Les entry cars, une tradition Renault -
par Jean-François de Andria

Préambule

Renault est aujourd’hui connu et réputé pour la production de véhicules accessibles au plus grand nombre. C’est un peu l’inverse des véhicules dit “Prémium“, connus sur la Planète sous les noms de marques comme Mercédès, BMW, Audi par exemple.

Ces autos, baptisés d’abord “low cost“, puis “entry cars“ et enfin “Global Access“, font en fait partie de la très ancienne histoire de Renault : c’est ce que relate cet article de Jean-François de Andria. Ecrit il y a 3 ans, il évoque une épopée de Renault qui continue. Elle est unique et jusqu’à présent, pratiquement aucun constructeur n’a été capable de l’imiter.

La voiturette, mais surtout la 4CV de 1946, associée à son innovation industrielle majeure constituée par les machines automatiques capables de produire en très grande série, à bas coup et à qualité élevée, a été une étape majeure dans cette aventure. Vous trouverez dans l’article la suite de l’histoire, qui se poursuit de nos jours, avec l’ensemble des productions “Global Access“ (1,5 millions de véhicules sous les marques Dacia et Renault). Ces volumes devraient fortement progresser dans le futur avec la croissance des marchés dans les pays émergeants et le renouvellement de la gamme de la marque Dacia.

Il s’agit de concevoir, fabriquer et vendre des véhicules en se concentrant sur l’essentiel pour le client, d’optimiser les coûts dans tous les domaines en challengeant les façons de faire habituelles (design, produit, ingénierie, achat, fournisseurs, manufacturing, logistique, fournisseurs…)

Ce savoir-faire sous-tend un travail réalisé dans un esprit d’équipe forgé et optimisé depuis maintenant de nombreuses années : le “secret de fabrication“ est là et il est sans doute difficile à pirater sur internet…

RENAULT HISTOIRE (Article de la revue RH 35)

Bonne lecture.

Introduction

La Logan, et plus généralement les modèles Dacia, constituent aujourd'hui la force vive du groupe Renault. Cette réussite singulière, et encore sans rivale dans la concurrence a connu des précédents dans l'histoire de l'automobile et plus particulièrement dans celle de Renault. On peut même avancer que l'“entry car” - comme on désigne aujourd'hui ce type de véhicule - a été une source récurrente d'inspiration tout au long de son histoire. C'est ce que cet article se propose de retracer.

L'analyse est divisée en trois parties – le Renault du fondateur ; la RNUR ; Renault privatisée. Plus la période est ancienne, plus on la détaillera, partant de l'idée qu'elle est forcément plus méconnue et déjà revêtue d'a priori.

1ère partie – le Renault du fondateur

La voiturette à prise directe

Première réalisation de Louis Renault, la voiturette, déclenchera immédiatement des commandes. La troisième vitesse de la boîte actionnée par le moteur est en "prise directe" avec les roues AR, grâce à un arbre articulé par cardan. Par rapport aux modes de transmission à base de chaînes ou de courroies utilisés jusque-là, ce dispositif est très supérieur, car plus simple, plus léger, de meilleur rendement et infiniment plus fiable. Ses tout débuts lui permettent de réaliser une performance improbable : la première montée de la rue Lepic par un véhicule à moteur en décembre 1898. Mais la prise directe n'aurait pas suffi à réaliser cet exploit, d'autant que la puissance du moteur (de Dion) était très limitée – 1,75 ch ! Le véhicule devait y contribuer lui aussi. En l'occurrence, la masse de la voiturette était remarquablement faible, grâce à une conception très dépouillée. Transmission et véhicule étaient définis au "juste nécessaire". La satisfaction des commandes obtenues impose une mutation : il faut passer de l'atelier de jardin où le prototype a été construit à un hangar, organiser la production en nombre et créer une société - Renault Frères – où Louis sera d'abord simple employé.

Pris séparément, les différents ingrédients de la prise directe – boîte de vitesses à trois rapports, arbre, cardan – existaient déjà. Le pas décisif aura été de les combiner puis de concevoir le véhicule apte à mettre en valeur cette invention. La voiturette obtient la première commande ferme de l'histoire de Renault, et atteint un volume de ventes respectable pour l'époque de plusieurs dizaines d'exemplaires. Elle donnera naissance à une série de dérivés d'où émergera progressivement une gamme. Qui plus est, après l'adoption de la prise directe par tous les autres constructeurs, les redevances perçues pour l'exploitation du brevet contribuèrent à financer son expansion.


