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Circulation et formation des étudiants, transferts de technologie et puissance économique : l’exemple de l’Inde
Circulation et formation des étudiants, transferts de technologie et puissance économique : l’exemple de l’Inde
Présentation
L’Inde est le pays de tous les superlatifs : il est le plus vaste pays d’Asie du Sud ; on le surnomme « la plus grande démocratie du monde » et depuis 2023, il est le pays le plus peuplé au monde avec plus de 1,4 milliard d'habitants.
Selon les projections, le poids démographique de l’Inde devrait se renforcer et atteindre plus d’un 1.7 milliard d’habitants en 2050. Cette croissance démographique implique cependant une disproportion dans les classes d’âge. En 2020, 44.4% de la population indienne avait moins de 25 ans. Pour comparaison, les moins de 25 ans ne représentent que 28.8% de la population française en 2023.
Avec 6% de croissance économique en 2023, l’Inde affiche une santé florissante face aux autres économies mondiales qui sont touchées par des ralentissements liés à la conjoncture économique. Cette croissance indienne devrait se poursuivre puisque les projections réalisées indiquent que l’Inde devrait connaître une croissance économique de l’ordre de 5,2% entre 2023 et 2050 faisant d’elle le second pays à la plus forte croissance économique. De même, en 2022, l’Inde, pays émergent, est devenu la 5ème économie mondiale devant la Grande-Bretagne et la France, pays développés.
Cependant, l’Inde est aussi considérée comme l’un des pays les plus inégalitaires au monde. Pire, ces inégalités s’accroissent. Le décollage économique du pays n’a pas profité aux classes sociales les plus démunies. L'économiste Jean Drèze affirme même que l’Inde est « une puissance émergente en trompe l’œil ». En 2017, selon le PNUD, l’Inde reste cantonné aux rangs inférieurs du classement par l'indice de développement humain, se positionnant au 131ème rang sur les 188 pays pris en considération. Cette même année, 98% de la population active indienne restait sous-qualifiée et la majorité des actifs vivait d'emplois peu rémunérés.
Ambit Capital, société spécialisée dans les conseils financiers et l’investissement, soulignait aussi le défi que représentait cette population indienne très jeune qui arrivait par million chaque mois sur le marché du travail et qui se retrouvait sur un marché saturé. D’ailleurs, au sein des BRICS, l’Inde est le pays dont le PIB par habitant est le plus faible en 2023. Selon le rapport des inégalités mondiales 2022, le 1 % de la population la plus aisée du pays gagnait en 2021 plus d'un cinquième du revenu national total et la moitié inférieure gagnait seulement 13 % du revenu national total. De même, la classe moyenne indienne est relativement pauvre, puisqu'elle possède seulement 29,5 % de la richesse totale du pays. Les défis sociaux sont donc gigantesques pour l’Inde.
A. La fuite des cerveaux
Face à ces inégalités et cette masse de pauvreté, l'Inde connait une forte diaspora. En 2020, l’Inde était le pays du monde qui comptait le plus grand nombre de personnes vivant à l'étranger avec 17,9 millions d’indiens vivant à l'étranger. Cette diaspora a plus que doublé en 20 ans. Selon le ministère indien des affaires extérieures, chaque année, 2,5 millions d'Indiens émigrent à l'étranger. L’aspect positif de cette diaspora est que les Indiens vivant à l’étranger participent financièrement au développement de l’Inde par des transferts de fonds à leur famille et à leur communauté. Ceux-ci ont plus que quintuplés entre 2000 et 2020 atteignant la somme de 702 milliards de dollars. Cependant, deux difficultés naissent de ce départ massif de population à l’étranger ; d’une part, plus de 1,6 million de personnes ont renoncé à leur citoyenneté indienne depuis 2011, ce qui a entraîné une perte de milliards de recettes fiscales pour l'Inde. D’autre part, cette diaspora représente une « fuite de cerveaux » aussi appelée « Brain drain ».
Les principaux pôles de cette population transnationale se situent aujourd’hui en Asie du Sud-Est, dans les Mascareignes, dans les Caraïbes, en Afrique du Sud et de l’Est, dans le Golfe Persique, en Europe (à commencer par le Royaume-Uni), en Amérique du Nord, en Australie et aux Fidji.
Parmi ceux-ci, de nombreux jeunes et étudiants. En 2023, près de 460 000 étudiants indiens poursuivaient leurs études aux Etats-Unis. Le Canada, les Emirats Arabes Unis, l’Arabie Saoudite et l’Australie sont, après les Etats-Unis, les premiers pays d’accueil de ces étudiants indiens. La pratique de l’anglais, seconde langue officielle de l’Inde, guide le choix de ces migrations. Entre 2006 et 2020, le nombre d’étudiants indiens poursuivant des études à l’étranger a été multiplié par 6 atteignant le total de 750 000. Cela profite aux pays d’accueil. En 2020, un tiers de la recherche menée sur le sol états-unien était le fait de scientifiques originaires du sous-continent indien.
B. Soft power indien
Narendra Modī, premier ministre indien depuis 2014, a décidé de se servir de cette diaspora. Ils doivent servir d’ambassadeur de la « marque » Inde à l’étranger. L’objectif de Narendra Modi est d’affirmer la place de l’Inde dans le monde et de renforcer son image de puissance mondiale. Pour le premier ministre indien, la diaspora indienne est l’un des premiers vecteurs du soft power du pays. En effet, elle dispose d’une visibilité croissante à haut niveau, dans le monde des affaires, celui des médias, celui des nouvelles technologies et dans le monde universitaire.
