Glossaire des mots piégés

Cet article est, par définition, en constante évolution, dès lors qu'il a vocation à s'enrichir sans cesse de nouvelles définitions.

Il est vrai qu'à la date de création du site, il n'avait pas été complété depuis  plusieurs semaines, en raison d'abord des urgences de l'action. Pourtant, les luttes du moment (à ce jour la mobilisation pour une marche unie sur Paris pour imposer l'interdiction des licenciements), ne doivent pas faire oublier l'importance du combat idéologique et de la réflexion théorique dans la lutte de classe.

On pourra aussi visiter les sites "La Toupie" et "Les mots ont un sens" qui proposent des analyses et des réflexions sur une certaine langue idéologique (liens dans la barre latérale). Enfin on pourra consulter avec pofit "l'essai de glossaire néo-libéral" des Amis du Monde diplomatique" (pièce jointe au bas de cette page).

Le 11 avril 2009

Petit glossaire

des mots piégés

Qu'est-ce qu'un mot piégé ?

C'est un mot associé à un courant de pensée ou à un mouvement politique, en raison de l'usage habituel et fortement connoté qu'ils en font, mais qui est capté par un courant hostile pour être retourné contre eux, à la faveur d'un glissement de sens, d'un déplacement contextuel ou d'une altération de la connotation.

Abus (il y a des)

A distinguer de : "Il y a de l'abus".

Remarquez que l'expression "il y a des abus" est toujours utilisée dans un contexte précis, à tel point qu'il n'est même pas utile de l'indiquer : ces abus sont ceux qui affectent les systèmes de protection, au point de compromettre leur fonctionnement, quand ce n'est pas leur pérennité et leur existence. Il s'agit effectivement, pour l'essentiel, de la sécurité sociale et de l'assurance chômage. La sécu, c'est très bien, dans le principe, mais il y a des abus ; le chômage répond certes à un nécessaire devoir d'assistance, mais il y a des abus, sous entendu, il y a des gens qui en profitent indûment, au point d'en tirer l'essentiel de leurs moyens d'existence. Qui n'a jamais entendu raconter l'histoire de ces immigrés débarquant en France avec toute leur smala et bénéficiant incontinent d'une pléthore d'allocations les mettant à la fois à l'abri du besoin et de la nécessité de travailler ! Ce sont bien entendu des balivernes : alors que les droits sociaux et les systèmes de protection sont aujourd'hui l'objet d'attaques sans précédent, comment voudrait-on que des immigrés sans papiers, ou même avec papiers, puissent bénéficier d'avantages aussi extravagants, et cela en dehors de tout cadre légal ? Pourtant, de telles rumeurs ont les reins solides et elles sont constamment invoquées dès lors qu'il s'agit d'attaquer le système de santé, le système de protection sociale, les allocations familiales et l'assurance chômage : "Mais tout de même, il y a des abus !".

Soyons clair : bien sûr qu'il y a des abus. Qui pourrait imaginer qu'il pût y avoir des us sans abus ? Il est même un droit qui se définit comme droit d'user et d'abuser, c'est-à-dire de disposer d'un bien sans aucune restriction, de l'aliéner ou de le détruire, et c'est le droit de propriété. C'est dire ! Mais dans le cas qui nous occupe, abuser signifie plutôt passer outre aux règles qui inscrivent un usage dans certaines limites, et en particulier les limites légales. Si donc, en matière de sécurité sociale ou de droit du travail, il y a des abus, ces abus vont à l'encontre des lois, et peuvent être réprimés comme tels. On ne voit pas très bien où est le problème. On entend souvent parler d'escroquerie à la sécurité sociale, ou aux allocation familiales et les médias ne manquent jamais de les monter en épingle et de s'en indigner, mais quoi, ce sont des délits qui peuvent et doivent être punis.

