LE COLLABORATEUR SUISSE D'ALFRED BINET:
JEAN LARGUIER DES BANCELS (1876-1961)
Université Paris Descartes
Institut de psychologie
Nicolas, S. (2001). Le collaborateur suisse d'Alfred Binet : Jean Larguier des Bancels.
Cahiers Alfred Binet, n° 668, 95-109.
Largement négligée par les historiens, la littérature sur les collaborateurs d'Alfred Binet devient maintenant significative. Après les anciennes études sur Théodore Simon (Husson, 1961; Wolf, 1961) et l'étudiant roumain de Binet, Nicolae Vaschide (Herseni, 1965), on trouve depuis peu des écrits sur d'autres collaborateurs directs, tels Victor Henri (Nicolas, 1994b) et Henry Beaunis (Nicolas, 1995). L'objectif de cet article est de présenter l'homme, à travers l'histoire de sa vie et son oeuvre en psychologie, qui semble avoir compté le plus pour Binet dans ses dernières années: Jean Larguier des Bancels. La correspondance entre Alfred Binet et Jean Larguier des Bancels, déposée à la bibliothèque universitaire de Lausanne, atteste des liens étroits qu'entretenaient ces deux personnages. Cependant, Jean Larguier des Bancels est aujourd'hui un personnage peu connu. Il a pourtant joué un rôle important en psychologie puisque son nom est associé à celui d'Alfred Binet dans les premiers tomes de l'Année Psychologique (cf., Nicolas, Segui & Ferrand, 2000ab) et à celui de son collègue suisse Édouard Claparède. Dans une lettre du 2 Avril 1956, à l'occasion de son 80e anniversaire, Jean Piaget et Bärbel Inhelder l'ont honoré en ces termes:
Très cher et très honoré collègue,
"C'est avec la plus grande joie que nous remplissons la mission dont nous a chargé à l'unanimité le comité de la Société Suisse de Psychologie de vous envoyer les voeux les plus chaleureux de notre équipe et de tous les psychologues suisses.
Vous avez grandement honoré la psychologie suisse et avez servi la psychologie toute entière depuis plus d'un demi siècle par vos travaux multiples en psychologie physiologique et dans toutes les branches de la psychologie.
Vous avez été le collaborateur de Binet, l'ami de P. Janet, de Claparède, de Bovet, de Dumas, de Piéron et de tant d'autres. Vous avez par votre foi tenace dans les méthodes expérimentales et votre esprit critique rendu les plus grands services à un grand nombre de vos continuateurs dont nous nous flattons d'être. Vous avez enfin répandu vos idées par un enseignement dont tous vos anciens élèves célèbrent les mérites. Tout le monde connaît votre clarté et votre esprit ("je pense donc j'en suis" fut votre formule d'adhésion à l'une de nos sociétés de philosophie).
Pour toutes ces raisons, la Société Suisse de Psychologie vous doit une grande reconnaissance. Elle a déjà cherché à vous la témoigner en vous nommant membre d'honneur. Elle tient aujourd'hui à vous exprimer sa fidélité à l'occasion de votre 80ième anniversaire.
Veuillez croire, très cher et très honoré collègue, à nos sentiments d'admiration et de fidèle affection."
Cette marque de reconnaissance appuyée par les prestigieuses signatures de Jean Piaget et Bärbel Inhelder méritait que l'on présentât la biographie et un aperçu de l'oeuvre psychologique de Jean Larguier des Bancels.
I - ÉLÉMENTS DE BIOGRAPHIE
a) Origine du nom "Larguier des Bancels": Un tour d'horizon généalogique
Jean-Charles-Georges Larguier des Bancels, originaire de Chavanes-Renens, St. Saphorin sur Morges et Genève, est né à Lausanne le 03 avril 1876. Comme de nombreux citoyens suisses des régions romandes, Jean Larguier des Bancels a des origines françaises très marquées.
