MINUIT
[DU CHAPITRE 21 AU CHAPITRE 30]
MINUIT
[DU CHAPITRE 21 AU CHAPITRE 30]
21
Ils sont de concert sur la rive amère : douze se rangeant l’un après l’autre dans une embarcation longiligne, Numéro Douze le premier à bord, puis Numéro Dix, et ainsi de suite jusqu’à Numéro Un. Numéro Huit, Numéro Six et Numéro Quatre ont pris place au niveau des rames.
En ce moment, Numéro Onze est encore moins qu’à tout autre à l’heure de l’examen de conscience : elle est restée sur la rive, engagée dans l’action de défaire le cordage qui retient l’embarcation. Prompte exécution de cette tâche, d’un geste mécanique, et elle saute à son tour dans la barque – évidemment, il ne reste plus que la place près de la poupe, immédiatement derrière Numéro Un : comme elle est fière de côtoyer son maître, Numéro Onze petit chien détestable aux pieds de son maître, de celui par qui est donné l’ordre de marche ! Elle s’est emparée du gouvernail : une poussée de la main, et la barque se détache mollement de la berge.
Numéro Huit, Numéro Six et Numéro Quatre ont empoigné les rames. La barque glisse lentement, entre le ciel et l’eau – elle progresse dans ce bas intervalle exempt de brume, à la surface des flots, et seuls les visages des douze disparaissent dans la nuée. Le tintement des tubes d’acier s’est tu. On n’entendrait plus que le son caressant du clapotis des rames de bois, régulier, si la toux de Numéro Huit n’avait pas redoublé : à présent qu’il rame, oeuvrant à tirer fortement sur les rames, d’une contraction égale des muscles des deux bras, il est agité de plus grands soubresauts, mais il lui est physiquement impossible de porter à sa bouche l’étouffoir de son mouchoir blanc, de sorte qu’à cet instant, à son grand dam, la toux n’est que plus convulsive et manifeste.
A l’inverse de Numéro Huit, de Numéro Six et Numéro Quatre, neuf désoeuvrés, savourant une nouvelle et brève parenthèse comme peut leur en offrir de temps à autre la malfaisante aventure : ils sont serrés sur les planches de bois, l’un derrière l’autre, muets, les bras ballants, seuls et tous plus que jamais imprégnés de ce même sentiment – une obligation qui devient d’autant plus absolue que l’heure tourne, pour le plus grand avantage de Numéro Neuf – : les voilà lancés à contre-courant de leur histoire commune, remontant sur une voie étroite qu’ils ne quitteront que dans cinquante-trois minutes, une fois achevée l’abjecte entreprise.
22
L’embarcation emmène l’oeuvre obscure sur les flots, Numéro Douze à l’avant, à l’arrière Numéro Onze : à l’avant, en figure de proue improbable, la lueur malingre d’une cigarette de Numéro Douze, à l’arrière Numéro Onze, rivée à l’axe du gouvernail : elle vient de lancer à l’attention des rameurs une injonction autoritaire à la cessation d’activité : les douze ont atteint cet autre lieu de la rive dont ils ont déterminé de l’opportunité.
Aussitôt ramenées en arrière et lâchées les rames, Numéro Huit a tiré d’une poche de son pardessus le mouchoir dont il a eu à se défaire le temps de la navigation. C’est un mouchoir de coton blanc orné de broderies : les bords finis au point de feston, un coin marqué aux initiales du propriétaire – Numéro Huit a dérogé à la règle impérieuse de l’anonymat. Peu lui importe – c’est après tout un moindre mal – d’avoir à mettre en péril l’entreprise commune de cette manière, injustifiable, c’est vrai ; peu lui importe quand, par cette omission ou acte délibéré – il ne sait plus, au juste –, il est en mesure d’étouffer en grande partie la manifestation – ô combien plus indiscrète – de la toux inextinguible.
Pesamment, sans le moindre bruit, la barque s’est serrée contre une berge étroite : une avancée de pierre de taille longeant les flots, sur laquelle il serait impossible à deux personnes de se croiser. L’avancée est la saillie d’un mur de façade – à-plomb vertigineux du mur d’une façade au-dessus des flots, en pierre de taille blanche. La mince bande horizontale qui s’ouvre au passage des douze est d’un blanc verdâtre.
