Emil Mihail Cioran est un philosophe et écrivain roumain. Il naît le 8 avril 1911 à Rasinári, un village appartenant alors à l’Autriche-Hongrie, et rattaché depuis 1918 à la Roumanie (Rășinari). Cioran décède le 20 juin 1995 à Paris. Il décrit ses années d’enfance dans un des Cahiers de l’Herne qui lui est consacré en 2009 : « Je passais tout mon temps dans la montagne Coasta Boacii ».
Son père est pope dans le village. Quand la Première guerre mondiale est déclenchée, Cioran a trois ans. Ses parents sont déportés en Hongrie et internés jusqu’en 1918. C’est la grand-mère qui s’occupe des enfants, et c’est le paradis, nous dit Cioran. Puis ses études vont l’emmener dans la petite ville de Sibiu. À l’école, il est mal accueilli par les jeunes citadins, et c’est un choc pour le petit Emil. Cioran est un élève précoce, qui lit beaucoup et, dans l’espoir de leur ressembler, se frotte aux grands écrivains : Voltaire, Diderot, Chestov et Kierkegaard. à 17 ans, il entre à l’Université de Bucarest et entreprend des études de philosophie. Ses travaux portent sur Kant, Schopenhauer, Heidegger, et tout particulièrement sur Nietzsche.
La lecture de Dostoïevski la met en transe.
La lecture, plus que de former son esprit, accentue sa perception des choses.
En 1930, Cioran travaille sur Kant et s’occupe de la philosophie pure (temps, espace, nombre, causalité). Dans cet esprit, il conseille à ses amis transylvains de ne pas chercher remède à leur dégoût de la vie chez Baudelaire, mais plutôt chez Leibnitz, Hume, et même Zénon d’Élée.
À l’instar de Baudelaire, fils d’un prêtre défroqué, et de Nietzsche, fils d’un pasteur, Cioran est donc fils de pope !
Il nous dit : « J’aurais aimé être fils de bourreau ».
Avec sa licence, obtenue en 1932, Cioran entame une thèse sur Bergson.
Élève brillant, il bénéficie en 1933 d’une bourse d’études, et s’inscrit à l’Université de Berlin, ville qu’il n’aime pas. Il sort son premier livre, Sur les cimes du désespoir, en 1934. Après deux ans de formation à Berlin il rentre en Roumanie où il est nommé professeur de philosophie au lycée Andrei-Șaguna à Brasov.
La jeunesse roumaine est confrontée à un problème capital et pathétique.
En 1935 Cioran écrit « Nous sommes en droit, nous aussi, de nous demander si la terreur peut être féconde. »
Cioran rejette sans ambages la politique et déclare haut et fort que les doctrines sociales ne font pas partie de ses préoccupations. Mais, quand toute l’Europe cherche des idées novatrices, Cioran rentre dans le circuit et il écrit un certain nombre d’articles élogieux sur Hitler et la Garde de Fer. Il faut savoir que Heidegger a eu aussi un engagement nazi.
En 1936, Cioran publie La Transfiguration de la Roumanie, livre imposé par La Garde de Fer, les nationalistes xénophobes qui ont envahi le pays.
Le jeune Cioran s’initie aux cosmologies, à l’œuvre des néo-platoniciens et des théistes, pioche son Schopenhauer, et s’inspire des idées de Nietzsche pour improviser une «Version anthropologique pessimiste».
Le troisième livre, en 1937, Des larmes et des saints, fait scandale en raison de sa xénophobie. Il est retiré de la vente.
Cioran aime les femmes et fréquente les bordels. À ce propos, il dit que « la prostitution est l’exercice d’un plaisir qui ne peut pas en être un ».
Cioran vit en couple de 1942 à sa mort avec Simone Boué, mais sans citer une seule fois son nom dans ses écrits.
Il s’amourachera, dans les années 1980, de Friedgard Thomas, une allemande. Mais cette liaison ne tiendra pas longtemps.
