie se rebelle contre de telles superstructures. La vie est d’une certaine durée : quarante, soixante, quatre-vingt-dix… et basta ! Comment me sentirais-je, à ce moment de la fin auquel je ne pense absolument pas ? Je n’en sais rien… Je pense – peut-être- que si j’ai essayé de vivre autant que possible mon existence comme je le voulais, je serai en mesure de dire : « le geste est accompli ». Et je mettrai un point final – peut-être un point d’exclamation. J’aime assez l’histoire du moine zen qui, sentant la mort venir, pousse un cri afin qu’elle surgisse tout d’un coup. Mais je ne suis pas pressé. Dans un livre d’un auteur anglais peu connu du nom de George Borrow, lu aux alentours de mes quinze ans, on trouve un très beau dialogue sur la mort entre un gitan et un homme qui se dit désireux de mourir. Le gitan lui déclare : « Qui voudrait mourir ? Il y a les étoiles, la lune… » L’autre rétorque : « Et si on est aveugle ? » Et le gitan de répondre : « il y a le vent sur la lande… » C’est un très beau passage. « Un gitan », dit-il, « aimerait vivre toujours ». Mais il conserve en même temps une réelle lucidité… Avant d’abandonner Dieu, je ne me contentais pas des prières que l’on m’avait léguées et en inventais moi-même. Ce passage a, pour moi, remplacé bien des prières.
Pour ma part, j’écris afin de densifier mon existence, et afin de répandre une sensation du monde. Si mes livres restent, tant mieux, mais cela ne me concernera plus. Je serai mort et cela ne me fera ni chaud ni froid.
Gilles Farcet : Ce que tu as dit tout à l’heure, l’idée d’avoir accompli son geste, me semble important…
Kenneth White : Sans doute n’a-t-on presque jamais le sentiment de l’avoir accompli en entier ; mais enfin… plus ou moins.
°°°
Voilà plusieurs heures que nous devisons ainsi. Nous restons un temps silencieux, assommés par cette journée de dialogue, digne des longues sessions auxquelles « l’horrible » travailleur Ken se livre quotidiennement dans l’atelier. « Tout appartient au travail en cours… »
Puis il se lève, et nous allons encore passer quelques instants, tandis que le jour décline doucement, à regarder les livres rescapés de sa jeunesse, voire de son enfance. Tel ce volume de contes indiens reçu en prix à l’âge de six ans ; « For diligence and attendance » : « Pour pas grand-chose », s’esclaffe-t-il, « simplement parce que j’étais là ! » Puis il ajoute : « Tout de même… ce livre m’a été donné à l’école du dimanche (‘Sunday School’). Quelle église catholique donnerait des contes hindous aux enfants ? »Voici une grammaire de sanscrit en allemand : « Je l’ai trouvée à Glasgow, sur une brouette, ‘book barrow’. J’ai dû l’avoir pour trois shillings… Et encore ! C’était le summum pour moi, à l’époque… Disons six pence ! »
J’avise une pile de livres noirs et m’enquiers de leur contenu. « Ça, ce sont des bouquins que je commandais en Inde, à un moment donné. Ils arrivaient de Madras, de Poona… »
Je pense alors à une section de La résidence de la solitude et de la lumière :
« Des livres arrivent par la poste :
Studien zur Geschichte Osteuropas
The Buddhist Sodgian Texts
Alphabetisches Verzeichnis zum Kao Seng Ch’uan
Essays on T’ang Society
Etudes Song
The Magic Oracles of Japan
Cahiers du Pacifique
Die Inseln des Stillen Ozeans
Discourses on the Vigyana Bhairaya Tantra
Contributions to the Anthropology of Nepal
…”
(Atlantica, p.59)
“En voilà un, par exemple, faisant état de recherches un peu extravagantes sur les vedas ». Ken lit le titre et sourit : Les vedas et l’Arctique ! Extravagant, en effet… Tu me parlais du Nouveau Testament : je l’ai aussi beaucoup lu. Regarde ! (Il me met entre les mains un vénérable « New Testament »). C’était celui de mon père, à Glasgow, quand il était gosse, et il a fini par me le donner. Tiens, voilà sa carte du syndicat des chemins de fer, je l’avais glissée dans le bouquin… » (Il feuillette le livre, laissant refluer le passé.) « Ce que j’aimais là-dedans, vois-tu, c’était les illustrations. Attends, je vais tâcher de trouver celles qui me parlaient le plus… Ah, regarde, Le Mont Sinaï ! Oh là là, ça me faisait un effet bœuf ! Chypre… Tu vois, les images étaient importantes. Il y en a une… Arc-en-ciel en Galilée… Ah, voilà, les ruines de Tyr ! Oh, dis donc… C’est très naïf comme dessin, mais… »
Je comprends tout à fait. Ken pousse des grognements de joie. « Tiens, à un moment donné, je possédais à Glasgow un bouquin que je ne pouvais pas lire : un livre de Swedenborg en japonais ! Je l’avais mis au milieu du plancher comme une espèce de fétiche… »
De manière générale, Ken me paraît fort sensible à la présence d’objets, d’images et de livres pour lui chargés de sens. Des pierres de divers coins du monde, des portraits d’écrivains ou des photos de paysages décorent l’atelier. A noter que si la pièce – et la maison dans son ensemble – sont loin d’être vides, tout y respire cependant l’ordre, la netteté, conférant au lieu une sorte de densité zen. Et je me souviens d’une parole trouvée chez Sensei Deshimaru : « Mettez de l’ordre autour de vous, et votre esprit sera en ordre. »
La maison des White leur ressemble : une profusion maîtrisée, une créativité canalisée par la rigueur et un souci de précision. Peut-être est-ce aussi cela « faire place nette » ?
Cet « espace » dont Ken parle si souvent, à l’intérieur duquel se côtoient bien des langues et plus d’une culture, cet espace commence chez lui.
L’heure est venue de ranger les livres et de rejoindre le salon pour y goûter d’autres saveurs. Demain, après ce volubile intermède, Kenneth retrouvera le silence de son atelier et reviendra aux manuscrit soigneusement disposés à même le sol.
Mais il demeurera disponible :
Je vis à l’estime
et j’écris
mais je n’oublie pas
que du hasard de la vie
du hasard
l’essentiel toujours surgit
(Le grand rivage, p.101)