Thèse


Thèse de sciences économiques, soutenue publiquement le 30 novembre 2017 à l’École Normale Supérieure de Paris-Saclay, qualifiée aux fonctions de Maîtresse de Conférences en section 05 (Économie) et en section 19 (Sociologie).

Jury : Christian Bessy (directeur de thèse), Claire de Galembert (examinatrice), Olivier Godechot (rapporteur), Guillemette de Larquier (rapporteure), Jérôme Pélisse (président), Thomas Vendryes (co-directeur de thèse)

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Résumé

Près de deux tiers des sortants de prison sont recondamnés durant les cinq années suivant leur libération. Ce constat simple interroge : peut-on imaginer des solutions au problème social de la récidive ? Quel peut être le rôle de l'économiste et du sociologue en la matière ? Comment sont construits ces chiffres et qu'omettent-ils de dire ? Combinant méthodes quantitatives et qualitatives, cette thèse examine la construction sociale des statistiques pénitentiaires. Elle apporte une contribution en matière de connaissance économétrique des comportements de récidive, mais aussi en matière de sociologie de la quantification et plus largement de sociologie et d‟économie du droit. Elle mobilise également la théorie de l'économie des conventions.

Dans la première partie, nous passons en revue la littérature économique existant au sujet de l'efficacité des sanctions pénales, avant de présenter une étude originale montrant que les condamnés ayant bénéficié d'un bracelet électronique récidivent moins ceteris paribus que ceux qui ont été incarcéré. Dans la seconde partie, nous plongeons dans la fabrique des statistiques pénitentiaires, c'est-à-dire dans les prisons : comment sont fabriquées les données que nous avons utilisées pour nos travaux économétriques ? Dans la troisième partie, nous explorons un autre angle mort des statistiques en nous intéressant au biais de sélection construit dans les tribunaux : comment les juges de l'application des peines choisissent-ils les bénéficiaires d‟un aménagement de peine ?


Abstract

Based on mixed methods, this thesis investigates the social construction of prison statistics. It contributes to econometrics in terms of recidivism behaviors, but also to the sociology of quantification and more broadly to law sociology and economics. It also uses the economics of convention theory.

In the first part, we review the existing economic literature about the efficacity of penal sanctions. We then present an original study which shows that convicts who undergo electronic monitoring do re-offend less ceteris paribus than those who have been into jails. In the second part, we analyze how prison statistics are established in detail: how is the data that we have used in our econometric work created? In the third and last part, we explore another blind spot of the econometric method, namely selection bias. How do judges choose who will obtain an alternative to prison?

Question(s) de recherche

Cette thèse porte sur les statistiques pénitentiaires, leur utilisation, leur construction et les pratiques de jugement qu’elles enregistrent. La démarche consiste à partir de ces données en les exploitant statistiquement, puis à revenir sur leurs soubassements. Ce travail s’intéresse en particulier à l’analyse statistique de la récidive, entendue non au sens légal mais au sens de la réitération : il s’agit de la probabilité de commettre un nouveau délit ou un nouveau crime, quel qu’il soit, après avoir purgé une première peine.

Cet objet d’étude est vaste et il pose différentes questions : d’abord, comment appréhender le phénomène de la récidive à partir des statistiques pénitentiaires ? Ensuite, quel reflet de l’efficacité du système judiciaire et carcéral ces données renvoient-elles ? Comment sont-elles collectées au quotidien, et comment les opérations de comptage façonnent-elles les connaissances institutionnelles de la population incarcérée ? Enfin, comment les statistiques pénitentiaires enregistrent-elles les pratiques des magistrats ?

