Pourquoi les avantages de la démocratie sont-ils
systématiquement mal identifiés, et doivent l’être
Tero Tulenheimo
(février 2022)
Pourquoi les avantages de la démocratie sont-ils
systématiquement mal identifiés, et doivent l’être
Tero Tulenheimo
(février 2022)
La supériorité de la démocratie, en tant que forme de gouvernement, est considérée comme indiscutable. Or, si une idée paraît dénuée de problèmes, c’est fort probablement parce qu'elle a été interprétée de manière superficielle.
Strictement, une forme de gouvernement est «démocratique» si elle impose que certaines décisions collectives soient prises suivant la règle de majorité, un poids égal étant donné à la voix de chaque citoyen adulte. Cette condition purement formelle ne détermine en rien le contenu de ces décisions.
Le qualificatif «démocratique» a cependant aussi une connotation substantielle selon laquelle une société démocratique a tendance à promouvoir la justice et l’égalité. La force rhétorique du mot est due à cette connotation, plutôt qu’au fait que la démocratie au sens formel accorde à chaque citoyen le même pouvoir infinitésimal d’influer sur des décisions collectives.
Des fausses attentes sont inévitables si l’on oscille entre les deux significations. Elles sont indépendantes : une décision respectant la règle de majorité peut engendrer l’injustice, et des décisions autocratiques peuvent promouvoir la justice. Même dans une démocratie exemplaire, la répartition égale des droits de vote n’implique rien concernant la manière dont sera répartie une ressource quelconque.
* * *
La seule conséquence certaine de la démocratie au sens formel est l’émergence des groupes d’intérêt. Il y a un «groupe d’intérêt» dès qu’il y a des personnes qui partagent un objectif quelconque dont la réalisation dépend des décisions politiques. L’objectif peut être n’importe quoi. Il peut s’agir d’une baisse du prix des carburants, de la réduction de l’impôt sur la fortune, de l’augmentation des salaires des travailleurs d’une entreprise particulière et même de l’abolition de l’État. Il n’est surtout pas requis que l’objectif soit réalisable et bénéfique pour la société dans sa globalité.
On dirait que la démocratie au sens formel est un très mauvais outil pour la démocratie au sens substantiel si le but de ce dernière est le bien commun. La distribution des votes dans une élection est déterminée par les tailles des groupes d’intérêt, et ce sont les intérêts qui finissent par guider les compromis entre les acteurs politiques. Ces intérêts reflètent la volonté d’un groupe d’imposer ses préférences. Ce serait une pure coïncidence si le résultat était globalement avantageux pour la société.
Certains disent que la démocratie est devenue l’addition des intérêts particuliers et qu’il faut en sortir, par la démocratie, pour défendre l’intérêt général. Aussi désespéré que cela puisse paraître, l’«addition des intérêts particuliers» est l’essence même de la démocratie au sens formel. Ensuite, il y a autant de manières d’entendre le sens substantiel qu’il y a des points de vue sur la nature de l’intérêt général. On pourrait, certes, envisager de «corriger» le fonctionnement de la démocratie en exigeant qu’une vision particulière sur le sens substantiel soit mise en œuvre, mais cela ne serait guère démocratique dans le seul sens universellement accepté – celui basé sur la répartition égale des droits de vote.
* * *
Quand une démocratie émerge suite à l’abolition d’une autocratie, les citoyens adoptent sans hésitation la conception que ce sont eux qui possèdent désormais le pouvoir, mais se distancent avec la même facilité de l’idée d’une responsabilité exécutive qui cependant faisait, elle aussi, partie intégrante du rôle de l’autocrate. Ainsi des revendications de tout genre sont vues comme émanant du pouvoir souverain, mais s’il y a des difficultés à y répondre, le résultat n’est pas l’autocritique de la part des citoyens, mais la colère contre les représentants cependant élus par ce même pouvoir.
