Démocrite et Leucippe sont les fondateurs de l’Atomisme
« Démocrite est le plus subtil de tous les anciens » nous dit Sénèque. Démocrite est né en 460 ou 457 av. J.-C. dans la ville d’Abdère à la frontière entre la Trace et la Macédoine. Il était le troisième fils d’Hégésistate, d'Athénocrite ou de Damasippe. Il se donne le nom de Démétrios qui signifie en grec ancien « choisi par le peuple ». Démocrite fut éduqué par des mages perses qui lui enseignèrent la théologie et l’astronomie. Il s’attacha à Leucippe, son aîné de quarante ans, et devint son disciple. Démocrite aura été également influencé par Mélissos.
Leucippe, quant à lui, est né à Milet vers la moitié du Vème siècle av. J.-C., il était un élève de Zénon d’Elée. Nous ne pouvons pas parler de Démocrite sans parler de Leucippe, leurs travaux étant totalement interdépendants.
Après avoir hérité de son père, Démocrite voyagea beaucoup. Il apprit la géométrie auprès des prêtres d’Egypte, l’astrologie en Perse et se rendit en Ethiopie ainsi qu'en Inde pour connaître les sages.
Démocrite nous dit : « De tous mes contemporains, j’ai parcouru la plus grande partie de la terre, en étudiant les sujets les plus grands. J’ai vu le plus de ciels et de pays. J’ai entendu la plupart des hommes doctes, et personne encore ne m’a surpassé dans l’art de combiner les lignes et d’en démontrer les propriétés, pas même les arpenteurs d’Egypte, avec qui j’ai passé quatre-vingt ans en terre étrangère ». Cité par Clément d'Alexandrie dans "Stomates". Nous n'avons que très peu de renseignements sur la vie de Démocrite, vu sa longue absence de son pays. Aristote est le premier témoin de la chronologie et de la quantité des textes du philosophe Démocrite.
Nous tenons ces informations d’après les « Fragments des Présocratiques » dont la première édition fut réalisée par Herman Diels en 1903 (Walther Kranz la complètera avec un troisième volume).
Il faut se contenter de ces restes de fragments que nous avons, si l’on veut se faire quelques idées sur la pensée présocratique. Dans ces fragments on trouve le nom de l’Abdéritain.
Mais les fragments que nous avons sont-ils authentiques ?
Les chercheurs se posent toujours des questions à ce sujet.
Les témoignages que nous connaissons se trouvent dans les écrits de Simplicius, Pline, Clément d’Alexandrie, Cicéron et surtout de Diogène Laërce.
D’après Clément d’Alexandrie, « Démocrite est un philosophe présocratique », cependant Michel Onfray dans son livre « Sagesse antique » conteste cette appellation, il préfère celle de « philosophe Abdéritain ».
D’après Démétrios de Phalère, Démocrite recherchait toujours la solitude, en s’enfermant dans une cabane de son jardin, pour étudier tranquillement.
Il connaissait la physique, l’éthique, les mathématiques, les arts et possédait une grande culture générale.
Démocrite était ignoré à Athènes, alors qu'il était pourtant bien connu de son compatriote Aristote. D’après Diogène Laërce, il n’a jamais rencontré Socrate. Démocrite étant plus jeune que Socrate (470-399 av. J.-C.).
Au retour de ses voyages, ayant dépensé toute sa fortune il était devenu pauvre. C’est son frère Damaste qui l’hébergea chez lui.
Démocrite fonda une école à Abdère vers 420 av. J.-C. et finit son traité « Grand ordre du monde ».
A la fin de sa vie, il était devenu aveugle (on en ignore la cause).
Il mourut vers l’âge de 90 ou de 103 ans et fut enterré aux frais de l’Etat.
L’Atomisme de Démocrite
La philosophie de l’Antiquité s'oppose en deux grands courants : le matérialisme et l’idéalisme.
Le matérialisme nous dit : tout est matière ou produit de la matière, il n'y a pas de réalité idéale ou spirituelle.
Il y a l’idéalisme ontologique : une conception de l’être, découvert par Hérodote et mise en vers par Parménide. Et l’idéalisme gnoséologique : la théorie de la connaissance. Démocrite distingue deux formes de connaissances : une connaissance vulgaire qui vient des sens, et la connaissance que l’on acquiert par l'intellect, qui est le critère de la vraie connaissance.
La théorie des atomes fut développée par Leucippe et Démocrite vers 480 av. J.C. avec le principe : « rien ne se fait de rien ».
