Martin FORTIER
Séminaire 2014/2015
« La cognition animiste : une approche transdisciplinaire »
SOMMAIRE:
1. Informations pratiques
2. Brève présentation du séminaire
3. Intégralité du syllabus (présentation longue du séminaire)
4. Description des séances du séminaire
1. Informations pratiques
Séminaire validable dans le cadre du PhilMaster (EHESS/ENS), du Master d'Ethnologie et d'anthropologie sociale de l'EHESS, et du CogMaster (ENS).
Séances le jeudi, de 15h15 à 17h15. Du 6 novembre 2014 au 12 février 2015.
Salle 236 (escalier principal, 2e étage) - 29, rue d'Ulm - 75005 Paris.
Ce séminaire s’adresse à la fois aux étudiants en sciences humaines (notamment en anthropologie et en philosophie) et aux étudiants en sciences cognitives. Il est ouvert aux étudiants dont le niveau est équivalent ou supérieur au Master 1. Il n’est pas attendu que les participants au séminaire aient des connaissances dans chacune des trois disciplines abordées. Toutes les connaissances de base nécessaires à la compréhension du propos seront introduites au fur et à mesure.
Présentation du séminaire sur le site de l'EHESS.
2. Brève présentation du séminaire
Le séminaire prendra pour point de départ les débats entourant la réémergence de la notion d’animisme au sein de l’anthropologie contemporaine (Philippe Descola, Eduardo Viveiros de Castro, Tim Ingold, Nurit Bird-David, Laura Rival, Graham Harvey, Rane Willerslev, Eduardo Kohn, Dimitri Karadimas, Fernando Santos-Granero, Marc Lenaerts, etc.). L’acception de l’animisme que nous retiendrons n’est donc pas seulement réductible au sens classique (hérité de Tylor) ou à celui qu’il peut prendre en psychologie (par exemple chez Piaget).
Nous tenterons de mettre en évidence les limites et les défauts de la plupart des théorisations anthropologiques de l’animisme et montrerons sur la base d’exemples essentiellement tirés de l’ethnographie amazoniste que les sciences cognitives nous fournissent des instruments très précieux pour éclairer les phénomènes anthropologiques en question et proposer une redéfinition plus satisfaisante de l’animisme. Outre son objet propre, ce séminaire introduira dans une large mesure aux études amazonistes, à l’anthropologie cognitive, à la philosophie cognitive, ainsi qu’à la psychologie interculturelle.
Le semestre s’organisera autour de huit modules thématiques :
(1) Introduction générale aux théories anthropologiques classiques et contemporaines de l’animisme, et mise au clair des différences entre l’animisme et d’autres notions apparentées (hylozoïsme, panpsychisme, panthéisme).
(2) Introduction à l’anthropologie cognitive au sens large (anthropologie cognitivo-évolutionnaire, anthropologie cognitive américaine, anthropologie psychologique, anthropologie de la conscience, neuroanthropologie, etc.), et mise au jour des données et méthodes pertinentes pour l’étude de la cognition animiste.
(3) Introduction à la cultural psychology, cross-cultural psychology et indigenous psychology et mise au jour des données et méthodes pertinentes pour l’étude de la cognition animiste.
(4) Mise en évidence, à partir de travaux en ethnobiologie comparée, de l’existence d’un style cognitif animiste particulier dans la manière de catégoriser la nature.
(5) Elucidation du débat anthropologique autour de l’anthropomorphisme à la lumière de travaux expérimentaux sur les différents domaines cognitifs (physique intuitive, biologie intuitive, psychologie intuitive, etc.) et sur les composantes de la personne (dualisme intuitif vs. trialisme intuitif vs. pluralisme intuitif).
(6) Relecture des données ethnographiques amazoniennes sur l’interaction avec autrui et sur la catégorisation d’autrui à l’aune des récentes théories de la cognition sociale, et formulation d’hypothèses sur la nature de la cognition sociale amazonienne. (Nous verrons que la notion anthropologique de multinature ou de discontinuité des physicalités peut être cognitivement redéfinie comme un mode particulier de cognition sociale.)
