La liberté d’expression est la plus fondamentale de nos libertés

Adjointe au maire de Strasbourg en charge des Affaires européennes et internationales depuis 2008, ainsi qu’avocate de métier, Nawel Rafik Elmrini multiplie les actions en faveur de la défense de la liberté d’expression en France comme à l’étranger. Elle considère que son combat fait partie des responsabilités que doit assumer un élu.

Quelle est votre définition personnelle de la liberté d’expression ?

Nawel Rafik Elmrini : Cette question n’est pas facile. En tant qu’élue, elle ne représente pas seulement le droit qui m’est donné de m’exprimer, mais également le respect que je dois avoir à l’égard de la liberté d’expression des citoyens. Avec le maire Roland Ries et mes collègues adjoints ou conseillers, nous estimons que donner la parole aux citoyens, les laisser s’exprimer, est une de nos responsabilités. Ils doivent pouvoir participer à la vie de leur cité en mettant leur bulletin dans l’urne lors des élections mais aussi ensuite tout au long du mandat de leurs représentants. Nous devons leur donner la parole et surtout les écouter. Nous avons cette responsabilité de faire en sorte que les citoyens participent par leurs expressions et par leurs positions à l’élaboration de la décision politique. Lorsque nous avons des projets pour la ville, nous ne les travaillons pas et ne les mettons pas en œuvre dans notre coin. Au contraire, nous allons vers les citoyens qui sont organisés, par exemple, en conseils de quartier afin de discuter avec eux. Le projet évolue dès lors en fonction de nos échanges, de nos débats. On est toujours plus intelligents et innovants à plusieurs. En outre, un projet co-construit est ensuite beaucoup plus facilement adopté par le plus grand nombre. Si je construis un projet avec vous, vous allez être investi et vous approprier le résultat. En revanche, si je vous l’impose vous allez être moins engagé. Vous allez peut être l’accepter mais sans vous enthousiasmer. De ce fait, respecter la liberté d’expression des citoyens est important. Cela l’est d’autant plus que nous avons vécu l’année dernière des choses atroces : l’attaque de la rédaction de Charlie Hebdo le 7 janvier et les attentats parisiens du 13 novembre.

Qu’est-ce qui a le plus ému les Français dans ces attentats, selon vous ?

Évidemment le choc de la mort de ces êtres humains mais aussi l’attaque de ce qui est le plus important pour les Français, c’est-à-dire la liberté d’expression représentée par Charlie Hebdo. Les terroristes n’ont pas attaqué n’importe quoi. Ils ont attaqué un journal, des journalistes et donc la liberté d’expression. C’est cela qui a fait que dans toutes les villes les gens sont sortis en masse le 11 janvier. A Strasbourg, nous étions 45 000 personnes dehors parce qu’on a touché ce que nous avons ressenti comme étant une partie de notre ADN de Français. Il est aussi intéressant de noter que beaucoup de pays étrangers ont été solidaires parce que la France incarne la liberté d’expression. Si l’on porte atteinte à la France, quel espoir leur reste-t-il, semblent-ils s’être demandés. Après cette manifestation du 11 janvier, le maire Roland Ries a souhaité permettre aux gens de continuer à s’exprimer. Nous avons donc lancé des « conférences citoyennes » pour que tout un chacun puisse s’exprimer sur diverses thématiques, comme la liberté d’expression, la laïcité et la solidarité. Plusieurs propositions émises lors de ces rendez-vous ont depuis été mises en œuvre, à l’instar d’impliquer davantage la jeunesse dans la vie politique et la vie publique. Les jeunes ont leur mot à dire, mais souvent on ne les entend pas même lorsqu’on les laisse parler. C’est une erreur fondamentale. Nous avons donc décidé de leur laisser proposer des recommandations aux politiques et de rencontrer des jeunes d’autres pays ou villes grâce au service volontaire européen. Ce dernier concerne tous les jeunes qu’ils soient scolarisés ou sortis du système scolaire. Nous voulons donner un sens à leur vie afin, notamment, qu’ils ne soient pas victimes de prédateurs les emmenant vers la mort.

