Questions et réponses à propos de l'ouvrage "Faut-il abolir le cumul des mandats?"

Suite à la parution en mai 2012 de mon livre sur le cumul des mandats, plusieurs questions d'ordre méthodologique m'ont été posées, plus particulièrement en ce qui concerne la mesure de l'impact du cumul sur l'activité parlementaire. Voici quelques réponses que j'espère éclairantes.

1. Qu'est-ce qui justifie la distinction petit/moyen/gros mandat local?

2. Le nombre de mandats locaux ne constitue-t-il pas un meilleur indicateur?

3. Pourquoi ne pas avoir construit un indicateur synthétique d'activité parlementaire?

4. Pourquoi ne pas avoir intégré les propositions de loi dans l'analyse? Quid des amendements?

5. Pourquoi n'avoir pas pris en compte le nombre total de rapports écrits?

6. Pourquoi avoir compté les présences plutôt que les interventions lorsqu'il s'agissait du travail en commission parlementaire, et l'inverse lorsqu'il s'agissait de l'Hémicycle?

7. Pourquoi ne pas avoir compté les participations aux groupes d'études ou aux organismes extra-parlementaires?

8. Pourquoi étudier l'impact du cumul sur le logarithme de certaines activités (nombre d'interventions, questions, présences) et pas dans d'autres cas (nombre de rapports, missions de contrôle)?

9. Pourquoi montrer la plupart des résultats principalement sur l'ensemble de la période 1988-2011?

10. L'impact du cumul n'a-t-il pas pu être moindre en 2007-2012?

1. Qu'est-ce qui justifie la distinction petit/moyen/gros mandat local?

Toute tentative de mesure pertinente du portefeuille de mandats locaux dont disposent nos députés se trouve face au dilemme suivant. D'une part, tous les mandats locaux sont différents, en termes de politiques publiques gérées, de responsabilité individuelle, ou plus simplement de taille de la collectivité locale, si bien que ne pas faire de distinction conduit à réduire à néant la puissance explicative des mandats dont disposent les députés pour analyser leur activité parlementaire. Il s'agit alors d'éviter ce qu'on appelle en statistique un biais d'atténuation. D'autre part, considérer à l'inverse l'effet de chaque mandat local pris un par un implique mécaniquement de réduire la significativité statistique des résultats, tout simplement parce qu'on n'observe pas infiniment de députés disposant du même mandat local. C'est alors le risque d'une faible puissance statistique qu'il faut éviter. Dans ces deux situations, on risque fort de conclure indûment à l'absence d'impact significatif du cumul des mandats.

La résolution de ce dilemme passe par une compréhension de ce qui différencie au mieux les mandats locaux au Palais-Bourbon. J'ai jugé à cette aune que la principale variation entre les mandats locaux vient de la charge de travail et de responsabilité individuelle qui leur sont associées. La loi prévoit ainsi une grille de salaires maximum pour chaque type de fonction locale, sans faire de différence intrinsèque entre les types de collectivités; suivant le code général des collectivités territoriales, un président de conseil régional a droit au même salaire que le maire d'une ville de 100 000 habitants, qui se situe à un niveau bien plus élevé que celui dont peut rêver un conseiller régional ou un maire d'une ville de moins de 9 000 habitants. En m'inspirant de cette "grille salariale", j'ai choisi de caractériser les portefeuilles de mandats en trois groupes ordonnés par la charge que la loi leur impute implicitement, et disposant chacun d'effectifs suffisamment fournis dans mon échantillon: un gros mandat local est défini par un poste de maire d'une ville de plus de 30 000 habitants ou une présidence de conseil territorial, un moyen mandat local est une mairie soit d'un chef-lieu de circonscription de moins de 9 000 habitants, soit d'une ville entre 9 000 et 30 000 habitants, un petit mandat local correspond à un mandat de conseiller général ou régional ou une mairie de moins de 9 000 habitants. Par exclusion, cette classification considère qu'avoir un simple mandat de conseiller municipal équivaut à n'avoir aucun mandat local.

Une telle simplification était nécessaire pour conserver une forte puissance statistique, tout en évitant autant que possible le biais d'atténuation. Les résultats obtenus évoluent comme l'on pourrait s'y attendre si l'on choisit des seuils de taille de mandat différents (par exemple, l'impact du cumul est encore plus fort si l'on exclut les mairies de moins de 50 000 habitants de la définition d'un gros mandat local).

