Bruna DONATELLI

Université de Roma Tre

« Ah ! c’est trop fort ! » À propos des masques de l’écriture flaubertienne

Dans un des épisodes les plus énigmatiques de Madame Bovary, à savoir la course désespérée d’Emma à la recherche d’une aide afin d’éviter la saisie de tous les biens de son mari, il y a une affirmation très énigmatique de Binet, personnage tout autant énigmatique du roman dont les études flaubertiennes se sont bien occupées. Son exclamation « Ah ! c’est trop fort » s’enchaine à d’autres mots prononcés dans la même scène, parmi lesquels le mot « francs », que Madame Tuvache et d’autres femmes de Yonville, cachées derrière un rideau du grenier, croient distinguer. Toute la scène se déroule dans la lucarne de Binet sous le ronflement d’un tour qui empêche de rétablir de façon évidente toute la conversation entre le précepteur et Emma. Qu’est-ce que les deux personnages se disent-ils ? Entrer au cœur de cette question c’est le défi que cette communication se propose de relever : il s’agira, de fait, d’entrer dans les plis de l’écriture flaubertienne, dans ses masques, en essayant de reconfigurer cet épisode dans le cadre d’une interprétation nouvelle au deuxième degré. Vu que rien dans l’écriture flaubertienne n’est laissé au hasard, il y a évidemment un sens caché que Flaubert n’a pas voulu révéler à son lecteur et pas non plus aux femmes bourgeoises de la communauté de Yonville accoutumées à un langage « des idées reçues ». On remettra ainsi en dialogue toutes les traces disséminées dans le roman au sujet des rencontres de Binet et d’Emma, particulièrement les détails les plus marginaux, les écarts de l’écriture, à partir desquelles nous irons recomposer un couple inconcevable selon une lecture de l’évidence. Binet est-il seulement un percepteur ou derrière lui se cache, comme les spécialistes de Flaubert l’ont déjà indiqué depuis longtemps, quelqu’un d’autre ? Et Emma, est-elle seulement la femme inquiète qui fuit d’elle-même et de la petite communauté bourgeoise de Yonville dans laquelle elle ne se reconnaît pas ? ou bien renvoie-t-elle à une des possibles masques de l’écriture flaubertienne ? Là-dessus, moi-même, j’en ai proposé une interprétation différente dans mon étude sur les figures et les lieux de l’œuvre de Flaubert (2008). Ce travail s’appuiera aussi sur les différents manuscrits préparatoires du roman, en suivant le modèle du « paradigme indiciaire » suggéré par Carlo Ginzburg, ce paradigme permettant d’« inférer à partir des effets », voire à partir «des masques de l’écriture».