Donc par abus on veut manifestement désigner d'autres limites que les limites légales ; on veut stigmatiser certains "excès". Ainsi, ces patients qui vont consulter leur médecin à tous propos, ces médecins qui prescrivent une pléthore de médicaments inutiles, ces fonctionnaires constamment en arrêt maladie, ces chômeurs qui refusent tous les emplois qui leur sont proposés, etc, etc. Et l'on citera toujours une multitude d'exemples, plus extravagants les uns que les autres. Notez que ce ne sont jamais les auteurs de ces récits qui sont coupables de ces excès, mais toujours les autres, et nonobstant les "témoins dignes de foi et les metteurs de main au feu", auxquels on vous renverra invariablement, c'est toujours l'histoire de l'homme qui vu l'homme qui a vu l'ours !

Alors, il y a des abus ? Certes, mais quels sont-ils ? Est-ce d'être malade qui constitue un abus, ou de l'être trop, ou d'être âgé, ou d'être chômeur, en somme, de faire appel, à un titre ou à un autre, aux systèmes de solidarité qui, comme chacun sait, coûtent trop cher à présent, et que la société n'est plus en mesure de financer. C'est bien ce qu'on voudrait nous faire croire, ou que les malades sont des tire-au-flanc, que les médecins prescrivent à tort et à travers, que les chômeurs sont des fainéants ? C'est bien ce que l'on suggère, et l'on voit alors la perversité de l'argument, véritable arme de guerre contre les systèmes de protection et de solidarité puisque, quels qu'ils soient, on peut être assuré qu'ils donneront lieu à des abus !

Autre (alter) :

Adjectif commode quand on le rapporte à certains noms, qui permet de concilier sans frais acquiescement et refus. C’est le pendant d’un célèbre « oui mais », une sorte de « non mais », l’amorce d’une trahison. Ainsi dira-t-on « une autre mondialisation » pour exprimer un refus de la « mondialisation néo-libérale ». Mais, qu’est-ce que la mondialisation, sinon la mise en coupe réglée de la planète par les puissances financières, sous l’égide des intérêts américains ? Il n’y en a pas d’autre que celle-là. Le mot « mondialisation » n’est qu’un euphémisme pour ce que l’on appelait il n’y a guère « l’impérialisme américain ». Qui, décemment, pour dénoncer cet impérialisme-là, en demanderait un autre ? Bien sûr, « si tous les gars du monde voulaient se donner la main…tout autour de la terre…» il en irait peut-être autrement, mais il faudrait être bien naïf pour voir dans cette image poétique une figure possible de la mondialisation. Se dire partisan d’une autre mondialisation, fût-elle « citoyenne », c’est sauter le pas, c’est franchir le Rubicon, c’est faire la concession mortelle. Si les adeptes du libéralisme peuvent se permettre de faire des concessions, c’est parce qu’ils sont en position de force et que le libéralisme est l’idéologie dominante. Nous ne pouvons nous permettre ce luxe. Il faut, si nous voulons redonner un sens aux mots, et une pertinence aux idées, mettre un terme à ces formules euphémiques qui sont autant de compromissions, quand elles ne relèvent pas de la pure et simple hypocrisie. Il n’y a qu’une seule manière aujourd’hui de s’opposer à la mondialisation, ce n'est pas d'être "altermondialiste", c’est d’être résolument anti-mondialiste.

Communication :

Mot dont l'usage actuel est caractéristique d'une société où les moyens de communiquer - les fameux médias - vont finir par tuer le langage, remarque Antoine B.

Et il est vrai que le verbe communiquer est devenu intransitif. Il ne s'agit plus aujourd'hui de communiquer quelque chose, mais de communiquer tout court, autant dire que l'objet de la communication devient accessoire. Il s'agit tout au plus de communiquer sur quelque chose, peu importe ce qu'on en dit : le tout est de savoir si on en dit quelque chose ou si on n'en parle pas.

D'où un étrange paradoxe : si ne pas communiquer sur une chose, c'est n'en dire rien, communiquer sur une chose, c'est en parler pour n'en rien dire. La question ne porte pas sur le contenu de la communication, mais sur le fait de la communication. On ne communique pas pour faire connaître un objet dont il y aurait quelque chose à dire, mais pour se faire connaître comme sujet de la communication, autrement dit comme quelqu'un qui aurait quelque chose à dire.