Ils débarquent un à un, prenant la mesure du caractère glissant de leur nouvelle route au moment même où ils posent le pied : d’abord Numéro Onze, tenant le cordage sur lequel elle tire fermement – elle semble ne faire aucun cas de la position instable qui est la sienne, et de fait s’acquitte de cette tâche avec une assurance certaine –, suivie de Numéro Un, passant à sa droite et reculant sur la bande verdâtre afin de reformer la colonne dans le bon ordre, puis Numéro Deux, et ainsi de suite jusqu’à Numéro Dix et Numéro Douze qui se rangent sur la gauche de Numéro Onze.
Numéro Onze a rejeté le cordage dans la barque. A présent elle est à croupetons sur l’étroite avancée, penchée en arrière, les deux mains posées à plat sur la pierre verdâtre : sans état d’âme, avec le plat du talon, d’une poussée martiale, elle renvoie l’embarcation au hasard des courants, et avec elle ce qui a été l’objet et l’instrument de sa mission propre.
23
Villa M. : quelques invités ont franchi le pas, aventurés à l’extérieur, sur les lames de bois serpent de la cour rectangulaire, sous la lumière des opalines vert-bleu des becs de gaz. Dans le Grand Hall, au-dessus de l’immense porte d’entrée dont on a rabattu les deux battants, les aiguilles de la grande horloge indiquent 0h23 précisément.
Une agitation fébrile a gagné le Grand Hall : l’écriteau de carton ondulé sur lequel est inscrit ON NE PASSE PAS a été retiré de la tenture de velours de droite pour être épinglé au revers de celle de gauche, côté Vestibule et Grand Salon, de sorte que tous les accès du Grand Hall sont désormais interdits : on est en train de mettre en place une gigantesque structure d’aluminium encadrant deux panneaux de bois de taille égale – chacun d’eux mesurant sept mètres de haut sur six mètres cinquante de large –, panneaux de bois contre-plaqué exempts de toute finition, eux-mêmes encadrés d’aluminium.
L’heure est à la dispersion : il y a ceux qui se sont glissés parmi les enfants qui jouent, dans chaque recoin de la cour rectangulaire ; il y a ceux qui ont porté leurs pas tout au fond du Grand Salon, près d’une tapisserie aux motifs vert-émir sur fond or. Ils se sont faufilés en catimini côté envers de la tapisserie – visiteurs inattendus – : une issue dérobée, une poignée qui tourne, la porte qui se referme derrière eux ; un couloir obscur, assez long – au centre de la paroi de gauche une porte qu’ils ne voient pas : elle donne sur un Petit Hall –, puis, tout au bout du couloir, les plis d’un rideau, enfin une deuxième porte qui s’ouvre et se referme : ils viennent de passer dans une pièce silencieuse, aux dimensions plus modestes – elle occupe un angle de la Villa M. et une partie du corps d’architecture qui surplombe la rive : c’est le Petit Salon. Il y a là des tableaux dans un nombre incalculable, certains encadrés, la plupart simplement sur châssis ou leur seul support rigide, serrés dans chaque recoin, à même le sol et au-dessus des cimaises, tantôt empilés, parfois couchés à plat ; au milieu, un divan et un canapé profond ; entre les deux, un paravent garni de draperies de crinoline noire ; dans l’air, des parfums subtils de santal, violette et fleur d’oranger, une touche de coriandre ; près de l’entrée, une porte de taille réduite – elle donne sur un des escaliers en colimaçon de la cour rectangulaire – et, sur la paroi opposée, trois grandes fenêtres qui ne laissent voir que l’étendue des eaux lisses et noires – s’ils prenaient la peine d’ouvrir l’unique battant d’une des deux fenêtres et s’ils se penchaient sur le rebord, les visiteurs pourraient voir la clarté de la berge étroite ; sur cette même berge, l’alignement de douze couvre-chefs déposés sur le dépôt verdâtre et lisse, chapeaux, casquettes et bonnets. Plus loin, au fond du Petit Salon, derrière le secret d’un carré de rideaux de moleskine rouge et or, une alcôve : un débordement de coussins, fourrures et tapis ; deux psychés au châssis de bois de rose faisant face à une méridienne ; des tentures de satin et de soie rose pâle, fuchsia et orangé ; et en guise d’éclairage, six odalisques de bronze portant des flambeaux.