(7) Étude de l’importance des notions ethnopsychologiques dans l’explication de la violation des attentes relatives au comportement d’autrui. Plus largement, étude de l’importance des événements improbables et du traitement variable de cette improbabilité dans la constitution de divers systèmes du surnaturel. (Nous verrons que la notion anthropologique de monoculture ou de continuité des intériorités peut être cognitivement redéfinie comme un mode particulier de rationalisation d’événements improbables.)
(8) Exploration des expériences induites par les plantes hallucinogènes dans le chamanisme amazonien, et formulation d’hypothèses quant à la possible origine métacognitive du caractère surnaturel des expériences visionnaires.
Mots clés:
Animisme, anthropologie cognitive, anthropologie de la conscience, anthropologie de la connaissance, chamanisme, cognition religieuse, cognition sociale, culture et cognition, épistémologie naturalisée, ethnographie amazoniste, hallucinations, neurosciences de la culture, philosophie de l’esprit, philosophie expérimentale, psychologie interculturelle.
3. Intégralité du syllabus (présentation longue du séminaire)
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Sommaire du syllabus:
1. Les théories anthropologiques de l’animisme.
2. Vers une étude naturaliste de l’animisme (I) : introduction à l’anthropologie cognitive.
3. Vers une étude naturaliste de l’animisme (II) : introduction à la psychologie de la culture, à la psychologie interculturelle et à la psychologie indigène.
4. Les styles cognitifs dans les manières de catégoriser la nature.
5. Anthropomorphisme, analogisme et composantes de la personne.
6. La cognition sociale amazonienne.
7. Violation des attentes, raisonnement probabiliste et recours aux explications surnaturelles.
8. Hallucinations, métacognition, et entités surnaturelles.
4. Description des séances du séminaire
[#12] 12 février 2015 : « Naturaliser le multinaturalisme : la cognition sociale amazonienne (II) » & « Naturaliser le monoculturalisme : violation des probabilités et économie du surnaturel »
Nous nous intéresserons dans cette séance à la cognition sociale comme théorie de l’esprit. Après avoir rapidement présenté le domaine et notamment les très nombreux travaux psychologiques de la dernière décennie, nous nous demanderons s’il est vraisemblable que les Amazoniens possèdent une autre théorie de l’esprit (ou se servent différemment de leur théorie de l’esprit) que les sujets occidentaux de base. Une comparaison avec l’ethnographie du Pacifique et les récents travaux expérimentaux qui ont été menés là-bas par Wassmann et ses collègues tendra à nous faire douter d’une possible variation significative. En revanche, nous montrerons que les travaux de psychologie de la culture sur les étiologies comportementales (situationalisme vs. dispositionalisme) suggèrent qu’une variation interculturelle est très probable. Nous risquerons quelques hypothèses pour le cas amazonien. Nous nous intéresserons ensuite aux travaux psychologiques sur la prise de perspective (perspective taking) – et notamment sur l’articulation de la prise de perspective sociale et visuo-spatiale. Nous verrons que des études interculturelles ont mis en évidence l’existence de variations culturelles dans la prise de perspective (il semblerait notamment que les Asiatiques se livrent plus aisément à ces tâches de prise de perspective que les Occidentaux). Elargissant la question de la perspective à celle des affordances, nous esquisserons quelques pistes qui permettraient de tester expérimentalement les affirmations audacieuses de Viveiros de Castro à propos de l’Amazonie.
Nous terminerons enfin par la question de l’économie du surnaturel. Fort des apports de la séquence précédente sur la cognition sociale, nous tenterons de montrer que le surnaturel est moins une affaire de violation d’intuitions (de violation des théories naïves), ainsi que cela est aujourd’hui souvent affirmé, qu’une affaire de violation de probabilités. Par exemple, si un animal ne se comporte pas comme il a l’habitude de se comporter ou n’émet pas les sons qu’il devrait émettre, alors on sera fondé à expliquer la violation de probabilité par le recours à des entités et des mécanismes surnaturels qui sont dits interférer au sein du processus observé. Nous soutiendrons que la théorie de la simplicité (de Chater et Vitányi) combinée à une approche probabiliste sont ensemble susceptibles de nous donner les outils suffisants pour expliquer l’essentiel de l’économie du surnaturel qui a cours en Amazonie.