Il nous faut tout d'abord dire quelques mots sur l'origine de ce nom, Larguier des Bancels, car il est très souvent mal répertorié dans de nombreuses bibliographies. Si l'on en croit la généalogie établie par Olivier Larguier, pour prouver sa noblesse, les Larguier seraient venus d'Espagne où, paraît-il, ils se battaient depuis 1300 contre les Maures et de là auraient gagné la France au commencement du XVIe siècle. Même si cette origine hispanique est sujette à caution (cf. Jaccard, 1965), il reste que Larguier est un nom que l'on trouve dans la partie méridionale du languedoc dans les années 1500. A la fin du XVIe siècle, pour des causes religieuses sans doute, un membre de cette famille se réfugie à St Germain de Calberte en Lozère, dans les Hautes Cévennes. La branche des Larguier qui nous occupe, celle des Larguier des Bancels, tire son nom du mas dit "des Bancels" situé non loin du bourg de St Germain. Jérémie Larguier acheta en 1709 tous les droits seigneuriaux sur le territoire des Bancels et il ajouta à son nom celui de cette terre, pour se distinguer de ses frères cadets.
Au XVIIIe siècle, les Larguier qui occupent des postes honorables dans la magistrature et dans les armées françaises ou étrangères, sont pour la plupart protestants. Antoine Larguier des Bancels, le fils de Jérémie, donna souvent asile, malgré le danger qu'il encourait, à des pasteurs poursuivis. C'est pour des raisons confessionnelles qu'ils furent amenés à quitter la France pour la Suisse. Pierre-Frédéric Larguier des Bancels (1738-1811) gagne l'Ile de France (Ile Maurice). Avant son départ, il se fait naturaliser bourgeois de Chavannes sur Ecublens en 1765. Jean-Samuel, son fils, revient en Suisse et acquiert les bourgeoisies de Genève en 1794 et de St. Saphorin sur Morges en 1804. Plusieurs membres de la famille retourneront périodiquement en Ile de France, mais à partir de 1818 la famille ne quitte plus le canton de Vaud. En 1828, Jean Samuel Larguier des Bancels, juge au tribunal du district de Lausanne, puis préfet de Nyon, vend les dernières possessions de la famille hors de Suisse. Son fils Samuel-Louis (1801-1863) sera d'abord médecin à Vevey, puis en 1847 devient chirurgien à l'hôpital cantonal. Il succède ainsi au célèbre chirurgien Mathias Mayor.
b) Deux ascendants directs: Jacques Larguier des Bancels (1844-1904) et Charles Sécrétan (1815-1895)
Parmi les ascendants directs de Jean Larguier des Bancels, il y eut deux Vaudois célèbres: Jacques Larguier des Bancels, son père; et Charles Secrétan, son grand-père. Ces deux personnages jouèrent un rôle important dans le cheminement intellectuel de Jean Larguier des Bancels.
Jean-Jacques-Frédéric-Georges Larguier des Bancels (1844-1904), dit Jacques Larguier des Bancels, fils de Samuel Louis, est né à Vevey le 29 Mars 1844. Après avoir fait toutes ses classes au collège cantonal, il entre en 1861 à l'Académie de Lausanne, faisant d'abord des lettres, puis des sciences; il sortit de cet établissement en 1864 avec le grade de bachelier ès Sciences Physiques et Naturelles. En Novembre 1864, il quitte Lausanne pour se rendre à Paris, continuer ses études comme élève régulier à la Faculté de Médecine. Le 16 Juin 1870, il sortait de celle-ci diplômé docteur médecin avec la meilleure mention sur le vu de sa thèse intitulée: "Essai sur le diagnostic et le traitement chirurgical des étranglements internes". Pendant les années 1868 et 1869, il fonctionna comme prépérateur au cours d'anatomie chirurgicale du professeur Tillaux qui lui conserva son amitié jusqu'à sa mort. Surgit la guerre franco-allemande, Jacques Larguier obtint d'être attaché comme premier sous-lieutenant à l'ambulance militaire suisse envoyée en France sous la direction du docteur Rouge. La campagne terminée, il passa le 29 Mars 1871 son examen cantonal de médecine devant le Conseil de Santé du Canton de Vaud pour l'obtention du brevet de médecin-chirurgien. Désireux d'augmenter son savoir, il passe le semestre d'été 1871 à Vienne, de là il suit les cours de vacances à Prague et travaille avec ardeur dans les hôpitaux de Londres pendant le semestre d'hiver 1871-1872. Fort de ses connaissances théoriques et pratiques ainsi que précédé de la réputation médicale laissée par son père, il s'établit à Lausanne le 01 Juillet 1972. En 1890, lors de la création de la Faculté de Médecine de Lausanne, Jacques Larguier fut nommé professeur de médecine légale; il occupera la charge de doyen de cette Faculté de 1894 à 1896. Mais J. Larguier des Bancels était plus qu'un bon médecin, c'était un excellent naturaliste, connaissant bien le monde des oiseaux. C'est pour cela que le Conseil d'État lui confiait dès 1876 la direction des collections zoologiques et ethnologiques. Cet amour des oiseaux se transmettra indirectement à son fils qui fit une thèse en Sciences Naturelles sur le pigeon (Larguier des Bancels, 1902a). Il décéda à Lausanne le 04 Mai 1904 d'une affection au coeur.