Dans le Grand Hall, devant la haute tenture de velours rouge de droite, on vient de déployer les deux panneaux articulés sur l’immense cadre d’aluminium ; ils ont été ouverts à cent dix degrés, pas plus : leur trop grande amplitude ne permet pas de les ouvrir complètement – sans compter que le panneau de droite déborde sur le dormant de la menuiserie de l’entrée. On a fait ainsi apparaître, de part et d’autre de l’espace central désormais vacant, l’endroit des deux pièces de bois contre-plaqué : deux tableaux de facture identique, avec pour plus grand dénominateur commun, une confusion extrême des lignes, des matières et des couleurs. Au bas de chacun des deux tableaux, brisant le chaos, cinq signes graphiques rigoureusement réguliers, répartis à hauteur d’un signe par mètre : sur le tableau de gauche : LA-VE ; sur celui de droite : S-UNE.
24
Numéro Huit expulse de profundis : la matière visqueuse sourd, gronde, englue les profondeurs, réfrénée autant que possible, avant qu’elle n’en vienne à refaire surface : Numéro Huit traîne à travers les temps la maladie au long cours de son pathos, collé à ses semelles comme une gangue inextirpable, ajoutée à la charge des tubes d’acier rivée aux muscles de son torse.
Cela ne pouvait arriver qu’à lui : le tranchant entamant la chair de sa jambe, quand la même lame épargne dix de ses compagnons d’équipage. Il s’en est tiré sans trop de mal pour cette fois, mais ce n’est que partie remise – une seule obsession taraude Numéro Huit, questionne sans relâche son être au monde : qu’adviendra-t-il du présent ? Le voilà embarqué au sein de ce qui ne pouvait que remonter à la surface, cette histoire ancienne qui les lie l’un à l’autre et dont ils auraient inévitablement à payer le prix.
Numéro Huit stationne, la tête basse, figé sur la saillie de pierre de taille verdâtre, entre Numéro Neuf et Numéro Sept, applique continuellement sur ses lèvres le mouchoir de coton à la seule fin d’étouffer la toux – c’est peine presque perdue : à nouveau ses épaules s’agitent de sursauts convulsifs ; une salve à tout rompre se répand dans les alentours, plus fracassante encore que ne l’étaient les précédantes. Accablant constat : la manifestation du mal est plus forte que la volonté qui veut la combattre. Par acquis de conscience, et pour ne pas rajouter à la culpabilité qui rampe dans chacune de ses veines – culpabilité attisée par la possession de ce mouchoir brodé de deux lettres innommables –, il s’évertue à contenir le son gras des excavations pulmonaires – ce ne sont pourtant pas ses deux voisines qui auront à s’en plaindre : il ne parviendra pas à tirer Numéro Neuf de son euphorie ni Numéro Sept de sa rêverie.
Contre quoi te bats-tu, Numéro Huit ? Quel est cet ennemi qui te poursuit sans relâche ? Où se cache-t-il, cet ennemi qui entrave ta vie ? Es-tu au moins désireux de le combattre, de toute ta volonté, et de le terrasser enfin ? Saurais-tu le reconnaître ? A-t-il un visage ? Ou bien est-il cet ennemi infinitésimal, au plus profond de la masse brute, épaisse, rude, de ton être ? Dis, Numéro Huit : est-ce que par hasard il n’aurait pas, trait pour trait, ton visage ? Il te faudra l’admettre, Numéro Huit : tu es le grand bâtisseur de ton propre enfer.
Numéro Huit s’apprête à reprendre la marche sur la berge verdâtre : errant perpétuel, la gangue de l’inexpugnable pathos chevillée au corps, lançant des appels désespérés, jamais entendus : appels dévoyés aux réponses dévoyées, puisées dans l’inexhaustible codex.
25
C’est un tableau aux dimensions extraordinaires, l’élément central d’un triptyque. C’est un tableau disparu que personne – ou presque – n’a jamais vu, un tableau dont l’existence est pourtant connue de tous, sur lequel on a rapporté qu’il était achevé. Un tableau dont les critiques et les exégètes se sont emparé, sur lequel ils ont abondamment argumenté, accumulé une glose que chaque jour alimente de discours nouveaux, elle-même n’en finissant pas de prêter à discussion.
