Francesca DAINESE

Université de Vérone

Romain Gary et Luigi Pirandello : quand on est quelqu’un (d’autre)

Depuis Pour Sganarelle, œuvre théorique de 1965 qui introduit la figure du valet de Don Juan comme alter ego de l’auteur, Gary se réclame constamment de la vérité de la fiction, car mystification, fictionnalisation, rêverie agissante, font de l’expérience esthétique de la littérature « le fondement de sa liberté ». D’ailleurs, le verbe italien « sgannare » signifie à la fois « tromper » et « amener les gens à comprendre la vérité, montrer les choses dans leur réalité »[1]. En effet, dans son oeuvre littéraire, conçue comme la seule dimension « authentique » de l’existence, Gary garde pour lui une bonne distance pour parodier et transfigurer le réel, au lieu de l’imiter tout simplement. Le romanesque sert ainsi à bousculer les repères, à s’affranchir des contraintes naturelles, organiques, ou sociales, à sortir de l’enfermement du réel. De plus, à un niveau plus intime et réflexif, la fiction aide à surmonter les limites d’une peau qui pose problème en tant que piège de l’être et de sa liberté. La littérature représente ainsi un espace de création où le sujet peut se donner plusieurs images de soi et jouer sur l’équivoque pour fuir continûment les regards des autres, ainsi que son propre regard. Enfin, la plume de Gary joue sur les notes d’une variation esthétique essentielle, qui oscille entre mystification et dévoilement. À partir d’une filiation problématique et d’un héritage déchiré, sinon en miettes, s’engendrer « derrière les coulisses » de théâtre, voire revêtir plusieurs masques, deviendrait un mode d’existence et une stratégie d’écriture. Dans le « grand vestiaire » de la vie, la métaphore glissante et mouvante des coulisses devient le symbole d’une intimité que l’écrivain entretient avec la réinvention scripturaire, qui dissimule, caricature, ou mime tour à tour la recherche d’une identité enfouie dans les replis de l’intime. Ainsi, l’auteur va-t-il « sortir des coulisses et tout envahir »[2]? Ou bien le « machinisme de coulisses » serait-il le seul « moyen de [le] faire exister »[3]? Dans notre communication, nous nous proposons d’interroger les dynamiques de transformation et de dissimulation mises en scène par Romain Gary. Nous nous concentrerons enfin sur son ultime création autofictionnelle, celle d’Émile Ajar. L’aventure identitaire de cet hétéronyme rappelle celle de la pièce Quando si è Qualcuno de Luigi Pirandello[4]. Pourtant, à la différence de Qualcuno, qui dévoile son pseudonyme et se réinsère dans sa propre identité d’auteur « canonique », prenant la forme marmoréenne d’une statue classique, Gary maintient sa liberté créatrice et choisit de mourir comme un « romancier total », c’est-à-dire, par un « excès de vocation » fictionnelle : « je ne vois pas comment [un] personnage pourrait mourir, si ce n’est comme un individu, ce qui est épisodique, au sens qui assure des épisodes sans fin »[5].


[1] « Sgannare : v. tr. [der. di ingannare, per sostituzione del pref. « s- » a « in », sentito come prefisso], ant. : « trarre d’inganno; far comprendere il vero, far vedere le cose nella loro realtà », Enciclopedia Treccani, disponible en ligne, URL : http://www.treccani.it/vocabolario/sgannare/, consulté le 30 décembre 2019.

[2] Romain Gary, Pour Sganarelle, Frère Océan 1, Paris, Gallimard, « Folio », 1965, p. 476.

[3] Ibid., p. 427.

[4] Cf. Alice Gaudiard, « Romain Gary : Didascalies d’une oeuvre et d’une vie», Liberté, 38, 5, pp. 74-88, disponible en ligne, URL: https://www.erudit.org/fr/revues/liberte/1996-v38-n5-liberte1036366/32495ac/, consulté le 30 décembre 2019.

[5] Romain Gary, Pour Sganarelle, cit., p. 170.