Les taxis

Quelques années plus tard, Renault va trouver un puissant relais de croissance. Il va se tourner vers des « véhicules légers, au prix modeste, tant réclamés des voyageurs de commerce, des médecins de campagne, des courtiers d'assurance… » en concevant le modèle AG, bicylindre. Il vise ainsi le « client mobile par profession » qui constitue alors le gras du marché. Il sera alors aidé de façon décisive par la Compagnie française des automobiles de place (CFAT), créée en 1905 pour remplacer les fiacres des villes par des véhicules automoteurs. La Compagnie édicte un cahier des charges, complet et rigoureux, qui spécifie notamment que les voitures devraient « être parfaites à tout point de vue […] posséder certaines qualités qui ne sont pas indispensables dans toutes les voitures, car elles sont appelées à satisfaire à toutes les exigences du public et, en même temps, à celles non moins impérieuses des actionnaires […] On leur demande d'être confortables, élégantes, propres, et surtout d'occasionner le moins de pannes possible.

Pas de bruit, pas de fumée surtout […] Enfin, un fiacre doit être d'un prix modéré et dépenser peu d'essence et d'huile ». En bref, il s'agit d'assurer au moindre coût le bien-être du client et de l'exploitant. Après consultation de nombreux constructeurs, les dirigeants ont « choisi des châssis Renault (AG), 2 cylindres d'une puissance de 8 à 9 CV. Le nombre des organes a été sur notre insistance, réduit au minimum, la suppression de certains d'entre eux, tels que le régulateur, les manettes de commande (?), a contribué pour une large part à la facilité de conduite et à l'économie d'entretien » : tout ce qui ne répondait pas directement au cahier des charges a été sacrifié. Une première commande s'ensuivit. La parfaite adéquation du produit au marché lui permet de s'imposer même en-dehors de la CFAT, et dans des villes comme Londres et New York. Plus de 5 000 exemplaires en seront construits, ce qui est exceptionnel pour l'époque et distance de beaucoup les concurrents.Pour faire face à l'explosion des ventes (elles quadruplent de 1905 à 1909), Louis Renault, maintenant aux commandes de l'entreprise avec son frère Fernand[1], est amené à organiser la fabrication en série, en s'inspirant des méthodes de Taylor (standardisation des temps et des pièces). Ainsi, ce sont l'élimination de tout superflu, la simplicité de la solution d'ensemble, génératrice de robustesse et de coûts modérés, mais aussi la qualité de réalisation et l'adaptation des moyens de production, qui ont permis d'acquérir une position dominante sur ce marché émergent.

Cette réussite revêt une grande importance, car le débouché est à la fois significatif et relativement stable[2] – il va représenter un bon quart de la production des années durant. En donnant à la marque une présence visible dans les rues des plus grandes villes occidentales, il va lui assurer la meilleure des notoriétés.

Si, en 1914, l'armée française – en l'occurrence le général Gallieni – fait appel aux taxis parisiens pour acheminer quelque 6 000 soldats sur la Marne, c'est que cet outil est suffisamment développé et fiable pour répondre à la demande, et si c'est le taxi Renault qui est associé à cet épisode, c'est parce que la marque était largement majoritaire dans les flottes d'alors.

L'AX

Dix ans après ses débuts, Louis Renault revient à ses premières amours (automobiles) : il lance en 1909 une nouvelle "voiturette", le type AX, d'architecture similaire à l'AG. Dans le dépliant de présentation, elle est décrite comme « un véhicule utilitaire[3], de faible prix d'achat et d'entretien très économique. Pour obtenir ce résultat, nous nous sommes appliqués à rechercher la simplification générale de tous les organes[4] et à utiliser des matériaux de très haute résistance et d'une usure pratique à peu près nulle. La légèreté amenée à la limite compatible avec la solidité et la durée nous a permis l'utilisation d'un moteur de faible puissance, économique en essence[5] […] un deux cylindres. Nous nous sommes arrêtés à ce type après de longues expériences qui nous ont fixés sur sa souplesse, son économie et sa régularité… ».

