Vient de sortir
Vient de sortir
Dzerjinski, chef de la Tchéka, appelle Lénine: "Vladimir Ilitch, quand faut-il fusiller les ouvriers — avant ou après le déjeuner?" "Avant! Vous donnerez leurs repas aux enfants : les enfants des ouvriers souffrent de malnutrition!"
Une question difficile pour commencer. Vous identifiez-vous plutôt comme russe ou français ?
En Russie, on a coutume de dire : "être français n'est pas une nationalité, mais un certain mode de vie ; être juif, c'est une certaine manière de penser. Et être russe — c'est un destin". Je pourrais aussi citer Yvan Goll, poète expressionniste qu'avait traduit mon père. Il était né en 1891 dans les Vosges allemandes d'un père juif : "Je suis juif par le destin, français par hasard, allemand sur un bout de papier tamponné". Et donc pour répondre à la question : je suis né en 1975 à Moscou, le russe est ma langue maternelle. J'ai conservé un passeport russe pour mes déplacements en Russie, même si je ne compte plus m'y rendre de sitôt. J'ai été baptisé orthodoxe — une promesse qu'avait fait ma mère à une infirmière très croyante, quand j'étais à deux doigts de rendre l'âme, victime d'une méningite, âgé seulement de deux mois. Dans le même temps, mon nom est d'origine juive ukrainienne. Mon arrière-grand-père était un Juif de Volhynie très pratiquant. Le nom de mon arrière grand-mère maternelle, Maria Demtchenko, rappelle aussi l'Ukraine, c'était une noble. Sa mère était polonaise. Son (premier) mari, Vsevolod Ivinski, le père de ma grand-mère, était également un noble d'origine polonaise (il a rejoint les Blancs et disparu au cours de la guerre civile), tandis que sa propre mère était germano-balte... Enfin, en 1987, j'ai été naturalisé français – pour le RN, je suis donc un "Français de papier". Mais si vous me demandez quels sont les films qui m'ont le plus marqué, je vous répondrai La maman et la putain, Calmos et C'est arrivé près de chez vous...
Peut-on vous demander où vous vous situez politiquement ?
Mes opinions découlent assez naturellement de mon héritage. Mon père, ma mère et sa famille ont été réprimés par le régime communiste. Plusieurs de mes proches ont connu le Goulag : mon arrière-grand-mère, ma grand-mère, Olga Ivinskaïa (à deux reprises), ma mère, Irina Emélianova, et mon père, Vadim Kozovoï. J'ai donc été vacciné très tôt contre toute sympathie à l'égard de l'idéologie communiste, trotskiste, etc. Dans le même temps, une autre partie de ma famille, côté ukrainien, a été plutôt bien intégrée dans le système soviétique. Mon grand-père paternel, Mark (né Mordekhai) Kozovoï, enseignait le marxisme-léninisme à Kharkiv, était un passionné de la Révolution française, des relations internationales. Sa carrière a en partie pâti après l'arrestation de son fils en 1957. D'une certaine manière, je lui dois beaucoup, et mon premier livre, Par-delà le Mur, adapté de ma thèse, lui est dédié.
On imagine que c'est votre héritage qui vous a poussé à vous tourner vers l'histoire russe ?
