Aurelio PRINCIPATO

Université Roma Tre

Les masques familiaux dans les Mémoires d’outre-tombe

On connaît l’inclination de Chateaubriand pour l’autobiographisme, autant que sa réticence lorsqu’il s’agit révéler « le fond de son cœur ». En fait, il nage entre deux eaux : d’un côté, l’attrait de la confession intime, dont Rousseau avait ouvert la voie aux écrivains de son époque et, de l’autre, les contraintes propres de la retenue aristocratique.

« On ne peint bien que son propre cœur, en l’attribuant à un autre », a écrit Chateaubriand dans le Génie du christianisme (II,i,3) : ce transfert sur les personnages romanesques, qu’il a d’abord pratiqué, a été étudié de façon brillante et efficace par Ivanna Rosi (Le maschere di Chateaubriand. Libertà e vincoli dell’autorappresentazione, Firenze, Le Lettere, 2010). Par contre, au cours de la longue élaboration des Mémoires d’outre-tombe, on pourrait attendre qu’on s’approche progressivement de la vérité psychologique mais, comme l’a bien expliqué Jean-Christophe Cavallin (Chateaubriand cryptique ou Les Confessions mal faites, Paris, Champion, 2003) « c’est le contraire qui arrive : chaque nouvel état du texte est un sédiment nouveau qui recouvre et cache le moi au lieu de le dévoiler » (p. 15). On peut l’observer dans le manuscrit autographe des Mémoires de ma vie, où ces procédés d’autocensure sont rendus visibles par les ratures et les corrections, avant que les déplacements et les ajouts postérieurs ne remplacent l’expression de l’être intime par la construction d’un moi historicisé.

Comme la première version du chef-d’œuvre autobiographique, dont il sera question, concerne principalement l’enfance et l’adolescence de l’écrivain, cette opération de camouflage investit particulièrement la famille de Chateaubriand. Les remaniements concernent notamment les figures de sa sœur Lucile et de son père. On sait que Chateaubriand a transposé son affection pour la première dans l’amour adelphique qui lie son protagoniste René à Amélie. Pour ce qui est des Mémoires, conjointement à plusieurs omissions et retouches qui visent à atténuer la dimension sentimentale de son rapport à Lucile, on assiste à un processus d’idéalisation complexe. Non seulement Chateaubriand exalte les qualités poétiques que sa sœur possédait en puissance et fait d’elle la première inspiratrice de sa carrière d’écrivain mais, alors qu’il compatit la « chétive Lucile » parce qu’elle « était la plus négligée et la moins aimée » de ses sœurs, il interprète aussi le rôle de paladin qu’il exerce en sa faveur dans un sens presque chevaleresque, puisqu’il aurait été dicté par « l'horreur de l'oppression et le désir de secourir la faiblesse ».

Le même mécanisme de sublimation agit quant à l’attitude affichée par Chateaubriand à l’égard de son père, dont il exalte le passé d’aventurier presque comme une sorte d’épopée. La figure de Lucile semble trouver alors un pendant dans la fonction que Chateaubriand attribue à Gesril, cet ami d’enfance dont j’ai déjà étudié la transfiguration héroïque dans un épisode qui a été sensiblement remanié. J’aimerais, dans ce contexte, suggérer que la compensation offerte par ces personnages à l’intérieur du mythe paternel dessine un schéma de « désir triangulaire » (au sens de René Girard), qui n’est pas étranger aux ambitions épiques de l’écrivain.