Et c'est pourquoi l'on tue le langage. On le tue dans sa fonction symbolique, à savoir sa capacité à contenir des pensées et à communiquer du sens. On le tue dans sa fonction discursive, à savoir sa capacité à enchaîner les idées dans un discours signifiant, pour les donner à penser par l'autre. On le tue enfin dans sa fonction informative, puisque la seule chose que l'on fait savoir sur une chose, c'est qu'il n'y a rien d'autre à en savoir que ce que l'on donne à appréhender dans une saisie immédiate. On aura reconnu ce discours dépourvu de toute discursivité, de tout contenu, vide de pensée et d'information : c'est le discours de la publicité.

Com = Pub. Elles usent des mêmes procédés, elles ont les mêmes finalités : remplacer les pensées par des affects. Abolir toute réflexivité au profit de l'immédiateté des sentiments primaires. Il n'y a pas lieu de penser là où il suffit de sentir. Tout se joue alors dans l'empathie. La presse "pipole" est emblématique de cette tendance : il s'agit de mettre en scène la vie des personnages en vue auxquels on invite le lecteur à s'identifier. On voit, avec l'affaire Betancourt, ce que cela peut donner en matière d'information. On doit également s'interroger sur la valeur et sur l'autonomie d'un discours politique de plus en plus marqué par les conseillers en communication.

Une journaliste me conseillait récemment de changer ma "manière de communiquer", faute de quoi je risquais, selon elle, d'ennuyer les gens. On voit bien l'enjeu. Inviter les gens à se saisir des questions qui les concernent, et les convier à en débattre, leur demander d'y réfléchir, leur proposer pour cela des éléments d'analyse, c'est les exposer au risque de la pensée et c'est en effet risquer de les ennuyer!

J'ai pris ce risque ici, pour parler de la "communication", tout simplement parce que je ne veux pas jouer le jeu de la communication. Non, Madame, je ne peux changer ma manière de communiquer, tout simplement parce que je ne communique pas. Je suis trop attaché, pour cela, à la pensée et convaincu de son caractère irremplaçable. Qui donc a intérêt à nous faire croire que la communication pourrait en tenir lieu ?

Efficacité :

"Boussole managériale en vogue qui permet de faire accepter, parce que c'est moins cher, une efficacité moindre.." Contribution de Antoine B.

Est efficace ce qui produit l'effet attendu. Ce terme tient donc son sens d'une perspective qui mesure la valeur d'une chose à son utilité, à savoir sa capacité à produire un effet avantageux. Le terme d'utilité pose d'ailleurs le même problème que celui d'efficacité. Lorsqu'on nous dit d'une chose qu'elle est utile, on ne nous dit jamais à quoi elle est utile, comme si l'utilité était une propriété objective de la chose ; lorsqu'on nous dit d'une action qu'elle est efficace, on ne nous dit jamais quel effet en était attendu. La "boussole managériale" dont parle Antoine B. est un très curieux instrument qui mesure la valeur d'une chose, ou d'une activité à son seul coût. Elle est particulièrement employée lorsqu'il s'agir d'évaluer le travail, les soins hospitaliers, le nombre des fonctionnaires, les services publics, etc.. Tout cela coûte beaucoup trop cher et nuit à l'efficacité de l'économie (de la compétitivité). Supprimons donc tout cela, au nom de l'efficacité, et privons-nous par là même de tout les effets bénéfiques que nous pouvions en attendre, par exemple l'emploi, la santé, l'éducation, la sécurité, des conditions de vie décentes : bagatelles, n'est-ce pas ? Telle est précisément la logique de la LOLF (loi organique relative aux lois de finances), qui a pour ambition déclarée "de réformer la gestion de l'État tout entière, c'est-à-dire la façon dont l'argent public est utilisé par chaque ministère et qui vise à instaurer une gestion plus démocratique (sic) et efficace des dépenses publiques." Nous aurons bien l'occasion de revenir sur ce caractère prétendument démocratique de la LOLF, mais on voit que c'est avant tout le principe d'efficacité qui gouverne cette invraisemblable machine à gaz !

Idéologie :

Un article plus développé a été également consacré à ce terme.