Bien sûr, et le poids des origines dans ce choix n'a évidemment rien d'original. Pour moi, cependant, ce n'était pas évident au départ. En 1994, en Terminale, je n'avais aucune idée de ce que je voulais faire plus tard. Mon rêve était de devenir guitariste de rock et je passais des journées entières à jouer, que de temps perdu... ou pas ? Je me suis lancé dans des études d'histoire un peu par défaut. N'ayant jamais été un grand passionné de littérature, encore moins de poésie, je ne voulais surtout pas faire d'études de lettres. Écrire n'a jamais été un problème en soi – au collège, j'adorais les "rédactions", les compositions sur un thème donné en français. Bien sûr, choisir l'histoire s'inscrivait dans une tradition familiale — mon père avait été étudiant en histoire à Moscou avant son arrestation en 1957. En première année, ma motivation n'avait pas beaucoup augmenté. J'étais à Jussieu (Paris VII, Denis-Diderot), et leur programme de licence d'histoire, c'était du grand n'importe quoi. Aucune véritable formation générale à l'histoire européenne, par contre des cours sur les femmes, les Indiens (d'Amérique et d'Inde), la Chine, l'Afrique... Exemple caricatural, il y avait encore le vieux marxiste Robert Bonnaud qui y officiait ! Plus que de ses cours en amphi sur "les tournants universels", que personne, ou presque, ne comprenait... Ce qui m'avait donné un avant-goût de l'histoire "complexe", c'était un cours d'historiographie, en 2e année de DEUG (2e année de licence aujourd'hui). J'avais choisi de présenter le grand classique de Jean Delumeau, La peur en Occident, qui m'avait fasciné, et donné envie de travailler sur l'imaginaire collectif (mais aussi la manière d'influencer cet imaginaire par la propagande). En troisième année, ayant migré à Paris IV, et j'avais choisi uniquement des cours d'histoire religieuse — sauf en histoire contemporaine, où j'ai suivi le cours de Georges-Henri Soutou sur la RDA. En maîtrise (M1), je penser initialement travailler sur la "piété populaire" à l'époque moderne. Mais au dernier moment, je me suis réorienté vers la période contemporaine. Javais alors commencé à dévorer les biographies de Lénine, Trotski en russe d'une historienne ukrainienne juive, Dora Chtourman, qui m'ont passionné. Je me suis tourné vers Françoise Thom, qui assurait les TD du cours de Soutou, et elle m'a incité à m'inscrire sous la direction de Soutou. C'est lui qui m'a proposé d'écrire sur les relations franco-soviétiques en 1927-1932 pour mon premier travail de recherche. C'est en me plongeant dans les archives du Quai d'Orsay que j'ai enfin réalisé que j'étais fait pour être un chercheur. J'ai rendu mon mémoire en mars, bien avant le reste du groupe, Georges Soutou était aux anges comme vous pouvez l'imaginer ! Par la suite, j'ai aussi été marqué par Le Livre noir du communisme, sorti en 1997, et surtout de la polémique qu'il avait suscité. Je me souviens de l'émisson Apostrophes où Courtois s'était fait traiter de "crapule", du conflit entre Courtois et Werth dans les pages du Monde... Ça, c'était de l'histoire vivante !
Et pourquoi avoir choisi d'étudier la Guerre froide ?
Je me considère comme un "enfant tardif" de la Guerre froide, comme d'autres historiens qui en ont aussi fait leur spécialisation. Parmi les souvenirs qui m'ont marqué, il y a ces caricatures antiaméricaines dans la presse qui me frappaient par leur violence symbolique, je me souviens être resté devant l'une d'elles pendant longtemps, vers mes 9 ans. A la télévision, je me remémore un documentaire très effrayant, où l'on voyait des soldats américains se préparant à envahir l'URSS. J'avais demandé à ma grand-mère si c'était vrai, s'ils voulaient vraiment nous détruire. Et puis, j'adorais, comme beaucoup d'enfants, le livre Neznaïka sur la Lune. Un humour politique dévastateur... Enfin, surtout, la Guerre froide avait joué un rôle essentiel dans le destin de ma famille. En 1981, après plusieurs années de démarches infructueuses, mon père a fini par obtenir le droit de se rendre en France, avec mon frère. Pour les dirigeants soviétiques, certainement, c'était un "geste de bonne volonté" à une époque où ils étaient de plus en plus isolés, après l'invasion de l'Afghanistan qui l'avait mise au ban de la communauté internationale. De même, c'est après la rencontre Mitterrand-Tchernenko en 1984 que nous avons obtenu, ma mère et moi, l'autorisation de partir rejoindre mon père et mon frère en France, en février 1985.
Votre sujet de thèse s'inspirait donc de vos souvenirs de votre vie en URSS ?
Oui, et l'envie de se distinguer de la masse. Guerre froide, représentations, période brejnevienne... à l'époque, ces choix étaient plutôt rares. 99% des jeunes historiens se tournaient vers le stalinisme, éventuellement la Seconde Guerre mondiale. Ils pensaient qu'il n'y avait pas d'archives disponibles, et que ce n'était pas une période suffisamment intéressante. Une double erreur dont j'ai bien profité. J'ai naturellement opté pour une histoire des représentations, la propagande par les images et le cinéma en particulier. Je précise que Marc Ferro n'y était pour rien, même si j'ai pu le rencontrer, après coup, à l'EHESS. Cette amour du 7e art, ce sont mes parents qui me l'ont transmis. Après ses études secondaires en URSS, ma mère voulait devenir scénariste ! Après un DEA sur la Pravda, j'ai rédigé une thèse sous la direction de Marie-Pierre Rey, sur l'antiaméricanisme en URSS en 1975-1985. Encore une fois, c'étaient mes années soviétiques, donc le sujet me tenait vraiment à cœur.