En 1942 il travaille à une thèse de doctorat (qu’il ne finira jamais) dont le sujet est : « Philosophie vitaliste, phénoménologie, et existentialisme ».
Cioran arrive en France à la fin de l’année 1937 avec une bourse de l’Institut Français de Bucarest.
Il n’aime pas la culture roumaine et la qualifie de « petite culture ». Cioran reste en France pour finir sa thèse sur Bergson, mais il passe beaucoup de temps à parcourir le pays à bicyclette. Depuis 1941, Cioran ne quitte plus la France, pays qu’il a choisi pour vivre. à Paris il habite dans le Quartier latin, fief de la Sorbonne, où il résidera jusqu’à sa mort. En 1966, au décès de sa mère, il écrit qu’il a été « son échec et sa réussite ».
Il abandonne toute idéologie pour se consacrer à l’écriture. Refusant les honneurs et les prix, il vit assez modestement de sa plume et en traduisant les poèmes de Stéphane Mallarmé en roumain. Il déclare haut et fort qu’il hait les revenus, dont le seul horizon est l’échec.
Cioran est entouré de penseurs et d’écrivains tels qu’Eugène Ionesco, Stéphane Lupasco, Samuel Beckett, Henri Michaux et Gabriel Marcel.
Il devient connu en France, et le Président Mitterrand le conviera à l’Élysée.
En 1980, victime de la maladie d’Alzheimer, il est transporté à l’hôpital où il est demeure jusqu’à sa mort, en 1995.
Les principaux écrivains étudiés par Cioran sont :
Dostoïevski, Shakespeare, Pascal, Beckett, Simone Veil, Épicure, Hegel, Heidegger, Baudelaire, Mallarmé, Nietzsche.
Les illustres enfants de la Roumanie sont venus en France pour l’amour du pays : Brancusi, Eliade, Ionesco, Anne de Noailles et d’autres.
La particularité, de Cioran est de s’être plongé directement dans les textes originels des philosophes allemands (il connaissait la langue).
Ce qu’il considère comme intéressant chez Chestov, c’est que, selon lui, « la littérature est un moyen de saper la philosophie ».
Cioran rend également hommage à Fondane « Je considère comme la chance de ma vie de l’avoir connu et fréquenté. » A son tour, Benjamin Fondane affirme que « Cioran est le type du nouveau philosophe, c’est le penseur privé. »
Cioran dit encore : « De la génération Sartre-Bataille, il n’est guère que Simone Weil qui m’intéresse. »
« Les Allemands ne s’aperçoivent pas qu’il est ridicule de mettre dans le même sac un Pascal et un Heidegger. » (Dans Aveux et Anathèmes).
Cioran tolère Hegel en tant que philosophe, mais conteste sa conception de l’absolu et son relativisme, plus séduit par ce que l’on pourrait nommer « absolu du relativisme ». Cioran ne se fonde que sur Pascal, le seul philosophe français dont il accepte les idées.
Il s’en prend toujours aux intellectuels roumains : Virgil Gheorghiu, Ion Frunzetti (critique littéraire et historique), et même à Mircea Eliade, avec lequel il entretient une vaste correspondance. « On n’habite pas un Pays, on habite une langue », nous dit Cioran dans Aveux et Anathèmes.
Cioran se bat avec le français et avec lui-même toute sa vie. Car la France dispose d’une langue de haute précision. Le français est cette langue royale qui tient ciel et homme en respect.
Devenu encore plus français que les français, par l’exercice d’un travail de sape, Cioran pense en français. « Si je m’y suis intéressé, c’est que j’y ai vu un défi au néant », lit-on dans les Cahiers. C’est un choix d’écrire dans le grand style. Chaque phrase est ciselée, il pense en artiste, on sent l’art qui émane de son œuvre.