S’il n’y avait qu’un mot piégé, ce serait celui-là, car le mot « idéologie » est piégé à plusieurs titres, et d’abord par son effet boomerang et sa capacité à changer de camp. 

Pourtant, le mot n’a au départ aucun caractère péjoratif. C’est Destutt de Tracy qui en 1796 crée le néologisme « idéologie » pour désigner la « science des idées, de leurs lois, de leur origine ».

C’est Marx qui donne au terme son caractère péjoratif  dans la critique qu’il mène de l’idéalisme. Selon les penseurs bourgeois en effet ce seraient les idées qui mènent le monde. Or, pour Marx,  ce sont au contraire les conditions économiques et sociales, en particulier les rapports entre les classes sociales, qui sont cause des événements historiques, de l’organisation politique et juridique des sociétés ainsi que des croyances des hommes, de leurs idées et de leurs doctrines 

Une telle analyse est fatale à l’idée de l’idéologie comme science, puisque l’idéologie n’est en réalité rien d’autre que cet ensemble d’idées, de croyances et de représentations plus ou moins élaborées, plus ou moins cohérentes, reflétant  les conditions matérielles de l’existence des hommes et singulièrement leurs intérêts de classe. « L’idéologie dominante est l’idéologie de la classe dominante », dit Marx, le moyen par lequel les classes dominantes s’efforcent de justifier l’exploitation des classes dominées, à leurs propres yeux comme aux yeux de ceux qu'ils exploitent Il faut donc en démonter les mécanismes, montrer par exemple comment la religion parvient, par la promesse du paradis, à faire accepter aux classes exploitées leur vie misérable ici-bas : « la religion est l’opium du peuple ». Dès lors le combat idéologique prend une place importante dans la lutte de classe.

Mais l’idéologie avance masquée : c’est pourquoi les intellectuels bourgeois ont d’abord nié leur rôle dans la production idéologique, puis dénoncé la critique marxiste de l’idéologie comme une idéologie, dénonçant en particulier la lutte des classes comme un mythe, une invention dangereuse pour l'ordre social. Enfin, plus récemment, ils ont fourbi leur dernière arme idéologique : « la mort des idéologies ».

 Curieux destin que celui de ce mot . Par une sorte d’ironie de l’Histoire, la pensée marxiste, qui s’était affirmée, de Marx à Althusser comme une critique des idéologies est aujourd’hui désignée par ses détracteurs non pas seulement comme une idéologie parmi d’autres (ce qui était déjà un moyen de la relativiser et de la discréditer), mais comme  l’Idéologie même. A tel point que lorsque les « chiens de garde de l’idéologie bourgeoise »  dénoncent aujourd’hui des visées, ou des intentions, ou des présupposés « idéologiques », c’est généralement pour stigmatiser, par delà cette fameuse « mort des idéologies », l’ombre de Marx. Le terme est de ce fait utilisé pour désigner tout ce qui, dans une pensée ou dans une analyse, conserve quelque chose d’une approche ou d’une perspective marxiste, comme le retour d’un refoulé marxiste. 

C’est au détour des années 1980 que s’est affirmée « l’idéologie de la mort des idéologies », idéologie (il faut insister sur le terme) qui a célébré la flexibilité, décrié l'État providence », popularisé le libéralisme (néo ou ultra comme on voudra le désigner), poussé le zèle antimarxiste jusqu’à la célébration du reaganisme.