D'abord présentée avec deux sièges baquet et un coffre arrière, la voiturette sera également proposée en cabriolet par adaptation de la plus légère des carrosseries hippomobiles, puis en conduite intérieure. Elle préfigure les fourgonnettes ultérieures, avec une plateforme capable de supporter jusqu'à 350 kilos de charge utile. Ce sera le modèle Renault le plus construit avant la guerre de 1914. Les mêmes caractéristiques de “juste nécessaire” – simplicité, fiabilité et légèreté, avec ses effets favorables sur le dimensionnement des organes mécaniques – lui auront valu le succès dans ce marché en cours de développement.

Le FT 17 - "Un entry char"

Pendant la grande guerre, les premiers chars conçus par les Anglais puis les Français, étaient lourds, patauds, peu fiables et hauts sur pattes et donc, excessivement vulnérables. Pressentant l'impasse, le colonel Estienne envisage alors de se tourner vers des engins plus maniables. Louis Renault réussit à le convaincre de recourir à une solution radicale, un char plus léger que ce qu'envisageait l'officier, mais mieux industrialisable et compatible avec les moteurs automobiles disponibles. Les réticences de l'état-major vaincues, le char fut construit en chaine[6], à plusieurs milliers d'exemplaires, équipa de nombreuses armées, dont l'américaine et l'italienne, et joua dans la victoire finale un rôle reconnu par les adversaires[7].

Cet exemple illustre une nouvelle fois la même démarche : la recherche de la satisfaction au plus juste de la demande. C'est le caractère “juste nécessaire” du produit qui en a fait le succès qualitatif – engin maniable, rustique et peu vulnérable – et quantitatif – production et emploi en masse dans des délais finalement très courts à partir de la commande officielle.

Lignes de force

On relève l'homogénéité des solutions apportées à des problématiques diverses. Face à un marché naissant, Renault présente un produit ramené à l'essentiel, dont la simplicité et la légèreté mêmes sont des gages de fiabilité, de durabilité, de facilité de fabrication et d'entretien, mais aussi de prestations élevées grâce à leur effet favorable sur le rapport poids/puissance.. Additionné de soin dans la réalisation, il offre à l'utilisateur une valeur d'usage élevée. Last, but not least, grâce aux volumes atteints et à l'intégration partielle de la chaîne de valeur, elle permet des marges élevées. S'il faut faire appel à l'innovation, c'est en agençant heureusement des techniques déjà connues, rarement en se lançant dans une percée technologique. Les solutions utilisées sont déjà éprouvées ailleurs (cf. la "prise directe"), ou soigneusement testées (cf. le choix du moteur de l'AX ou du FT 17) et font appel autant que possible aux moyens existants.

Les recettes du low cost

La problématique de l'investissement minimum

On touche là du doigt la problématique de la voiture bon marché : les investissements doivent être amortis sur un chiffre d'affaire fonction directe du prix du modèle, qui pour un véhicule populaire doit être très tiré. Peu modulables, ils risquent de condamner l'opération en pesant à l'excès sur le prix de revient, sauf à recourir de façon volontariste à toutes les possibilités de réduction : reconduction (carry over) d'organes ou d'installations, standardisation, limitation de la diversité, simplification des emboutis et des découpages de caisse, sourcing favorable…
Identification d'un marché émergent, satisfaction des besoins du client au juste nécessaire, amélioration continue à coups de progrès ponctuels maîtrisés, approche produit/process, conception "après vente", dès ses débuts, Renault applique des méthodes singulièrement intemporelles : s'imposer rapidement comme la référence et l'emporter en termes de volumes et de notoriété.