Entre la vie dans ses œuvres et l’œuvre de sa vie, il y a convergence : une réciprocité parfaite qui accomplit le talent d’écrivain.
Saint-John Perse a inséré dans son œuvre un éloge à Cioran : « Je tiens Emil Cioran, né roumain, pour l’un de plus grands écrivains français dont puisse s’honorer notre langue, depuis Paul Valéry ».
Angelo Rinaldi a consacré plusieurs pages à Cioran, en qui il voit « le plus grand prosateur français, dégustateur de toutes les vilenies et ironies du sort, taste-vin de la malchance ».
Cioran ne propose jamais des idées ; il vise une expérience et fait état de la sienne en disant que « toute expérience qui n’a pas atteint son paroxysme est stérile ».
Il pose des questions auxquelles n’attend pas de réponse.
La langue dans laquelle il a écrit ses premiers livres est une langue désordonnée, d’un jeune intellectuel balkanique d’avant-guerre.
En changeant de langue, Cioran a forcément acclimaté sa culture et ses références culturelles, forcé d’adapter son écriture aux contraintes d’un autre modèle spirituel. Mais les angoisses de ses dix-sept ans restent les mêmes. Dès qu’il est question de forme et de clarté, on en revient au style français.
La forme, les formules, le secret du style de Cioran version occidentale, constituent un don français à ce Job assagi à l’école des moralistes (voir S. Stologan).
Dans l’esprit de Cioran, il ne peut y avoir de clarté que si l’on demeure à la surface de choses. Il reproche aux modernes d’avoir sanctifié la forme en la dépouillant de toute vertu ontologique. Choisir les formes c’est la voie de ceux qui veulent échapper au temps. Cioran croit que l’écriture est un produit de la souffrance, contre laquelle elle est une thérapie. Il nous dit : « la souffrance m’a donné le courage de libérer ma parole, l’audace de l’expression et le goût du paradoxe. » Pour lui, la vie n’est ni nulle, ni vide, mais douleur.
« J’ai définitivement perdu le sens de la mesure, et parfois j’ose amplifier l’excès jusqu’au seuil de la folie ! »
« J’ai écrit pour injurier la vie et pour m’injurier ! »
Le résultat est :
« Je me suis mieux supporté, comme j’ai mieux supporté la vie. »
Les œuvres d’Emil Cioran.
Les premiers textes de Cioran datent de 1927. Il n’a pas encore seize ans quand il la écrit Ce que je peux apprendre dans une journée, rêverie d’un adolescent. Cioran s’efforce d’expliquer la misanthropie de Schopenhauer par sa biographie en évoquant « les circonstances malheureuses de sa vie » et le suicide de son père. Le premier article critique véritable, Adolescence, date du 23 janvier 1923. On trouve la crainte d’une vie plate, l’idée que la souffrance nourrit la création, la sensation que son âme, qu’il voudrait « hisser sur la cime où se rejoignent le cosmos et l’humanité » est plongée « au fond d’un abîme ». La souffrance oblige l’individu à regarder la vie en face, nous dit-il.
On sait qu’il a écrit trois mille cinq cents pages dans son pays. Les essais de jeunesse témoignent de l’intérêt qu’il porte au destin culturel de la région dont il est originaire, la Transylvanie. Pour Cioran, les essais sont à la fois une forme de thérapie et un laboratoire où s’élaborent les instruments du travail futur, dont le propos est plus philosophique. Entre 1930 et 1940, Emil prouve ses qualités de moraliste, héritier d’une tradition puissante que les historiens n’ont pas identifiée.
