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Dzerjinski appelle Lénine: "Vladimir Ilitch, quand faut-il fusiller les ouvriers, avant ou après le déjeuner?" "Absolument avant! Et donnez les repas aux enfants - les enfants des ouvriers souffrent de la faim!"

 

Vous vous sentez plutôt russe ou français ? 

Quand on me pose cette question, je pense à une vieille histoire drôle russe :  Être français n'est pas une nationalité, mais un certain mode de vie ; être juif, c'est une certaine manière de penser. Et c'est quoi, être russe ? C'est un destin. Je pourrais aussi citer un poète expressionniste qu'avait traduit mon père, Yvan Goll (Isaac Lang), né en 1891 dans les Vosges allemandes d'un père juif : "Je suis juif par le destin, français par hasard, allemand sur un bout de papier tamponné". Je suis né en 1975 à Moscou, le russe est ma langue maternelle. J'ai conservé un passeport russe pour mes déplacements en Russie, même si je ne compte plus m'y rendre de sitôt. J'ai été baptisé orthodoxe. Dans le même temps, mon nom est d'origine juive ukrainienne. Mon arrière-grand-père était un Juif de Volhynie très pratiquant.  Le nom de mon arrière grand-mère maternelle, Maria Demtchenko, rappelle aussi l'Ukraine, c'était une noble. Sa mère était polonaise. Son (premier) mari, Vsevolod Ivinski, le père de ma grand-mère, était également un noble d'origine polonaise (il a rejoint les Blancs et disparu au cours de la guerre civile), tandis que sa propre mère était germano-balte... Enfin, en 1987, j'ai été naturalisé français. Et si vous me demandez quels sont les films qui m'ont le plus marqué, je vous répondrai La maman et la putain, Calmos et C'est arrivé près de chez vous... Faites votre choix !

Politiquement, où vous situez-vous ?

Certainement pas à l'extrême-gauche ! Mon père, ma mère et sa famille ont été réprimés par le régime communiste. Plusieurs de mes proches ont connu le Goulag : mon arrière-grand-mère, ma grand-mère, Olga Ivinskaïa (à deux reprises), ma mère, Irina Emélianova, et mon père, Vadim Kozovoï. J'ai donc été vacciné très tôt contre toute sympathie à l'égard de l'idéologie communiste, trotskiste, etc. Dans le même temps, une autre partie de ma famille, côté ukrainien, a été plutôt bien intégrée dans le système soviétique. Mon grand-père paternel, Marc Kozovoï, enseignait le marxisme-léninisme à Kharkiv, était un passionné de la Révolution française, des relations internationales. Sa carrière a en partie pâti après l'arrestation de son fils en 1957. D'une certaine manière, je lui dois beaucoup, et mon premier livre, Par-delà le Mur, adapté de ma thèse, lui est dédié.

Votre héritage vous a donc incité à vous spécialiser dans l'histoire soviétique ? 