L'entre-deux-guerres

Dans le contexte globalement morose de l'entre-deux-guerres, les constructeurs européens ne sont guère tentés par de nouveaux marchés car, après leur contribution à l'intense effort de guerre national, ils sont durablement englués dans la reconversion de leurs usines puis dans la crise économique des années 1930. Ne font notablement exception que certains constructeurs (KdF qui deviendra VW, et Fiat) de pays fascistes, puissamment soutenus par leurs gouvernements respectifs qui, à l'inverse de la politique menée en France, entreprennent de promouvoir la fabrication à grande échelle de voitures populaires. Mais aucun de ces projets ne connaîtra une concrétisation significative avant la guerre. Renault continue de préférer une approche prudente. Exploitant les savoir faire multiples acquis pendant la guerre, il intègrera la fabrication d'éléments chaque fois qu'il pourra y gagner en coût, en qualité et en disponibilité. C'est généralement le cas, car l'internalisation économise les taxes en cascade auxquelles sont soumises les transactions à l'époque La chaîne, utilisée très tôt pour des fabrications partielles, n'apparaîtra officiellement au montage final qu'en 1922/1924[8], plus tard que chez Citroën. Cette progressivité s'explique en partie par l'étroitesse des ressources financières et humaines du groupe, menacé de redressement fiscal et peu enclin à faire appel aux banques. Certains modèles de bas de gamme (6CV KJ et NN) n'en atteindront pas moins les 100/jour, en retrait par rapport aux cadences atteintes par les Citroën ou les Peugeot les plus vendues.

En permettant de rationaliser les flux et la production, la mise en service en 1929 de l'usine de l'île Seguin dotera la SAUR d'un outil flexible et relativement performant, capable de produire les différents modèles du bas et du milieu de gamme. Pour s'attaquer à la voiture populaire, Louis Renault aurait dû mettre en place des moyens coûteux et relativement rigides qui lui auraient fait perdre une partie de la souplesse que l'usine a si bien mise en œuvre. Comme il doute, dans le contexte d'une économie stagnante et d'une classe moyenne étroite, des possibilités d'absorption du marché français auquel le confine la fermeture des frontières, il juge des plus incertaine la rentabilité d'une telle opération Peut-être la conscience d'un éventuel effet négatif sur l'image de la marque, préjudiciable à la crédibilité des modèles de prestige, a-t-il aussi contribué à le dissuader. Et, avec l'âge et la maladie, il est de plus en plus réfractaire à la prise de risque technique.

1935 verra donc l'abandon d'un projet de voiture populaire. La réalisation la plus audacieuse sera en 1937 la Juvaquatre, 6 cv, 2 portes à caisse autoporteuse entièrement métallique et roues avant indépendantes, copie rondement menée d'un modèle Opel de 1936. Bénéficiant d'un assemblage simplifié par rapport aux carrosseries composites (métal/bois), elle passera dans les mêmes installations de montage que les autres modèles. Faute d'une avancée significative en matière industrielle et d'un abaissement consécutif des coûts, elle ne connaîtra qu'un succès médiocre. C''est le contre-exemple des réussites précédentes. Spéculant sur l'apparition de besoins nouveaux après guerre, Louis Renault accueillera avec un réel intérêt la future 4 cv – dont l'étude est engagée fin 1940 sous l'égide de son fidèle collaborateur, Charles Serre – qui ne déparait pas dans la série des réponses simples à des marchés émergents d'avant la guerre de 14-18. Il en suivait de près le développement – il l'essaiera dans sa propriété d'Herqueville – sans l'interdire ni la privilégier. Les conditions inédites du redémarrage économique d'après-guerre l'auraient peut-être amené à en envisager la production d'autant qu'il allait disposer d'un autre argument, la machine-transfert, mais il disparaîtra avant d'avoir eu à le décider formellement.

2ème partie – la R.N.U.R.

C'est donc sur des bases préparées sous l'occupation que la nouvelle RNUR issue de la nationalisation de la SAUR pourra développer une stratégie, adaptée aux circonstances nouvelles.

La 4CV

Espérant bénéficier d'une fenêtre d'opportunité unique à la fin de la guerre (concurrence encore limitée, forte demande indifférenciée), Pierre Lefaucheux choisit[9] de concentrer les efforts de reconstruction sur l'industrialisation de la 4 cv à grande cadence (300/j, une première pour l'époque en France). Fidèle aux principes du "juste nécessaire", la petite voilure se vend très bien. Légère (guère plus de 500 kilos) et équipée d'un petit moteur (750 cm3) relativement peu sollicité, elle acquiert une réputation de faible consommation, de nervosité et de longévité mécanique, bienvenue en ces temps de pénurie. Elle répond parfaitement à la demande émergente du bas de gamme, mieux que la Citroën 2 cv apparue plus tard, passe-partout et encore plus économique, mais minimaliste jusqu'à l'excès. Grâce à un marché en forte croissance et au positionnement en bas de gamme où se trouvait alors le gros du marché, les dix années sous P. Lefaucheux verront la production voler de record en record, sauf en 1953 où le gouvernement est contraint de prendre des mesures anti-inflationnistes (plan Pinay).

