Valentina TARQUINI

Université de Roma Tre

Le savant masqué : discours constituants et postures légitimantes dans les littératures contemporaines des Suds francophones

Dans le contexte contemporain de l’autonomisation du champ littéraire francophone toujours dépendant des institutions parisiennes, l’étude des postures d’auteurs est essentielle à l’appréhension concrète de l’émergence des littératures issues des pays du Sud. En particulier, les auteurs africains et afro-descendants négocient avec le lectorat français une légitimité qui, loin d’être acquise, doit passer par les instances de consécration françaises. D’où un jeu de masques et de mises en scène que l’auteur met en place, à l’intérieur et à l’extérieur de ses textes, pour se construire un personnage rhétorique, soit une figure d’auteur dont le vecteur principal est l’autolégitimation énonciative et l’enjeu en est le discours constituant, donc fondateur d’une nouvelle autorité (Foucault). La mise en abyme de l’écrivain n’est pas rare dans bon nombre de romans du champ francophone, surtout africain, et son but est souvent celui de déjouer le désir d’exotisme de la doxa française tout en se servant de ses lieux communs. D’autre part, la double casquette d’écrivains-professeurs de renommée internationale tels qu’Alain Mabanckou et Abdourahman A. Waberi – titulaires de chaires littéraires aux États-Unis –, mais non seulement, permet à ces auteurs d’associer au discours métalittéraire de l’écrivain celui du savant qui s’interroge sur le travail de la pensée (africaine) elle-même, sans court-circuiter le débat scientifique sur une épistémologie décoloniale. La scène littéraire se peuple ainsi d’autres écrivains africains (V.-Y. Mudimbe, Georges Ngal, Pius Ngandu Nkashama, Boubacar Boris Diop, Sami Tchak, Fatou Diome) dont les discours légitimants s’élaborent plus librement dans les trames cachées de la fiction que dans les discours d’accompagnement et les essais, mais aussi dans les collectifs, les manifestes et les discours publics. Pensons, à ce propos, à l’ambiguïté du positionnement dans le champ français et francophone d’Alain Mabanckou, co-signataire du manifeste Pour une littérature-monde en français (2007) publié dans les colonnes de Le Monde et co-auteur d’ouvrages collectifs sur la pensée africaine parus chez des maisons d’édition bien parisiennes (2017, 2019), mais aussi à son discours inaugural au Collège de France comme premier écrivain à la chaire de création artistique (2016).

Nous nous rendons rapidement compte de l’imbrication entre institutions sociales et institutions discursives (Maingueneau) dans la mesure où la linguistique de l’énonciation nous permet de cerner une certaine rhétorique, savamment construite, qui se sert des clichés sur l’Afrique pour formuler un discours de légitimation au sein même du « centre » institutionnel. Mon propos serait alors d’interroger l’auctorialité énonciative chez Alain Mabanckou, en faisant quelques détours illustratifs chez d’autres auteurs d’Afrique francophone, à partir de l’embrayage subjectif où le « je » pluralisé dans l’écriture romanesque – le « moi » du personnage-romancier élargi à tous les romanciers africains par le biais de la généralisation en guise de provocation – cède le pas à la collectivité épistémique du « nous » manifestaire – bien plus grave mais pas pour autant plus convaincant. L’analyse des marqueurs modaux, en particulier des modalisateurs déontiques et épistémiques qui caractérisent l’attitude du savant défenseur d’une déontologie post-raciale, constituerait le terrain privilégié de l’enquête sur le repérage de discours constituants qui se dissimulent derrière le masque de la mise en scène, celui du romancier.