Ce n'était pas évident en 1994, après mon Bac. Je n'avais aucune idée de ce que je voulais faire et me suis lancé dans des études d'histoire un peu par défaut. N'ayant jamais été un grand passionné de littérature et encore moins de poésie, je ne voulais surtout pas faire de lettres. Bien sûr, c'était aussi une tradition familiale — mon père avait été étudiant en histoire à Moscou avant son arrestation en 1957. En première année, ma motivation n'avait pas beaucoup augmenté. J'étais à Jussieu (Paris VII, Denis-Diderot), et leur programme de licence d'histoire, c'était du grand n'importe quoi. Aucune véritable formation générale à l'histoire européenne, par contre des cours sur les femmes, les Indiens (d'Amérique et d'Inde), la Chine, l'Afrique... Exemple caricatural, il y avait encore le vieux marxiste Robert Bonnaud qui y officiait ! Plus que de ses cours en amphi sur "les tournants universels", que personne, ou presque, ne comprenait, je me souviens surtout de ses jeans avec un pli central, comme sur les pantalons à pinces... Ce qui m'avait sauvé, c'était le cours d'historiographie, en 2e année (fin du DEUG à l'époque). Pour mon exposé, j'avais choisi de présenter le grand classique de Jean Delumeau, La peur en Occident, qui m'a donné envie de travailler sur l'imaginaire collectif. En troisième année, j'étais parti à Paris IV, et j'avais choisi uniquement des cours d'histoire religieuse - sauf en histoire contemporaine, où je suivais le cours de Georges-Henri Soutou sur la RDA dans la Guerre froide. Pour mon master, je voulais travailler sur la "piété populaire" à l'époque moderne. Et puis, au tout dernier moment, j'ai décidé que la période contemporaine était quand même plus intéressante (j'avais alors commencé à lire des biographies de Lénine, Trotski en russe, d'une historienne ukrainienne juive, Dora Chtourman). Je me suis donc tourné vers Françoise Thom, qui assurait les TD du cours de Soutou, et comme elle ne dirigeait pas de mémoires (...), j'ai travaillé sous la direction de Soutou sur les relations franco-soviétiques en 1927-1932. C'est en travaillant dans les archives du Quai d'Orsay, en lisant les télégrammes de Jean Herbette, l'ambassadeur français à Moscou (qui n'avait aucune illusion sur le régime communiste), que j'ai compris que j'étais un historien né – je pouvais passer des heures à lire des documents d'époque et oublier le monde qui m'entourait. J'ai rendu mon mémoire en mars, bien avant tout le monde, Soutou était aux anges ! Il faut aussi mentionner l'impact du Livre noir du communisme, sorti fin 1997. Je me souviens avoir été happé par la polémique qu'il avait suscité, le conflit Courtois / Werth...

Et pourquoi avoir choisi la Guerre froide ?

Je suis un enfant de la Guerre froide.  Je me souviens avoir vu des caricatures antiaméricaines dans la presse qui me frappaient par leur violence symbolique, vers 8-9 ans. A la télévision, je me souviens avoir vu un documentaire qui m'avait paru très effrayant, où l'on voyait des soldats américains se préparant à une guerre nucléaire, contre l'URSS bien sûr. J'avais demandé à ma grand-mère si c'était vrai, s'ils voulaient vraiment nous bombarder. Et puis, j'adorais, comme beaucoup d'enfants, le livre Neznaïka sur la Lune. Un humour politique dévastateur... Et puis, encore une fois, la Guerre froide avait influencé le destin de ma famille. En 1980, après plusieurs années de démarches infructueuses, mon père a fini par obtenir le droit de se rendre en France, avec mon frère. Pour les dirigeants soviétiques, certainement, c'était un "geste de bonne volonté" à une époque où ils étaient de plus en plus isolés, après l'invasion de l'Afghanistan qui l'avait mise au ban de la communauté internationale. De même, c'est après la rencontre Mitterrand-Tchernenko en 1984 que nous avons obtenu, ma mère et moi, l'autorisation de partir rejoindre mon père et mon frère en France.

Votre sujet de thèse, sur les années 1975-1985, s'inspirait donc de vos souvenirs de votre vie en URSS ?

Oui, et l'envie de se distinguer de la masse. Guerre froide, représentations, période brejnevienne... à l'époque, ces choix étaient plutôt rares. 99% des jeunes historiens se tournaient vers le stalinisme, éventuellement la Seconde Guerre mondiale. Ils pensaient qu'il n'y avait pas d'archives disponibles, et que ce n'était pas une période suffisamment intéressante. Une double erreur dont j'ai bien profité. J'ai naturellement opté pour une histoire des représentations, la propagande par les images et le cinéma en particulier. Je précise que Marc Ferro n'y était pour rien, même si j'ai pu le rencontrer, après coup, à l'EHESS. Après un DEA sur la Pravda, j'ai rédigé une thèse sous la direction de Marie-Pierre Rey, sur l'antiaméricanisme en URSS en 1975-1985. Encore une fois, c'étaient mes années soviétiques, donc le sujet me tenait vraiment à cœur.

Comment êtes-vous arrivé à l'université ?