Parallèlement au développement de la 4 cv pendant l'occupation, Pierre Bézier, un responsable des Méthodes d’outillage, avait conçu[10] la tête à usage électromécanique, puis la "machine-transfert"[11] qui perfectionnaient les têtes automatiques mises en service dans les ateliers depuis la fin des années 1920[12]. Un pas de plus dans la marche à l'automatisation déjà bien engagée des ateliers de Billancourt, elles survenaient à point nommé pour contribuer aux productions à grande cadence.

La monoculture de grande série, en rupture totale avec le passé, susceptible de concentrer les moyens et source de rigidités nouvelles, n'aura en réalité jamais eu véritablement cours. Des véhicules utilitaires - Juvaquatre “Dauphinoise”, 1000 et 1400 kilos, puis à partir de 1950 la gamme Colorale – n'ont jamais cessé d'être fabriqués.

Dès 1951, la Frégate complétait la gamme par le haut et revenait occuper un segment qui avait fait les choux gras de la SAUR. Hâtivement conçu et lancé, le modèle, d'une fiabilité et d'une nervosité indignes de la réputation de la marque, ne remporta pas, loin s'en faut, le succès escompté, malgré son habitabilité et son comportement routier. Dès lors, il s'avéra rapidement que l'essentiel des marges de la RNUR provenait du modèle le moins cher.

À noter que dans certains pays à population petite de taille (Vietnam, Japon), la 4 CV sera utilisée en familiale ou en taxi, à l'image des AG 40 ans plus tôt.

Première expérience de low cost international

En 1955 naissait la Dauphine, héritière des gènes de sa devancière. Le contrôle des prix en France limitant fortement la profitabilité du marché domestique, l'exportation, très fortement poussée par les instances gouvernementales mais où tout ou presque est à créer, coûte alors très cher. Intervient alors un phénomène remarquable, première manifestation historique d'une opération Low Cost à l'échelle internationale : au moment où les modèles construits par les constructeurs américains pour leur marché domestique sont arrivés au bout d'un processus d'enflure démesurée, apparaissent des concurrents originaires de pays plus ou moins ravagés par le récent conflit mondial. Conçus pour des conditions de pénurie, ils répondent aux Etats-Unis à une demande émergente de jeunes et de multimotorisés, dont l'affirmation de soi prend une autre forme. La Dauphine est portée par ce mouvement à la fin des années 1950, mais son brillant succès initial s'avère n'être qu'un trompe l'œil, au contraire de ceux des VW Coccinelles et des Japonaises. Les risques en matière d'adaptation aux conditions locales, de qualité et d'après-vente ont été pris en totale méconnaissance de cause. La prudence de la SAUR s'est muée en présomption. Vitesse est devenue précipitation.

La Renault 4

Dans le contexte de difficultés financières dues aux déboires américains de la Dauphine, la Renault 4 apparue en 1961 a été voulue par Pierre Dreyfus comme la voiture “blue jean”, véhicule passe-partout, avec le souci de coût et d'investissements minimaux. Comme la 2 cv[13], elle présente des tôles nues et des vitres planes, ses sièges sont à sangle (brevet 807.228 déposé en 1936 et repris par Citroën), les accessoires et mécanismes sont plus que spartiates. Elle ne bénéficie pas des nouveaux moteurs un moment envisagés (bicylindre transversal) mais écartés pour cause d'investissements trop élevés. Elle offre néanmoins une traction avant, une suspension à grand débattement, un hayon et une grande versatilité, un circuit d'eau scellé et le graissage à vie pour alléger l'entretien. Bien que sa puissance fiscale ne soit que de 4 cv, ses prestations n'ont rien à envier à celles de voitures de catégorie supérieure plus anciennes : emmenant 5 personnes et leurs bagages à plus de 110 km/h, elle rivalise avec la 11 cv Citroën, de 30 ans son aînée. Sur longs trajets, elle fait jeu égal avec celle-ci et avec la poussive Mercedes 190D, alors très en vogue en Allemagne, qu'elle dépasse dans les côtes.