Le peintre a formé une image instable aux points de fuite multiples, un amalgame de formes privé de sens. Mais lorsque le spectateur se place de biais et l’observe depuis le côté droit ou le côté gauche, une deuxième image fait surface, occupant la totalité du tableau – la deuxième image qui apparaît est d’ailleurs tronquée sur les bords verticaux. C’est une image qui n’était inscrite, vue de face, qu’en filigrane ; qui se recompose, vue de biais, sous les rouges dévorants, en image juste.
C’est une recherche de l’illusion : la vérité première en contient une seconde, l’une formée de l’autre, deux mélodies superposées perceptibles de points de vue différents ; l’intention manifeste d’une dissimulation, dissimulation d’une vérité sous une autre vérité plus sensible, à moins que ce ne soit, au contraire, une tentative de les mettre en rapport l’une à l’autre. Contrepoint, mise en perspective de la réalité : le tableau est une anamorphose.
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La longue marche a repris sous la conduite de Numéro Douze – sitôt assurée de l’éloignement de l’embarcation sur les flots, Numéro Onze a réintégré le rang, à vrai dire une position provisoire entre Numéro Dix et Numéro Neuf ; Numéro Dix devant Numéro Onze : un crime de lèse-majesté : Sa Majesté des Raideurs. La colonne infâme procède à nouveau dans l’épaisseur du camaïeu de gris : les pas sont hésitants, la lenteur telle qu’elle semble tenir plus de l’immobilité que de la progression : une mince pellicule – la peau luisante d’un dépôt verdâtre – rend tout geste périlleux.
Numéro Quatre, Numéro Six et Numéro Huit suant sang et eau : le sol filant sous leurs pieds, la surcharge pondérale chevillée au corps les ont contraints à cheminer à quatre pattes – malgré la lenteur, le changement d’orientation et les contorsions des corps font résonner de mille tintements les tubes d’acier. Ils sont devenus les interprètes malgré eux d’une musique étrange : andantino loufoque qui nourrirait encore le rire de Numéro Dix s’il pouvait les voir. Voilà qui leur donnerait à rire à eux-mêmes, Numéro Quatre, Numéro Six et Numéro Huit, s’ils ne partageaient pas tous les trois la conscience d’une part matérielle qui a fui la préméditation omnisciente de Numéro Un.
La progression est devenue à ce point malgracieuse que ceux qui se tiennent debout partagent à présent avec Numéro Onze la traduction physique de son être au monde : le péril d’une chute fatale a raidi les membres, tendu les torses comme ceux de pantins de chiffon – il n’y a bien que Numéro Sept qui ait échappé à la disgrâce : Numéro Sept qui n’a aucune fonction propre dans l’entreprise commune – à Numéro Douze les plans et directions, à Numéro Onze la navigation, Numéro Dix les verrous, à Numéro Neuf la vigie, Numéro Huit le port de la charge ; à elle, aucune fonction : elle survole les contingences et, à cette heure, elle avance d’une pas inchangé : Numéro Sept vit une rêverie.
Une haleine aigre s’est élevée de la surface des eaux. Elle dissipe par touches sournoises, soudaines, soulève le voile de brume. La façade qu’ils frôlent de leurs coudes apparaît bientôt dans son entier : peu large, haute, surélevée dans sa partie centrale d’une niveau supplémentaire : une nef de titan surgissant des ténèbres, lancée sur les flots malveillants. La saillie est elle aussi visible sur toute sa longueur : plus qu’une très courte distance – ô combien étirée dans le temps – et ils atteindront l’issue que Numéro Dix se chargera de soumettre. Pour passer de l’autre côté, ils n’iront pas par quatre chemins : ils rentreront par la petite porte.
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Vent aigre : il vient d’enlever les derniers plis du voile de brume : dispersée, envoyée à vau-l’eau la myriade des gouttelettes éthérées. Ils sont à l’arrêt, Numéro Dix au niveau d’une trappe inclinée à quarante-cinq degrés vers l’intérieur de la façade de pierre blanche, Numéro Douze devant lui, derrière lui la suite de la colonne – Numéro Huit, Numéro Six et Numéro Quatre ont retrouvé la joie de la station verticale. Ils sont douze, à l’étroit sur la berge glissante de la sordide entreprise, rattrapés par leur destin, allant a contrario : contre le sens de leur histoire.