Cioran rencontre le néant dès sa jeunesse, déjà persuadé qu’il appartient à la race de ceux qui cherchent sans jamais trouver. En février 1927, Cioran nous informe qu’il est pessimiste par nature et que le christianisme est vicié par un fatalisme démoniaque ! « Je suis pessimiste parce que les désolations qui m’envahissent contre mon gré tuent les moindres vacillements de mes élans. »
Dans les articles de jeunesse on trouve non seulement des sujets moraux et philosophiques, mais aussi des notions concernant la solitude et la souffrance que celle-ci provoque. Cioran dit : « La haine destructive entretient la vie constructive : elle nous rend forts, elle donne de la vigueur à nos paroles, elle nous fait agir, elle nous incite à accomplir les gestes les plus audacieux. »
Les livres écrits en roumain sont :
Sur les cimes du désespoir (1934).
Le livre des leurres (1936).
Transfiguration de la Roumanie (1936).
Des larmes et des saints (1937).
Le crépuscule des pensées (1940).
De la France (1941).
Sur les cimes du désespoir
Cioran a vingt-trois ans quand il écrit le livre. C’est un ouvrage explosif et baroque. Une sorte de bombe née d’un trop-plein de vide - un sentiment insupportable mais spécifiquement cioranien. Dans cet ouvrage, il désavoue avec violence toute la philosophie et tous les philosophes, surtout le philosophe orthodoxe russe Léon Chestov. Cioran tient à souligner « les ressources lyriques de la subjectivité, et son système existentiel d’un négativisme radical et déjà bien consolidé ».
C’est le livre de quelqu’un qui a décidé de se mettre à l’écart de l’humanité. Emil, dès ses débuts littéraires, a déjà signé un contrat avec la souffrance, et il a acquis la conviction que seuls les états anormaux sont féconds pour l’esprit. Le livre est un exil métaphysique, un recueil de quarante-et-un fragments qui, pour l’essentiel, subvertissent toutes les idées reçues, toutes les vérités acceptées comme évidentes. « Pourquoi ne voulons-nous pas admettre la valeur exclusive des vérités vivantes ? » Les vérités de Cioran, dont il est le premier à douter, sont censées ne pas se laisser enfermer dans les contraintes d’un discours logique. Finalement, la vérité de Cioran, c’est qu’il n’en est aucune.
Le livre est un pamphlet moral et idéologique qui s’en prend principalement à un certain individualisme, qui est très nuisible. « Atomisation de conscience individuelle ». Cioran s’interroge ainsi : « L’existence serait-elle pour nous un exil et un néant, une patrie ? » Cioran est sceptique :« Une culture originale ne peut exister sans des méditations personnelles internes, et le livre, un simple moyen d’orienter nos recherches, n’est pas à même de nous conduire aux profondeurs où naissent les créations authentiques. »
Irrité par la rhétorique traditionnelle, Cioran en produit une autre, que l’on pourrait nommer la rhétorique de l’agonie.« Je ne peux rien apporter au monde, car ma méthode est celle de l’agonie », nous dit-il. Cioran n’a pas de méthode. Dans tous les fragments, il se moque avec une grande finesse de toutes les normes de notre morale courante et il définit la vie comme « une agonie qui n’en finit plus ».
Le bonheur ? Un sentiment réservé à ceux qui ne pensent pas. La connaissance ? Une plaie de la vie et de la conscience, ouverte au cœur même de l’existence. L’homme ? Un pauvre hère, contraint d’accepter une condition très embêtante dont Emil Cioran se considère victime.
Cioran aura un jugement plus nuancé à propos de l’amour : « Privé de son charme sexuel, l’amour est tout aussi nul qu’une femme sans sourire. »
La mélancolie hivernale est déprimante, mais la mélancolie estivale, en revanche, est positive. cette mélancolie est douce, et on y retrouve des ressemblances avec la joie angoissée des premiers sentiments érotiques.
Le livre des leurres est un petit manuel du désenchantement. Cioran nous dit : « L’extase musicale est un retour à l’identité, à l’original, aux premières racines de l’existence. »
La Transfiguration de la Roumanie est le livre le plus incitatif de tous ceux qui s’inscrivent dans le domaine de la méditation politique de son pays.
