Communication de Claude Raffestin

‹ Le texte suivant vous permet d'accéder au contenu de la présentation de Claude Raffestin sur le thème de la JIG 2013 ("Marges en Géographie et Géographie des Marges"). Dans ce document, mis à la disposition par l'auteur, ce dernier interroge le concept de "marges" pour en évaluer la valeur heuristique dans le cadre de la géographie actuelle. L'équipe de la JIG tient à remercier Claude Raffestin de nous avoir autorisé la publication de ce texte. ›

ET SI LES « MARGES » ÉTAIENT LES ÉLÉMENTS D’UN PARADIGME INDICIEL SUSCEPTIBLE D’ALIMENTER DE NOUVELLES INTERPRÉTATIONS ?

Claude Raffestin

22/04/2013

Votre invitation à m’exprimer sur les marges est en fait une incitation à m’orienter dans la pensée ce qui, comme vous le constaterez, m’obligera à m’aventurer quelque peu dans la philosophie, mais vous vous souviendrez du texte de Kant « Was heisst sich im Denken orientieren ? » qui avait compris que la raison prend modèle sur l’orientation dans l’espace.

Lorsque j’ai reçu votre texte intitulé “géographies des marges et marges en géographie”, je me suis demandé ce qui vous avait incité à choisir ce thème. La marginalité évoque bien sûr de vielles notions, de vieux concepts comme les périphéries, les frontières et les franges pionnières, par exemple, auxquelles j’ai consacré un peu de temps au cours de ma vie. Cela dit, la marge n’est pas à proprement parler un concept géographique, tout au plus un terme auquel on peut accoler une signification géographique en raison de sa connotation spatiale. Elle est effectivement beaucoup moins géographique que le terme de périphérie qui « se définit négativement par rapport au centre et se caractérise par un niveau de vie moins élevé, des productions moins élaborées, mais surtout par un affaiblissement et une perte de substance au profit du centre »[1]. Le concept de périphérie est presque toujours en association avec celui de centre. Il suffit de retourner à Ratzel et Lénine pour s’en convaincre. Reynaud n’échappe pas, si l’on peut dire, à cette attraction du centre et la périphérie n’est définie que par rapport à ce dernier. Cela renforce l’intérêt que l’on peut avoir et montrer pour la marge ou les marges. Mais il évoque aussi les isolats et les angles morts, les premiers n’entretenant que peu de relations alors que les seconds apparaissent comme des aires répulsives. Ces quelques remarques font bien état d’une certaine synonymie entre ces termes mais elles pourraient aussi justifier le recours à la notion de marge qui est quelque chose de très sensiblement différent comme le verra plus loin.

A la question que vous m’avez posée, que je me suis posé, pourquoi ce choix, je n’ai donc pas trouvé, en fait, de réponse satisfaisante. J’ai donc opté, non pour une explication, mais pour un point de vue. Vous avez privilégié, peut-être, le terme de marge parce qu’il est flou et qu’il permet toutes sortes de digressions et cela m’a rappelé une observation d’un poète et écrivain russe, Joseph Brodski, par ailleurs prix Nobel de littérature. Comme beaucoup d’écrivains, Brodski anticipe sur ce que les sciences humaines peuvent dire et cela rejoint une idée exprimée par le philosophe allemand Hans Blumenberg à propos du mythe. Les sciences humaines répètent souvent ce que les mythes ont suggéré. A la place du mot mythe on peut écrire les littératures. A ce propos Brodski écrit : « Ci lasciamo intrappolare dalle nostre abitudini concettuali e analitiche – per esempio, dalla consetudine di usare il linguaggio per sezionare l’esperienza, privando cosi la nostra mente dei vantaggi dell’intuizione. Perché, con tutta la sua bellezza, un concetto ben definito comporta sempre una contrazione del significato, una delimitazione che recide via tutte le frange. Mentre proprio le frange contano più di tutto nel mondo fenomenico, perché s’intrecciano tra loro ».[2]