Certains pourraient être portés à penser que le pouvoir des citoyens serait plus efficacement utilisé si les représentants étaient supprimés et les lois faites par voie de référendums. Or, la collision entre la réalité et les fausses attentes créées par la mauvaise métaphore de la volonté du peuple ne serait pas ainsi évitée : on observerait vite que pour tout référendum il faut fixer un mécanisme qui produit une décision collective à partir des expressions individuelles, et comme le résultat ne plairait pas à tout le monde, le mécanisme et ceux responsables de l’avoir choisi seraient les nouveaux ennemis du peuple.
* * *
La démocratie encourage une vision totalement irréaliste sur la manière dont les objectifs politiques sont fixés. Comme si tout ce qui compte était ce qu’un individu veut – et ce en ignorant la question des moyens pour atteindre l’objectif et les conséquences globales de son accomplissement.
Les revendications d’un groupe de citoyens peuvent être irréalisables par les moyens disponibles à l’État ou réalisables seulement au détriment des autres attentes que des citoyens peuvent avoir. Elles peuvent aussi être basées sur de fausses prémisses. Dans de telles conditions, en quoi le bon fonctionnement de la démocratie pourrait-il consister ?
* * *
La démocratie a au moins trois points faibles, chacun seul capable de la détruire. Premièrement, s’il y a trop peu de conflits entre les groupes d’intérêt, il n’est plus nécessaire de faire des compromis et la démocratie devient une dictature de ceux qui crient le plus fort. Un exemple est fourni par la première moitié du mandat de Trump, le Parti républicain étant majoritaire aux deux chambres. Deuxièmement, si les revendications sont extrêmement fragmentées, il sera impossible d’y réagir par des actions portant sur l’ensemble de la société. Tel est le cas des demandes de la «gauche identitaire». Troisièmement, si les citoyens se rendent compte que le rôle des revendications n’est pas d’imposer des décisions politiques, ils risquent de vouloir abolir la démocratie représentative. Le mouvement des «gilets jaunes» est un exemple d’une telle tendance.
Pour que la démocratie fonctionne, il ne suffit pas que les citoyens fassent entendre leur voix. Il faut encore qu’il existe des groupes avec des objectifs politiques contradictoires qui permettent cependant l’aboutissement d’un compromis et, de plus, que les citoyens ignorent que les revendications qui motivent leur participation à la vie politique ne peuvent jamais être mises en œuvre telles quelles.
* * *
Le mécanisme qui produit les avantages de la démocratie est très curieux. Normalement, une activité est motivée par ce qui la rend profitable. Or, les avantages de l’activité démocratique sont dissociés de sa motivation – la volonté qu’il y ait une réponse immédiatement visible à tout ce qui est perçu comme un problème ici et maintenant. Les avantages se manifestent dans la durée et découlent de la production incessante des réactions qui peuvent être individuellement réussies ou non.
Comme l’a remarqué le politologue David Runciman, la démocratie a cette capacité singulière d’être, d’une part, alimentée par des considérations à court terme menant à des actions improvisées, et d’avoir, d’autre part, la capacité à long terme de se sortir des crises – cette dernière étant un sous-produit des actions précipitées cumulatives et n’étant consciemment projetée par personne.
Les citoyens auraient de bonnes raisons de ne pas être motivés à exprimer des revendications. L’expérience suggère que les réponses seront, au mieux, des compromis insatisfaisants. Or, si les revendications qui servent de moteur de l’activité démocratique cessent, les avantages de long terme de la démocratie sont également perdus. Il faut que l’on continue à penser, erronément, que les avantages de la démocratie résident en ceci que les citoyens expriment des revendications non filtrées et les responsables politiques réagissent vite par des solutions qui provoquent aussi peu de résistance que possible. Cela permet à la démocratie de persister et génère ses vrais avantages : la bonne capacité d’éviter des crises majeures et les conditions relativement calmes de la vie quotidienne des citoyens.