Produit idéal pour une Europe encore en cours de motorisation, elle est accueillie avec faveur dans bien des pays, notamment en Hollande dont le puritanisme s'accommode au mieux de son dépouillement. Rien d'étonnant à ce qu'elle attire beaucoup d'automobilistes qui jusque-là faisaient appel aux voitures d'occasion. Mais les défauts de qualité initiaux (transmissions, étanchéité, bruits) lui feront subir un net coup d'arrêt dont elle tardera à se relever. Ayant trouvé une seconde jeunesse auprès des anticonformistes de la fin des années 1960, elle se rattrapera sur la durée car, largement amortie, elle résistera aux sorties successives de la 6 et de la 5, prévues pour pallier à son déclin. Avec ce trio, Renault se trouvera remarquablement armé pour affronter les chocs pétroliers des années 1970. Fabriquée en 30 ans à 8 500 000 exemplaires, la Renault 4 se classe sur le podium mondial des voitures les plus construites derrière la Coccinelle et la Ford T. Notons, pour l'anecdote, qu'elle sera utilisée en flottes de taxis, par exemple à Munich, rejoignant dans ce type d'utilisation ses devancières, AG et 4 CV.

À partir de la Renault 4, Renault sera continuellement présent sur le créneau des fourgonnettes simples d'utilisation et à forte charge utile, concurrençant les dérivés tôlés de voitures moyennes. Après la 4 F viendront l'Express sur base de Supercinq, puis la Kangoo, plus différenciée de la voiture de tourisme dont elle est issue (Clio), et qui ajoutera à sa vocation utilitaire un volet loisirs économique.

La Renault 5

On a rappelé la genèse de la Renault 5 dans le numéro 26 de Renault Histoire. C'est au marché émergent des baby boomers et des multimotorisés qu'elle s'est adressée. D'une habitabilité pratiquement équivalente à celle de la 4L, elle est nettement plus compacte et maniable et, last but not least, plus avenante. Là encore, on aura réutilisé les organes mécaniques existants pour limiter le ticket d'entrée. Moins pour des raisons de coût ou d'investissement que pour obtenir la compacité voulue, sont délibérément délaissées l'adaptation aux règlements US, la climatisation et la boîte automatique (qui apparaîtront cependant toutes plus tard à coups de “chausse-pied”). En revanche, les boucliers en polyester, à la fois plus compacts et protégeant mieux contre les petits chocs, lui confèreront une “bouille” inimitable, Quand on la dotera d'une version 4 portes, les cadences journalières atteindront les records de la Dauphine.

L'innovation au cours de ces années a plus consisté à trouver de nouveaux positionnements sur le marché en présentant une nouvelle combinaison de solutions connues (bicorps mariant hayon et berline par exemple, puis monospaces) qu'à mettre en œuvre des techniques véritablement nouvelles, à l'exception notable des boucliers, qui se répandront dans toute la concurrence. Comme avant-guerre, il ne s'agit pas de percées, mais d'innovations bien ciblées. Industriellement, l'existant est exploité au maximum pour épargner tout investissement non indispensable que l'impécunieuse Régie ne pourrait pas s'offrir. Les modèles restent fidèles à la simplicité, à la légèreté, à une sollicitation mesurée de la mécanique, au confort multiforme d'utilisation, ce que soulignera le slogan "voiture à vivre".

Mais par rapport au passé, l'écart se creusera sur l'image de qualité, sérieusement et durablement entachée par les crises rencontrées au démarrage de véhicules phares et l'apparente, mais prolongée, ignorance de la menace que le salage des routes en hiver faisait peser sur les carrosseries.

L'introuvable VBG

Sur ce marché très difficile du bas de gamme, les tentatives ont été aussi nombreuses qu'infructueuses au cours des années 1970-1980. Renault a tâtonné sans trouver la recette, non point en raison d'un manque d'imagination technique – en témoignent en particulier les multiples projets de VBG – mais du fait d'un outil industriel sous-performant – installations dédoublées, stocks de précaution, dynamique de progrès et gestion de projet anémiques. L'œuf ne trouvait pas la poule capable de le produire.