La route a été assez longue. Quand j'ai décroché le CAPES d'histoire-géo, en 2001, devenir universitaire relevait de la science-fiction. Et puis, un peu par inertie, j'ai fait un DEA (M2), et ensuite, me suis inscrit en thèse. C'était une aventure en soi... Ayant soutenu ma thèse d'histoire, en décembre 2006, j'ai été qualifié début 2007 par le CNU pour les fonctions de MCF (maître de conférences). J'ai d'abord passé une audition au concours de MCF de civilisation russe, à la Sorbonne, où a été recruté un ancien étudiant de Francis Conte, promu à un brillant avenir. L'année suivante, j'ai passé une autre audition, à laquelle je suis allé sans y croire, car à ce moment-là, ma femme et moi pensions quitter la France, j'avais obtenu un poste au lycée français de Londres (mon épouse est une historienne russe, docteure de l'université de Cambridge). Et j'ai été élu à l'unanimité. Rétrospectivement, pour pas mal de raisons, je suis très content d'être devenu prof à Lille, et pas à Paris. Pour avoir grandi dans la capitale, je connais ses problèmes...

Vous avez été recruté à la faculté des langues, à la section de russe. Cela paraît logique, mais comme vous avez une formation d'historien, pourquoi ne pas avoir tenté l'histoire ? 

En théorie, c'était bien sûr possible. En 2007, j'ai été qualifié à l'unanimité non seulement par la section 13 (langues slaves et baltes) mais aussi la 22 (histoire moderne et contemporaine) du CNU. Mais c'est seulement en théorie. En France, quand on n'est pas agrégé, on n'a pratiquement aucune chance de faire carrière dans les filières dites "prestigieuses", à fort taux d'effectif. En histoire, les comités de sélection, que vous soyez candidat à un poste de MCF ou de simple ATER, ne regardent qu'une chose : si vous êtes agrégé. Et ensuite votre rang. Et à la fin, si tout va bien, les éventuelles publications. Or il faut rappeler que l'agrégation d'histoire, est un concours destiné à enseigner dans le secondaire, pas dans le supérieur ! Ce concours est stérilisant pour les chercheurs. Il repose essentiellement sur la mémorisation – à l'écrit, vous avez 4 épreuves de 7 heures chacune, dont 3 d'histoire, avec deux dissertations, sur des sujets ultra-pointus. Je ne parle pas des épreuves orales, de l'épreuve hors programme qui teste votre culture générale...  En dépit des apparences, ce concours ne prépare absolument pas au secondaire, à la réalité du terrain avec les problèmes de lacunes fondamentales de français, d'apprentissage des bases de la chronologie, de violence et d'autocensure que l'on connaît aujourd'hui. Et il ne garantit en rien que vous serez un prof apprécié et compris, dans le secondaire et dans le supérieur ! Pour avoir cotoyé un grand nombre d'enseignants médiocres, vivant dans leur bulle, incompréhensibles à l'oral, j'en sais quelque chose... Pour moi, qui n'ai jamais été une bête à concours, qui ai toujours eu en horreur l'esprit de compétition, ces trois années furent un véritable cauchemar. J'ai dû m'y reprendre à trois reprises avec ce maudit CAPES, j'ai fait plusieurs dépressions. Ce concours est une aberration, un anachronisme. Il faut le réformer en profondeur.

Du coup, comment êtes-vous devenu professeur ?

