Quelques extraits

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L’homme ne jouit jamais deux fois du même bonheur

Proverbe soufi



Avant-propos


Où est la vérité ? Dans le fil de notre présent ? Dans ce qui est advenu, ou dans ce qui n’est pas arrivé, mais qui aurait pu être ?

(…)

Y a-t-il une vérité réelle, le chemin que nous avons emprunté ; et des vérités virtuelles, la multitude de ceux qui ne le furent pas ?

(…)

Fiction totale. C’est ce chemin virtuel que j’ai voulu raconter. Ce qui aurait pu arriver. Ce qui n'a pas été, mais aurait pu être.

(…)

J'ai voulu parcourir cet envers d'un épisode de vie, et vous le raconter. J'y ai trouvé des paysages inconnus, des odeurs nouvelles, des sons inouïs, une lumière irréelle qui éclaire autrement.

Nous sommes en 1961. La guerre d’Algérie touche à sa fin.


Ô Sahara !


Le petit train d'Oran filait maintenant gaillardement vers Colomb-Béchar, dans le lancinant martèlement, sur les jointures de rails, de ses essieux grinçants.

Tam-tam, tam-tam… Tam-tam, tam-tam…

La chaleur commençait à se faire sentir dans ce wagon de troisième classe bondé, malgré ou à cause du courant d'air chaud qui le traversait de part en part.

Les villageois en djellabas s'y étaient bousculés bruyamment avant le départ pour trouver des places. Ils s'interpellaient, se passaient leurs baluchons par les fenêtres, et par dessus la tête des voyageurs. Parmi eux, quantité de jeunes soldats français que la République envoyait “maintenir l'ordre“ en Algérie, après leur avoir appris, pendant quatre mois de classes à peine, à marcher au pas, et accessoirement à se servir plus ou moins bien d'un fusil MAS 36.

(…)

Julien en était là de ses pensées quand, tout à coup, le silence se fit dans le wagon braillard. Un homme bleu venait d'y entrer par la porte du bout, suivi d'une jeune femme d'une beauté à couper le souffle.

(…)

Colomb Béchar


— Quand vous aurez goûté au désert, lui expliqua-t-il, vous en aurez la nostalgie toute votre vie, et vous chercherez à y revenir. L'attirance du désert est dans sa spiritualité qui dissout sa minéralité. Dans le désert, la vitesse est lenteur. Dans le désert, avant et après se fondent en un maintenant perpétuel. Dans le désert, là-bas et ailleurs ne font qu'un immobile ici. Dans le désert, l'ici-bas touche à l'au-delà.

(…)

Le désert est comme une plante carnivore : il envoûte, il étale son charme, il tend ses pièges. Que l’imprudent y pénètre, irrésistiblement attiré ; alors, il se referme sur sa proie, l’anéantit, la digère, ne la rend jamais. Le désert se mérite. Il faut le dominer avec armes et bagages. Alors, il se couche au pied comme un fauve dompté.

(…)

Tindouf


Le vieux Dakota attendait Julien en bout de piste de l’aéroport de Colomb-Béchar. Quand le camion militaire amena enfin le passager, le pilote l’invita à monter s’asseoir dans la carlingue. Celle-ci était emplie de caisses et de cartons de victuailles diverses sanglées au milieu et sur toute sa longueur. Une banquette de toile tendue le long des parois faisait office de sièges. Julien y prit place, face à des cageots de choux-fleurs et des containers de poulets congelés.

(…)

Les Reguibat…


Julien voulait en savoir plus :

— Les Reguibat sont, je crois, une des plus importantes tribus du Sahara ?

— Oui, moins connus que les Touaregs, ce sont des Berbères, grands nomades de cet Ouest saharien et du Maroc voisin. Musulmans sunnites, ils se disent descendants du marabout Sidi Ahmed Reguibi du XVe siècle. Ils sont réputés pour leur esprit guerrier et rebelle, mais aussi leur sens de l’honneur et leur hospitalité sahraouie. Ils cultivent la magie du verbe et de la poésie. Leurs litanies de bien-venue sont des chefs-d’œuvre ! Ils ont l’art de la parabole et de la sentence philosophique.

(…)

— Ils sont donc nos alliés ?

— Pour l’instant, oui. Mais, si demain la France s’en va, je pense qu’ils quitteront Tindouf, et reprendront leur nomadisme, et probablement vers le Maroc. Les Reguibat disent qu’ils ont reçu leur indépendance de Dieu. France, Algérie, Maroc sont pour eux des entités abstraites. Ils ne connaissent pas les frontières.