On distingue trois principes d’atomisme :
le principe de la constitution atomique de la matière, laquelle est conçue comme étant animée d’un perpétuel mouvement et douée d’un pouvoir d’auto-organisation ;
le principe de la sélection naturelle des espèces animales par élimination des plus faibles et survivance des plus aptes ;
le principe de la matérialité de l’âme et de son indéfectible unité avec l’agrégat qu’elle anime.
L’atomisme de Démocrite et Leucippe ne nous est connu qu’à travers la description donnée par Aristote. Celui-ci en fait éloge dans son livre « De generatione et corruptione », mais il n’accepte pas tout de l’atomisme de Démocrite.
Aristote écrit : « les atomistes sont en contradictions avec eux-mêmes puisqu’ils nous proposent une figure de l’être, qui en réalité est le néant. »
Pour Démocrite, l’atomisme prend essor sur un plan logique et ontologique, ce qui est un double renversement de l’ontologie éléate.
L’atomisme et le matérialisme tels qu'exposés par Démocrite furent adoptés par Epicure et plus tard par Lucrèce.
Dans le passé, les atomes constituent une simple hypothèse métaphysique.
L’existence des atomes est déduite du principe : « rien ne vient du néant et rien après avoir été détruit, n’y retourne ». Tout est constitué d’atomes et de vide, même l’âme qui est faite d’atomes mobiles, dont le mouvement s’appelle la pensée. Les atomes et le vide sont les principes de toute chose. L’atome c’est ce que l’on nomme le plein. Le vide, à l'inverse, est néant : c'est le non-être dans lequel se meuvent les atomes. Dans la philosophie de Démocrite les atomes sont des unités éternelles et indestructibles de la matière. Les atomes sont de formes et de dimensions variables, se déplacent dans tout l'univers, le mouvement est inséparable de la matière, et forme tous les éléments : feu, eau, air, terre ainsi que tous les composés, d’où la nécessité de respirer pour régénérer l’âme en permanence.
On distingue le mouvement primitif qui fait s’entrechoquer les atomes et le mouvement dérivé qui en donne un mouvement oscillatoire (palmos).
Démocrite a exposé les différences fondamentales des corps du point de vue de leurs relations réciproques. Il distinguait et il exprimait ces distinctions par la forme, l’arrangement et la position des corps.
Démocrite est considéré comme un philosophe matérialiste. Il nous dit : «Les Dieux ne sont que des rêves humains ».
La philosophie matérialiste de Démocrite était en totale opposition avec la philosophie idéaliste de Platon. Ce dernier ne cite jamais Démocrite dans aucun de ses textes.
Dès l'ère chrétienne, la théorie matérialiste déplut aux partisans des croyances religieuses traditionnelles.
Les Eléates ont développés la même conception sur l’atome. Les atomistes vont lui attribuer les propriétés que les Eléates attribuent à l’être-UN.
La philosophie de Parménide, relayée par Mélissos et Zénon, établit que l’être est un éternel immuable.
Dans « Génération et corruption » Leucippe présente sa doctrine comme une réfutation de l’Éléatisme en tant qu’il nie l’existence du mouvement.
La philosophie de Démocrite est éléate.
Ce qui distingue les atomistes de leurs prédécesseurs, c’est la rigueur et l’esprit de conséquence avec laquelle ils ont développé l’idée d’une explication mécaniste de la nature.
D’après Hegel, l’atomisme antique n’est pas un matérialisme, mais une forme d'idéalisme en un sens plus élevé. En effet, selon lui, le vrai et le phénomène sont les deux revers d'une seule et même chose ; il n'y a donc pas de différence ontologique entre ce qui apparaît (le réel) et ce qui est perçu (le rationnel), puisque pour Hegel tout ce qui est réel et rationnel, et tout ce qui est rationnel est réel. Ainsi, comme le pensait déjà Protagoras, ce qui nous apparaît est une manifestation de la vérité : c'est pourquoi le matérialisme et l'idéalisme sont dialectiquement liés.
Or, si l’intellect s’applique à la vérité, l’âme au phénomène, et que le vrai est la même chose que le phénomène, comme il semble à Démocrite, l’intellect est forcement la même chose que l’âme.
« D’emblée le matérialisme sera grevé d’avoir été inventé à Abdère » nous dit Th. W. Adorno.
Sur l’éthique de Démocrite on connait peu de choses, Diogène Laërce, nous donne quelques renseignements : « tranquillité de l’âme, bien-être », que Diels a repris dans son livre. D’après J. Lana, les fragments d’éthique soulèvent des problèmes : parviennent-ils à former un système ? Pouvons-nous y voir un ensemble cohérent ? La polémique demeure. Dans son livre « La pensée grecque et les origines de l’esprit scientifique », Léon Robin nous rappelle que Démocrite reprochait à Leucippe que son livre « Génération et corruption » fut un plagiat.
