Edito: Liberté académique et responsabilité du chercheur: deux faces d’une même pièce

Le mois d’Avril a été le théâtre d’un procès d’atteinte à la liberté académique intenté, notamment par des universitaires, à l’Université de La Manouba (UMA). Mais que s’est-il exactement passé en Avril 2023 pour valoir à l’UMA et à ses structures académiques élues ce procès porté par une surexposition médiatique ? Revenons aux faits, pour mieux comprendre.

L’université apprend, le 11 Avril, que des universitaires affichant leur affiliation à l’UMA participent à une manifestation organisée par la Société d’Histoire des Juifs de Tunisie avec le support financier de plusieurs associations. Cette rencontre franco-tunisienne a lieu dans une mairie parisienne, compte une vingtaine d’interventions et réunit sur un même plateau, pendant trois jours, près d’une dizaine d’universitaires israéliens et tunisiens. Elle apprend aussi que l’un des participants tunisiens, affilié à l’UMA, fait partie du comité de pilotage de l’événement.

L’UMA publie un communiqué signifiant son étonnement et rappelle que l’affiliation à l’université implique responsabilité. Elle dénonce la participation des chercheurs affiliés à l’UMA à cette manifestation à son insu et en contradiction avec la position et les principes qu’elle a défendus, notamment, face au comité scientifique du WOCMES en 2021.

Une affaire éclate sur fond de « non-dits » et fuite dans les médias, qui s’empressent de mettre ce différend à la une. Les réseaux sociaux s’enflamment, s’érigent en tribunaux d’opinion contribuant à mettre, de façon déclarée ou sournoise, une pression malsaine.

Une question est vite relayée parl a communauté scientifique : « Peut-on participer à une rencontre scientifique si des universitaires israéliens sont présents ? ». La réponse varie et le spectre des appréciations divise. S’installe alors une atmosphère délétère nourrie par les fortes tensions idéologiques qui ont traversé notre transition politique.

Certains collègues « dénoncent », d’autres « justifient», les intéressés s’abritent derrière une victimisation confortable. Les témoignages se multiplient, les pétitions se croisent et les prises de position se radicalisent. Les accusations de persécution et de « lynchage » fusent de partout. Les structures académiques élues sont attaquées, par ceux-là mêmes qui les ont sacralisées dans un passé proche. Et les victimes auto-proclamées enchaînent les interviews dans les médias pour dénoncer une atteinte aux libertés académiques. L’affaire en arrive à franchir les frontières. Les propos tenus personnalisent l’affaire. Le discours véhiculé occulte le fait que l’UMA soutient, depuis des décennies, les travaux de recherche sur l’histoire des juifs tunisiens comme composante de l’histoire de la Tunisie.

Une seconde interrogation émerge dans le bouillonnement : « Peut-on retirer le statut d’émérite à qui participe à une rencontre scientifique si des universitaires israéliens sont présents ? ». Cette question devient virale, alors même qu’aucun des intervenants n’a le statut de Professeur émérite. L’ambiguïté est maintenue et participe à faire diversion. Peu de réactions font état du fait que l’éméritat est, en Tunisie, un titre attribué à un Professeur admis à la retraite, à sa demande et au besoin de son institution, après une évaluation de l’itinéraire académique du candidat et un examen du projet soumis. Ce n’est ni un grade, ni une distinction honorifique. Ce n’est pas une récompense, c’est une charge et une responsabilité.

Cette diversion détourne l’attention du problème essentiel. Et la question fondamentale qui porte sur la responsabilité du chercheur envers son institution est évacuée des débats. La question centrale « Peut-on participer à une rencontre scientifique si des universitaires israéliens sont présents en utilisant l’affiliation à son université à l’insu de celle-ci ? » est peu relayée. Il est vrai que cette question est plus complexe et que les liens qui unissent l’individu au collectif sont fragiles et mouvants. Ils ne doivent pas, pour autant, être occultés des débats. Car c’est, en effet, là que le bât blesse.

Qu’un chercheur tunisien pilote et participe à une rencontre scientifique offrant une plateforme d’échanges directs avec des universitaires israéliens, en le taisant ou en le revendiquant haut et fort, n’engage que lui. Cela relève, incontestablement, de sa liberté individuelle. Mais qu’il le fasse en affichant son affiliation concerne et touche directement son institution. Si, en plus, ceci est fait à l’insu de son Université et en contradiction avec les valeurs qu’elle défend, cela pose un problème de respect des institutions. Est-il besoin de rappeler que l’Université est une institution de savoir régie par des règles administratives et déontologiques et que les droits et devoirs des universitaires obéissent à ces deux régimes de gouvernance croisée ?

Nous savons que liberté d’expression et liberté académique forment avec la responsabilité du chercheur les deux faces d’une même pièce. Focaliser le débat sur les libertés académiques en se détournant de la question de l’éthique, de la responsabilité du chercheur et du respect des institutions, comme cela a été le cas, révèle des discordances sur divers plans. Ces ingrédients d’un storytelling commode sont également les symptômes d’une crise institutionnelle et d’un exercice de la citoyenneté à renforcer davantage au sein de la communauté académique tunisienne.

Que faire pour éviter que ces discordances introduisent une fracture dommageable ? L’Université est une institution transgénérationnelle et en tant qu’enseignant.e.s, nous avons le devoir de trouver des solutions qui pourraient servir d’exemples à l’avenir. Notre jeunesse nous jugera et apprendra de nos comportements de crise. Comment peut-on sortir par le haut et extraire de ce conflit une occasion pour aller au-delà du slogan et de la simple affirmation de principe vers un examen des situations concrètes qui peuvent se poser, à l’avenir, pour chaque universitaire ?

En marge de sa réunion tenue le 25 Avril, le conseil de l’UMA a débattu de la question. Tout en dénonçant fortement les contre-vérités ayant alimenté le procès d’atteinte à la liberté académique intenté à l’Université et à ses structures élues et la sur- médiatisation d’une affaire tuniso-tunisienne, ses membres appellent la communauté scientifique tunisienne à dépasser les clivages, à bâtir une ligne de conduite à partir de la richesse des échanges et de la diversité des points de vue exprimés ces dernières semaines.

Tout comme la crise du WOCMES nous a donné Insaniyyat, le conseil de l’UMA soutient l’idée d’organiser une journée d’étude consacrée à un débat autour des libertés académiques, de l’éthique et des responsabilités du chercheur. Toutes les bonnes volontés seront invitées à y participer afin de revenir ensemble à ce qui doit être la base de l’esprit de l’institution universitaire : un espace de liberté, de responsabilité et de dialogue contradictoire.

Jouhaina Ghérib

Présidente de l'UMA