Marié à Charlotte Sécrétan, Jacques Larguier des Bancels eut pour beau-père, le célèbre philosophe Charles Secrétan (1815-1895). Charles sécrétan, né à Lausanne le 19 Janvier 1815, fit ses études générales dans cette ville. Il suppléa Vinet au pedagogium de Bâle en 1835, puis suivit à Münich les leçons de Schelling et de Franz Boader. De retour à Lausanne, il obtint sa licence en droit en 1837 et fut nommé professeur ordinaire de philosophie à l'Académie de Lausanne. La dissertation qui lui permit d'obtenir cette chaire portait sur les "Rapports de l'âme et du corps". En 1846, il fut destitué par le coup d'État Académique, en même temps que Vinet, Mélégari, éd. Sécrétan. Il continua quelque temps, sous forme d'enseignement privé, ses leçons qui constituent les deux volumes de la "Philosophie de la liberté" parus en 1849. Puis il alla professer à Neuchâtel et revint à Lausanne en 1861, où il reprit son enseignement qu'il poursuivit jusqu'à sa mort le 21 Janvier 1895. Il était un passionné de la langue et de la philosophie allemandes, passion qu'il communiquera à son petit fils.
Le père et le grand-père maternel influencèrent notablement la carrière intellectuelle du jeune Larguier des Bancels; le premier en lui donnant le goût des études naturelles et positives; le second des études philosophiques. Dans ce contexte, il n'est donc peut-être pas étonnant qu'il se soit dirigé vers la psychologie pour concilier ces deux inclinations.
c) Jean Larguier des Bancels (1876-1961): La vie d'un intellectuel
Jean Larguier des Bancels fit ses études primaires et secondaires à Lausanne où il obtint son diplôme de bachelier ès Lettres en 1894 avec la mention maximum pour toutes les matières. La même année, il décrochera son certificat de Maturité pour les études médicales et l'année suivante (1895) réussira avec succès ses examens en sciences naturelles. La mode du temps était de se déplacer de ville en ville universitaire pour s'assurer une formation de très bon niveau avec les maîtres du temps. La plupart de ses camarades 'belletriens' (étudiants en lettres) d'alors choisirent de partir pour aller se former dans les villes allemandes de Münich ou Berlin. Certainement influencé par son père, il préféra continuer ses études à Paris (1895-1896) pour suivre les enseignements philosophiques de Boutroux, Brochard, Egger, etc. et obtint en Sorbonne une licence ès lettres en 1896. Diplôme en mains, il passa cependant le semestre d'hiver 1896-1897 à l'Université Frédéric Guillaume à Berlin avec ses anciens camarades belletriens pour suivre les cours de philosophie professés dans cette faculté.