Personne n’a jamais dressé un réquisitoire plus sévère contre les roumains.
On trouve un « pessimisme héroïque » et nécessaire, d’un point de vue éthique. Mais il y a aussi un désespoir agressif, servi par une écriture qui emploie moins souvent que dans les autres livres le paradoxe brillant.
C’est un livre doctrinaire, un manuel de morale pratique, malgré l’avertissement de l’auteur qui nous prévient qu’il déteste profondément toutes les doctrines, quelle que soit la façon dont elles mettent en musique l’idéologie. Il ne cesse de parler de ses imperfections, de son manquement, de ses lâchetés. On trouve cette honte d’être roumain, ce que Cioran ressent dès le début des années trente. Il n’est pas le seul avoir cette honte de son pays. Henry Miller, dans sa correspondance avec Blaise Cendrars (1934-1959), écrit : « J’ai toujours honte de voyager comme américain, j’ai honte d’appartenir à un peuple qui peut sauver le monde entier et qui le fait si peu et si mal ! »
Des larmes et des Saints
Dans ce livre, on retrouve sa passion pour les mystiques, les saints et la musique, dont il se souviendra dans Précis de décomposition.
« Je n’ai jamais pleuré, car mes larmes se sont transformées en pensées. »
« Le Paradis gémit au fond de la conscience, tandis que la mémoire pleure. Et ainsi qu’on songe au sens métaphysique, des larmes à la vie comme déroulement d’un regret. »
La version française traduite par Sanda Stologan comporte de très importantes suppressions et modifications suggérées par l’auteur.
Le crépuscule des pensées
Le scepticisme de Cioran semble apaisé par une mélancolie qui laisse un plus large terrain d’action à l’esprit de finesse. C’est la période où l’écrivain fréquente encore la Roumanie. À partir de 1946, le régime communiste lui interdit le séjour dans son pays.
La correspondance d’E. Cioran fait partie de son œuvre.
Autant par le volume et la qualité de ses lettres brillantes que par leur style et par leurs contenus philosophiques et moraux, Emil Cioran est indubitablement un de plus grands épistoliers de la littérature roumaine. Les lettres de Cioran ressemblent à des fiches psychologiques et médicales, qu’il prend soin de mettre à jour : il souffre de la maladie « des scrupules », d’agoraphobie, de solitude, d’angoisse, de rhumatisme, de cafard, d’ennui aux cérémonies, et d’insomnie. Il a un esprit nourri d’incertitude et de scepticisme - base de sa relation avec le monde. La correspondance de ses années de jeunesse est intéressante, où l’on trouve un style plus subjectif, et souvent polémique.
Dans ses lettres, le thème est la souffrance, seul élément pérenne dans un monde instable et confus. Cioran écrit à sa façon la formule de Descartes : « Je souffre, donc je suis ». Il était déjà depuis le jeune âge un expert de l’oxymore et du paradoxe. Le pathétisme de ses lettres s’exprime d’une façon si théâtrale, avec une telle volonté d’impressionner par le spectacle des figures de style, qu’on finit par ne plus croire au scepticisme de l’énonciation.
Cioran a écrit le 29 avril 1957 à Mauriac à propos de « la douce médiocrité des évangiles » : « Vous me reprochez à juste titre un tel propos. Cependant, un fils de pope peut-t-il en tenir d’autres ? Il y a mon inaptitude à comprendre le Christ, je dirais même à l’imaginer. » Cioran, en tant que moraliste, a critiqué presque tous les écrivains roumains. Le seul qui échappe est Mihail Eminescu, le poète emblématique de la littérature roumaine. Car Eminescu dépasse, par son talent et la profondeur de sa vision, la superficialité, la petitesse et l’horizontalité de la culture roumaine.