J'ai soutenu mon habilitation à diriger les recherches (HDR) en 2014, sur le cinéma comme moteur des relations internationales, sous la direction de Sabine Dullin, qui faisait alors un passage éclair à Lille, avant sa nomination à Sciences Po Paris. C'est le dernier diplôme du supérieur, indispensable pour devenir professeur. Mais l'horizon était bouché, il n'y avait pas de postes. L'université française traversait alors une très mauvaise période. A l'exception de quelques heureux élus pour qui on gardait un poste de PU (professeur des universités) au chaud, la majorité devait attendre, souvent pendant des années. Enfin, après plusieurs rapports alarmants sur la précarisation des enseignants du supérieur et le "plafond de verre" des MCF, le gouvernement a fini par mettre en place un nouveau dispositif pour devenir PU, le "repyramidage". Pour la France, autoriser la promotion interne à l'université, cela revenait à briser un vrai tabou ! L'objectif était de rééquilibrer la proportion MCF / PU et de favoriser les femmes MCF en fin de carrière. J'en ai profité en devenant PU en 2023, avec effet rétroactif à 2021. Pour terminer sur cette question importante, j'ajouterais que le "diktat de l'agrégation" existe surtout en histoire : en russe, il y a beaucoup de professeurs sans agrégation, au point que le concours de l'agrégation de russe est régulièrement présidé par des non agrégés, du grand n'importe quoi. 

D'où vient votre goût pour l'écriture, et comment avez-vous fait votre trou dans le monde de l'édition ? 

Le goût de l'écriture est un trait de famille et le goût de la prise de parole aussi – j'ai fait du théâtre au collège. C'est un héritage génétique – je suis un "créatif". Je ne me sens "bien" que quand je "crée" quelque chose, sinon je déprime. C'est un trait de personnalité assez courant – je l'ai entendu chez Richard Pipes. Pour ce qui est des éditeurs grand public, j'ai été repéré par Claude Quétel qui m'a soutenu pour plusieurs projets, d'abord chez Tallandier, puis Perrin. Pour moi, c'était un vieux rêve devenu réalité. 

Et vos apparitions dans les médias ? Pourquoi être sorti de votre rôle d'historien professionnel ? 

Je n'en suis pas sorti ! Pour moi, la "valorisation" est aussi importante que les publications scientifiques. Les historiens qui s'enferment dans leur tour d'ivoire, qui organisent des colloques ou des journées d'étude devant cinq personnes et publient dans leur maison d'édition universitaire, c'est terrible ! L'historien, comme le chercheur en sciences "dures", a un rôle social à jouer, il peut être appelé à se muer en "historien de la cité". Il faut attendre que la demande soit là, et y répondre. C'est sûr qu'un historien du XXe siècle aura plus de chances d'être sollicité qu'un spécialiste du XVIIIe, mais toutes les époques se prêtent à des parallèles. En ce qui me concerne, j'ai eu une vraie première expérience des médias en 2018, après l'empoisonnement de Sergueï Skripal. Mis la grande vague est évidemment arrivée fin février 2022. J'ai publié des articles en ligne, donné des interviews, participé à des documentaires et animé des conférences. Il y a eu des moments mémorables sur BFMTV et LCI. C'est lors d'une émission sur France Inter que j'ai fait connaissance de Sergueï Jirnov, avec lequel je suis devenu ami ! Darius Rochebin, sur LCI, reste un journaliste exceptionnel, un amoureux de l'histoire russe, doté d'un grand charisme. Passer avec lui en plateau a toujours été un plaisir. A la fin, même si ces prestations étaient grisantes, j'en ai retiré un sentiment assez mitigé, surtout pour la télévision où les intervenants peuvent être victimes des caprices de l'actualité le jour même de leur programmation. Et puis les chaînes ne paient presque jamais mon billet de train... Si bien que depuis l'automne 2023, j'ai décidé de prendre du recul pour me consacrer à mon nouveau projet éditorial et ma famille. 

Quelles sont les publications dont vous êtes le plus fier ? 