La dernière phrase est particulièrement importante et significative ! Elle dénote que l’innovation ou la créativité est affaire d’entrelacement, de croisement, de superposition, d’intersection. Les franges sont des lieux d’associations prometteuses. La marge en français est issue du latin margo, bord, bordure, dérivé d’un thème mark et dont le sens premier semble avoir été signe (gotique marka frontière). A partir du XIXe le mot a pris d’autres sens. La forme adjective marginal est un dérivé savant qui s’est incrusté dans la science économique avec l’utilité marginale. Ce n’est que récemment (G. Balandier 1960) que s’est développé le sens de marginal « qui est en marge, non conforme aux normes d’un système donné ». Pour simplifier, en première approximation, on peut dire qu’il y a marge lorsqu’il y a non alignement sur une norme qui est toujours de nature relationnelle. Cela signifie qu’il faut se débarrasser de l’idée, en grande partie erronée, que la marge est par définition périphérique. Elle peut l’être, mais cela n’a aucun caractère automatique : il ne faut pas la vider de son contenu spatial a priori, mais il ne faut pas non plus en faire un réflexe géographique. C’est important de le rappeler, parce que les réflexes géographiques encombrent la discipline. Je n’en prendrai qu’un exemple pour ne pas alourdir par trop de digressions. Je pense à ce réflexe classique source de la confusion entre densité et concentration ou dans un autre ordre d’idée entre rendement et productivité.

Quand bien même on rencontre le terme de marge dans divers textes, il n’est pas possible de dire que le mot a laissé des traces importantes en géographie ce qui n’en fait pas un concept très utilisé, mais c’est là que les choses commencent à être intéressantes, d’où le choix de mon titre. Il y a dans le terme même de marge une polysémie qui crée un ensemble de limites qui peuvent être et qui vont être transgressées. Ces transgressions sont fondamentales pour éprouver la notion de marge. La marge incite à réfléchir sur une théorie des limites dans le sens foucaldien du terme et comme il l’écrit : « On pourrait faire une histoire des limites… » (I, 161) qui permettrait de voir ce que l’on conserve d’une part et ce que l’on rejette vers l’extérieur d’autre part. Interroger une société sur ce qu’elle rejette ou sur ce qu’elle laisse en marge, c’est véritablement tenter de prendre conscience de ce qui peut la renforcer ou la déchirer. La marge est ce qui révèle la transgression possible et c’est ce qui, en même temps, fonde la limite. Je suppose que vous commencez à apercevoir ce que veut dire la seconde partie du titre de mon exposé. Je n’insiste pas car j’y reviendrai plus avant.

C’est assez dire que le mot marge est polysémique et qu’il n’est guère possible immédiatement de lui donner une définition satisfaisante. Mais attention, la marge n’est pas seulement ce qui est créé de l’intérieur vers l’extérieur, mais aussi de l’extérieur vers l’intérieur : ce sont deux dynamiques qui s’affrontent et qui sont orientées en opposition. Je ne pense pas que Lucien Febvre, s’il revenait parmi nous, aujourd’hui, écrirait la même phrase que vous lui avez empruntée : « Peu importe la marge, c’est le cœur qu’il faut avant tout considérer ». Pourquoi ne le pourrait-il pas ? Parce que malgré l’ouverture au monde – du monde – à travers ce qu’il est convenu d’appeler, aujourd’hui, la mondialisation, la planète n’a pas cessé de se fragmenter politiquement, économiquement, socialement et culturellement.[3]

Le monde terrestre est devenu un ensemble d’archipels séparés par des marges qu’on peut constater, mais difficilement interpréter. Pourquoi ? Parce que cette fragmentation a créé des discontinuités et des limites, parfois transformées en frontières et ainsi ratifiées et consacrées. Celles-ci souvent n’ont pas manqué à leur tour de générer des « marges ». C’est maintenant qu’il faut prendre garde à ne pas se laisser entraîner par le caractère négatif et/ou péjoratif du terme. En effet, la langue, en tant que structure, a engrammé la marge et son cortège d’adjectifs, dans une mise à distance, voire mise à l’écart d’une ou plusieurs centralités. Ces expressions indiquent bien le caractère plus relationnel que spatial et c‘est, vous me pardonnerez, le moment de dire une banalité essentielle : la marge n’est pas un lieu qui serait naturellement inscrit dans l’espace, mais elle est la conséquence d’une relation avec un lieu ou qui s’inscrit dans un lieu. Il n’y a pas un lieu marginal défini une fois pour toutes, mais il y a des lieux susceptibles de devenir marginaux à l’occasion d’une relation. Les individus comme les sociétés révèlent beaucoup de choses dans leurs rapports aux limites et aux marges. Celles-ci peuvent même être utilisées comme instruments d’identification en creux. On peut faire l’hypothèse que les marges, quelles que soient leur localisation, accueillent des pouvoirs occultes dont les relations avec les pouvoirs visibles et reconnus sont entachées de cynisme et de duplicité. Je fais allusion ici à toutes les organisations et puissances illégales que les pouvoirs légaux combattent officiellement mais avec lesquelles, ils entretiennent des rapports malgré eux, non seulement parce qu’ils les combattent naturellement, mais aussi parce qu’ils en tirent des bénéfices. Il est loisible de prétendre en première approximation que les marges qui seraient négatives a priori servent aussi positivement ceux qui sont – ou seraient - censés les combattre. Une belle illustration de ce phénomène est fournie par ce qui se passe le long de la frontière du Mexique et du Guatemala où l’on peut observer tous les types de rapports marqués par les compromissions entre les pouvoirs légaux et illégaux, relations caractérisées par des fluctuations et des modifications rapides.

