A. La notion de « société de la connaissance » (Peter Drucker, 1969), portée et débats
La connaissance et le savoir sont deux termes qui nous semblent recouvrir les mêmes réalités. Cependant, la connaissance est une action productive qui permet d’expliquer le monde qui nous entoure au travers d’informations recueillies. Le savoir est le résultat de cette somme de connaissances. Dans une société connectée où la production d’informations est exponentielle, de nombreuses interrogations voient le jour : quelles sont les informations à transmettre ? Comment développer l’esprit critique indispensable face à cette masse d’informations ? Quelle est la relation entre les connaissances scolaires et les compétences requises dans une économie fondée sur la connaissance ?
Le « pape du management moderne », Peter Drucker, a marqué le XXème. Il prédit la disparition progressive de la classe ouvrière, les cols bleus, au profit des travailleurs de bureau et les cadres, les cols blancs. En effet, pour lui, les sociétés développent de nouvelles formes de travail fondées sur le savoir et la connaissance. Les salariés sont vus comme partie intégrante du capital de l’entreprise au travers de leurs acquis, compétences et connaissances. « La connaissance est l'unique ressource qui ait du sens aujourd'hui. Elle devient un moyen d'acquérir des résultats sociaux et économiques. » affirme-t-il en 1993 dans son ouvrage « Post Capitalist society ».
Les inégalités mondiales ne portent pas seulement sur l’accès aux ressources ou le niveau de pauvreté des sociétés mais aussi et surtout sur les disparités face à l'éducation et à l'accès à la connaissance. Si la scolarisation primaire universelle a progressé ces dernières décennies, l’écart entre les pays développés, les pays en développement et les pays les moins avancés reste gigantesque. Envoyer les enfants à l’école ne garantit pas la qualité de l’enseignement. Viser simplement une scolarisation primaire est insuffisant face aux besoins des sociétés de former des individus pouvant avoir accès à des études supérieures. Pour Jean-Marc Chataigner, directeur général délégué de l’Institut français de recherche pour le développement, « Ces inégalités éducatives, constituent l'un des facteurs qui participent à l'insuffisante production de connaissances scientifiques et technologiques dans les pays en développement ».
Ainsi, l'UNESCO comptabilisait en 2014 près d’un demi-million de publications scientifiques en Europe contre un peu plus de 33 000 pour l'ensemble du continent africain. De même, par million d'habitants, les chercheurs en recherche et développement (R&D) approchent les 4000 aux Etats-Unis contre 405 en Afrique du Sud. La mondialisation, au lieu de permettre une uniformisation et une meilleure égalité entre les sociétés, participe au contraire à la mise en concurrence des pays. La globalisation en matière de connaissance se traduit surtout par une concentration du savoir dans les universités des pays du Nord, ainsi que par une domination des sociétés développées dans l’octroi des Prix Nobels et des médailles Fields (Plus prestigieuse récompense en mathématique, équivalente au Prix Nobel, qui n’existe pas pour cette discipline).
On retrouve ces disparités dans les dépôts de brevet. Un brevet protège une innovation technique, c’est-à-dire un produit ou un procédé qui apporte une nouvelle solution technique à un problème technique donné. Les pays développés dominent largement ces classements mais peu d’évolution est constatée pour le continent africain depuis 2000. Dans le même temps, les pays émergents et principalement les pays asiatiques compensent petit à petit leur retard, principalement l’Inde et l’Indonésie. La Chine et la Corée du Sud ont déposé plus de 100 000 brevets chacune en 2021 et se retrouvent en tête du classement avec les Etats-Unis et le Japon. Les brevets sont fondamentaux dans la concurrence économique que se livrent les pays ou les entreprises. En effet, l'innovation est réputée être l'un des moyens d'acquérir un avantage compétitif.
Le Global innovation index (GII) mesure le niveau d’innovation dans les différents pays du monde. Cet indicateur attribue une note entre 0 et 100 en fonction du niveau d’innovation des pays. En 2023, le GII présentait le niveau d’innovation de 132 pays. Parmi les 10 premiers pays au classement, 7 sont européens, dont le premier est la Suisse. On y trouve aussi les Etats-Unis, 3ème au classement, ainsi que deux pays asiatiques : Singapour et la Corée du Sud.
Le GII s’intéresse aussi aux clusters qui se constituent dans le domaine scientifique et technologique. Dans ce domaine, l’avantage va aux Etats-Unis et à 3 pays asiatiques : la Chine, le Japon et la Corée du Sud. Pour l’UE, il est donc nécessaire de ne pas se laisser distancer dans cette compétition internationale. En mars 2000, le Sommet de Lisbonne a fixé pour l’Union européenne l’objectif de « devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde » en investissant massivement dans l’éducation de sa population, en encourageant à la poursuite d’études dans le supérieur et la mobilité estudiantine au sein de l’UE.