Le semestre d'été suivant il revint à l'Université de Lausanne. Reparti pour Paris, il prépara un certificat d'études supérieures en physiologie générale qu'il obtint en 1900. C'est au cours de cette période (1898) qu'il fit la connaissance de Victor Henri (pour une biographie: Nicolas, 1994b) qui l'introduisit auprès d'Alfred Binet. Il fut ainsi intégré au laboratoire de psychologie physiologique de la Sorbonne dirigé par A. Binet. Larguier des Bancels publiera dans l'Année Psychologique ses premiers travaux de psychologie expérimentale sur les thèmes de la fatigue intellectuelle et physique (Ars et Larguier des Bancels, 1901; Larguier des Bancels, 1899a 1899b) en continuité avec les recherches de Binet et surtout abordera le domaine, si mal connu en France à cette époque, de l'esthétique expérimentale (Larguier des Bancels, 1900, 1901a) en continuité avec les recherches de Fechner (1876). Nommé le 22 décembre 1901 préparateur au Laboratoire de Psychologie Physiologique de la Sorbonne chez Binet, il prépara, en même temps, sous la direction du professeur Dastre (1844-1917), directeur du laboratoire de physiologie de la Sorbonne, une thèse intitulée "De l'influence de la température extérieure sur l'alimentation: Recherches expérimentales sur le pigeon" qu'il soutint avec succès le 26 décembre 1902 (Larguier des Bancels, 1902a). Le fait que la Sorbonne ne délivrait pas à l'époque de doctorat en psychologie explique en partie son orientation vers un doctorat en physiologie. Dans cette thèse, il arriva aux mêmes conclusions que celles énoncées par Alfred Binet (1900) sur la consommation de pain chez les écoliers, à savoir que la consommation de nourriture varie avec la température moyenne mais que le poids du corps se maintient quelles que soient les limites de la température extérieure. Pour ce travail, Jean Larguier des Bancels remerciera Victor Henri pour les conseils qu'il n'a pas cessé de lui donner. Les deux hommes restèrent d'ailleurs très liés durant de nombreuses années, ils publièrent ensemble ultérieurement quelques études dans le domaine de la chimie physique. Pendant plusieurs années, Jean Larguier des Bancels fit des séjours d'études au laboratoire de Physiologie de la Sorbonne, présentant ses résultats dans les domaines de la chimie physique lors de comptes rendus à l'Académie des Sciences ou à la Société de Biologie.
Revenu en Suisse après la soutenance de sa thèse, le département de l'Instruction Publique accorda à Jean Larguier des Bancels le titre de Privat-Docent de l'Université de Lausanne et l'autorisa, à sa demande, à faire en cette qualité un cours de Psychophysiologie à la Faculté des Lettres et un cours de Physiologie à la Faculté de Médecine à partir du semestre d'hiver 1903/1904. Cependant, durant l'année 1905/1906, il décida de ne pas continuer son enseignement, voici une lettre d'Alexandre Herzen fort instructive à cet égard:
"Je regrette infiniment votre résolution de ne pas continuer votre cours cet hiver (...) Les étudiants se trouvent privés de vos excellentes leçons (...) Quant à vous, personnellement, on a toujours parlé de vous avec la plus grande estime et vous en avez la preuve dans l'initiative prise par la Faculté de Médecine et appuyée ensuite par les autres facultés de demander la création en votre faveur d'une Chaire de Psychologie Expérimentale. C'est là une initiative qui ne saurait être que très flatteuse pour vous et un projet dont la réalisation devrait vous rendre heureux, car si je me trompe fort, vos sympathies scientifiques penchent bien plus de ce côté que du côté de la physiologie proprement dite. Le département ne peut pas manquer de prendre en très sérieuse considération un projet qui lui arrive appuyé par les 5 facultés de l'Université, et le choix du titulaire n'est soumis à aucun doute. Espérons que cela réussisse, et bientôt, nous serons tous enchantés de saluer en vous un nouveau collègue, représentant une science nouvelle. Pour ma part, je ne vois dans tout cela aucune raison pour que vous renonciez à faire votre cours de cet hiver; à la fin de sa réponse le Conseil de Faculté dit: "En attendant, nous engageons vivement Mr Larguier à continuer de remplacer M. Herzen pour une partie de son enseignement". Mais tout en espérant que vous reviendrez peut-être sur votre décision, je n'insiste pas, puisque votre sentiment diffère du mien; il ne me reste encore une fois, qu'à le regretter vivement. Bien à Vous. A. Herzen
Larguier des Bancels semble ne pas être revenu sur sa décision cette année-là mais pendant le semestre d'hiver 1906/1907, il remplacera le Professeur A. Herzen suite à son décès. Alfred Binet commenta ainsi cette nomination: "La nouvelle que vous m'apportez, vous allez suppléer Herzen, m'enchante; et le plaisir que je ressens me prouve combien je tiens à vous" (lettre du 23 Septembre 1906). Le Conseil d'État du Canton de Vaud le nomma professeur extraordinaire de psychologie expérimentale et de physiologie des sens à l'Université de Lausanne dans sa séance du 8 Janvier 1907. Il prit ses fonctions le 01 Octobre de la même année. Pendant de nombreuses années, Jean Larguier des Bancels publiera de nombreux articles dans les domaines de la psychologie et de la chimie-physique.
II - L'OEUVRE PSYCHOLOGIQUE
Nous nous bornerons ici à présenter à grands traits l'oeuvre psychologique de J. Larguier des Bancels et nous laisserons dans l'ombre son oeuvre en chimie-physique qui a certes de l'intérêt mais qui demanderait de longs développements qui ne trouveraient pas place ici.