[#11] 5 février 2015 : « Naturaliser le multinaturalisme : la cognition sociale amazonienne (I) »
Nous nous attacherons dans cette séance à explorer ce qu’il en est de la cognition sociale en Amazonie. Je rappellerai rapidement ce que Viveiros de Castro entend par « multinaturalisme » et ce que Descola entend par « discontinuité des physicalités ». Selon ces deux anthropologues, et plusieurs autres anthropologues à leur suite, le multinaturalisme (la discontinuité des physicalités) caractériserait la pensée amazonienne par opposition à la pensée occidentale qui serait quant à elle mononaturaliste. Mais nous verrons que cette opposition est en réalité un pur artefact qui procède du fait que Viveiros de Castro et Descola usent du terme de nature (ou de physicalité) de manière peu rigoureuse (c’est-à-dire très polysémique). Si la pensée amazonienne ne peut donc être définie comme multinaturaliste, comment alors la définir ? C’est pour répondre à cette question que l’étude de la cognition sociale amazonienne est, nous semble-t-il, intéressante.
Non sans lien avec la séquence précédente sur l’ethnobiologie, nous étudierons aujourd’hui la cognition sociale comme catégorisation sociale. Autrement dit, on se demandera comment sont définis les différents groupes sociaux en Amazonie, et plus largement encore, comment est défini un humain par opposition à un non-humain. La récente monographie d’Istvan Praet ainsi que de nombreuses données amazonistes nous serviront de base. Nous envisagerons ensuite la question d’un point de vue plus expérimental grâce au travail d’Astuti, Solomon et Carey sur les Vezo de Madagascar.
[#10] 22 janvier 2015 : « Ethnobiologie amérindienne : animisme et catégorisation du vivant »
Nous reviendrons tout d’abord sur les théories classiques du développement de la cognition biologique chez les humains (la manière dont les humains conçoivent les objets vivants à mesure qu’ils grandissent). Nous verrons qu’un certain nombre de présupposés mis en avant par Carey (notamment l’idée selon laquelle les enfants auraient une cognition biologique fortement anthropocentriste) a largement été critiquée (notamment par Inagaki et Hatano, et, Atran et Medin : en réalité, il semblerait que l’anthropocentrisme des enfants soit seulement un effet culturel). Nous présenterons ensuite les hypothèses classiques de l’ethnobiologie, avec une attention particulière aux hypothèses universalistes quant aux manières d’inférer des propriétés biologiques et quant à la manière (arborescente, à 6 niveaux) d’organiser le vivant (Berlin, Atran).
En nous fondant sur l’ethnobiologie amazonienne (notamment les travaux de Marc Lenaerts, William Balée et Jacques Tournon) ainsi que sur les nombreux travaux expérimentaux d’Atran, Medin, Ross et al. qui comparent l’ethnobiologie des Mayas à celle des Menominee et des Euros-américains (tantôt urbains, tantôt experts), nous montrerons qu’un certain nombre de présupposés classiques de l’ethnobiologie doivent être radicalement remis en cause. Au premier chef, il semblerait que la ramification arborescente du vivant soit loin d’être évidente chez beaucoup de populations indigènes, et qu’à cela, soit préférée une organisation écologique, interactive et réticulaire des connaissances biologiques. Cela nous conduira à reconsidérer certaines propositions faites dans le cadre des théories bayésiennes de la catégorisation (Tenenbaum, Kemp et al.). En particulier, il serait intéressant de vérifier si, en Amazonie, l'apprentissage lexical biologique satisfait bel et bien les modèles bayésiens, étant donné que le modèle qui structure les connaissances biologiques a priori n'est pas arborescent mais réticulaire et interactif.
Enfin, en dépassant la notion d’ethnobiologie indigène, nous réfléchirons à l’articulation entre expérience d’un milieu naturel et modélisation culturelle de ce milieu et verrons comment chaque communauté construit un modèle sui generis (qui implique notamment un certain mode de relation aux esprits de la forêt) qui informe directement le type de relation que les individus de la communauté entretiennent avec l’environnement.