L’homme doit se proposer comme fin, selon Démocrite, « l’euthymie », qui n’est pas la même chose que le plaisir, mais la sérénité et l’équilibre que connaissent l’âme, qui est la joie de l’âme ou la tranquillité. G. Vlaston y voit la première éthique naturaliste dans la pensée grecque.
Démocrite explique que l’âme est composée d’éléments innés saisissables par l’intelligence. L’âme a deux parties : l’une rationnelle ayant son siège dans la poitrine, l’autre irrationnelle qui est repartie dans tout le corps.
D’après Stobée, « il convient aux hommes de faire meilleur cas de l’âme que de son enveloppe. Car la perfection de l’âme corrige la faiblesse de l’enveloppe, alors que la force de l’enveloppe privée d’intelligence, ne rend aucunement l’âme meilleure ».
La physique et l’explication des processus cognitifs, conduisent Démocrite à l’adoption de positions sceptiques qui s’appuient sur deux types d’arguments : l’un d’ordre éthique et physique, l’autre d’ordre épistémologique.
L’étiologie démocritéenne est la volonté de rapporter les phénomènes constants et particuliers à une explication causale qui s’est déjà manifestée chez Empédocle.
D’après Démocrite, le temps est incréé. Les astres sont constitués de pierres, et il y a beaucoup de planètes, plus que celles que nous voyons dans le ciel.
Démocrite nous dit : « soit la vérité n’existe pas, soit elle ne nous est pas vraiment accessible ». D’après Guthrie, « l’identité de Démocrite n’a pas de solution définitive ». Et Alfieri nous dit : « on n’a pas réussi à démontrer le caractère systématique dans l’éthique de Démocrite ».
L’éthique sur la physique démocritéenne reste un débat ouvert aujourd’hui.
Les fragments d’éthique et les maximes de Démocrite
Sur les maximes de Démocrite, les témoignages proviennent de deux collections de maximes. D'abord les cent-trente fragments dans « l’Anthologie » de Jean Stobée du Vème et du VIème siècle. Ensuite les quatre-vingt-six fragments réunis sous le titre « Maximes de Démocrite » transcrits par Diels et Kranz au XXème siècle.
Quelques exemples : dans les lettres adressées au roi Darius (B191) on trouve : « il ne faut pas désirer ce qu’on n’a pas, mais s’accommoder de ce qu’on a, comparant son sort à celui des malheureux ».
Démocrite mit l’accent sur le concept de « devoir » et ne négligea nullement la part de l’intention dans la pratique sociale des hommes : « L’heureux homme naturellement porté à accomplir des actions juste et légales, réjoui sûr de lui et sans soucis, en état de veille comme en état de songe ».
« Si tout est atomes et configuration, pourquoi craindre les Dieux ou la mort ». Le bonheur est donné comme l’absence de la crainte.
L’homme est à l’intérieur de la nature. Démocrite donne à l’homme le rôle véritable de son existence. L’existence est la joie de l’âme qui procure le bonheur.
Œuvres de Démocrite
Démocrite a étudié des domaines très variés au point qu’on le considère comme l'un des premiers encyclopédistes. Il n’est rien dont il ne traite, disait Cicéron.
Il écrivit dans le domaine des mathématiques, des ouvrages traitant des nombres, des lignes continues et des solides, tous disparus et dont seuls les titres nous sont connus. Ses travaux géométriques sont antérieurs à la parution des « Eléments d’Euclide ».
Dans la cosmologie, Démocrite admettait une infinité de mondes. Les mondes existent dans le vide et sont en nombre infinis, de différentes grandeurs et disposés de différentes manières dans l’espace.
Le principe de la nature par Démocrite est : « rien ne vient du néant et rien, après avoir été détruit, n’y retourne ». Démocrite exposa une hypothèse de génération spontanée des espèces vivantes dont Epicure va s’inspirer et que l'on retrouvera de nouveau dans le livre de Lucrèce « De la nature ».
Le concept de Démocrite était « E idéa atomos ».
Tout se compose d’atomes. L’être se distingue par la position (haut, bas, devant, derrière), la forme (anguleux, droit, rond, carré), l’ordre (premier, deuxième…).
On a trouvé dans les papyrus de Leyde, sous le titre « Sphère de Démocrite », une table de chiffres destinée à pronostiquer la vie ou la mort d’un malade (apporté par Hermès et Pétosiris). A cette époque vivait également Bolos le Démocritéen (250 à 115 av. J.-C.), l’initiateur du genre littéraire des « Physika » qui a semé le trouble et la confusion avec l’œuvre de Démocrite d’Abdère.