Il envoie cent vingt-et-une lettres à Armel Guerne (écrivain suisse) de 1961 à 1978. Ce correspondant, quant à lui, écrit cent quatre-vingt-huit lettres dont trente-six réponses à Cioran. Toutes ces lettres sont réunies par Vincent Piednor dans un recueil publié aux Éditions de L’Herne.
Emil Cioran et la religion.
Cioran est un mystique contrarié, un hérésiarque disciple des Pères de l’Église, et un prophète de la théologie négative. Voir De l’inconvénient d’être né :« Personne ne peut corriger l’injustice de Dieu et des hommes ; tout acte n’est qu’un cas spécial d’apparence organisée, du Chaos originel. On a toujours quelqu’un au-dessus de soi ; par-delà Dieu même s’élève le Néant. » Cioran pense que l’homme protohistorique a « le génie de l’innocence ». L’orthodoxie est la religion de la mystique de la lumière, qui s’achève dans la mystique des ténèbres ; et aussi la religion des peuples orientaux qui ont eu à lutter pour leur foi quand l’Empire ottoman les menaçait.
« Je n’ai jamais su de façon précise en quel sens je suis religieux. Les paradis sont des mythes faits pour attendrir celui qui les a désertés et dont la vie lui offre la conscience qu’elle ne mène nulle part, sinon au tombeau commun. »
Celui qui rejette Dieu et celui qui l’adore sont plus proches l’un de l’autre que celui qui y est indifférent. À travers Dieu, ce n’est pas Dieu que Cioran nie, mais ses illusions. « Mon rapport avec Dieu n’a été que celui de quelqu’un qui lui demande des comptes. » Le questionnement est perpétuel. Cioran pose des questions à Dieu, à lui-même et aux autres.
Tout le mouvement qui traverse l’œuvre de Cioran est celui d’une quête de Dieu entravée. Emil Cioran est athée, mais cette évidence est battue en brèche par lui-même. Il s’est tellement contredit qu’il serait absurde de chercher une vérité chez lui. Cioran sait que l’athéisme a tôt fait d’idolâtrer le néant. Il sait aussi que les Anciens n’étaient pas athées, ils avaient des milliers de dieux.
C’est le point central chez Heidegger.
Avec les années il perd la foi. Cioran vérifie non le symbole de la foi, mais la réalité de la vie.
Cioran constate que la philosophie hindoue ne se compare qu’à celle d’Épicure, car on ne cherche pas « la vérité ». Il nous confie le 17 avril 1946 : « Au fond, toutes les idées sont absurdes et fausses ; restent seulement les hommes tels qu’ils sont, indifféremment de leur origine et leurs croyances. »
Cioran et la Musique.
« Sans Bach, la théologie serait dépourvue d’objet, la Création fictive, le néant péremptoire. S’il y a quelqu’un qui doit tout à Bach, c’est Dieu. J’aime en musique comme en philosophie et en tout, ce qui fait l’insistance par la récurrence, par cet interminable retour qui touche aux dernières profondeurs de l’être et y provoque une délectation à peine soutenable. Sans Bach, Dieu serait diminué, sans Bach Dieu serait un type de troisième ordre. La musique est d’une essence supérieure à la vie et bien entendu à la mort. »
Quand Cioran arrive à Berlin en 1933, c’est la musique qui lui offre les plus grandes joies. Mozart : sa « rencontre avec le Bonheur ».
Chez Cioran, la musique est le remède contre le désespoir.
Les sujets qui prédominent, dans son œuvre écrite en Roumanie, sont ceux qui reviennent dans les autres livres écrits en France, mais avec un langage de haut niveau.
Livres écrits en français :
Précis de décomposition, 1949.
La chute dans le temps, 1964.
Le mauvais démiurge, 1969.
Syllogismes de l’amertume, 1952.
La tentation d’exister, 1956.
Histoire et utopie, 1960.
De l’inconvénient d’être né, 1973.
Écartèlement, 1979.
Aveux et anathèmes, 1987.