[#9] 15 janvier 2015 : « Expériences hallucinogènes, cerveau bayésien et sens de réalité : Vers une anthropologie des engagements ontologiques (II) »
Nous avons étudié lors de la dernière séance : la phénoménologie de certaines expériences hallucinogènes (notamment sous ayahuasca et sous champignons hallucinogènes) ; nous avons comparé cette phénoménologie à celle de la psychose (notamment dans ses stades prodromaux) ; puis nous avons prêté attention aux modèles neurobiologiques de la psychose développés dans un cadre bayésien (modèles qui explicitent très bien le passage d’une démultiplication des erreurs de prédiction à la formation de croyances délirantes) ; nous avons ensuite exploré les modèles bayésiens des expériences psychédéliques (celui de Ph. Corlett et celui de R. Carhart-Harris) ; et enfin, nous avons réfléchi à partir de là à la notion de sens de réalité dans toutes ces différentes expériences, en insistant notamment sur le fait qu’il n’existait pas un sens de réalité, mais que ce concept recouvrait en fait une grande hétérogénéité de choses.
Cette séance poursuivra les investigations de la semaine dernière en présentant un questionnaire qui est actuellement en train d’être mis en place et dont l’ambition est d’étudier suffisamment finement la variété du sens de réalité. A partir de là, nous nous interrogerons sur l’articulation entre un sens réflexif et un sens non réflexif du sens de réalité. Quelle différence y a-t-il, et comment interagissent entre eux, le sens de réalité non réflexif entendu par exemple comme atmosphère existentielle à la Ratcliffe ou comme interaction sensori-motrice à la Noë, et le sens de réalité réflexif entendu comme élaborations théoriques des sujets (théories naïves, théories scientifiques, etc.) ? Il s’agit en définitive d’essayer de bâtir une théorie des engagements ontologiques capable de rendre compte de la manière dont nous reconnaissons la réalité des choses aussi bien dans notre existence la plus implicite que dans nos constructions les plus réfléchies.
[#8] 8 Janvier 2015 : « Expériences hallucinogènes, cerveau bayésien et sens de réalité : Vers une anthropologie des engagements ontologiques (I) »
Les anthropologues se sont beaucoup intéressés à la manière dont les humains distribuent variablement les propriétés aux objets du monde. Deux récents exemples de la chose sont Pascal Boyer et Philippe Descola : ce que tous les deux entendent par « ontologie » est non pas la question de savoir quels objets sont évalués comme existants et quels objets sont évalués comme non-existants, mais bien celle de savoir quelles propriétés sont attribuées à ces objets. Boyer fonde ainsi la notion d’ontologie intuitive sur les domaines cognitifs spécialisés, que nous avons déjà largement eu l’occasion d’étudier. Descola fonde quant à lui la notion de schème ontologique sur d’hypothétiques schèmes de prédication transdomaniaux. Nous voudrions ici nous intéresser à l’ontologie en un autre sens que celui qui est couramment admis : non pas savoir comment les humains attribuent des propriétés aux objets, mais savoir comment les humains distribuent existence et inexistence aux objets du monde. De cette question – la question des engagements ontologiques – les anthropologues n’ont malheureusement quasiment pas parlé. Les psychologues, eux, se sont pour certains intéressés à la chose. Par exemple, tous les débats en psychologie développementale autour de la distinction fantasy/reality (e.g., Jacqueline Wooley, Marjorie Taylor) sont particulièrement pertinents. De même pour les débats sur le reality monitoring (e.g., Richard Bentall, Marcia Johnson). Nous nous intéresserons ici aux engagements ontologiques naïfs à travers l’exemple précis des hallucinations et plus particulièrement encore à travers l’exemple des expériences hallucinogènes.