Ma biographie de Brejnev, la première en français, reposant notamment sur un corpus de notes de Brejnev publié en russe en 2016, a été saluée par la critique. Ensuite, ma synthèse sur les services secrets russes a été récompensée par le Grand prix de l'Académie du renseignement. Dans mon dernier livre, le plus "grand public", je me suis intéressé au destin de 12 femmes dans les Révolutions de 1917. Écrit pendant le confinement et publié avec un an de retard par Perrin (comme mon Brejnev, à cause de la fermeture des librairies pendant la pandémie qui a entraîné un terrible engorgement dans les librairies), il est passé presque inaperçu à cause d'un contexte de réception très peu favorable, centré sur la guerre en Ukraine. Mais j'ai pris beaucoup de plaisir à l'écrire. Je suis également fier de ma traduction du livre de Richard Pipes, La Russie de l'Ancien régime, un ouvrage marquant sorti en 1974 et qui avait été éclipsé par "l'effet Soljenitsyne". J'ai contacté Richard Pipes au début du projet et nous avons échangé de nombreux messages, il était très réactif, et j'ai fini par l'inviter, lui et sa femme, en France, donner une conférence. Un grand moment ! Un livre qui aurait pu me donner une grande satisfaction était le projet d'adaptation de mon HDR sur l'industrie du cinéma soviétique dans la Guerre froide, mais le directeur de Perrin avait décidé de l'annuler (après avoir signé le contrat), pensant que pour ce genre de sujet, il n'y avait pas de public. Plutôt que d'aller au conflit, j'avais alors trouvé une solution de remplacement avec le Tempus. Mais je n'y ai pas renoncé. J'ai également signé un contrat pour un livre sur les espions avec Tallandier, mais il est pour l'instant remis à plus tard en attendant que je termine l'actuel.

Que pouvez-vous dire  à ceux qui hésitent aujourd'hui à se lancer dans l'apprentissage du russe ? 

Le rejet du russe aujourd'hui est compréhensible, comme la haine de l'allemand en 1945. On n'a pas vu pareil rejet depuis l'invasion de l'Afghanistan en décembre 1979. Mais comme l'écrivait Sun Tzu, il faut connaître son ennemi ! La Russie constitue une menace pour le monde entier, pas uniquement pour son "étranger proche". L'armée et les services secrets français recrutent...  Si vous voulez vous informer sur le conflit en Ukraine et l'actualité de la Russie, les meilleures sources sont russophones. Si vous voulez lire des auteurs dans le texte, si vous voulez faire de l'histoire russe, étudier les relations internationales, le russe est un vrai atout. Avec la guerre, avec la dictature poutinienne qui se durcit chaque jour, il est devenu pratiquement impossible pour les historiens étrangers de travailler en Russie. Beaucoup d'étudiants en thèse ont dû se réorienter. Jusqu'en 2022, on pouvait encore aller en Ukraine, il y a les archives du KGB soviétique... Maintenant, ce n'est pas possible non plus. Rappelons qu'avec le russe (mais certainement pas le russe seul, j'insiste sur l'importance de faire une double licence), il existe toujours des débouchés, dans l'enseignement, l'interprétariat, les RI. Il y a une demande sociale, et donc dans le journalisme. Je reviens sur ce que je disais au début : le rejet du russe en tant que langue n'a pas lieu d'être. Et la Russie ne se résume pas au communisme, à Poutine, à ses crimes, à sa corruption, à la répression, même si ces aspects ont une importance considérable. Ma famille est une illustration de cette ambivalence russe. La Russie est aujourd'hui une dictature qui criminalise l'homosexualité, qualifie les intellectuels de terroristes et réhabilite les assassins qu'elle envoie tuer en Ukraine. Mais c'est aussi une civilisation dont la contribution immense à notre culture, aux sciences et aux arts, ne peut être niée.  En ce qui me concerne, j'ai grandi en lisant du Gogol et du Kharms, d'où sans doute ma passion pour l'imaginaire fantastique et mon goût pour l'absurde. Mon père, poète et traducteur de poètes français (Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé...), aimait passionnément la langue russe et espérait qu'il en serait de même pour moi... 

En quoi l'histoire russe nous aide à comprendre l'actualité ?

Comment saisir dans toute sa complexité la guerre en Ukraine sans prendre en compte le conflit mémoriel qui naît au XIXe siècle avec l'émergence du mouvement national ukrainien ? Et l'idéologie impériale, toujours vivace ? Et l'héritage du KGB ? Le passé éclaire le présent. De ce point de vue, la Russie ne fait évidemment pas exception. L'idéal du "dirigeant à poigne" n'est pas seulement russe, mais aussi français, permettant de comprendre une certaine "connivence" avec Poutine, pendant des années, comme la tradition révolutionnaire française a pu favoriser le philocommunisme à l'époque de l'URSS. Cette connaissance est aussi utile pour ne pas se laisser berner par les pseudo-historiens.