En tant que Capitale de l’Europe et des droits de l’Homme, Strasbourg accorde-t-elle une place particulière à la liberté d’expression ?

Nous accordons beaucoup d’importance à organiser des évènements permettant aux Strasbourgeois de débattre sur tous les sujets. Il n’y a pas de sujet tabou à Strasbourg ! Il n’y a pas une seule table ronde, ni une seule conférence où la salle n’est pas pleine. Les Strasbourgeois aiment débattre et l’histoire de la ville est marquée par le dialogue et l’échange. C’est pour cette raison que nous organisons le Forum mondial de la démocratie depuis 2011. Cette année-là, des jeunes surnommés “les Indignés” ont commencé à manifester en Espagne afin d’être pris en compte et de pouvoir participer à la construction de leur pays. A cette période, les “Révolutions arabes“ ont également commencé en Tunisie, en Libye, en Egypte et en Syrie, souvent à la suite d’initiatives prises par quelques jeunes, blogueurs et journalistes notamment, avant de faire tâche d’huile auprès de toute la jeunesse. Nous nous sommes alors dit que Strasbourg devait aider la jeunesse à pouvoir donner son avis, d’où la naissance de ce forum qui vise à permettre aux jeunes de rencontrer des élus, des chefs d’Etat, des ministres et ainsi de partager leurs points de vue sur différents thèmes. Notre premier Forum s’est déroulé en présence de Ban Ki-moon, le secrétaire général de l’ONU. L’an passé, le rendez-vous a débuté dans une ambiance très particulière le 18 novembre, soit cinq jours après les attentats de Paris. Sur les 140 nationalités représentées, toutes ont répondu : “Préservons notre liberté. La sacrifier, c’est laisser gagner les terroristes”. Cela montre à quel point nous sommes attachés à la liberté en général et à la liberté d’expression en particulier.

Quelles autres actions, Strasbourg réalise-t-elle encore ?

La ville a et continue à accompagner les combats de plusieurs personnes ayant perdu la vie ou la liberté en étant emprisonnées pour ce qu’elles ont osé exprimer. Nous travaillons notamment beaucoup avec l’association Reporters sans frontières qui, chaque année décerne un prix pour distinguer les journalistes ayant combattu pour la liberté. L’an passé, ce prix a été attribué à des journalistes d’un média d’opposition au gouvernement actuel de Turquie qui ont ensuite été emprisonnés pour l’un de leurs articles. Le maire Roland Ries a écrit aux gouvernements turc et français pour demander leur libération. Aujourd’hui, ils ont été libérés mais leur procès est toujours en cours. Nous restons donc vigilants.

La ville est aussi intervenue en faveur de Raëf Badawi, n’est-ce pas ?

Oui, nous nous battons également pour ce journaliste saoudien récemment récompensé par le prix Sakharov du Parlement européen. Pour avoir écrit dans une analyse sociologique, publiée sur un blog, que la société saoudienne était de plus en plus conservatrice, il a été condamné pour insulte à l’Islam à dix ans de prison et mille coups de fouet, à raison de cinquante chaque vendredi. La première fois qu’il a été frappé, il est presque mort. Comme des organismes l’ont fait, à Strasbourg nous avons écrit au président du Parlement européen, au secrétaire général du Conseil de l’Europe et à l’ambassade d’Arabie Saoudite. Sous la pression internationale, dont celle de Strasbourg, les coups de fouets ont cessé mais Raëf Badawi est malheureusement toujours en prison. Nous continuerons le combat jusqu’à ce qu’il soit libre. Ce type de combat est souvent de très longue durée car ceux qui mettent des journalistes en prison espèrent ainsi que l’opinion se fatigue et abandonne ! Mais Strasbourg ne se fatigue pas, ne lâche pas. Nous restons aux côtés de ces personnes qui risquent leur vie parce qu’elles ont exercé leur liberté d’expression. Voilà la responsabilité de Strasbourg, siège de la cour européenne des Droits de l’Homme. En tant qu’adjointe aux Affaires européennes, mon rôle est de convaincre des villes à nous aider à défendre la liberté d’expression. De la même manière, je travaille beaucoup sur le sujet des réfugiés et notamment sur un réseau européen des villes solidaires que nous avons créé. Le but est qu’un maximum de villes accueille dignement des personnes réfugiées fuyant la guerre. Toutes les villes européennes doivent se sentir concernée par ce combat.