Comment êtes-vous devenu universitaire ?
La route a été assez longue. Le plus important, c'était d'y croire. Après avoir fini par décrocher le CAPES d'histoire-géo, en 2001 (la troisième fois), et compris qu'enseigner devant des 6e, c'était vraiment pas mon truc, j'ai fait un DEA (M2), et ensuite, me suis inscrit en thèse. C'était une aventure en soi... Après avoir soutenu ma thèse, en décembre 2006, j'ai été qualifié début 2007 par le CNU pour les fonctions de MCF (maître de conférences), en histoire, mais aussi en russe. J'ai d'abord passé une audition au concours de MCF de civilisation russe, à la Sorbonne, mais sans succès. Le comité a recruté un ancien doctorant du grand Francis Conte, et ils ont bien fait — ses publications ont marqué la slavistique. L'année suivante, j'ai passé une autre audition, à laquelle je suis allé sans y croire, car à ce moment-là, ma femme et moi pensions quitter la France, j'avais obtenu un poste au lycée français de Londres (mon épouse est une historienne russe, docteure de l'université de Cambridge). Et j'ai été élu à l'unanimité. Rétrospectivement, pour pas mal de raisons, je suis très content d'être devenu prof à Lille, et pas à Paris. Pour avoir grandi dans la capitale, je connais ses problèmes...
Vous avez été recruté à la faculté des langues, en russe. Avec votre formation d'historien, pourquoi pas en histoire ?
La question qui fait mal ! En 2007, j'ai été qualifié à l'unanimité non seulement par la section 13 (langues slaves et baltes) mais aussi la 22 (histoire moderne et contemporaine) du CNU. Mais c'est seulement en théorie. En France, quand on n'est pas agrégé, on n'a pratiquement aucune chance de faire carrière dans les filières dites "prestigieuses", à fort taux d'effectif. En histoire, les comités de sélection, que vous soyez candidat à un poste de MCF ou de simple ATER, ne regardent qu'une chose : si vous êtes agrégé. Et ensuite votre rang. Et à la fin, si tout va bien, les éventuelles publications. Or il faut rappeler que l'agrégation d'histoire, est un concours destiné à enseigner dans le secondaire, pas dans le supérieur ! Ce concours est stérilisant pour les chercheurs. Il repose essentiellement sur la mémorisation – à l'écrit, vous avez 4 épreuves de 7 heures chacune, dont 3 d'histoire, avec deux dissertations, sur des sujets ultra-pointus. Je ne parle pas des épreuves orales... En dépit des apparences, ce concours ne prépare absolument pas au secondaire, à la réalité du terrain avec les problèmes de lacunes fondamentales de français, d'apprentissage des bases de la chronologie, de violence et d'autocensure que l'on connaît aujourd'hui... Pour moi, qui n'ai jamais été une bête à concours, ces trois années furent un véritable cauchemar. J'ai dû m'y reprendre à trois reprises avec ce maudit CAPES, psychologiquement, j'en ai bavé. Ce concours pour moi une aberration, un anachronisme. La crise des vocations en est aussi la conséquence. Il faut le réformer en profondeur.
Pouvez-vous nous raconter comment vous êtes devenu professeur des universités ?
C'est vrai que pas grand-monde n'y croyait au départ. J'ai soutenu mon habilitation à diriger les recherches (HDR) en 2014, sur le cinéma comme moteur des relations internationales, sous la direction de Sabine Dullin, aujourd'hui prof à Sciences Po. Elle faisait alors un passage éclair à Lille. L'HDR, c'est le dernier diplôme du supérieur, nécessaire pour devenir professeur. Mais l'horizon était bouché, il n'y avait pas de postes. Une collègue d'espagnol s'était même moquée de moi, en disant "il n'y aura rien pour toi". Un non agrégé, qui écrit des livres et ne fait pas beaucoup de travail administratif, professeur ? Mais c'est inimaginable ! En plus, l'université française traversait une très mauvaise période. A l'exception de quelques heureux élus pour qui on gardait un poste de PU (professeur des universités) au chaud, la majorité devait attendre, souvent pendant des années. Enfin, après plusieurs rapports alarmants sur la précarisation des enseignants du supérieur et le "plafond de verre" des MCF, le gouvernement a fini par mettre en place un nouveau dispositif pour devenir PU, le "repyramidage". Pour la France, autoriser la promotion interne à l'université, cela revenait à briser un vrai tabou ! L'objectif était de rééquilibrer la proportion MCF / PU et de favoriser les femmes MCF en fin de carrière. J'en ai profité en devenant PU en 2023, avec effet rétroactif à 2021. Pour terminer sur cette question importante, j'ajouterais que le "diktat de l'agrégation" existe surtout en histoire : en russe, il y a beaucoup de professeurs sans agrégation, au point que le concours de l'agrégation de russe est régulièrement présidé par des non agrégés, du grand n'importe quoi.