Cette élite intellectuelle indienne qui a émigré incarne une image positive de l’Inde à l’étranger. Rien qu’aux Etats-Unis, de grandes multinationales ont à leur tête des membres de la diaspora indienne : Par exemple, Satya Nadetta est le PDG de Microsoft depuis 2014 tandis que Thomas Kurian a été nommé PDG de Google Cloud en 2019.
Sundar Pichai, PDG d’Alphabet depuis 2019, a un parcours représentatif de cette diaspora des élites indiennes. Se spécialisant dans l’ingénierie lors de ses études à l'Institut indien de technologie de Kharagpur, il émigre ensuite aux Etats-Unis où il obtient deux MBA dans de très grandes universités étasuniennes.
C. Le brain gain
Depuis quelques années, on note cependant un certain mouvement de reflux de cette élite indienne ayant fait carrière à l’étranger vers la mère patrie. On parle désormais de « Brain gain » dans le langage économique ou de « Back to Bangalore » dans le langage courant. Les Indiens ayant fait leurs études à l’étranger et décidant de faire carrière dans leur pays d’origine, parviennent à gravir les échelons plus rapidement qu’aux États-Unis ou en Europe. Le nombre de scientifiques revenus en Inde entre 2012 et 2017, a augmenté de 70% par rapport à la période 2007-2012. Ce Brain gain a deux origines complémentaires : d’une part, le gouvernement de Narendra Modi encourage ce phénomène par des politiques incitatives qu’il voit comme une opportunité économique importante pour le pays car l’Inde tire profit de compétences et savoir-faire acquis à l’international. D’autre part, cette diaspora peut être victime d’actes racistes ou de politiques migratoires restrictives dans leur pays d’accueil.
A l’image de ses inégalités sociales, l’Inde connaît de grandes disparités de développement économique entre ses différents Etats et métropoles. Des pôles urbains majeurs (Mumbai, Bengaluru, Chennai, Delhi ou encore Kolkata) concentrent universités, industries et sièges sociaux d’entreprises et forment un véritable corridor d’innovation tandis que les territoires à l’extrême nord et nord-est du pays notamment, restent en marge. L’Inde possède de nombreux établissements d’études supérieures qui apparaissent dans le classement de Shanghai. Outre 9 universités prestigieuses, l’Inde compte 23 Instituts technologiques.
La « double stratégie de la connaissance », telle est la technique indienne pour se développer rapidement et se placer parmi les premières puissances mondiales. Il s’agit de tirer parti de la formation des étudiants indiens à l’étranger qui reviennent en Inde et de mettre en place en complément des politiques de coopération avec les entreprises ou les pays étrangers afin de faciliter le transfert de technologie. Il s’agit de coopérations technologiques entre des entreprises étrangères et indiennes, d’achats de brevets ou de concessions de licences, ou encore d’investissements directs étrangers par l’installation de filiales en Inde.
En 2021, l’Inde a publié une nouvelle politique dans les domaines des sciences et technologies ainsi que pour l’entrepreneuriat dans le but de devenir la troisième puissance mondiale en la matière. Pour l’entrepreneuriat, l’Inde possède actuellement le troisième plus grand écosystème d’innovation et de startups au monde, après les États-Unis et la Chine. En effet, l'Inde est devenue une destination privilégiée pour les investissements étrangers grâce à un faible coût de sa main d’œuvre qualifiée.
L’Inde se distingue plus particulièrement dans 3 domaines : le secteur des services informatiques, l’Intelligence artificielle et la recherche et le développement. L’Inde est désormais un hub mondial pour les services informatiques, avec un grand nombre d’entreprises étrangères externalisant leurs opérations technologiques vers le pays. Plusieurs domaines de pointe ont bénéficié de gros investissements, tels que l’aérospatiale, les nanotechnologies et les biotechnologies. Le succès de l’envoi en 2014 d’une sonde sur Mars et de la mission Chandrayaan 3 sur la lune en 2023 sont les symboles de cette réussite indienne.
Selon la définition de l’ Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), le transfert de technologie est un processus de collaboration qui permet de faire en sorte que les découvertes, les connaissances et la propriété intellectuelle issues du monde scientifique puissent passer des mains des créateurs, tels que les établissements universitaires et les instituts de recherche, à celles des utilisateurs du public et du privé, l’objectif étant de transformer les inventions et les résultats scientifiques en nouveaux produits et services qui servent les intérêts de la société. Or, ce transfert de connaissances peut s’apparenter pour les pays originaires de ces technologies à des formes de pillage. Ainsi, dès 2012, le quotidien français d’information économique et financière Les Echos s’interrogeait : « La vente attendue de 126 Rafale à l'Inde est-elle une si bonne nouvelle que cela pour la France ? ». En effet, si les 18 premiers Rafale sont fabriqués en France, les 108 suivants, soit 86 % du total, sortiront d'usines indiennes. Ce transfert de technologie est alors présenté en France par des opposants comme une participation au développement d’un concurrent. Cette politique de transfert se poursuit sous la présidence d’Emmanuel Macron qui, lors de sa visite officielle en Inde en 2023, a accepté que Safran (multinationale française qui conçoit, développe et fabrique des moteurs d’avion, des moteurs de fusée et divers équipements liés à l’aérospatiale et à la défense) transfère 100% de sa technologie au groupe indien Hindustan Aeronautics Ltd pour concevoir un moteur d’avion de chasse…futur concurrent du Rafale sur le marché mondial.