Précis de décomposition est le premier livre écrit en français. Le livre est un grand poème d’idées folles, où l’auteur exprime son dégoût du monde, sa passion du vide, son rejet de Dieu et son désespoir. C’est une exégèse de la déchéance.
Cioran écrit : « Ce qu’il faut détruire dans l’homme, c’est sa propension à croire, son appétit de puissance, sa faculté monstrueuse d’espérer, sa hantise d’un Dieu ». Dans le même livre il nous dit : « Dieu est, même s’il n’est pas- Dieu est ce qui suit à l’évidence que rien ne mérite d’être pensé ». Gabriel Marcel disait : « C’est un bréviaire de désespoir. »
La chute dans le temps.
Dans ce petit livre, Cioran voit les hommes tombés dans le temps, le temps qu’il nomme l’histoire.
Le mauvais Démiurge est un essai sur l’impossible conciliation entre l’idée de Dieu et l’omniprésence du Mal. Cioran conclut : « Nous sommes au fond d’un enfer dont chaque instant est un miracle ».
Syllogismes de l’amertume.
Dans tout ce livre, l’auteur a la même obsession, celle de conserver au doute le double privilège de l’anxiété et du sourire. Le livre est le noyau essentiel de ses œuvres les plus connues, mais on peut y trouver des textes plus longs et plus détaillés.
La tentation d’exister.
Cioran rompt avec ses souvenirs et jusqu’à un certain point avec lui-même. Le livre est une protestation contre la lucidité, une apologie pathétique du mensonge, un retour à quelques fictions salutaires. Il nous dit : « Je confesse avoir naguère regardé comme une honte d’appartenir à une nation quelconque, à une collectivité de vaincus… peut-être que nous étions issus de la lie de Barbares, du rebut des grandes invasions… ». Dans ce livre son enthousiasme d’autrefois se dilue.
Histoire et utopie.
Dans ce petit livre, Cioran conclut que tout essor, tout excès, mettent la liberté en péril. Tout délire neuf s’achève en servitude.
De l’inconvénient d’être né.
Sorti comme essai, il est publié par Gallimard et devient son œuvre la plus marquante. C’est un recueil d’aphorismes ironiques et percutants ; on trouve des réflexions sur la vie, la mort et son état d’âme.
« Nous avons tout perdu en naissant » nous dit Cioran. « Le fléau n’est pas devant nous mais derrière. » L’auteur découvre la douleur, et que celle-ci n’est pas le contraire du bonheur : elle est le bonheur blessé ! Dans ce livre c’est le ton qu’il définit lui-même comme « ce qu’on ne saurait inventer, avec quoi on naît… une grâce héritée, le privilège qu’ont certains de faire sentir leur pulsation organique, le ton c’est plus que le talent, c’en est l’essence. » On trouve plus loin dans le texte : « Tiraillé entre la violence et le désabusement, je me fais l’effet d’un terroriste qui, sorti avec l’idée de perpétrer quelque attentat, se serait arrêté en chemin pour consulter l’Ecclésiaste ou Épictète. » Il y a identité et continuité de ton. « C’est dans des instants d’une insoutenable plénitude que nous comprenons la catastrophe de la naissance. »
Cioran a mieux parlé de lui-même dans des épigrammes avec lesquelles aucun de ses ennemis n’a pu rivaliser.
Aveux et anathèmes est son dernier livre. « Après tout, je n’ai pas perdu mon temps, moi aussi je me suis trémoussé comme tout un chacun dans cet univers aberrant », nous dit-il.
Cahiers 1957-1972
Livre publié en 1997, par Gallimard, après la mort de l’auteur, grâce à Simone Boué qui a donné les trente-quatre cahiers d’Emil Cioran à l’éditeur. Les cahiers sont rassemblés dans un livre par Alain Paruit, Marc de Launay et Antoine Jaccottet. Ce n’est pas un journal, mais cet ensemble représente les réflexions et les notations les plus diverses écrites par l’auteur pendant cette période. En juin 1971, Cioran écrit « J’ai décidé de ressembler les réflexions éparses dans ces 32 cahiers », mais il ne le fera pas.