Tandis que Numéro Dix s’évertue à jouer l’exécuteur des basses besognes – il est recroquevillé sur lui-même, la face collée à la trappe métallique rongée par l’oxydation, dans une main un passe-partout qu’il manipule du bout des doigts –, tous, d’une connivence tacite, ont machinalement quitté la vue restreinte du dos qui précède – pour Numéro Douze, et lui seul, celle de la route à suivre – : ils se tiennent côte à côte, les jambes serrées, le dos plaqué sur la façade. Ils sont au pied du mur et regardent l’eau qui court : gravité de l’instant – ils ont laissé s’immiscer dans les esprits le doute d’une dialectique sans issue, avec pour seules alternatives celles qui laminent les minutes de Numéro Douze : leurs existences ont-elles à suivre le cours tracé par une volonté farouche, au risque d’être emportées par le courant, sans maître ni contrôle ? ou bien ne leur reste-t-il que la juste inclination à la relâche, à céder à la tentation de la quiétude, vaincues par le renoncement, entraînées enfin par le fond ?
Un grincement qui tire les douze de la torpeur collective, le grincement déchirant d’une voie sortie de l’oubli et ramenée à la vie ; Numéro Dix s’est retourné : il a fait basculer la trappe de métal sur ses charnières. La colonne recule d’un pas, afin de placer Numéro Douze face à l’ouverture. D’un geste simultané, ils ôtent leurs couvre-chefs et les déposent à leurs pieds : ils n’auraient plus constitué que des éléments encombrants après le passage à la trappe, vers l’autre côté – Numéro Sept a accompli ce geste de messe avec un temps de retard : la rivière d’argent de ses cheveux s’est déployée au moment où, déjà, Numéro Douze s’apprêtait à poser le deuxième pied de l’autre côté du mur de façade : Numéro Sept rêve.
Dans une poignée de secondes, tout au plus quelques dizaines, ils auront tous fait glisser leurs corps dans l’ouverture pratiquée par les bons soins de Numéro Dix. Ils auront franchi la ligne au-delà de laquelle il leur sera impossible de faire machine arrière, jetés là où désormais ils doivent être, pour cinquante minutes – jusqu’au coup de 1 heure exactement –, d’où l’on ne revient pas sans dommage : de l’autre côté.
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Villa M., 0h28 : la part des invités qui se pressent sous la lumière éclatante du Grand Hall s’est réduite au profit de celle qui, peu à peu, a envahi la lueur des opalines vert-bleu de la cour rectangulaire.
Les visiteurs inattendus de l’espace du Petit Salon ont poursuivi leur avancée. Ils ont laissé les coussins derrière eux, les fourrures, les soies et les satins, les tableaux, passé tout au fond le carré des rideaux de moleskine de l’alcôve. Immédiatement sur leur droite, une porte – elle est entrouverte et, donnant sur l’un des quatre escaliers en colimaçon de la cour rectangulaire, jette dans l’espace clôt un froid de glace – ; face à eux, une cloison : deux portes : ils ont pris celle de droite, laissant la seconde – elle permet d’accéder aux étages par un escalier d’ébène. Ils sont dans une pièce aveugle à laquelle la cloison de la cage d’escalier enlève toute possibilité d’ouverture sur la rive ; elle occupe l’espace formé par la jonction de deux corps d’architecture. Seul mobilier, au centre, une table étroite et longue, de couleur rouge ; pas une chaise ; aucun autre objet. Sur chaque paroi, à mi-hauteur, un médaillon de forme ovale représentant une lucarne en trompe-l’oeil et, à l’intérieur de chacune d’elles, le point de vue singulier d’un même paysage : l’illusion est parfaite, l’artifice magistral de cette lumière pénétrant par une seule face l’épaisseur végétale, mirage heureux sans lequel la pièce n’eût été qu’un théâtre sans scène ni spectateur.