Cf. 50 ans de petites et secrètes Renault, Editions Roger Régis et l'article d'Yves Dubreil sur la Twingo dans le Renault Histoire 28


Par la suite, Renault se trouvera confronté à un défi quasi insurmontable : faire produire par un système peu compétitif un véhicule de bas de gamme particulièrement bon marché.

Il n'y parviendra avec la Twingo – par indulgence du jury – que 20 ans après la sortie de la Renault 5. Pour cela, il aura fallu commencer à restaurer la compétitivité industrielle, instaurer un dictateur de projet fortement soutenu par le président et laisser planer le suspense de la décision définitive pratiquement jusqu'à la fin[14]. La production sera affectée à Flins, moyennant la mise en place d'une troisième équipe, facteur d'économie de frais généraux. La diversité sera limitée à l'extrême : pas de version direction à droite, pas de diesel, pas de boîte automatique, pas de climatisation, pas de restyling… Ces “entry cars” de la Régie sont construits dans les usines françaises, sans chercher au départ à tirer parti des coûts plus bas de main d'œuvre dans des pays en voie de développement. Cette dernière formule ne commencera à être utilisée à la marge qu'à partir des années 1980 lorsque, pour alimenter certains pays de la DAI, on y offrira des Renault 12 puis des Clio tricorps déshabillées (Symbol) produites en Turquie.

3ème partie – Renault privatisée

L'idée d'un véhicule spécifiquement destiné aux marchés émergents est relativement ancienne. Il s'est en effet assez rapidement avéré que les modèles sur lesquels s'appuyait la pénétration en Europe occidentale, et tout particulièrement en France, n'obtenaient pas, et de loin, le même succès à la grande exportation. Jugés relativement fragiles et difficiles à entretenir dans les conditions locales, ils cédaient le pas à des véhicules robustes et plus conventionnels, tels la Renault 12.
Celle-ci vieillissant, on lui imagina au tout début des années 1990 un successeur, le W75[15], de caractéristiques proches et de carrosserie moderne, à fabriquer en Turquie. Ce projet ne déboucha pas, faute d'une volonté comparable à celle qui avait permis à la Twingo d'aller jusqu'au bout de son développement.

Quand on compare les choix faits sur ce projet (plateforme de la 21 par exemple) à ceux de la W90 (Logan), on conçoit que le résultat en termes de coût de revient ne pouvait guère être aussi favorable. Dans le cadre d'une stratégie de développement accéléré à l'international, le besoin d'un tel produit paraissant de plus en plus manifeste[16], il fut repris sur de nouvelles bases, comme l'a très bien décrit “l'épopée Logan” de Christophe Midler, Yannick Lung et Bernard Jullien : Imposé par le président qui fixa au départ un objectif de prix de vente apparemment irréaliste (6000 $ convertis en 5000 €) et piloté de main de fer, il s'est appuyé sur une réutilisation de la plateforme de la Clio III, des arbitrages extrêmement stricts en matière de choix techniques, de niveau de motorisation et d'équipement[17], la définition de moyens de production au plus juste[18], une main d'œuvre roumaine très bon marché[19] et enfin, une distribution au plus juste, le niveau de prix assurant à lui seul la publicité du modèle.

Le résultat a été un ticket d'entrée (frais de développement et coût des installations) et un prix de revient qui permettaient d'assurer dans de bonnes conditions de rentabilité l'objectif de prix initial.

Dans le cadre d'une stratégie de développement accéléré à l'international, le besoin d'un tel produit paraissant de plus en plus manifeste[16], il fut repris sur de nouvelles bases, comme l'a très bien décrit “l'épopée Logan” de Christophe Midler, Yannick Lung et Bernard Jullien : Imposé par le président qui fixa au départ un objectif de prix de vente apparemment irréaliste (6000 $ convertis en 5000 €) et piloté de main de fer, il s'est appuyé sur une réutilisation de la plateforme de la Clio III, des arbitrages extrêmement stricts en matière de choix techniques, de niveau de motorisation et d'équipement[17], la définition de moyens de production au plus juste[18], une main d'œuvre roumaine très bon marché[19] et enfin, une distribution au plus juste, le niveau de prix assurant à lui seul la publicité du modèle. Le résultat a été un ticket d'entrée (frais de développement et coût des installations) et un prix de revient qui permettaient d'assurer dans de bonnes conditions de rentabilité l'objectif de prix initial.