Il est important de souligner qu'en ce qui concerne ses travaux psychologiques, J. Larguier des Bancels a été directement influencé par son maître et grand ami Alfred Binet (cf., Nicolas, 1995) dont il déplorera la mort prématurée (Larguier des Bancels, 1912a). Les principaux thèmes qu'il a abordés portent sur la mémoire (Larguier des Bancels, 1901b, 1902b, 1902c, 1902d, 1904a, 1904b, 1906, 1914, 1917, 1933), les sensations du goût et de l'odorat (Larguier des Bancels, 1909a, 1911, 1912b), les instincts et les émotions (Larguier des Bancels, 1919, 1920, 1921b, 1925, 1926b, 1930, 1932, 1934, 1935). Son activité de recherche s'est en effet concentrée sur ces trois thèmes même s'il a abordé de manière sporadique quelques autres sujets d'étude comme l'intelligence (Larguier des Bancels, 1907a).
J. Larguier des Bancels ne fut pas réellement un novateur dans tous ces domaines mais plutôt quelqu'un qui s'est appliqué à présenter des revues complètes et critiques, souvent publiées dans l'Année Psychologique dirigée par Binet, sur l'état de la littérature à l'époque. Ses travaux gardent un caractère historique indéniable pour ceux qui veulent s'instruire de ces questions. Il fut en effet plus un compilateur, sans ce terme ait une quelconque connotation péjorative, qu'un expérimentateur en psychologie (ce rôle est totalement inversé en chimie physique).
a) Les travaux sur la mémoire
J. Larguier des Bancels développa ses premières recherches sur la mémoire sous la direction d'Alfred Binet qui s'intéressait à ce sujet (cf., Nicolas, 1994a) dans le cadre des travaux de la Société Libre pour l'Étude Psychologique de l'Enfant. Ses recherches prirent comme point de départ l'étude de Lottie Steffens (1900), élève de G.E. Müller (1850-1934) à Göttingue, qui a montré que l'acquisition des souvenirs était plus économique à l'aide du mode de répétition globale (lire et répéter le matériel à apprendre d'un bout à l'autre) que du mode de répétition fragmentaire (lire et répéter le matériel par fragments). Larguier des Bancels répliqua et étendit ces résultats dans toute une série d'études (Larguier des Bancels, 1901b, 1902b, 1902c, 1904a).
Alfred Binet se félicitait d'avoir J. Larguier des Bancels comme collaborateur, toute une correspondance jusque-là inédite atteste de ce fait (cf., Nicolas, 1997). Ce dernier fut d'ailleurs nommé Secrétaire de Rédaction à L'Année Psychologique à partir de 1903. Avec le changement d'éditeur (Masson), la politique de l'Année Psychologique fut révisée à partir de cette date. Binet voulut multiplier les revues critiques et y associa très étroitement J. Larguier des Bancels. Voici un extrait de sa correspondance concernant une revue sur le témoignage demandée à J. Larguier des Bancels:
"Cher ami, voulez-vous que nous fassions ensemble une revue générale sur "la science du témoignage" que nous publierons dans les mémoires originaux? Vous ferez toute l'histoire des travaux de Stern et consorts, je ferai (ou plutôt j'ai déjà fait) l'analyse des recherches de Mlle Borst et une conclusion sur l'avenir et la définition et le domaine de cette nouvelle science. Si ça vous convient, envoyez-moi le plus tôt possible votre partie, je la relierai à la mienne, et vous enverrai ensuite le tout. Le meilleur titre serait: La science du témoignage et la science psycho-judiciaire" (lettre du 20 Juin 1904,).
"Je vais vous envoyer l'analyse que j'ai faite. (...) Je vois que vous avez le souci de la composition. Mon dieu! Vous avez raison, sans doute. Je voyais les choses plus bourgeoisement. Vous faisiez votre partie, moi la mienne, et une toute petite note indiquant au bas de la première page, que votre rédaction allait jusqu'à là et la mienne jusqu'ici. Ou bien, encore, vous faisiez votre article sans vous occuper du mien, vous le signiez, et je mets le mien à la suite, n'est-ce pas plus simple? et qu'importent quelques répétitions! Croyez-moi, ça vaut mieux." (lettre du 26 Août 1904).