Finalement on se rend compte que le problème des marges est fortement conditionné par les relations, donc par la territorialité. Pourtant avant d’aller plus avant, peut-être faut-il rappeler, surtout dans la perspective problématique que j’ai choisie, que la géographie n’a pas - ou ne devrait pas avoir - pour objet, malgré ce qu’on répète depuis des décennies, l’espace mais les relations qui sont entretenues avec lui. La géographie humaine n’est rien d’autre que l’explicitation de la connaissance de la connaissance et de la pratique que les hommes ont de la réalité matérielle. Il n’y a donc jamais rien de définitif puisque la connaissance et la pratique des hommes ne cessent, selon des temporalités spécifiques, d’évoluer et de se transformer. Dans ces conditions, il n’y a donc pas de territoires marginaux a priori sinon d’un point de vue géométrico-géographique, mais des territoires qui peuvent le devenir ou cesser de l’être. Il faut en effet se garder de considérer les choses d’un point de vue géométrique qui évacuerait le système relationnel fondamental. Le réflexe géométrique en géographie n’est pas rare et il a été d’autant plus fréquent à l’époque de la géographie quantitative avec le fameux modèle de Christaller, modèle totalitaire s’il en est puisque sa forme géométrique a occulté le facteur distribution de la population de loin le plus important. Là aussi et encore, il est loisible de faire la chasse aux réflexes.

On retrouve, là encore, tout le problème de la territorialité c’est-à-dire d’une manière globale l’ensemble des relations aux êtres et aux choses. Ces relations sont d’autant plus importantes qu’elles peuvent permettre d’identifier des significations qui ne sont pas facilement appréhendables et immédiatement visibles. Si l’on retourne à la phrase de L. Febvre, on se rend compte que les marges ont toutes les chances d’être négligées si on ne les interprète pas. Les interpréter consiste à faire jouer le système dénotation-connotation, système dans lequel paradoxalement, mais seulement en apparence, la dénotation est difficile à donner dans la mesure où la marge n’est pas créée intentionnellement, mais est essentiellement une résultante. La dénotation est donc moins intéressante ou si l’on préfère moins significative que la connotation.

Dans le papier introductif « géographie des marges et marges en géographie », il est écrit que le terme de marge renvoie avant tout à ce qui est loin, en périphérie, à la limite ou à la frontière ; ainsi qu’à ce qui est petit, de moindre taille aux interstices ». Il convient de prendre garde au fait que si la marge renvoie à ce qui est loin, cette distance peut n’être pas de nature spatiale, mais d’une tout autre nature qui renvoie à du relationnel.

Comme tous les vertébrés supérieurs, l’homme démontre une nette tendance à prendre possession d’un territoire et à poser des barrières et des obstacles contre les intrus, comme groupe contre d’autres groupes, individus à l’intérieur du groupe, comme familles contre d’autres familles.