Nous explorerons dans un premier temps la phénoménologie des expériences hallucinogènes et en particulier celle des expériences induites par les champignons psilocybes et l’ayahuasca. Nous ferons dans un deuxième temps une rapide revue de la littérature neuroscientifique sur la neurophysiologie et la neurobiologie de ces substances et développerons une proposition de modélisation bayésienne de l’effet des hallucinogènes qui sera largement inspirée du travail de Philip Corlett, Chris Frith et Paul Fletcher. Nous verrons alors ce que les données issues de l’étude des expériences hallucinogènes peuvent nous enseigner au sein du débat contemporain entourant les notions de sens de réalité et de sentiment de présence (Mel Slater, Giuseppe Riva, Mohan Matthen, Alva Noë, Matthew Ratcliffe, Jérôme Dokic, Katalin Farkas). Il sera notamment question de mettre en évidence combien la notion de sens de réalité, par exemple, loin de renvoyer à un processus cognitif distinct dont la signature biologique serait claire, recouvre en réalité des expériences et des processus neurologiques fort différents. Nous militerons donc pour une définition pluraliste et hétérogène du sens de réalité et nous verrons ce que cela peut signifier quant à l’étude des engagements ontologiques naïfs et non réflexifs du quotidien. Enfin, nous émettrons une série de propositions et d’hypothèses quant à la manière dont l’évaluation d’une chose comme existante (ou comme inexistante) peut varier à travers les cultures.
[#7] 18 Décembre 2014 : « La nature de la connaissance animiste : intelligence artificielle, apprentissage et taxonomie des formes de savoir »
Par quel type de processus devient-on animiste ? S’agit-il d’un apprentissage de propositions, de modèles mentaux, de modes de direction de l’attention, de modes de perception, etc. ? Par ailleurs, quelle est la nature du savoir animiste – c’est-à-dire, dans quel format ce savoir se présente-t-il ? Ces questions nous amènerons à explorer deux grands ensembles de problématiques de la philosophie de l’esprit et des sciences cognitives.
Nous étudierons pour commencer trois grands paradigmes de l’intelligence artificielle qui se proposent chacun à leur manière de définir comment s’opère tout apprentissage et comment les connaissances sont organisées et entreposées dans le cerveau. Ces trois paradigmes sont, respectivement : (1) le symbolisme (e.g., Pylyshyn, Fodor), (2) le connexionnisme (ou subsymbolisme) (e.g., Rumelhart, Smolensky) et (3) le bayésianisme (e.g., Griffiths, Xu).
Cela nous conduira dans un deuxième temps à nous interroger sur la nature du savoir. Il est courant, en anthropologie, d’opposer savoir théorique et savoir pratique, ou, en philosophie, d’opposer knowing-that et knowing-how. Il y a quelque chose de très réducteur et de très inadéquat à vouloir scruter le monde à l’aide de ces quelques dichotomies grossières. Ce que les anthropologues appellent « la pratique », ou les philosophes « le knowing-how », recouvre en réalité des phénomènes fort différents les uns des autres. En nous inspirant de travaux en anthropologie de la connaissance, des récents débats philosophiques autour des théories réduisant le savoir-comment au savoir-que (e.g., Stanley) ou le savoir-que au savoir-comment (e.g., Hetherington), et des données des sciences cognitives, nous esquisserons une nouvelle taxonomie des formats du savoir qui comprend bien plus de ramifications qu’on ne l’admet d’ordinaire.
Toutes ces considérations nous permettront enfin de jeter un regard nouveau sur la question de l’apprentissage de l’animisme et de la structure du savoir animiste. Nous verrons non seulement théoriquement quels sont les processus vraisemblables de construction de l’animisme, mais aussi quels types de protocoles expérimentaux seraient susceptibles de confirmer ou d’infirmer ces hypothèses.