Après sa mort on a trouvé sur la couverture des cahiers, écrit de sa main : « à détruire ! »
Dans ces Cahiers, Cioran accumule souvenirs de lectures, impressions musicales, esquisses d’amis comme : Ionesco, Michaux, Beckett.
Écartelé entre la nostalgie et l’effroi, Emil Cioran offre le paradoxe, savoureux pour ses lecteurs, d’un pessimiste radical s’exprimant dans un style vif et allègre. L’auteur s’abandonne ici librement à ses caprices et à ses obsessions. Il nous donne des définitions de mots selon sa façon de voir. Par exemple : le pessimisme, comme l’optimisme, est un simple signe de déséquilibre mental ; le remords, c’est la volonté de se trouver coupable ; le cafard est une fatigue qui s’ignore… le sceptique est un martyr de la lucidité... Les Cahiers sont le théâtre de son anxiété, de sa mélancolie, de ses lectures, et de la mort !
« Plus j’y pense, plus je trouve que la mort est inconcevable, inadmissible, et honteusement banale. Le non-consentement à la mort est le plus grand drame du mortel. » Cioran écrit aussi : « J’ai visé ici-bas à me rendre aussi indifférent à la vie qu’à la mort. Je n’y suis pas parvenu. »
Cioran note ses différents états d’âme au gré de ses humeurs, sans la moindre tentative de systématisation. Il mêle sciemment le quotidien à la métaphysique, l’anecdotique et la métaphore.
Mais la contradiction de Cioran est toujours présente dans cet ouvrage : « Il ne faut jamais renier ses origines, quelque lieu qu’on ait d’en rougir. » C’est une apostasie honteuse et d’ailleurs physiquement impossible, une contradiction dans les termes ; c’est un refus de l’identité ; c’est comme si on proclamait « Moi je ne suis pas moi ». Cioran, « l’esthète de l’Apocalypse », comme il se définit lui-même, abandonne les armes du paradoxe et son esthétique de la catastrophe pour devenir sentimental et lyrique.
Conclusion.
Emil Cioran est un philosophe moderne qui a laissé une œuvre dans laquelle chaque livre bouleverse, remet en question, et sape ainsi les fondements du confort intellectuel.
Chez Cioran, le point de départ est toujours le paroxysme d’un état d’âme négatif, une exaltation de refus.
Son œuvre est un mélange de négationnisme militant et de scepticisme universel qui voue aux gémonies toutes les idées communément admises. Cioran est bien davantage qu’un simple négativiste à outrance, et sa philosophie va au-delà du nihilisme qui semble l’animer.
« La négation est l’espoir ultime ». Telle est la formule conclusive de l’auteur.
Cioran nous fait savoir qu’il est l’homme des fragments et que son principal instrument de travail est le doute. « Le doute nous sépare des choses ». « Je doute, donc je peux arriver à la vérité pour constater, en fin de course, que celle-ci n’existe pas. » Dans ses écrits, Cioran nous met en présence d’une contradiction de la contradiction, ou si on préfère d’une provocation dans une autre provocation. Il est en contradiction avec lui-même, car son esprit ne se nourrit que de contradictions. Cioran est un existentialiste qui voit des apocalypses partout ; il adopte exclusivement des négativités et se fait du monde une idée qui l’incite à rejeter l’existant.
Voilà un philosophe sceptique qui doute de tout, car seul le doute lui semble créatif.
Sceptique il reste, négativiste assoiffé de quelque catastrophe, et aussi mystique qui se refuse.
Emil Cioran est un auteur dont l’excellence de l’écriture contredit les idées.
Cioran, philosophe, reste encore aujourd’hui célèbre, et contesté avec la même ferveur.