D'où vient votre goût pour l'écriture ? Comment avez-vous fait votre trou dans l'édition ?
Le goût de l'écriture est un trait de famille et le goût de la prise de parole aussi – j'ai fait du théâtre au collège. C'est un héritage génétique – je suis un "créatif". Je ne me sens "bien" que quand je "crée" quelque chose, sinon je déprime. C'est un trait de personnalité assez courant – je l'ai entendu chez Richard Pipes. Pour ce qui est des éditeurs grand public, j'ai été repéré par Claude Quétel qui m'a soutenu pour plusieurs projets, d'abord chez Tallandier, puis Perrin. Pour moi, c'était un vieux rêve devenu réalité.
Pourquoi être sorti de votre "réserve" d'universitaire en allant sur les plateaux de télévision ?
Je n'en suis pas sorti ! La "valorisation" de la recherche est aussi importante que les publications scientifiques. Les historiens qui s'enferment dans leur tour d'ivoire, qui organisent des colloques ou des journées d'étude devant cinq personnes et publient dans leur maison d'édition universitaire, c'est terrible ! L'historien, comme le chercheur en sciences "dures", a un rôle social à jouer, et en fonction du contexte, il peut être appelé à se muer en "historien de la cité". Dire que le "cœur du métier" d'un historien, c'est la recherche pure, et elle seule, c'est à la fois vrai et faux. Il est certain qu'un historien du XXe siècle aura plus de chances d'être sollicité qu'un spécialiste de littérature du XVIIIe, mais toutes les époques se prêtent à des parallèles. En ce qui me concerne, j'ai eu une vraie première expérience des médias en 2018, après l'empoisonnement de Sergueï Skripal. Mis la grande vague est évidemment arrivée fin février 2022. J'ai publié des articles en ligne, donné des interviews, participé à des documentaires et animé des conférences. Il y a eu des moments mémorables sur BFMTV et LCI. C'est lors d'une émission sur France Inter que j'ai fait connaissance de Sergueï Jirnov, avec lequel je suis devenu ami. Darius Rochebin, sur LCI, un journaliste exceptionnel, un amoureux de l'histoire, m'a invité à plusieurs reprises. Mais c'était évidemment très prenant, si bien qu'après l'automne 2023, j'ai décidé de prendre du recul pour me consacrer à mes publications.
Quelles sont les publications dont vous êtes le plus fier ?
Ma biographie de Brejnev, la première en français, reposant notamment sur un corpus de notes de Brejnev publié en russe en 2016, a été saluée par la critique. Ensuite, ma synthèse sur les services secrets russes a été récompensée par le Grand prix de l'Académie du renseignement. Dans mon dernier livre, le plus "grand public", je me suis intéressé au destin de 12 femmes dans les Révolutions de 1917. Écrit pendant le confinement et publié avec un an de retard par Perrin (comme mon Brejnev, à cause de la fermeture des librairies pendant la pandémie qui a entraîné un terrible engorgement dans les librairies), il est passé presque inaperçu à cause d'un contexte de réception très peu favorable, centré sur la guerre en Ukraine. Mais j'ai pris beaucoup de plaisir à l'écrire. Je suis également fier de ma traduction du livre de Richard Pipes, La Russie de l'Ancien régime, un ouvrage marquant sorti en 1974 et qui avait été éclipsé par "l'effet Soljenitsyne". J'ai contacté Richard Pipes au début du projet et nous avons échangé de nombreux messages, il était très réactif, et j'ai fini par l'inviter, lui et sa femme, en France, donner une conférence. Un grand moment ! Un livre qui aurait pu me donner une grande satisfaction était le projet d'adaptation de mon HDR sur l'industrie du cinéma soviétique dans la Guerre froide, mais le directeur de Perrin avait décidé de l'annuler (après avoir signé le contrat), pensant que pour ce genre de sujet, il n'y avait pas de public. Plutôt que d'aller au conflit, j'avais alors trouvé une solution de remplacement avec le Tempus. Mais je n'y ai pas renoncé. J'ai également signé un contrat pour un livre sur les espions avec Tallandier, mais il est pour l'instant remis à plus tard en attendant que je termine l'actuel.