[#6] 11 Décembre 2014 : « L’animisme, ses parents conceptuels, et les projections entre domaines cognitifs spécialisés »
Nous nous attarderons cette semaine sur l’animisme et ses parents conceptuels. Il sera ici question de voir ce qui rapproche et distingue animisme, panpsychisme, hylozoïsme, anthropomorphisme, fétichisme, panthéisme, etc. Nous considérerons dans un premier temps ces notions d’un point de vue cosmologique et philosophique, et nous nous intéresserons ensuite à leur fondement cognitif. Cela nous conduira notamment à explorer les débats contemporains, en psychologie cognitive, en psychologie du développement et en neurosciences, sur les domaines cognitifs spécialisés (cognition physique, cognition biologique, cognition numérique, cognition psychologique, etc.) ainsi que sur l'existence putative d'un core knowledge voire d'une modularité massive. Une interprétation cognitive naturelle de phénomènes tels que l’animisme, l’anthropomorphisme ou le fétichisme est de soutenir qu’il s’agit en fait de projections indues d’un domaine spécialisé dans un autre (par exemple, appréhender un élément dépourvu d’états mentaux à l’aide de concepts psychologiques ou appréhender un élément inanimé à l’aide de concepts biologiques). Nous évaluerons cette interprétation cognitive classique en nous demandant notamment si les domaines cognitifs spécialisés étudiés par les psychologues et les neuroscientifiques recoupent bel et bien les concepts (de vie, d’animation, de pensée, etc.) que l’on rencontre sur les terrains ethnographiques.
[#5] 4 Décembre 2014 : « Premières explorations de l’animisme, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle (II) »
Nous avons commencé la fois dernière d’explorer les premières conceptualisations de l’animisme qui furent avancées à la fin du XIXe et au début du XXe siècle par l’anthropologie évolutionniste. Cela fut notamment l’occasion de voir à quel point l’idée que certains anthropologues contemporains – comme Latour ou Viveiros de Castro – se font des anthropologues évolutionnistes est faussée et n’a pas grand-chose à voir avec la réalité des textes.
Nous verrons cette semaine plus précisément comment l’animisme a été théorisé par les anthropologues évolutionnistes de deux grandes manières : (1) soit sous un mode intellectualiste (l’animisme consiste en une acceptation permettant de donner un sens à un ensemble d’expériences vécues anormales) ; (2) soit sous un mode émotionnaliste (l’animisme consiste non pas en une attitude propositionnelle, mais en une qualité émotionnelle renvoyant à l’étonnement ou à l’effroi suscité par certains événements singuliers). Cette opposition se retrouve par exemple entre l’animisme tylorien (typiquement intellectualiste) et l’animatisme marettien (typiquement émotionnaliste). A partir de là, nous verrons comment les anthropologues évolutionnistes, et au premier chef Tylor, conçoivent l’articulation entre science et animisme ainsi que la nature exacte des esprits que l’on trouve au cœur de l’animisme (sont-ils matériels ou immatériels ?).
Nous conclurons par des remarques générales sur les présupposés méthodologiques de l’anthropologie évolutionniste, ceux du tournant ontologique, et ceux que l’on pourrait attendre d’une anthropologie contemporaine tout à la fois capable de rendre compte de la diversité humaine et de son unité. Cela nous conduira notamment à insister sur l’importance de l’observation participante introspective au cœur de la méthode anthropologique.
[#4] 27 Novembre 2014 : « L’hétérogénéité de la culture et l’étude de l’animisme (III) » & « Premières explorations de l’animisme, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle (I) »
La dernière séance fut l’occasion d’explorer la question de l’existence hypothétique de certains schèmes cognitifs capables de transcender une multitude de domaines distincts. Cela nous a conduit à définir précisément la notion de schéma telle qu’on la trouve celle Bradd Shore et celle de schème telle qu’on la trouve chez Philippe Descola. Nous nous sommes ensuite demandé s’il était vraisemblable qu’il existât des schèmes dits « intégrateurs » s’appliquant indifféremment à une multitude de domaines. Afin d’essayer de répondre à la question, nous nous sommes fondés sur un cas ethnographique précis (l’alpinisme – plus précisément le pyrénéisme – et la schématisation des montagnes) et un domaine des sciences cognitives (l’étude du transfert de connaissances et de savoirs, qui analyse la manière dont, quand apprend quelque chose dans une situation donnée, cette chose apprise est susceptible d’être facilement exportable dans d’autres situations fort différentes). Nous avons vu que ni ce cas ethnographique ni les données expérimentales du transfert de connaissances ne militaient en faveur de l’hypothèse de schèmes intégrateurs se retrouvant à travers plusieurs domaines distincts.