C’est bien entendu dans cette ligne de l’antimarxisme et de la célébration du libéralisme qu’il faut situer l’idéologie de Sarkozy, dont l’une des premières déclarations théoriques fut qu’il fallait « en finir avec mai 1968 ». Libéral façon Reagan, Thatcher, Bush, il le fut, jusqu’à ce que la crise lui fasse obligation de redécouvrir les vertus de l’Etat et il le reste lorsqu’il qu’il s’attribue comme mission nouvelle la « refondation du capitalisme » car l’idéologie sarkozyste est à géométrie vartiable, elle se doit d’être dans l’air du temps. « Je ne suis pas un théoricien, je ne suis pas un idéologue, je ne suis pas un intellectuel : je suis quelqu’un de concret », ne cesse de dire Nicolas Sarkozy. Fort bien, mais « cette "concrétude" revendiquée n’en dessine pas moins une idéologie» et cette idéologie est à l’évidence une idéologie de droite : « un bonapartisme au service du libéralisme » dit Marcel Gauchet, « un napoléonisme institutionnalisé » selon Peter Stoderdijk, «un pétainisme transcendantal », dénonce Alain Badiou. Bref, le « pragmatisme » dont se prévalent Sarkozy et ses acolytes est un pragmatisme dévoyé, la pire des idéologies , celle qui se met au service d’une aristocratie de l’argent. Enfin, cet anti-intellectualisme revendiqué par le président d’une nation qui, quoiqu’il en pense, avait fait de l’intelligence et de la culture une de ses valeurs essentielles, c’est l’option de l’obscurantisme, une déclaration de guerre aux humanités  Est-il bien utile d’avoir lu « La princesse de Clèves » pour réussir dans la vie, demande Sarkozy, car l’idéologie sarkoziste s’appuie sur une « rhétorique de la réussite », réussite individuelle qui est d’abord la sienne et de sa classe sociale, et  qui est en fait la mort des idées, l’éloge de l’inculture et, par suite, le triomphe sans partage de l’idéologie et la tyrannie de l’opinion. 

On aurait donc plus que jamais besoin d’une idéologie, au sens premier du terme, c’est-à-dire d ‘une science des idées, de leurs lois, de leur origine, capable de « démonter les mythes et l'obscurantisme, d ‘une idéologie pour dénoncer l’idéologie au deuxième sens du terme, cet agglomérat d’idées reçues au service des intérêts de la classe dominante. En ce temps où  la reconquête du terrain idéologique constitue un enjeu décisif, il est essentiel de renouer avec le projet d'une critique des idéologies tel qu'il avait été initié par Marx et Engels dans "L'Idéologie allemande" et la "Préface à la critique de l’économie politique". C'est alors, et alors seulement que la boucle pourra être bouclée.

Interdit (d'interdire) :

« Il est interdit d’interdire » ; voilà le slogan auquel on prétend aujourd’hui réduire mai 1968.

Ce qui peut étonner, ce n’est pas le succès d’une maxime qui prenait à contre-pied le principe de la morale établie ; ce n’est même pas, à travers elle, la pérennité d’un certain esprit de soixante-huit ; c’est plutôt la portée qu’on lui confère à présent lorsqu’on soutient que c’est elle qui a sapé l’autorité, ruiné la moralité, ouvert une ère d’hédonisme débridé et d’individualisme effréné. Le slogan soixante-huitard aurait ainsi fait descendre dans la rue la proclamation nietzschéenne de la mort de Dieu et avalisé le « tout est permis » que Dostoïevski avait posé comme sa conséquence inéluctable.

C’est sans doute aller trop loin car si la formule a fait florès, ce n’est pas tant en raison de ce nihilisme radical que d’un verbe à la fois provocateur et ludique propre à l’esprit de soixante-huit et dont les slogans qui fleurissaient sur les murs étaient imprégnés. Il suffit de citer, parmi bien d’autres : « la barricade ferme la rue mais ouvre la voie » ; « soyez réalistes, demandez l’impossible » ; « assez d’actes, des paroles » ; « consommez plus, vous vivrez moins », etc.

Pourquoi ne reste-t-il que le fameux « il est interdit d’interdire », sinon parce que, plus que les autres, il faisait mouche ? Qu’exprimait-il en effet, sinon le refus exaspéré d’une morale bornée à l’interdit ?. Il ne s’agissait pas tant de récuser l’autorité en général que de lui demander des comptes et donc, de rejeter son caractère arbitraire. Mais c’était encore trop : l’autorité en question, parce qu’en effet, elle était arbitraire, n’a pas admis qu’on lui demande des comptes, et parce qu’elle est restée arbitraire, elle n’a toujours pas accepté qu’un jour de 1968, on lui en ait demandé. C’est pourquoi elle brandit encore son privilège, qui est d’interdire sans avoir à rendre de comptes, rappelant que la première chose qui soit interdite, c’est d’interdire que l’on interdise.