2. Le nombre de mandats locaux ne constitue-t-il pas un meilleur indicateur?

C'est effectivement le choix de nombreuses études sur le sujet, comme par exemple ici. Cette distinction n'a toutefois pas de sens pour plusieurs raisons. D'une part, le code électoral limite fortement le nombre de mandats électifs dont peuvent disposer les députés. Aujourd'hui les députés n'ont de ce fait pour la plupart qu'un seul mandat électif (député + conseiller municipal/général/régional). On devrait alors observer seulement trois modalités à la variable "nombre de mandats locaux": 0 pour 10% d'entre eux, 2 dans environ 25% des cas et 1 pour le reste de l'Assemblée. Pour compter les mandats locaux jusqu'à 3, comme le fait l'association Regards Citoyens, il faut additionner les mandats intercommunaux, or ces derniers sont en fait mécaniquement liés au mandat de conseiller municipal et se révèlent en pratique peu informatifs: par exemple, le maire de Nantes est presque toujours aussi le président de la communauté urbaine de Nantes.

Ne permettant donc de dégager qu'un tout petit nombre de députés sans mandat local significatif, l'indicateur "nombre de mandats" ne garantit pas une forte puissance statistique. Il est aussi une très forte source de biais d'atténuation, car il considère par exemple comme deux fois plus lourde la situation d'un député à la fois conseiller municipal de Rocamadour et conseiller général du canton environnant par rapport à celle du député maire de Nice. Il n'est donc pas étonnant de constater l'absence d'impact significatif du cumul dans les études qui choisissent le nombre de mandats locaux comme principale variable explicative. La même conclusion s'applique à toutes les analyses qui ne distinguent pas finement les collectivités suivant leur taille.

3. Pourquoi ne pas avoir construit un indicateur synthétique d'activité parlementaire?

C'est toujours là une tentation, car un instrument de mesure de cette sorte permettrait de "classer" les députés de manière univoque. Du point de vue scientifique, l'existence d'une telle variable permettrait d'écarter l'argument suivant lequel les cumulards font simplement moins quelque part pour faire plus ailleurs. Il n'est toutefois pas possible de construire cet indicateur de manière pertinente car chaque député est redevable devant deux autorités- la circonscription et la nation qui n'ont ni les mêmes préoccupations, ni les mêmes moyens d'influence. Le mieux que l'on puisse faire est, comme je fais dans le livre, de dégager d'une part les activités parlementaires qui de fait plaisent à l'électorat local (questions écrites, séances télévisées), et d'autre part celles dont les observateurs de la vie parlementaire jugent qu'elles participent le plus à la qualité de la loi et du contrôle du gouvernement (travail en commission, dans l'hémicycle, missions de contrôle, rapports). En cherchant à additionner ces deux composantes, on risque de noyer les vrais mécanismes à l’œuvre, car il y a de bonnes raisons de penser que le cumul a des effets différents sur chacune des deux dimensions de l'activité parlementaire.

4. Pourquoi ne pas avoir intégré les propositions de loi dans l'analyse? Quid des amendements?

La proposition de loi est l'arme symbolique la plus forte dans l'arsenal du député: elle permet de faire croire que le député s'occupe des sujets les plus fondamentaux pour notre République. Il faut toutefois rappeler que seules 5% des propositions de loi sont finalement discutées dans l'hémicycle, et 2% sont finalement adoptées (ces dernières étant souvent en fait le résultat d'une instrumentation du député auteur par le gouvernement en place). Déposer une proposition de loi n'a donc le plus souvent pas comme objectif de changer la législation en vigueur, mais plutôt de répondre aux appels du pied de divers lobbies sans véritable coût. C'est la raison pour laquelle je n'ai pas intégré cette variable dans mon analyse. Je n'ai pas inclus non plus les amendements des parlementaires pour des raisons en partie similaires: seule une infime partie des amendements sont adoptés, car ils servent le plus souvent seulement à animer la discussion dans l'hémicycle, sauf lorsqu'ils sont défendus par le rapporteur de la loi dont il est question. Pour cette raison, la variable "nombre d'amendements" est en fait très corrélée avec la variable "nombre d'interventions dans l'hémicycle", déjà incluse dans mon étude. Par ailleurs, il m'a de toute façon été impossible de retrouver systématiquement l'information sur le nombre d'amendements pour les années 1988 à 2007.