Mais J. Larguier des Bancels ne put réaliser la revue cette année-là. Il fallut attendre le tome XII (1906) de l'Année Psychologique pour que paraisse l'écrit historico-critique le plus intéresssant que J. Larguier des Bancels a publié sur la mémoire. Cet article est une véritable revue critique des travaux publiés dans ce domaine et présente les célèbres recherches de l'allemand William Stern (1871-1938) sur le témoignage oculaire.
"Votre article sur le témoignage me paraît superbe. C'est probablement ce que vous avez écrit de mieux, de plus pondéré, de plus profond. C'est dommage qu'il reste dans l'Année. Vous devriez en faire un livre. Vous savez que j'ai l'intention en Octobre prochain de faire quelques études de psychologie judiciaire. Avec votre partie, on pourrait faire un volume, et votre collaboration serait bien suffisante. Il faut réfléchir." (sans date).
Ce volume ne vit jamais le jour, mais les conclusions de J. Larguier des Bancels sur le témoignage firent comprendre à Binet qu'il était le véritable représentant des travaux dans ce domaine que les allemands avaient annexés.
"La fin de votre article, de votre remarquable article, sur le témoignage m'a aussi un peu surpris. Sauf un point ou deux, il me semble que j'avais déjà atteint toutes ces conclusions. Que les allemands sont lourds!" (lettre du 18 Juin 1906)
"(...) Je sais bien que la méthode du témoignage s'appelle en Allemagne 'la méthode Stern'. S'il y a lieu, je dirai un mot de ces choses dans ma préface de l'Année, mais seulement après avoir recueilli votre avis (...)" (lettre du 14 Janvier 1908).
b) Autres travaux
Si Larguier des Bancels publia quelques autres travaux de moindre importance sur la mémoire dans les années qui suivirent (cf., Henri et Larguier des Bancels, 1912; Larguier des Bancels, 1917, 1933), il avait entrepris depuis quelques temps déjà sous l'impulsion d'Alfred Binet de centrer ses activités de recherche en psychologie sur deux thèmes: le goût et l'odorat; les émotions et les instincts.
Ses travaux sur le goût (Larguier des Bancels, 1909) et l'odorat (Larguier des Bancels, 1911) prirent la forme de revues établissant le bilan des connaissances actuelles sur ces sujets. Les deux précédentes études furent d'ailleurs groupées en un volume (Larguier des Bancels, 1912b) où l'on trouve condensées et systématisées d'une manière très claire, très logiquement ordonnée et très personnelle, des recherches éparses dans la littérature médicale, psychologique et physiologique sur des questions qui étaient à l'époque si mal connues. Ces travaux sur les sensations constituaient pour Larguier des Bancels un relai entre la psychologie et la physiologie. Il était d'ailleurs très bien placé pour juger des frontières entre ces deux disciplines puisqu'il avait une double formation de psychologue et de biologiste et qu'il occupait à ce titre à l'Université de Lausanne un poste qui l'obligeait à donner des cours dans ces deux matières.
Les recherches de Larguier des Bancels sur les émotions et les instincts eurent pour point de départ une requête d'Alfred Binet:
"Ne pouvez-vous pas m'envoyer aucune note sur les émotions ? Sans faire d'article achevé, on pourrait toujours écrire un certain nombre de réflexions, d'autant plus que ce sujet est si mal connu" (lettre du 30 Septembre 1910). "En tout cas, je compte que l'an prochain vous m'enverrez quelque chose sur les émotions" (lettre du 01 Avril 1911).