Vu le contexte, le russe n'est-il pas devenu une langue sans avenir ?
Le rejet du russe aujourd'hui est compréhensible, comme la haine de l'allemand en 1945. LA détestation des Soviétiques fait penser à l'après-invasion de l'Afghanistan. Mais comme l'écrivait Sun Tzu, il faut connaître son ennemi ! La Russie de Poutine constitue une menace pour l'Europe, et globalement, pour le monde "libre" dans son entier. Si vous voulez vous informer sur le conflit en Ukraine et l'actualité de la Russie, les meilleures sources sont russophones. Si vous voulez lire des auteurs dans le texte, si vous voulez faire de l'histoire russe, étudier les relations internationales, le russe est un vrai atout. Avec la guerre, avec la dictature poutinienne qui se durcit chaque jour, il est devenu pratiquement impossible pour les historiens étrangers de travailler en Russie. Beaucoup d'étudiants en thèse ont dû se réorienter. Jusqu'en 2022, on pouvait encore aller en Ukraine, il y a les archives du KGB soviétique... Maintenant, ce n'est pas possible non plus. Rappelons qu'avec le russe (mais certainement pas le russe seul, j'insiste sur l'importance de faire une double licence), il existe toujours des débouchés, dans l'enseignement, l'interprétariat, les RI. Il y a une demande sociale, et donc dans le journalisme. Je reviens sur ce que je disais au début : le rejet du russe en tant que langue n'a pas lieu d'être. Et la Russie ne se résume pas au communisme, à Poutine, à ses crimes, à sa corruption, à la répression, même si ces aspects ont une importance considérable. Ma famille est une illustration de cette ambivalence russe. La Russie est aujourd'hui une dictature qui criminalise l'homosexualité, qualifie les intellectuels de terroristes et réhabilite les assassins qu'elle envoie tuer en Ukraine. Mais c'est aussi une civilisation dont la contribution immense à notre culture, aux sciences et aux arts, ne peut être niée. En ce qui me concerne, j'ai grandi en lisant du Gogol et du Kharms, d'où sans doute ma passion pour l'imaginaire fantastique et mon goût pour l'absurde. Mon père, poète et traducteur de poètes français (Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé...), aimait passionnément la langue russe et espérait qu'il en serait de même pour moi...
En quoi l'histoire russe longue nous aide à comprendre l'actualité ?
Comment saisir dans toute sa complexité la guerre en Ukraine sans prendre en compte le conflit mémoriel qui naît au XIXe siècle avec l'émergence du mouvement national ukrainien ? Et l'idéologie impériale, toujours vivace ? Et l'héritage du KGB ? Le passé éclaire le présent. De ce point de vue, la Russie ne fait évidemment pas exception. L'idéal du "dirigeant à poigne" n'est pas seulement russe, mais aussi français, permettant de comprendre une certaine "connivence" avec Poutine, pendant des années, comme la tradition révolutionnaire française a pu favoriser le philocommunisme à l'époque de l'URSS. Cette connaissance est aussi utile pour ne pas se laisser berner par les pseudo-historiens.
Vu votre pedigree, on imagine que vos cours sont "engagés" !
Il serait pour le moins étonnant, pour ne pas dire choquant, de ne pas évoquer la terrible réalité devant les étudiants. Et je ne vois pas comment intéresser les étudiants, sans partir de l'actualité, pour remonter dans le temps. J'insiste de mon côté sur la dimension criminogène du régime communiste, sa proximité avec le nazisme. Je parle aussi de la prégnance du conservatisme, des services secrets. Je tente aussi de cerner les raisons du "rayonnement nocif" de la Russie, les raisons pour lesquelles cette "puissance pauvre" a attiré tant de sympathisants à l'époque soviétique et pourquoi elle continue de fasciner les esprits chagrins en Occident. On passe au crible la biographie de Poutine, sa personnalité représentative de l' "homo sovieticus" et du dictateur, et en même temps assez unique, avec son complexe d'infériorité d'ancien voyou aux parents trop âgés, de petit mafieux qui a réussi à faire carrière au KGB, ses obsessions – de grandeur, du passé, ses peurs – d'être détrôné, de mourir. Est-il un monstre froid, un psychotique, un pur "guébiste", ou un homme rendu fou par la "solitude du pouvoir", qui a choisi la fuite en avant ayant été influencé par un entourage qui sait le manipuler ?