C'est ainsi que naquirent la Logan, puis ses successeurs. La Kwid, destinée au seul marché indien et récemment présentée, pousse encore plus loin la performance en matière de coût, en exploitant à fond les possibilités d'un tissu fournisseur local très bon marché, et en limitant à la portion congrue l'intervention de l'échelon central du Groupe. Nous y reviendrons ultérieurement.

À l'expérience, leur commercialisation autorisa certains constats qui rappellent parfois les résultats obtenus par d'autres modèles que nous avons évoqués : comme la Renault 4, ils s'avèrent avoir en Europe les VO pour principale concurrence ; comme l'AG, ils réussissent souvent auprès des taxis ; comme la 4 cv, ils rapportent une des plus fortes marges de la gamme… Mais ils ont ajouté un atout supplémentaire, longtemps considéré comme inutilisable : le recours au sourcing de fournisseurs de pays émergents n'est pas un handicap, mais peut être un avantage, à condition de s'appuyer sur une organisation stricte et motivante.

[1] Marcel s’est tué en 1903 dans un accident de la course Paris-Madrid. Fernand passera bientôt la main avant de décéder en 1909, laissant Louis seul à la tête de l’entreprise.
[2] Le marché automobile connaît alors une de ses premières crises de croissance, que Renault passera sans coup férir, alors que de nombreux constructeurs sont emportés.
[3] Au sens économique et pratique
[4] Le dessin des pièces est particulièrement simplifié.
[5] Ne croirait-on pas lire l’introduction au cahier des charges de la Logan ?
[6] Les photographies des ateliers mettent en évidence une véritable chaine : le montage des chars s’effectue en les déplaçant sur des rails. Cf. Le travail à la chaine d’Alain P. Michel p. 42 (ETAI)
[7] Après l’offensive massive lancée le 8 août 1918 par un millier de chars anglais et français, Ludendorff, général en chef de l’armée allemande constate : jamais nous ne pourrons gagner le guerre contre le tank.
[8] Cf. “Travail à la chaîne – Renault 1898-1947” d’Alain Michel aux éditions ETAI.
[9] Cf. Patron de Renault – Pierre Lefaucheux de Cyril Sardais
[10] Fait prisonnier en 1940, Pierre Bézier conçoit pendant son séjour en Oflag le principe de la tête électromécanique. Libéré en mars 1941 au titre de la “relève”, il revient au bureau d’études Méthodes, transféré un peu plus tard par Louis Renault dans un immeuble de l'avenue Foch, à côté de son hôtel particulier, pour le mettre à l’abri des bombardements.
[11] Machine capable de pratiquer de multiples usinages sur une pièce – une culasse ou un bloc moteur par exemple – en la transférant automatiquement d’un emplacement au suivant.
[12] Cf. Cf. Alain Michel, op. cit. p. 143
[13] Pierre Bercot, le président de Citroën accusera Renault de plagiat, en relevant 11 points sur lesquels la 4L a copié la 2 CV. Finalement, Citroën renoncera à la procédure judiciaire envisagée. P. Fridenson – Clin d’oeil – le procès de la R4 n’aura pas lieu in ENTREPRISES ET HISTOIRE, 2015, N° 78, pages 147 à 149.
[14] Cf. l’article d’Yves Dubreil dans Renault Histoire N° 28.
[15] Cf. Renault Histoire N° 20
[16] Cf. entre autres Renault Histoire N° 25 – Cible ou possibles 2010, la relance des travaux sur les véhicules low cost (p. 41)
[17] On a renoncé par exemple à l’obtention d’une note de 5 étoiles au test NCAP.
[18] Cf. L’intégration de Dacia dans le Système de Production Renault de Manuel Roldan dans Renault Histoire n° 30.
[19] Cf. L’épopée Logan,