Federica D’ASCENZO

Université de Chieti-Pescara Gabriele d’Annunzio

Le brouillage dynamique des masques autofictionnels chez Claude Simon

Claude Simon n’a jamais caché d’être «incapable d’inventer quoi que ce soit» (Le Monde, 8 octobre 1960) et de n’être en mesure de «parler que de [soi]» «sans malhonnêteté» (Les Nouvelles littéraires, 3 mai 1962), arrivant à affirmer, au lendemain de la publication de L’Acacia: «Et à quoi bon inventer quand la réalité dépasse à ce point la fiction ?» (1989). Au fil de ses évolutions artistiques, persuadé que l’homme est «incapable de faire l’Histoire» mais aussi «de faire sa propre histoire», l’auteur a investi l’écriture d’une fonction heuristique qui naît du télescopage entre vécu et imaginaire, entre le «trouble magma d’émotions, de souvenirs, d’images» et une langue. C’est là que les déformations de la mémoire se dépersonnalisent et se diffractent, que les éléments se réactivent à travers les transformations auxquelles les soumet l’écriture et dans la re-textualisation toujours différente que l’auteur leur fait subir. Puisqu’après Freud et Lacan l’autobiographie transparente n’est plus possible, et parce que le véritable visage du réel comme celui de notre intériorité est un chaos, un désarrangement (Blanchot), Claude Simon recherche un nouveau “réalisme” dans le brouillage qu’il échafaude grâce aux différents masques autofictionnels sur lesquels se structurent ses romans. De La Route des Flandres à Histoire, des Géorgigues à L’Acacia au Jardin des Plantes, le jeu de superposition d’éléments mnésiques d’une œuvre à l’autre finit par priver ces masques de leur caractère strictement autobiographique pour en faire des fragments d’un vécu d’autant plus dégagé de l’auteur qu’il se confronte à l’Histoire. Les masques apparemment toujours plus ressemblants, stratifiés, mêlent et confondent une histoire individuelle, familiale avec une Histoire collective, informent un roman hybride voulant signifier en dernière instance l’impossibilité d’appréhender la réalité. En même temps qu’il se matérialise par l’écriture, le réel se dérobe sous l’effet d’un brouillage généralisé dont les masques autofictionnels sont la représentation la plus évidente, mais qui, à l’image du brouillage perceptif, s’étend au clivage entre la troisième et la première personne, aux référents, à la temporalité et à la spatialité, à la narration et à la description, cultivant chez le lecteur l’impression de courir après le souvenir alors que c’est l’écriture qui le réinvente. Le brouillage devient une forme de démystification du pouvoir de l’écriture d’assujettir le réel à un ordre et à un sens que celui-ci ne possède pas. Car si Claude Simon affirme avoir retenu la leçon énoncée par Roland Barthes, à la suite de Shakespeare, selon laquelle «si le monde signifie quelque chose, c’est qu’il ne signifie rien» (Discours de Stockholm, 1985), ce monde cependant est, ajoute le romancier. Le rôle de l’écriture consiste ainsi à donner l’illusion de pouvoir réinventer le non-sens et le chaos du monde – tâche bien plus difficile que celle qui contraignait autrefois la réalité entre les limites de l’uniformité logico-temporelle.