B. La notion de communauté savante, communauté scientifique en histoire des sciences
L’expression « République des lettres » désigne dès le XVIème siècle en Europe l’ensemble du savoir et des gens de lettres. Ceux-ci collaborent dans la construction des savoirs sans tenir compte des frontières ou des divisions religieuses : la transmission des savoirs est leur impératif. La République des lettres se superpose aux grands foyers de la Renaissance et de l’Humanisme. Elle essaime principalement dans les pays d’Europe de l’Ouest et du Sud. Les universités, les collèges, les académies scientifiques, les sociétés royales, les bibliothèques sont le terreau de cette République. Les connaissances et savoirs se diffusent par le biais d’une correspondance fournie et des voyages. A partir du XVIIème siècle, cette République universelle voit l’apparition de pôles de disciplines qui domineront à partir du XIXème siècle.
Les sociétés savantes sont des associations qui regroupent des scientifiques d’une discipline, les spécialistes d’un domaine. Leurs membres rendent compte de leurs travaux et recherches scientifiques dans des revues ou des bulletins. Les membres des sociétés savantes partagent aussi des méthodes d’analyses rigoureuses. Parmi les sociétés savantes, on compte les académies qui sont créées et subventionnées par le pouvoir royal. En France, sont fondées par exemple l’Académie des inscriptions et des belles-lettres (1663), l’Académie des sciences (1666) et l’Académie française (1634) tandis qu’en Angleterre apparait en 1662 la Royal Society de Londres. Dans un tableau réalisé au XVIIème siècle, le peintre Henri Testelin représente Colbert présentant à Louis XIV les membres de l’Académie royale des sciences. Le roi Louis XIV est au centre de la composition entouré d’objets incarnant les domaines de recherches scientifiques : l’astronomie, la géographie, l’horlogerie, les sciences et la zoologie. Les Arts sont aussi organisés sous la forme d’académie par Louis XIV mais l’objectif de leurs créations est la célébration du souverain : musique, danse, architecture, peinture, sculpture. La promotion des sciences par le pouvoir a quant à elle l’objectif de réaliser des progrès techniques. Une politique d’encouragement visant les savants étrangers est mise en place afin d’attirer en France savants et artisans spécialisés pour développer les connaissances utiles à l’économie du royaume, et à capter les savoir-faire des techniciens de toute sorte. Au XXème siècle, les Etats investissent dans la création d’agences publiques : le CNRS pour la recherche scientifique en 1939, le CEA pour l’énergie atomique en 1945 ou l’Inserm pour la santé en 1964.
La production de savoirs en sciences se constitue autour d’un consensus scientifique, c’est-à-dire une vérité établie sur un ensemble de preuves vérifiables, acceptée par la communauté scientifique. Une communauté scientifique rassemble l’ensemble des personnes ayant validé des titres universitaires reconnus officiellement et travaillant dans le cadre de protocoles scientifiques permettant la validation de leurs preuves. Aujourd’hui, les Sociétés savantes occupent une place importante dans la gestion des savoirs qu’elles partagent avec d’autres organismes ou institutions. L’enjeu est d’autant plus essentiel à l’heure des théories alternatives et des fake news. L’ensemble des institutions insistent donc sur les exigences de la preuve validée par une démarche scientifique.
C. Les acteurs et les modalités de la circulation de la connaissance
La diffusion des connaissances repose sur des canaux traditionnels telles les publications, la télévision ou encore la radio mais avec le développement d’internet, les Technologies de l’Information et de la Communication constituent un facteur puissant de croissance et de diffusion des connaissances. Dans les pays développés, plus de 90% de la population a accès à internet. Ces taux oscillent entre 64 et 70% dans les pays asiatiques et les pays arabes, tandis que l’Afrique est le continent le moins bien doté avec seulement 40% de sa population qui a accès à internet. Ce déficit d’équipement freine l’accès au savoir.
Dans une société mondialisée et capitaliste, la propriété intellectuelle est défendue. Les droits exclusifs d’application sont protégés par des brevets. Des stratégies sont mises en place afin de limiter la libre circulation au niveau mondial des savoirs et garantir l’avance économique et scientifique des entreprises ou pays concernés. Cette privatisation de l’information par la propriété intellectuelle maintient les écarts et disparités entre pays. Un paradoxe cynique se développe donc : la diffusion la plus large des savoirs assure une production encore plus grande du savoir et donc de la croissance, mais les agents privés n’ont pas intérêt pour des raisons financières à participer à cette circulation des savoirs. Ce constat va à l’encontre des objectifs de l’ONU qui est à l’origine de la notion de bien public mondial dans le cadre de leur programme pour le développement. Il est donc impératif de lutter contre la marchandisation, c’est-à-dire l’appropriation privée des savoirs, en définissant les biens communs mondiaux. L’idée serait qu’une partie des ressources tirées des brevets et de la propriété intellectuelle soit redistribuée à la collectivité internationale qui pourrait les réinvestir dans les pays du Sud.
L’ambition serait de transformer notre « société de la communication » en une société de la connaissance. De nombreux paradoxes s’attachent à cette notion de « société de la connaissance » : l’abondance d’information n’est pas synonyme de qualité de l’information ; la connaissance ayant une valeur économique, celle-ci devient un frein à l’échange de connaissances ; enfin, l’implication croissante de la société civile dans la production de connaissance remet en question le statut de l’expert.