Vu votre pedigree, on imagine que vos cours sont "engagés" ?

Vu le contexte actuel, il serait quand même étonnant, surtout pour un prof d'histoire russe, de ne pas évoquer la terrible réalité. Dans tous les cas, en langue notamment, je ne vois pas comment intéresser les étudiants, dont la plupart de LEA, sans partir de l'actualité pour remonter dans le temps. Pour ma part, naturellement, j'insiste sur la dimension criminogène du régime communiste soviétique, sa proximité avec le nazisme. Je parle aussi de la prégnance du conservatrisme, des services secrets. Je tente aussi de cerner les raisons du "rayonnement nocif" de la Russie, les raisons pour lesquelles cette "puissance pauvre" a attiré tant de sympathisants à l'époque soviétique et pourquoi elle continue de fasciner les esprits chagrins en Occident. On passe au crible la biographie de Poutine, sa personnalité représentative de l' "homo sovieticus" et du dictateur, et en même temps assez unique, avec son complexe d'infériorité d'ancien voyou aux parents trop âgés, de petit mafieux qui a réussi à faire carrière au KGB, ses obsessions – de grandeur, du passé, ses peurs – d'être détrôné, de mourir. Est-il un monstre froid, un psychotique, un pur "guébiste", ou un homme rendu fou par la "solitude du pouvoir", qui a choisi la fuite en avant ayant été influencé par un entourage qui sait le manipuler ?

La Russie pourrait-elle un jour devenir une démocratie ?

Devenir une démocratie ou ne plus être une dictature ? Ce sont deux choses différentes. Et puis, quelle démocratie : comme la nôtre ? Ou comme celle des années 1990 ? Rien, dans la culture politique russe, dans son histoire, n'incite à penser que ce moment est proche. La Russie, c'est l'histoire des "rendez-vous manqués" avec la démocratie, en 1812, 1825, 1881, 1905, 1917, 1991, 1993, 2000 et 2012. C'est aussi l'histoire d'une pénurie de lieux de mémoire unificateurs. Contrairement à la Révolution française, dont les débuts en 1789 ont pu donner naissance à un mythe démocratique et humaniste, il n'y a pas eu d'humanisme démocratique en Russie, pas de modèles historiques positifs auxquels les Russes et leurs gouvernants peuvent s'accrocher. Regardez leurs sites de mémoire : le Mausolée, les tombes de Staline et de Dzerjinski, la Loubianka, le polygone de Boutovo... Au vu de ce que l'on voit, je ne pense pas que les démons de l'impérialisme et de l'autocratie pourront un jour prochain déposer les armes. En attendant, la Russie ne finit pas de sombrer. Staline est de retour. L'interdiction du dernier film d'Alexandre Sokourov, Un conte, est le signe parmi d'autres de cette réhabilitation monstrueuse. Et Navalny, il draine combien de personnes dans son sillage ?  Et c'est un vrai démocrate ou un crypto-nationaliste ?  Je n'en suis pas sûr. Le processus de démocratisation de la Russie devra inévitablement passer par l'humiliation militaire, le démembrement territorial, la démilitarisation nucléaire, et un vaste programme de rééducation mémorielle. Et une occupation étrangère pour surveiller. En Allemagne, cela a pris deux générations. Et le pays était divisé et démilitarisé.

L'émotion suscitée par la mort de Navalny, le 16 février 2024, peut-elle déboucher sur de vrais changements ?