Le rire de Démocrite
Démocrite a-t-il consacré un ouvrage dédié au rire ? D’après J. Salem, on ne peut en avoir la certitude, puisqu'il n'en reste aucune trace. Le caractère rieur de Démocrite devint légendaire, il est considéré comme le « grand rieur ».
La légende commence à se former autour d’Hippocrate et de Démocrite durant les temps hellénistiques jusqu’au Ier siècle de notre ère. La pensée hellénistique propage l’idée d’une libération de l’homme par la philosophie (J. Salem).
Mais selon « Démocritus and Heraclitus » d’A. Lopez, la légende dut apparaitre dès le IIème siècle av. J.-C.
« Le rire de Démocrite et les pleurs de Héraclite ».
Sénèque écrira : « Héraclite chaque fois qu’il voyait tant de gens mal périr, il pleurait. Démocrite au contraire en public il riait. » Démocrite se moquait de tous et qualifiait tout le monde de fou (voir « Histoire variée » d’Elien).
Cicéron, dans « De Oratore » rédigé en 55 av. J.-C., parle du rire de Démocrite.
Le rire de Démocrite est cité à plusieurs reprises dans « L’Eloge de la folie » d’Erasme.
Mais le rire de Démocrite était un rire triste et satirique, une forme de résistance. Démocrite rit du ridicule, de la folie, de la bêtise des hommes, des défauts de la société (voir les « Lettres » du pseudo-Hippocrate).
« Les lettres du Grand Roi » sont en nombre de vingt-sept. Les neuf premières sont sur l’invitation faite à Hippocrate par le Grand Roi. Le second groupe de lettres (n°10 à 24), porte sur la folie prétendue de Démocrite, que les gens voulaient guérir. « Il s’agit d’empêcher qu’un peuple et un homme illustre ne tombent ensemble dans la démence ». Les lettres n°19 à 27 ne méritent pas un commentaire sauf la lettre n°19 où il y a un petit « Discours sur la folie ».
Conclusions
Démocrite a cultivé toutes les branches de la science, depuis les mathématiques et la physique jusqu’à l’éthique et la poétique.
Démocrite, Epicure et Lucrèce sont les trois figures dominantes de l’atomisme antique, ils ont élaboré les principes essentiels de la conception matérialiste de l’être, d’après Pierre-Marie Morel.
Démocrite fonde une physiologie des représentations qui explique la genèse, le document se trouve dans « Contre les savants » de Sextius Empiricus qui emploie un certain nombre d’arguments démocritéens.
L’atomisme peut s’appliquer à tous systèmes qui admettent des atomes comme éléments constitutif des corps. Cette idée a été reproduite par toutes les écoles matérialistes et les philosophes modernes : Hobbes, Diderot, La Mettrie, d’Holbach, entre autres.
La doxographie désigne les catalogues ou les manuels dans lesquels les opinions des anciens sont résumées et confrontées. Diogène Laërce, érudit du IIIème siècle av. J.-C., favorable à l’épicurisme, compose dans « Vies, doctrines et sentences de philosophes », des résumés par auteur et école philosophique. Mais un tel résumé (tant de la vie et que de la doctrine) n'est guère possible pour Démocrite, en raison des témoignages contradictoires et très souvent polémiques.
Démocrite demeure présent tout au long de l’histoire des sciences et de la philosophie. Sa pensée est reprise par la philosophie arabe de la Kalam au IVème siècle après J.-C.
Démocrite a influencé : Epicure, Pyrrhon, Lucrèce, Aristote, Montaigne, Nietzsche.
Les philosophes qui parlent de Démocrite.
Hippocrate déclare : « Démocrite sage entre les sages, seul capable d’assagir les hommes ».
Diogène Laërce : « Démocrite donne la précision sur la météorologie démocritéenne, une indication sur un aspect proprement démocritéen de la physique abdéritaine ».
Epicure : « Le temps est une apparence qui se présente sous l’aspect du jour et de la nuit ».
Thrasylle : transmet l’image d’un Démocrite influencé par le pythagorisme sur le plan de l’éthique et d’un Démocrite polymathe.
Aristote manifeste une tendance permanente à simplifier la doctrine atomiste.
Mélissos refusait l’existence du « non-être » (ou du rien).
Galien critique Démocrite : « Il refuse de s'en remettre à l’évidence, comme celui qui ne voit pas ». Démocrite est dans le « Traité de l’expérience médicale » un des fondateurs de l’empirisme. La relation de Galien est remarquable et unique de la fusion des deux traditions qui dominent l’histoire de la doxographie démocritéenne : la lecture aristotélicienne et la lecture sceptique.
Avec Philodème l’étiologie démocritéenne est étendue à la sphère anthropologique et aux données empiriques.
Cicéron disait : « Il n’est rien dont il ne traite ».