La Russie pourrait-elle un jour redevenir une démocratie ?
Devenir une démocratie ou ne plus être une dictature ? Ce sont deux choses différentes. Et puis, quelle démocratie : comme la nôtre ? Ou comme celle des années 1990 ? Rien, dans la culture politique russe, dans son histoire, n'incite à penser que ce moment est proche. La Russie, c'est l'histoire des "rendez-vous manqués" avec la démocratie, en 1812, 1825, 1881, 1905, 1917, 1991, 1993, 2000 et 2012. C'est aussi l'histoire d'une pénurie de lieux de mémoire unificateurs. Contrairement à la Révolution française, dont les débuts en 1789 ont pu donner naissance à un mythe démocratique et humaniste, il n'y a pas eu d'humanisme démocratique en Russie, pas de modèles historiques positifs auxquels les Russes et leurs gouvernants peuvent s'accrocher. Regardez leurs sites de mémoire : le Mausolée, les tombes de Staline et de Dzerjinski, la Loubianka, le polygone de Boutovo... Au vu de ce que l'on voit, je ne pense pas que les démons de l'impérialisme et de l'autocratie pourront un jour prochain déposer les armes. En attendant, la Russie ne finit pas de sombrer. Staline est de retour. L'interdiction du dernier film d'Alexandre Sokourov, Un conte, est le signe parmi d'autres de cette réhabilitation monstrueuse. La démocratisation de la Russie devra inévitablement passer par l'humiliation militaire, le démembrement territorial, la démilitarisation nucléaire, et un vaste programme de rééducation mémorielle. Et une occupation étrangère pour surveiller. En Allemagne, cela a pris deux générations. Et le pays était divisé et démilitarisé.
Que conseillez-vous aux débutants en histoire russe ?
La nouvelle édition de mon dictionnaire d'histoire et de civilisation est sortie début 2023. C'est un usuel avec lequel on travaille en licence. On peut le compléter par le petit livre de Mark Galeotti, qui fait le trait d'union entre passé et présent russe. Pour les cartes, je conseille l'atlas des éditions Autrement, même s'il souffre selon moi d'un gros défaut – ignorer l'État de Kyiv, et commencer avec Ivan III, alors que la Kiévie tient une part essentielle dans la civilisation slave orientale. Sur les origines historiques du conflit russo-ukrainien, je renvoie au livre de Serhii Plokhy.
Pouvez-vous nous parler de votre nouvel ouvrage, sorti le 15 octobre ?
En juin 2023, une éditrice de Grasset qui a lu mon interview dans Ouest-France m'a contacté pour me proposer d'écrire sur mes origines. J'ai rapidement accepté sa proposition – comment aurais-je pu refuser ? L'histoire mérite d'être racontée. Mes parents, deux intellectuels qui venaient de milieux très différents, se sont connus dans un camp du Goulag, au début des années 1960. Sans conteste, c'est le projet le plus difficile que j'ai eu à entreprendre. La base est constituée de Mémoires de ma mère, dont un volume a été traduit. Elle a accompli un énorme travail d'historien de la famille à partir du début des années 1990, en se rendant notamment dans les archives de l'ex-KGB, alors ouvertes. Je dispose aussi d'un grand nombre de documents tirés des archives familiales. En fait c'est ma famille maternelle qui est surtout connue, en raison de la relation de Boris Pasternak avec ma grand-mère Olga Ivinskaïa, l'inspiratrice du personnage de Lara dans Le Docteur Jivago. Mais il y a beaucoup d'autres aspects de leurs vies qui méritent d'être racontés – leurs origines respectives, la question de l'assimilation des Juifs d'URSS, les camps sous Khrouchtchev, la vie quotidienne dans l'URSS des années 1965-1985, l'univers de la traduction soviétique, la Guerre froide culturelle... Pour plus de détails, je vous renvoie à l'interview que j'ai donné à Fréquence Protestante.
Et vos futurs projets ?
Je travaille actuellement sur un nouveau livre sur les services secrets soviétiques, centré sur le couple Poutine / Andropov, pour les éditions Tallandier. Je ne peux pas trop en parler en ce moment, mais j'espère pouvoir rendre le manuscrit à la fin de l'été 2026, pour une parution en 2027. Touchons du bois pour qu'une guerre mondiale n'éclate pas d'ici là !