Les visiteurs inattendus ont laissé la pièce aveugle : ils ont passé une porte se trouvant sur la paroi de droite. A présent ils se faufilent dans un couloir strictement identique à celui qu’ils ont emprunté lorsqu’ils ont quitté le Grand Salon. Si, cette fois, par le plus grand des hasards, ils prêtaient attention à la porte qui se situe à distance égale des extrémités du couloir, ils auraient l’opportunité d’entrer dans un Petit Hall : ils y jouiraient alors – comme d’ailleurs dans l’autre Petit Hall – de ce spectacle : de chaque côté de la porte d’entrée, le préalable équivoque de deux aphrodites de marbre noir, cuisses lascives, croupes offertes, poitrines pâmées de plaisir : spectacle du caprice venu on ne sait de qui, renouvelé pour le grotesque et le bizarre, un goût pour l’extravagant, la part large faite sans rémission au vertige des sens.
Si d’aventure un intrus venu de l’extérieur parvenait à se glisser dans la Villa M. – si tant est qu’il soit possible de sous-entendre qu’il n’est aucun lieu qui soit inviolable –, il faudrait à l’audacieux l’esprit le plus intrépide pour ne pas être mis à tout instant en déroute : c’est bien peu de dire que la Villa M. possède un nombre infini de pièces, galeries, colonnes, couloirs, escaliers, rampes, portes, réduits, passages dérobés. Avant de quitter la pièce aveugle, les visiteurs inattendus n’ont pas noté l’ouverture pratiquée au sol, dans un angle, ni les premières marches d’un escalier menant à ce qui ne peut être que la cave ; ils n’auraient sans doute pas manqué de remarquer les traînées épaisses répandues sur les arêtes de pierre blanche, couleur rouge sang.
29
Insigne privilège de Numéro Sept : Numéro Sept est la jouisseuse de tous les instants, le coeur battant et l’esprit léger. Qu’importe l’issue de l’entreprise commune : dans tous les cas Numéro Sept s’en reviendra le pas voyageur, le coeur battant et l’esprit léger. Elle ne connaît pas l’ennui – la terreur de Numéro Neuf dans sa quête incessante du paradis perdu – ; elle n’est pas frappée de cécité – l’aveuglement de Numéro Onze, arc-boutée dans l’obéissance – ; quant à l’indécision qui frappe à tout moment à la porte de Numéro Douze, elle n’a même pas idée de ce que cela peut être : Numéro Sept rêve.
On n’a pas estimé opportun de confier à Numéro Neuf la lame dont chacun est affublé. Non pas que Numéro Neuf soit indigne ou inapte à participer à la tâche finale, ni même qu’elle ait été pressentie inconséquente, porteuse, avec le tranchant, d’un danger – ; non : étant la vigie, elle doit n’être que cela, et le rester jusqu’à la dernière seconde. Concernant Numéro Sept, la question est toute autre : si on n’a vu aucun mal à lui confier le long couteau à la lame sûre – elle sera tout à fait en mesure d’avoir sa part dans la tâche finale, sans pour autant faire encourir quelque danger que ce soit par le seul fait d’être en possession de la lame –, en revanche elle n’a pas d’autre fonction propre que celle de sa présence. On ne peut que lui faire grief de sa rêverie : Numéro Sept n’a pas échappé à la sentence de Numéro Trois et Numéro Onze : Numéro Sept baye aux corneilles ; Numéro Sept n’est pas un être de volonté ; Numéro Sept n’est que la maîtresse de ses songes, ou plutôt – pire encore – : elle ne se laisse aller qu’à leurs seules images. C’est là tout ce qui ne doit pas compter : il est interdit de rêver.
Avant de poser à ses pieds le bonnet de laine noire qui les enserrait, Numéro Sept a fait au vent aigre l’offrande de la rivière d’argent de ses cheveux. Puis elle s’est laissée glisser dans l’ouverture du mur de façade. En ce moment, elle descend les échelons, son pardessus au-dessus de la tête de Numéro Huit – Numéro Huit une fois de plus dépossédé de son mouchoir blanc, qui vient de lâcher une nouvelle bordée de toux, sauvage, ébranlant la charge des tubes d’acier, frottés contre l’échelle métallique – ; Numéro Sept descend à son tour dans la nuit de la cave, le pas voyageur, quand Numéro Neuf n’a pu consentir à s’engager dans l’aire sépulcrale qu’en avalant une ample et dernière bouffée du large : Numéro Sept ne connaît pas l’enfermement ; elle ne connaît qu’un seul édifice, l’édifice sans limite auquel chaque jour apporte sa pierre : Numéro Sept construit au jour le jour l’édifice de ses rêves.