Nous finirons lors de cette séance l’exploration de cette question du transfert à travers les domaines en nous interrogeant sur les sources anthropologiques qui ont conduit Descola à soutenir qu’il existait certaines schèmes intégrateurs s’appliquant indifféremment à une multitude de domaines. Nous verrons que la principale inspiration est André-Georges Haudricourt. Après avoir rapidement présenté la thèse d’Haudricourt – qui affirme qu’il existe effectivement certains schèmes transcendant une foule de domaines –, nous montrerons à partir du cas ethnographique précis des bergers européens dont parle justement Haudricourt que cette thèse s’avère tout à fait invraisemblable : si Haudricourt parvient à donner l’illusion qu’il puisse exister des schèmes intégrateurs transcendant tous les domaines, c’est simplement parce qu’il reconfigure en amont toutes les données ethnographiques afin de leur faire dire ce qu’il escompte qu’elles disent. Nous conclurons donc sur cette question en montrant pourquoi il est très peu satisfaisant de définir l’animisme en termes de schèmes intégrateurs et nous expliquerons pourquoi il semble plus pertinent de le définir en termes de briques cognitives.
L’autre partie de la séance consistera dans une nouvelle séquence : celle de la présentation des premiers théoriciens de l’animisme. Nous en avons retenu trois : Edward Tylor, Robert Marett et William Robertson Smith. L’enjeu sera double :
(1) Tout d’abord il est intéressant de noter combien beaucoup de théoriciens de l’animisme contemporains se servent de ces auteurs – et notamment de Tylor – comme d’un parangon illustrant le regard que les modernes ont pu porter sur les animistes en particulier et les primitifs en général. Le cas de Latour ou de Viveiros de Castro est assez frappant. Ces auteurs décrivent la théorisation tylorienne de l’animisme comme reposant avant tout sur la notion de croyance (en ce sens, Tylor serait, à l’instar du moderne typique, fondamentalement multiculturaliste – ce qui serait profondément ethnocentrique à l’aune du monoculturalisme amérindien). Le problème, comme nous le verrons, est que de telles lectures ne tiennent pas une seconde face aux textes (à tout le moins, si l’on prend effectivement la peine de lire ces textes). La théorisation réelle de l’animisme par Tylor, Marett et Smith est autrement plus subtile et complexe que ce que suggèrent les caricatures que l'on se borne le plus souvent à en donner.
(2) Le deuxième enjeu sera de passer en revue tout un tas d’intuitions très intéressantes et de problématiques et champs de questionnement tout à fait pertinents qui émergent à travers ces auteurs pionniers. Est-ce que les esprits dont parle l’animisme sont des entités matérielles ou immatérielles ?; est-ce que l’animisme concerne l’imputation de propriétés à des entités discrètes ou bien s'agit-il d'une imputation de principes cosmologiques généraux trans-individuels ?; comment s’articulent animisme et science (i.e., varient-ils en proportion inverse ou sont-ils compatibles) ?; et ainsi de suite.
[#3] 20 Novembre 2014 : « L’hétérogénéité de la culture et l’étude de l’animisme (II) »
Nous avons exploré la fois dernière quatre des cinq dimensions clés de la culture : (1) la co-existence de plusieurs domaines (i.e., la culture varie à travers les situations, les domaines d’expertise et les domaines ontologiques), (2) la co-existence de plusieurs normes à travers les contextes (il s’agit de ne pas prendre toujours littéralement, et en un sens unique, ce que disent les informateurs), (3) le caractère distribué des connaissances culturelles (personne ne connait, à soi seul, l’intégralité d’une culture donnée ; bien plutôt, chacun possède des bouts de cette culture qui viennent se compléter les uns avec les autres), (4) l’existence de plusieurs niveaux culturels (on peut aussi bien avoir des représentations de haut niveau psychologique (système 2, pensée réflexive) que des représentations de bas niveau psychologique (système 1, pensée automatique) ; on peut aussi bien avoir des processus qui sont neuroanatomiquement de haut niveau (e.g., la catégorisation de données sensorielles) que des processus qui sont neuroanatomiquement de bas niveau (e.g., la constitution des données sensorielles dans V1)).
Nous terminerons dans cette prochaine séance l’exploration des cinq dimensions clés de la culture en abordant la question (5) de la modalité sous laquelle la culture est exprimée (modalité mentale vs. corporelle ; linguistique vs. imaginale ; procédurale vs. déclarative ; etc.).