5. Pourquoi n'avoir pas pris en compte le nombre total de rapports écrits?

Durant chaque législature, les députés produisent des milliers de rapports et avis. Il s'agit là indéniablement d'une des tâches les plus importantes du député: c'est par les auditions, voyages, analyses faites par le rapporteur que le contact se fait entre le terrain et l'écriture de la loi. Il faut toutefois opérer une première distinction, entre les rapports de contrôle (liés à une mission d'information ou une commission d'enquête) et les rapports législatifs.

Les rapports de contrôle reflètent en général le travail collectif de la mission ou commission dédiées à l'objet du rapport. Pour cette raison, nous avons préféré dans ce cas nous reposer sur une variable mesurant l'ensemble des missions d'information et commissions d'enquête dont un député a fait partie. En ce qui concerne les rapports législatifs, il n'est pas informatif du tout de faire la simple somme des rapports écrits par un député. Être le rapporteur d'une loi peut mécaniquement engendrer l'écriture de plusieurs rapports successifs concernant une même loi, en fonction du nombre de navettes entre le Sénat et l'Assemblée pour ladite loi. Pour cette raison, nous considérons tous les rapports concernant une même loi comme ne faisant qu'un. Surtout, les lois rapportées ne sont pas du tout de la même importance: plus de la moitié des lois concernent l'adoption de traités et conventions internationales, qui font l'objet d'un processus d'adoption simplifiée à l'Assemblée; les rapports et avis sur la loi de finances sont aussi d'importance très inégale. Souvent d'ailleurs, certaines lois ou parties de la loi de finances jugées insignifiantes sont rapportées par un membre de l'opposition!

On ne peut donc pas simplement additionner les lois rapportées par un député pour en inférer son ardeur à la tâche législative. C'est pourquoi dans le livre je ne distingue que ceux des députés qui ne rapportent aucune loi et ceux qui en rapportent au moins une: les rapporteurs de lois importantes sont de toute façon voués à monopoliser les interventions en séance publique ainsi que les présences en commission, ce que je mesure par ailleurs.

6. Pourquoi avoir compté les présences plutôt que les interventions lorsqu'il s'agissait du travail en commission parlementaire, et l'inverse lorsqu'il s'agissait de l'Hémicycle?

Il s'agit d'abord d'un problème de disponibilité des données. Le règlement de l'Assemblée impose en séance publique la publicité des interventions mais pas celle des présences, et l'inverse pour les réunions des commissions parlementaires. Les réunions de commission font ainsi seulement l'objet de compte-rendus qui ont vocation à être succincts, quitte à édulcorer à dessein la vraie teneur des discussions. Par ailleurs, ces compte-rendus ne sont devenus véritablement accessibles à tous que depuis 2007 et ne couvrent pas encore l'intégralité des réunions.

Plus fondamentalement, je suis parti de l'intuition que les commissions sont un lieu autant d'information des députés présents que de véritable délibération, au contraire de l'Hémicycle qui est le lieu par excellence de la discussion entre des députés déjà informés au préalable. L'étymologie même en témoigne: pour les commissions parlementaires, on parle de "réunion", ce qui on en conviendra implique que l'important est plus d'être "dans le coup" en étant présent que de participer directement aux débats; en revanche, pour l'Hémicycle, on parle de "séance", avec toute la théatralité que cela implique: un député actif ne peut être dans cette arène qu'un député qui fait entendre sa voix.

7. Pourquoi ne pas avoir compté les participations aux groupes d'études ou aux organismes extra-parlementaires?

C'est vrai, de nombreux députés ont à leur charge des activités d'administrateur ès qualités dans divers comités, commissions, et autres entités publiques ou para-publiques. La comptabilisation de cette activité est toutefois notoirement difficile. Certains députés président la CNIL ou l'office national des forêts, tandis que d'autres sont membres suppléants de "la commission du fonds national pour l'archéologie préventive" ou du "comité consultatif de l'Internet". Quelques dizaines de fonctions importantes cohabitent ainsi avec des centaines de postes dans des comités "Théodule" où l'implication est certainement proche de zéro malgré un titre ronflant. Sans qu'on puisse s'en étonner, la comptabilisation de ces activités par les services de l'Assemblée Nationale eux-mêmes ne suit pas de ligne stable dans le temps. La même remarque s'applique encore plus aux groupes d'étude et d'amitié formés par les députés de manière très informelle (le plus souvent sans même passer par le Journal Officiel).