Le martyre d'un homme peut-il conférer à son message une patine d'éternité ? Séduire des milliers, des millions d'individus qui jusqu'ici ne le connaissaient pas, ou mal, ou s'en méfiaient ? Vaste question. Ce que cette mort a montré, selon moi, est que Navalny, un homme qui avait sans aucun doute signé son arrêt de mort en revenant en Russie en janvier 2021, a fini par incarner une forme d'espoir pour beaucoup de Russes, de jeunes surtout. Un espoir abstrait, car son programme était des plus flous – "la magnifique Russie du futur", c'est quoi exactement ? Le "vote intelligent", c'est voter pour n'importe qui, sauf pour le parti au pouvoir – est-ce un programme ? Et "le parti des escrocs et des voleurs", slogan de 2013, ça fait un peu vieux en 2024 – Russie unie est un parti d'assassins, de tortionnaires, pas d'escrocs ! Quant à sa position sur l'Ukraine, même si elle a évolué dans le bon sens, je ne suis pas certain qu'il aurait appliqué ses promesses de retour aux frontières de 1991. Dans le même temps, ses énormes enquêtes anticorruption, son abnégation et son humour incroyables dans des conditions de détention terribles qui ont été les siennes forcent le respect. Son sacrifice était-il pour autant justifié ? L'avenir nous le dira, et surtout, on verra si l'appel de sa femme Ioulia qui a publié un appel à la résistance sera suivi d'effet –personnellement, j'en doute. Je crois plus au travail de sape de candidats plus "traditionnels", tels Nadejdine, dont le nom incarne à lui seul l'espoir (Nadejda = espoir en russe), même si bien évidemment, on ne risque pas de le revoir de sitôt.

Il existe beaucoup d'ouvrages généraux sur l'histoire russe. Que conseillez-vous aux débutants pour ne pas se noyer ?

La nouvelle édition de mon dictionnaire d'histoire et de civilisation est sortie début 2023. C'est un usuel avec lequel on travaille en licence, et qui n'a pas d'équivalent en français. On peut le compléter par le petit livre de Mark Galeotti, qui fait le trait d'union entre passé et présent russe. Pour les cartes, je conseille l'atlas de Marie-Pierre Rey et F.X. Nérard, même s'il souffre d'un gros défaut – ignorer purement et simplement la Rous kievienne.  D'ailleurs, sur les relations de la Russie avec l'Ukraine, je renvoie au livre d'Anna Colin Lebedev

Et vos projets actuels ?

En février 2022, j'ai compris que les séjours en archives en Russie, c'était définitivement terminé. Je ne reviendrai que quand Poutine sera parti, et la Russie se sera retirée d'Ukraine. Autant dire, au vu de mon âge, plus jamais !! Si je voulais continuer à travailler sérieusement, il me fallait trouver des sources ailleurs, ou alors, à me résigner à publier des essais et des synthèses sur des sujets "porteurs" dictés par les éditeurs, ce qui, pour un historien de métier habitué aux archives serait pour le moins frustrant. C'est alors que, vers l'été 2023, une éditrice de Grasset qui a lu mon interview dans Ouest-France m'a contacté pour écrire un livre sur mes origines. J'ai tout de suite accepté. Je rappelle que mes parents, intellectuels qui venaient de milieux différents, se sont connus au Goulag en 1960. Ce livre, sans conteste, est le projet le plus difficile que j'ai eu à entreprendre. La base est constituée de Mémoires de ma mère, dont un volume a été traduit. Elle a accompli un énorme travail d'historien de la famille à partir du début des années 1990, en se rendant notamment dans les archives de l'ex-KGB, alors ouvertes. Je dispose aussi d'un grand nombre de documents inédits des archives familiales. Bien sûr, la raison pour laquelle ma famille est d'abord connue est l'histoire d'amour entre Pasternak et Ivinskaïa, la principale inspiratrice du personnage de Lara dans Le Docteur Jivago. Mais il y a beaucoup d'autres aspects passionnants de leurs vies qui méritent d'être racontés – le Goulag khrouchtchevien, la vie dans l'URSS des années 1970, la Guerre froide culturelle, les relations franco-soviétiques, etc. Je ne me censurerai pas (trop), et évoquerai sans tabou les relations souvent orageuses entre mes parents. Il s'agira de montrer que leurs enfants ont joué le rôle de liant, chacun à leur façon... Si je parviens à achever ce livre, la boucle aura été bouclée, et je partirai la conscience tranquille !