La liberté d’expression est-elle toujours respectée dans la politique française ?

C’est une question importante que je veux lier à l’attentat à Charlie Hebdo. Lors de cet acte odieux, nous avons été touchés dans ce qui nous importe le plus en France : la liberté d’expression. On a crié que la liberté d’expression est la plus fondamentale de nos libertés. Puis, par la suite, il y a eu des dérapages sur les réseaux sociaux. Des jeunes et moins jeunes ont tenu des propos terribles à l’égard des victimes. Lorsqu’ils ont été arrêtés par la police ils ont expliqué avoir uniquement usé de leur liberté d’expression. Ils n’ont pas compris que cette dernière a des limites prévues par le code pénal, notamment en termes d’expression et d’apologie de la haine, de racisme, de xénophobie, d’antisémitisme ou encore d’islamophobie. Notre responsabilité en tant qu’élus est donc d’expliquer que la liberté d’expression est un pilier de nos valeurs mais qu’elle est encadrée. A Strasbourg, par exemple, avec le Conseil des jeunes et le Conseil de l’Europe, nous avons lancé une campagne de lutte contre le discours de haine qui a donné lieu à la publication d’un manuel. Ce dernier explique comment reconnaître un tel discours et expliquer à celui qui le porte qu’il est dans l’erreur. Il permet aussi de décrypter les théories du complot, ces discours de haine totalement abjects que des manipulateurs de cerveaux tendent de plus en plus à répandre.

Vous a-t-on déjà privé de votre liberté d’expression ?

Jamais, mais je m’autolimite parce que parfois je suis si énervée, surtout par des injustices, que je pourrais sortir des énormités. La détestation de l’injustice me rend malade et m’a d’ailleurs encouragé à devenir avocat.

Avez-vous déjà été menacée ou insultée pour des propos tenus dans l’un de vos discours ?

Non pas dans mes discours mais une fois, au tout début de mon précédent mandat, j’ai reçu une lettre d’insultes en raison de mon poste d’adjointe au maire aux Affaires européennes. Dans cette lettre, quelqu’un m’a incendié en écrivant que je n’y connaissais rien, que j’étais une ignoble ignorante de l’histoire et que l’Europe est et restera à jamais une terre judéo-chrétienne, que l’islam n’a peut être pas vocation d’exister en Europe. Cette vision est à l’opposé de la mienne. Je défends l’Europe en tant que terre de diversité. Nous ne sommes pas européens parce que nous avons une origine religieuse, raciale ou ethnique commune mais parce que nous partageons des valeurs communes de solidarité, de droits de l’Homme, de démocratie et d’Etat de droit. Hormis dans cette lettre, je n’ai jamais été attaquée sur mes idées parce que je les dis avec respect de l’autre. Si vous dites les choses avec intelligence, en expliquant “c’est ma conviction mais je respecterai aussi votre position“, en général vous tuez dans l’œuf toute forme d’agressivité en face de vous.

Votre métier d’avocate est-il un atout pour l’exercice de votre fonction politique ?

Oui parce que je connais les limites légales de la liberté d’expression et que je peux m’en servir pour lutter contre les discours de haine en expliquant qu’ils peuvent représenter une infraction pénale grave. En outre, quand vous êtes avocat vous connaissez la portée des mots et les effets qu’ils peuvent avoir sur une personne, ce qui est aussi très important en politique.

Est ce que l’état d’urgence a changé quelque chose selon vous en termes de liberté d expression ?

Franchement, je n’ai rien ressenti. Il est cependant possible que les autorités soient encore plus vigilantes et plus sévères pendant cet état d’urgence en ce qui concerne l’apologie de la haine, les expressions racistes et tous les discours pouvant pousser à la division. Mais de façon générale, l’expression reste tout aussi libre que dans un contexte normal, tant qu’elle respecte le cadre légal.

Propos recueillis par Léa Kientz et Victor Jesior