Tes pieds viennent de se poser sur le sol blanc de la cave. Tu retiens ta respiration, caresses l’onde de la rivière d’argent de tes cheveux : c’est un souffle délicat, ininterrompu, le souffle d’un baiser, un baiser dont l’évanouissement ne pourrait être que l’effet d’un mauvais rêve. Entends-tu, Numéro Sept, l’entends-tu, le coeur de l’entreprise commune ? Sens-tu la lie de son haleine tiède battre à tout rompre, quand tes yeux n’ont d’yeux que pour ton propre coeur ?
Ainsi va Numéro Sept, le souffle au coeur, ne prêtant l’oreille qu’à la voix des songes, dormeur éveillé, voyante à contretemps de l’immonde entreprise, ange clairvoyant, oiseau de bonheur aux ailes blanches, voyageur dans le territoire sans limite, huis clos de son cortex.
30
C’est le tableau que le peintre a voulu le plus ambitieux – par la taille et les intentions –, le plus fou entre tous, le dernier des emblèmes de son art. C’est un tableau frappé du sceau de l’exception : il fallait qu’il exerce sur le regard un appel indéniable, qu’il frappe d’emblée le spectateur et pour cela il fallait qu’il fût celui de la démesure ; il fallait que ce fût le terrain apte à résoudre les difficultés de la conscience, au risque de faire apparaître les éléments épars comme des points infimes et insignifiants sur cette grande surface – c’est d’autant plus vrai pour les coupures de presse et leurs caractères, pourtant de première importance dans la compréhension de l’ensemble.
Le peintre avait sans aucun doute l’intention de réaliser un seul tableau, en une seule partie, mais la contrainte physique l’a amené à avoir recours à un subterfuge : comment aurait-il pu ramener à la surface, des sous-sols de l’immense atelier, une oeuvre si gigantesque ? Le peintre a composé trois tableaux, un ensemble de trois éléments formant un triptyque qui, une fois replié, pouvait occuper exactement la largeur du monte-charge dont, ordinairement, il avait usage – restait tout de même cette question : quel pouvait être le destinataire de l’oeuvre quand, en quelque endroit que ce soit du lieu qu’il habitait, quoique très vaste, il était impossible de le déployer ?
Le peintre se trouvait dans la nécessité impérieuse de dire le plus qu’il était possible de dire mais il n’a pas jugé l’appel au regard suffisant : il a aussi exigé le mouvement – comme si le terrain infini qu’il avait ouvert à l’expression dans le triple cadre était lui aussi insuffisant, qu’il fallait encore lui adjoindre le terrain des incessants allers et retours pratiqués par le spectateur à venir. Mouvement d’avant en arrière et d’arrière en avant, du détail à l’ensemble et de l’ensemble au détail : du proche au lointain, du lointain au proche ; mais encore un mouvement du devant vers le côté et du côté vers le devant, de la première à la deuxième image et de la deuxième à la première image : de la surface à la profondeur, de la profondeur à la surface. Il fallait au peintre extirper une chose, la chose pour laquelle il ne s’est pas tenu au plus simple : il a offert tous les points de vue, livré une réalité sous tous ses angles, sans prédétermination de l’approche du spectateur.
Peintre voyeur, témoin à son corps défendant reprenant l’emprise sur la chose : chaque touche de couleur, chaque ligne, un signe, l’indice d’un outrage commis contre nature. Miracle renouvelé de la création : voix lancée des ténèbres, marque indélébile, dialogue noué à travers le temps avec l’autre, spectateur et acteur.
Cette nuit, à 1 heure, on montrera le tableau.
MINUIT continue...
faire un tour du côté des CARNETS D'AUTOPSIE DE MINUIT [8] et [9]
[les chapitres 21 à 30 de MINUIT ont été mis progressivement en ligne par L'AUTEUR LUI-MÊME en personne, les 12 et 18 juin 2008]