Passéiste :

"Accroché à des acquis sociaux qui auraient perdu leur raison d'être" (contribution d'Antoine B.)

Cette qualification laisse entendre, toutefois, que dans un "lointain" passé : 1905, 1936, 1945, 1968, les "trente glorieuses"..., ces acquis étaient légitimes et justifiés, qu'ils constituaient alors des progrès. Mais l'évolution du monde et son état présent les auraient frappés de péremption. Ce qui, en un temps, fut possible et bon, devient aujourd'hui mauvais et irréalisable. Une certaine idée du progrès assurait que ce qui ne pouvait être fait aujourd'hui pourrait l'être demain, que le champ des possibles restait ouvert. On voudrait nous faire accroire à présent que ce qui était possible hier a cessé de l'être, et le sera encore moins demain. Et pour cela, on s'emploie à rendre le peuple amnésique en le renvoyant à un passé mythique, pour mieux l'abuser sur les possibilités du temps. On essaie de lui faire oublier que ce que l'on dit aujourd'hui des retraites, des services de santé, on l'avait dit des allocations familiales, des congés payés, et peut-être s'apprête-t-on à le redire.

Qu'en serait-il aujourd'hui si l'on avait brandi hier le critère de la faisabilité, non seulement pour ne rien faire, mais surtout pour défaire tout ce qui avait été fait, en clamant : "des déformes, toujours plus de déformes". On disait en 1968 : "Soyez réalistes, exigez l'impossible". On nous dit en 2008 : "Soyez raisonnables, plus rien n'est possible". Joli progrès !

Réforme :

Le mot "réforme" est un bon exemple de "déplacement contextuel"

Ce terme est depuis toujours utilisé par les partis ouvriers pour désigner les changements conformes à leurs intérêts de classe, par suite les conquêtes arrachées à la classe bourgeoise dominante. Or ce même terme est aujourd'hui utilisé par ladite classe dominante pour justifier des changements réalisés à son seul profit et au préjudice de la classe ouvrière. Il est à remarquer que les changements que les capitalistes cherchent en premier lieu à imposer sont ceux qui annulent les conquêtes antérieures de la classe ouvrières. Dans ce cas, on les appellera des contre-réformes. Le problème de cette expression est qu'elle contient encore le mot réforme, donc conserve quelque chose de sa connotation positive. J'avais proposé le néologisme "rétroréforme" pour suggérer ce que ces réformes pouvaient avoir de rétrograde. Je proposerais plutôt à présent le néologisme "régréforme", qui associerait au mot réforme l'idée de régression (regrettable).

On vient de me proposer un terme qui n'a pas l'inconvénient du néologisme, ou qui ne l'est que par l'usage : le mot "déforme" (le verbe déformer substantivé). Pourquoi pas ?

J'ai parlé de "changement contextuel" parce que le mot réforme ne change pas de sens: il désigne toujours des changements favorables, bénéfiques. Sa connotation reste donc positive. Mais ce qui change tout, c'est que dans un cas, les changements sont favorables à la classe ouvrière, dans le second ils sont favorables à la classe dominante. Voilà toute la différence, et elle est essentielle.

Le danger consiste à ne retenir que la définition générale du mot et sa connotation, en négligeant le contexte de son utilisation.

L'actualité a donné une importance particulière à ce terme de réforme, auquel un article entier avait été déjà consacré. On trouvera par ailleurs une critique pertinente de l'usage du mot réforme sur le blog de Thierry Philip : "Ne nous laissons pas piéger par les mots". Je renvoie également à l'analyse de Marc Pouyet dans le blog de la "Libre pensée".

Union européenne :

S'il est une expression piégée, c'est bien celle-là, et avant toute discussion sur les vices ou les vertus de l'U.E, sur l'intérêt qu'il y aurait à l'élargir, à s'y maintenir, ou à la quitter, il est indispensable de dénoncer la tromperie car, en vérité, l'union européenne n'est pas une union, et elle n'est pas européenne !