Nous nous focaliserons ensuite sur l’une des cinq dimensions de la culture, à savoir, celle qui relève des domaines, et nous nous poserons la question suivante : est-ce que l’animisme est un type de de processus cognitif qui se manifeste dans des situations, dans des domaines d’expertise ou dans des domaines ontologiques particuliers, ou bien est-ce un type de processus cognitif qui transcende tous les domaines ? Cela nous conduira notamment à introduire la notion classique (en anthropologie cognitive américaine) de schéma. Nous nous attarderons notamment sur la notion de « schéma fondationnel » développée par Bradd Shore et celle de « schème intégrateur » développée par Philippe Descola. L’étude de la dynamique des schématisations ainsi que de la littérature traitant des transferts de connaissances et de compétences à travers les domaines nous conduira à remettre en cause l’hypothèse émise par Descola (hypothèse qui s’inspire du travail d’Haudricourt) selon laquelle il y aurait quelque chose comme des schèmes intégrateurs (des schèmes qui transcenderaient tous les domaines, des schèmes « trans-domaniaux ») et nous contesterons donc l’hypothèse selon laquelle l’animisme serait un exemple de schème intégrateur.
[#2] 13 Novembre 2014 : « L’hétérogénéité de la culture et l’étude de l’animisme (I) »
La séance se découpera en deux parties. Dans une première, nous discuterons de la critique de la notion de culture opérée par les tenants du tournant ontologique. Nous tenterons de montrer que l’inadéquation apparente de cette notion (et son apparente incapacité à rendre compte de l’animisme) tient au fait que la définition classique de la culture (on plutôt la définition que l’on impute aux auteurs classiques) n’est pas satisfaisante. Il sera dès lors question de réfléchir à la manière dont on peut redéfinir la notion de culture en sorte de disposer d’un outil d’analyse tout à fait qualifié pour étudier l’animisme. Nous défendrons l’idée selon laquelle une définition satisfaisante de la culture requiert en réalité l’identification de cinq dimensions centrales de tout phénomène culturel.
Nous explorerons dans un second temps la variation de la culture à travers les domaines afin de nous interroger sur la nature exacte de l’animisme : s’agit-il d’un type de processus cognitif unifié que l’on retrouve dans le traitement d’une multitude d’entités relevant de domaines très différents (hypothèse notamment défendue par Ph. Descola), ou bien s’agit-il d’un simple terme qui recouvre en réalité des processus cognitifs très différents et très variés qui excluent une similitude de traitement à travers les domaines (de ce point de vue, il est erroné de considérer que l’animiste traite identiquement les entités humaines, animales, sylvestres, minérales, etc.) ? Ce débat nous conduira notamment à nous interroger sur la question du transfert des connaissances culturelles : est-ce que la culture se colporte facilement d’une situation à une autre, d’un domaine d’expertise à un autre, ou d’un domaine ontologique à un autre, ou bien reste-t-elle le plus souvent cloisonnée à un type de connaissance spécifique ?
[#1] 6 Novembre 2014 : « Présentation du séminaire »
Nous présenterons le programme du séminaire et les principales problématiques qui nous occuperons.
Après avoir présenté les différentes acceptions de l’animisme, nous dresserons une cartographie des différentes façons dont l’animisme est aujourd’hui théorisé. Nous distinguerons notamment entre (1) les théorisations issues du tournant ontologique de l’anthropologie (Viveiros de Castro, Descola, Kohn, Pedersen, Vilaça, etc.), (2) les théorisations « relationnalistes » (Bird-David, Harvey, Morrison, Abram, etc.), (3) et les propositions alternatives issues de l’ethnographie (Santos-Granero, Erikson, Karadimas, Déléage, Rival, etc.).
Nous aborderons enfin la question de la nature des processus recouvert par la notion d’animisme (s’agit-il d’une imputation psychologique, biologique, physique ?, quelle est la place exacte de la Theory of Mind ?, quelle est la place des émotions et des affects ?, de l’imagerie mentale ?, etc.).