(…)

Le puits

(…)

Julien descendit à nouveau et, seul, plaça lui-même les six cartouches bien au fond des trous. Il y glissa, au contact de chacune des cartouches, un brin de cordeau détonnant. Il relia les six brins à un demi-pain de plastic. Jusque là, il n’y avait pas de danger.

(…)

Une jeune femme sortit de la maison, portant sur un plateau une théière chaude et des verres. Vêtue à l’occidentale, elle était grande, et sa démarche était altière. Certainement, celle-ci n’était pas une servante. Le caïd, alors, la présenta :

— Ma fille Anya, dit-il en la désignant avec fierté.

(…)

— Ce visage aux traits si fins… Ces yeux profonds comme ceux d’une gazelle, en perpétuel mouvement comme en recherche de secours… Cette bouche qui s’entrouvrait, comme pour appeler… Mais…! C’est elle ! La fille du train d’Oran…

(…)

Les gazelles

(…)

Le sous-lieutenant engagea une balle dans le canon de son Mas 36. Il n’était pas question de viser, le fusil épaulé faisait des bonds en tous sens, la gazelle aussi. Julien avait appris pendant ses classes à tirer au jugé. Avec un pistolet mitrailleur, il est vrai. Il cala la crosse au creux de l’épaule, et se concentra complètement sur la cible. Le coup de feu claqua.

(…)

Le caïd s’entretenait avec Julien à l’ombre d’un camion :

— Mon lieutenant, nous ne nous connaissons pas depuis longtemps, mais je vous estime. Pourquoi nos pays sont-ils en guerre ? J’ai été nommé par l’Administration française, mais je suis un Reguibi désigné par les miens. Les Reguibat ne se sont jamais sédentarisés. Le désert sans frontières leur appartient. Ils le sillonnent avec leurs troupeaux sans autre contrainte que la volonté d’Allah. Pourquoi votre Administration veut-elle nous imposer sa philosophie ?

(…)

La gueldra


Et voici que le rideau s’entrouvrit, et que parut, au son des tambourins, l’énergie tellurienne. Sous un voile noir dont émergeaient deux bras virevoltants, une forme à genoux exhalait son être d’esprit. Par ses doigts pointés vers le Ciel et vers la Terre, vers soi et vers l’autre, vers le futur et vers le présent, la danseuse envoyait, des profondeurs de son âme, l’énergie de l’amour et de la paix.

Soudain, un visage se dévoila. Des yeux immenses s’arrêtèrent sur le sous-lieutenant. C’était elle !

(…)

Bientôt, il sentit une présence qui le frôlait à travers la toile. Le bas du drap se souleva, et une boule de papier roula contre son dos. Regardant autour de lui, et vérifiant que personne ne l’observait, Julien se saisit de l’objet. Dans le papier, il y avait une superbe rose des sables. Et sur le papier était écrit : SOS.

(…)

Les soirs de la palmeraie

(…)

Les yeux d’Anya lançaient des éclairs de colère. Puis, se posant sur Julien, la douceur du regard à nouveau l’enveloppa.

— Lieutenant…

— Je m’appelle Julien !

— Julien, si Dieu vous a mis… t’a mis sur ma route, c’est qu’un destin est écrit dans sa pensée. Nous n’avons ni le droit ni le pouvoir de nous y opposer.

— Peut-être…! Mais, Anya, tu parles en musulmane. Nous, chrétiens, nous avons appris que, si Dieu, en effet, trace le chemin, il nous a laissé le pouvoir de l’emprunter, ou de faire fausse route. Nous demeurons, devant Lui, responsables de nos choix. C’est ce qui fait de l’Homme l’image de son Créateur.

— Je suis musulmane, Julien, mais je suis soufie. Le soufisme est la lecture spirituelle de l’islam. Il est le contraire de l’islamisme rigoriste. Il est la voie et la voix de la sagesse.

(…)

La nuit, maintenant, avait tiré sur le désert encore chaud son voile apaisant d’étoiles lointaines. Allongés dans le sable souple et tiède, Anya et Julien contemplaient l’infini qui scintillait de ses mille feux tremblants. Le doux clapotis des séguias voisines qui répartissaient dans la palmeraie l’eau bienfaitrice de la foggara emplissait les cœurs d’une symphonie céleste.

Anya approcha lentement son visage de celui de Julien. Son regard de feu le transperçait jusqu’à l’âme. Elle s’approcha lentement, et lui donna soudain un interminable baiser.

— Julien ! dit-elle enfin ! tu cherchais mon âme, j’ai volé la tienne !

Il ne comprit pas tout de suite le sens caché de cette phrase prémonitoire.

— Quelle est donc cette fille du désert, s’interrogea Julien, qui use des sentences ésotériques avec l’aisance d’un marabout ? Ange ou démon ?