Son premier travail sur les émotions et les instincts (Larguier des Bancels, 1919) sera publié après la mort d'Alfred Binet dans les 'Archives de Psychologie' d'Édouard Claparède dont il fut l'ami intime et le collaborateur à partir de 1913 (il ne publiera cependant avec Claparède qu'une courte note (Larguier des Bancels et Claparède, 1913) suite à un voyage entrepris en Allemagne sur le problème des animaux savants). L'article sur les émotions et les instincts sera inclus en 1921 dans un important volume dédié à la mémoire d'Alfred Binet et intitulé: 'Introduction à la Psychologie. L'intinct et l'émotion' (Larguier des Bancels, 1921b/1934). Cette introduction visait à être à la fois philosophique et physiologique, afin de relier la psychologie aux deux disciplines dont elle s'était dégagée, mais où ont plongé ses racines. Dans la première partie, il y discute de la distinction entre l'âme et le corps, entre la conscience et le système nerveux, en s'appuyant sur les données physiologiques de l'époque. Il adhère au principe de parallélisme psychophysique essentiellement à cause de ses avantages en tant que méthode. Dans la seconde partie de son ouvrage, il aborde le domaine de la vie affective par l'étude de l'instinct et de l'émotion. Il retrouve l'instinct chez l'homme sous la forme des tendances fondamentales qui sont à l'origine de toutes les actions et dresse le tableau provisoire des instincts humains (alimentation, défense, curiosité, appétits sexuels, instincts parentaires, sociaux, égoïste, jeu). Il est ensuite conduit à étudier l'émotion qu'il considère comme un râté de l'instinct en examinant les phénomènes de peur et de colère. D'autres articles seront publiés sur ce sujet dans les années qui suivirent (Larguier des Bancels, 1925, 1926b). Georges Dumas lui demandera même de rédiger un chapitre (Larguier des Bancels, 1930) sur ces deux manifestations de la vie mentale qui fut inclus dans son 'Nouveau Traité de Psychologie' (Larguier des Bancels, 1932).
CONCLUSION
Larguier des Bancels n'a pas écrit de très nombreux articles dans le domaine de la psychologie même s'il réalisa de nombreuses analyses pour l'Année Psychologique, l'Année Biologique, les Archives de Psychologie et la Revue Générale des Sciences Pures et Appliquées. Alfred Binet le lui reprochera ouvertement dans ses lettres du 05 Mai 1910 ("Je trouve que vous ne publiez pas assez") et du 11 Février 1911 ("Ne vous déciderez-vous pas à faire un peu de psychologie?") mais louera cependant à de nombreuses reprises ses travaux et trouvera en lui un interlocuteur de premier ordre pour ses travaux en philosophie.
L'importante correspondance de Binet atteste du fait que le célèbre psychologue français considérait Larguier des Bancels comme un véritable ami et qu'il aimait à s'entretenir avec lui de questions philosophiques. Binet écrira: "Vous êtes ma conscience philosophique" (lettre du 30 Mars 1906). Les manuscrits de philosophie et de métaphysique rédigés par Binet comme son ouvrage sur l'âme et le corps (Binet, 1905) ont tous été lus attentivement par Jean Larguier des Bancels. Binet écrivait à ce propos le 04 Aôut 1905 "Quand vous aurez mon manuscrit, ne craignez pas de me critiquer à fond. Je n'ai pas honte de me tromper en métaphysique!", et ajoutait le 14 Août 1905: "vos remarques sont très judicieuses, j'en tiens toujours compte" avant de terminer sa lettre du 19 Août 1905 par ces mots: "toujours merci pour vos remarques, si justes, dont le défaut est d'être trop concises, et trop peu nombreuses. J'en tiens le plus grand compte". Pourtant Larguier des Bancels n'a publié dans le domaine de la philosophie que quelques notes ou articles d'une portée assez limitée (Larguier des Bancels, 1907b, 1916, 1918, 1921a, 1926a, 1926c, 1936, 1940, 1951) mais ses connaissances et son esprit affuté en faisait un collaborateur et ami éminement fin et intelligent pour toutes les choses qui touchaient à cette matière.
Affligé d'une surdité croissante, il démissionnera le 15 Octobre 1936 pour des raisons de santé. Il fut nommé professeur honoraire le 01 Mars 1940. Jusqu'à sa mort, survenue, le 8 mai 1961, à l'âge de 85 ans, il vivra solitaire dans sa belle campagne des Bergères. Il laissera à ses amis le souvenir d'un homme étonnamment cultivé, distingué et... modeste.
BIBLIOGRAPHIE
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Cette recherche a été réalisée à partir du Fond d'Archives Jean Larguier des Bancels (côte IS1907) déposé à la Bibliothèque Cantonale et Universitaire de Lausanne-Dorigny. Ces archives contiennent de nombreux documents biographiques et une correspondance importante d'Alfred Binet. Je tiens ici à remercier pour leur aimable collaboration Mme Danièle Mincio, conservatrice du département des manuscrits de la Bibliothèque, ainsi que les responsables des Archives Cantonales Vaudoises qui m'ont permis d'accéder à certains documents relatifs à la généalogie de Jean Larguier des Bancels.