1) Ce n'est pas une union, parce qu'union suppose consentement et volonté commune. Or, aux peuples qu'on prétend unir sous la bannière de l'Europe, on n'a pas demandé leur avis, et lorqu'on le leur a demandé, ils ont dit non. La prétendue "communauté européenne" était déjà une communauté forcée ; a fortiori "L'union européenne, imposée par la ruse et la contrainte. Elle est donc vaine et illégitime. On parle des États-Unis d'Europe comme l'équivalant des États-Unis d'Amérique, mais on feint alors d'ignorer que les États-Unis d'Amérique ne sont pas une union d'Etats, mais un État nation.

2) L'Union européenne n'est pas européenne, parce que l'espace qu'elle définit n'est pas politique, mais économique et financier. Le drapeau européen est au territoire de l'Europe ce que le pavillon panaméen est au territoire du Panama, un drapeau de complaisance pour la circulation des capitaux. Il serait aussi stupide de prétendre que les capitaux qui circulent en Europe, ou les entreprises qui y sont établies sont européens, que de croire que les navires qui circulent sous pavillon panaméen appartiennent au Panama. Il serait tout aussi aussi naïf de croire que l'espace Schengen peut définir une citoyenneté européenne car il y a une différence essentielle entre l'Europe véritable, forgée par l'Histoire et la culture, et l'Union européenne. La première est une Europe des peuples, la seconde est un espace désincarné, non pas un espace d'intégration, mais un espace de désintégration des peuples et des nations. Comment imaginer qu'un principe comme le "principe de concurrence libre et non faussée", ou une directive comme la directive Bolkenstein (quelle que soit la version) puisse fonder une quelconque cohésion ou une quelconque citoyenneté européenne ?

Lorsque nous demandons une rupture avec l'Union européenne, ce n'est donc pas en vertu d'un nationalisme invétéré, c'est au nom de l'Europe : et ce n'est pas une autre Europe que nous demandons (Cf. article autre dans le présent glossaire), c'est la seule Europe qui soit, c'est-à dire l'union libre des peuples libres d'Europe.

Utopie : 

On qualifie d'utopique ce qu'on tient pour chimérique, illusoire, irréalisable : par exemple des services publics efficaces, un État économe des deniers publics, un impôt juste… Je ne parlerai pas de « commerce équitable », ni de « développement durable », encore moins « d’Europe sociale », aspirations qui comme chacun peut le voir et l’entendre, n’ont rien d’utopique, puisqu’aussi bien ce sont des réalités naissantes! A présent que l’heure de la « rationalité économique » et du « pragmatisme » a heureusement sonné, en même temps que « la mort des idéologies » on  est enfin débarrassé des ces utopies qui ont rempli les charniers du XXème siècle  (je ne  vous ferai pas l'injure de les énumérer). Nicolas Sarkozy n’a-t-il pas clamé, d’entrée de jeu, qu’il fallait « en finir avec mai 1968 », grand réservoir d’utopies. Bref, on voit à quel point le mot « utopie », (comme d’ailleurs le mot "idéologie", et la plupart des mots piégés) est à géométrie variable et prompt à changer de camp. 

Il n’est pourtant pas aussi assuré que l’on puisse ainsi congédier l'étymologie du mot et son histoire, ignorer par exemple que  "utopie" signifie étymologiquement « d'aucun lieu », et que le mot a été créé, au XVIème siècle par Thomas More, pour brosser le tableau d'une société idéale. Dire que ce qui, aujourd'hui est utopique, ne trouvera jamais un commencement de réalisation, relève de l'interprétation et d'une conclusion hâtive. On ne saurait faire l’économie d’une réflexion sur le possible et l'impossible, sur les conditions et la légitimité de leur détermination a priori, ce qui certes oblige à remettre en cause la définition consacrée par l'usage actuel, mais ouvre en revanche sur une réflexion riche et féconde. Qui peut assurer que l’utopie d’aujourd’hui ne nourrira pas la réalité de demain, et qu’il ne faut pas « vouloir l’impossible pour réaliser tout le possible »? Impossible une société sans classes ; impossible un travail non aliéné ; impossible un monde débarrassé de l’exploitation capitaliste ? Pourquoi voudrait-on nous faire admettre que ces questions ne restent pas ouvertes ?

Pièces jointes (1)