Ils roulèrent dans le sable comme des chiens fous. Sa peau ambrée et douce sur son jeune corps svelte et souple était irrésistible. Elle faisait l’amour avec tant de vigueur, presque de violence, qu’il se sentait fondre en elle, s’y dissoudre dans une totale harmonie, dans une même chair.


Reggan

(…)

— Mon lieutenant, un message urgent de Colomb-Béchar !

Julien lut le papier que le soldat lui tendait :

Urgence opérationnelle. Au sous-lieutenant Julien Éven. Vous devez vous rendre immédiatement à Reggan pour prendre le commandement de la section de travaux du Génie qui s’y trouve. Vous remplacez le sous-lieutenant Jacques Dubois libérable. Un avion militaire vous attend demain à dix heures sur la piste de Tindouf. Rendez compte de la réception.

— Accusez réception et transmission du message. Et appelez-moi le sergent.

Demain matin ! On ne lui laissait même pas la journée pour se retourner ! Au petit déjeuner, il saluerait les autres. Des militaires, ils comprendraient. Mais Anya ! Que faire ?

La nuit fut interminable. Cette fille, il la voulait, et il la fuyait. Comment ne pas la perdre, et comment résister à son charme dont il avait bien conscience du danger ? Fallait-il profiter de cette mutation pour la fuir ? Julien était incapable de cette lâcheté.

(…)

Les écuries du général


Sur le bord de la route goudronnée qui reliait la base militaire de Reggan-Plateau au village de Reggan, on pouvait voir le chantier de construction des écuries du général, mené par des sapeurs du Génie. C’était là que le sous-lieutenant Dubois qu’il remplaçait avait amené Julien dès sa descente d’avion.

— Vingt sapeurs, un sergent, un sergent-chef et toi maintenant, voilà l’entreprise ! Deux Berliet, un Dodge et ta Jeep, bétonnière, compresseur, et tout ce qu’il faut ! Le général commandant au Sahara a sa villa au Plateau. Comme c’est un cavalier de Saumur, il a fait venir ses chevaux de métropole. Quatre superbes montures, deux alezans et deux blancs, plus deux lads du contingent chargés d’en prendre soin.

(…)

Fille du désert

(…)

La soif lui colle les lèvres. Sa langue est énorme et lui fait mal. Bientôt, elle a des hallucinations. Elle voit des palmiers, de l'eau. Là, devant ! Elle avance, elle y court de ses dernières forces, elle s’y plonge. Il n'y a que du sable ! Elle s'est empli la bouche de sable. Elle veut cracher. Elle n'y parvient pas. Elle veut crier, appeler. Aucun son ne sort de sa bouche. Et puis, à quoi bon appeler ? Elle pleure.

Elle repart quand même en titubant. Elle s'écroule à nouveau, repart… Semi-consciente, elle sait qu'ainsi déshydratée, elle ne pourra pas continuer. Elle s’affale… et, cette fois, ne se relève pas. Elle entend soudain la lointaine lamentation du chacal qui rode... Les cris lugubres des oiseaux de proie…

Elle pense à Julien, au Dieu des roumis. Elle implore Marie, la Sainte Vierge de Julien :

— Ô ! sainte reine des vierges, aidez-moi à mourir, je ne veux pas être dévorée vivante. Mais, s’il vous plaît de me sauver, je fais vœu d’embrasser la religion de Julien !


Timadanine

(…)

Message à toutes les unités : une jeune femme sahraouie est partie seule de Tindouf à bord d’un 4x4 Land Rover probablement en direction de Reggan. Les conditions mettent sa vie en danger. Les unités stationnant sur le parcours doivent l’intercepter et prévenir leur autorité.

Julien lit ce message, et comprend.

(…)

Il y a, quelque part aux portes du Tanezrouft, un très vieil anachorète vénéré dans la région. Les rides de son visage dessinent les cicatrices des épreuves qu'il dut affronter jour après jour, année après année. Aux attaques du temps, des éléments, mais aussi des hommes, de leur haine parfois, il répondait par les armes de la vertu et de l'amour des autres.

Quand il regarde, on peut voir dans ses yeux l'infini du désert, jusqu'aux cieux. Quand il parle, on peut entendre dans sa voix la compassion affectueuse de l'Au-dela.

Il porte au fond de son âme une douleur lancinante comme une blessure que les années n’ont pas cicatrisée.

Souvent, il se rend au pied d’une dune blanche, toujours la même, et se tient là immobile et recueilli. Les gens le disent un peu fou. Mais, lui sait. Il sait une rose enfouie sous le sable. Rose de l’amour. Fleur minérale de l’Esprit.

En Touraine, mars 2018