Méthodes

Cette thèse comporte trois parties, qui répondent chacune à une question commune à l’aide de méthodologies différentes. La perspective adoptée ici est interdisciplinaire, à la fois théoriquement et méthodologiquement. Théoriquement, ce travail puise dans des corpus variés : ceux de l’économie du crime, de l’économie des conventions, de la sociologie des statistiques et de la quantification mais également de la sociologie du droit et de la prison. Méthodologiquement, il mobilise des outils à la fois quantitatifs et qualitatifs : en particulier l’économétrie et les observations ethnographiques, utilisés sur le même objet, les statistiques pénitentiaires. La thèse présente plusieurs contributions économétriques originales en se fondant principalement sur la technique des variables instrumentales. J'ai également eu recours à des observations de terrain, puisque j'ai passé 7 semaines dans deux établissements pénitentiaires différents et a également assisté à plus d’une centaine d’audiences de l’aménagement des peines dans deux tribunaux de grande instance.

Résultats principaux

La première partie de la thèse aborde la question de l’efficacité des peines. Il s’agit d’étudier l’échelle des peines dans une perspective d’économie du crime, à la suite des travaux de Gary Becker. Les économistes parviennent à des évaluations contrastées de l’impact de l’incarcération sur la probabilité de récidive future, comme le montre une revue de littérature sur le sujet. Néanmoins, ils s’accordent sur l’efficacité de l’un des aménagements de peine couramment utilisé, le placement sous surveillance électronique (PSE). Ce résultat est confirmé empiriquement par l’étude économétrique présentée ici, qui constitue la seule étude française à ce jour d’évaluation des effets du bracelet électronique. Toutes choses égales par ailleurs, le PSE permet de réduire la récidive d’environ 6 à 7 points de pourcentage par rapport à la prison ferme.

La deuxième partie de la thèse porte sur la construction des statistiques pénitentiaires au sein des prisons françaises. Elle s’inscrit dans une démarche de sociologie des statistiques, s’inspirant en particulier des travaux d’Alain Desrosières. Les greffiers n’accordent pas la même importance à toutes les informations qui leur sont transmises compte tenu de leurs obligations pénales d’assurer la légalité des incarcérations. Au-delà de ce résultat et de la description du travail de ces surveillants pénitentiaires particuliers, les greffiers, cette partie apporte des éléments de compréhension sur la construction des conceptions communes de la figure du récidiviste. En effet, le manque d’informations au sujet de l’inscription sociale des personnes condamnées participe à la construction d’un individu criminel, gommant les éventuelles dimensions sociales de son geste.

La troisième partie rend compte du phénomène sous-jacent aux statistiques pénitentiaires, c’est-à-dire les pratiques des juges de l’application des peines (JAP). Ceux-ci estiment au quotidien les risques de récidive des condamnés qui se trouvent en face d’eux ; pour cela, ils ont recours à une palette large d’éléments que l’auteure décrit en détails. Elle compare ensuite ces pratiques de jugement, désignés comme « interprétatives », avec une autre forme de rationalité des juges, qualifiée de « calculatoire ». Celle-ci, courante dans certaines juridictions américaines, consiste à utiliser les résultats d’un algorithme prédéfini construit à partir d’un nombre limité de variables observables. Cette description des pratiques des JAP s’inscrit dans le domaine de la sociologie du droit, mais a également recours aux outils de l’économie des conventions. Cette approche est originale car elle permet de faire une analogie entre la situation des personnes condamnées et celle des demandeurs d’emploi. En effet, le jugement est comparable à un contrat qui construit le condamné en tant que sujet de sa peine. Il est exhorté à se montrer proactif vis-à-vis de sa sanction, à définir un projet individuel et à devenir ce que l’on pourrait appeler l’entrepreneur de sa propre réinsertion.

Principales références théoriques

Becker, Gary S. (1968), “Crime and Punishment: An Economic Approach”, Journal of Political Economy, vol. 76, n° 2, p. 169-217.

Bessy, Christian et Chateauraynaud, Francis (2014 [1995]), Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception, Éd. Petra, Coll. « Pragmatismes », 524 p.

Boltanski, Luc et Thévenot, Laurent (1991), De la justification. Les économies de la grandeur, Paris : Gallimard, Coll. « NRF Essais », 496 p.

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