8. Pourquoi étudier l'impact du cumul sur le logarithme de certaines activités (nombre d'interventions, questions, présences) et pas dans d'autres cas (nombre de rapports, missions de contrôle)?

Pour faire court, sur une législature, il existe pour les premières activités citées un incroyable décalage entre un large groupe de députés peu actifs et une trentaine de députés hyper-actifs (avec parfois un rapport de 1 à 1000). Ceci a pour conséquence que l'impact estimé du cumul sur le nombre absolu d'interventions, questions ou présences dépend de manière disproportionnée de son impact sur ce groupe très spécifique que sont les hyper-actifs. Il en résulte une faible puissance statistique, autrement dit on ne pourrait souvent rien conclure des résultats obtenus tant les hyper-actifs sont peu nombreux. Regarder plutôt ces activités sous une forme logarithmique permet alors d'avoir une vision plus équilibrée et précise de l'impact du cumul. Ceci n'est toutefois pas possible lorsqu'une part importante des députés a une activité nulle, comme c'est le cas pour les rapports et les missions d'information et de contrôle, car le logarithme de zéro n'est pas défini. Dans ces cas-là, il est nécessaire soit d'utiliser le nombre absolu, soit de dichotomiser la variable initiale (par exemple, zéro rapport vs. plus de zéro rapport), ceci se faisant toujours au prix d'une plus faible significativité statistique des résultats. Voir pp. 115-119 du livre pour plus de détails.

9. Pourquoi montrer la plupart des résultats principalement sur l'ensemble de la période 1988-2011?

Il était nécessaire d'étudier le cumul à l'Assemblée sur longue période pour deux raisons. D'une part, les enseignements tirés d'une seule législature peuvent être très spécifiques à la forme du Parlement durant cette législature: taille du bloc d'opposition, cohabitation, majorité de gauche ou de droite, etc. Étudier l'impact moyen du cumul sur cinq législatures successives permet d'éviter des résultats trop liés à la conjoncture politique du moment. D'autre part, les indicateurs d'activité parlementaire montrent une très forte variation d'activité d'un parlementaire à l'autre, ce qui rend les comportements difficiles à expliquer statistiquement si l'on ne possède pas un échantillon de députés cumulards et non-cumulards suffisamment grand. De ce point de vue, les analyses portant sur une seule législature auront mécaniquement tendance à être moins conclusives sur l'impact du cumul au Palais-Bourbon.

10. L'impact du cumul n'a-t-il pas pu être moindre en 2007-2012?

On ne peut en effet pas rejeter a priori l'idée que le comportement des cumulards à l'Assemblée est en train de changer. C'est pourquoi nous proposons ici une analyse succincte de l'impact du cumul sur l'ensemble de la 13ème législature (2007-2012). Par souci de transparence, nous n'utilisons pour ce faire que les fichiers fournis par le site Regards Citoyens ici et , ainsi que les tables nominatives des députés de la 13ème législature présentes sur le site de l'Assemblée Nationale (un exemple ici). Ces fichiers permettent de mesurer l'impact des diverses situations de cumul au 17 juin 2010 (soit en plein milieu de législature) sur l'ensemble de l'activité 2007-2012 des 577 députés siégeant à cette date à l'Assemblée Nationale (le fichier final correspondant est disponible en version csv et stata). Les résultats ne diffèrent pas significativement de la moyenne observée sur les vingt-cinq dernières années (tableau 7 p. 58 dans le livre): la détention par un député d'un gros mandat local réduisait ces cinq dernières années le nombre de semaines de présences d'environ 20%, le nombre de participations aux missions de contrôle d'un tiers, le nombre de présences en commission parlementaire de 40%, le nombre total d'interventions en séance publique de 30%, la probabilité d'écrire un rapport législatif de 20% (pour retrouver ces résultats, exécuter ce programme sur Stata).

FAQ rédigé par Laurent Bach