A ce propos, je voudrais rappeler une étude mentionnée par Dagmar Reichert : « In einer Studie in Boston wurden verschiedene schwarze Kinder gebeten, ein Karte ihrer Wohnumgebung zu zeichen. Hier sind zwei dieser Zeichnungen, zwei mental maps. In der ersten hat das Kind den Mission –Hill-Project Quartierteil, in dem (stark segregiert)nur Weisse leben, als dominierende Fläche gezeichnet und nur den eigenen Quartierteil der Schwarzen detaillierter augeführt » [4]. Nous sommes là en présence d’une marge, d’une frontière, mieux d’une « frontier » au sens anglo-saxon du terme, c’est-à-dire zonale, mais non précisément définie puisque Blancs et Noirs la perçoivent fort différemment et donc la dessinent différemment probablement, sûrement même, la vivent différemment. Ces territoires de frontière sont au plein sens du terme des marges qu’on retrouve fréquemment dans les métropoles américaines, mais pas seulement. Il y a des accords tacites entre groupes ethniques pour traverser le quartier à des heures précises, temps d’aller à l’école, au travail. Naturellement, ces marges sont « marquées » par des graffiti, des symboles destinés à décourager les étrangers d’une part et à renforcer au centre du territoire les informations renforçant la loyauté et l’identité des membres du groupe concerné.

Dans les exemples évoqués, on voit poindre un certain nombre de problèmes. Puisque la possession de la marge qui, à certains moments, est commune, ne l’est pas à d’autres, on découvre un jeu dialectique entre possession et propriété entre le Besitz allemand qui indique l’occupation, c’est-à-dire le verbe besetz, et le concept de propriété ou Eigentum. Quand bien même la distinction entre possession et propriété tend sinon à disparaître du moins à s’estomper, il faut se souvenir que ce sont deux choses différentes, qu’il s’agisse de choses matérielles ou non. Il y a probablement dans les marges une confusion voulue entre possession et propriété ou si l’on préfère une fusion qui est en quelque sorte le résultat du refus d’accepter des normes qu’on ne veut pas reconnaître.

On se rend compte que la marge participe tout à la fois de deux systèmes de relations - l’un intérieur et l’autre extérieur - mais aussi de deux sphères mentales différentes et opposées au moins en partie. Si l’on ajoute à cette complexité par entrecroisement et superposition des éléments quantitatifs liés à la densité de population, on risque d’obtenir des marginalités difficiles à gérer. On comprend pourquoi les marges qui sont sujettes à ces rapports complexes puissent être difficiles à définir et donc à identifier puisqu’elles participent de plusieurs systèmes.

S’il n’est pas possible, au moins pour le moment de les définir, on peut néanmoins, pour tenter de les distinguer, les qualifier comme étant à l’origine d’une anti-géographie. Pourquoi une anti-géographie ? Un peu dans le sens où on parlerait d’antimatière en physique des particules. Je veux dire par là que l’idée d’anti-géographie postule l’existence d’éléments exotiques qui seraient inverses ou symétriques de ce que l’on peut décrire et connaître dans les zones non marginales. Dans les zones où les règles et les normes sont normalement respectées, il est évidemment possible d’appliquer des analyses qui se réfèrent aux cadres institutionnels et normatifs, mais dans les autres on ne peut au mieux que constater la non coïncidence et l’inverse. L’anti-géographie des marges peut mettre en évidence des constructions de collectivité qui peuvent tendre à créer des choses ouvertes plutôt qu’à créer des choses fermées ou l’inverse d’ailleurs. Dans cette anti-géographie des marges se trouvent aussi des règles et des normes contraires et par conséquent bannies ailleurs.

Pour l’instant, nous sommes encore fortement marqués par l’appréciation négative des marges qui, on s’en rend compte sont ambivalentes dans la mesure où comme le dieu Janus, elles regardent de deux côtés à la fois et elles sont qualifiées, aussi, de deux côtés à la fois. Le passé peut-être plus important que le futur ou inversement.

On peut qualifier cette anti-géographie de subversive car elle remet en question les modes de penser et de faire de la géographie. Comment peut-on exprimer cette ambivalence ?

Je pense qu’il est loisible de se reporter à un chapitre de Gunnar Olsen dans Abyssal[5]. Olsson part de l’idée que le signe est une carte et il pose pour l’exprimer la fameuse formule saussurienne : S/s ou s/S. S tient lieu de signifiant et s de signifié. Le premier relève du monde matériel alors que le second ressortit au monde de l’esprit : physicalité d’un côté, signification de l’autre. Autrement dit c’est l’entrecroisement du monde sensible et du monde intelligible. Olsson pour montrer l’ambivalence du signe prend l’exemple de celui qui écrit et qui naturellement se réfère à s puis à S d’où s/S. A l’opposé celui qui va lire fera le chemin inverse, d’abord S puis s d’où S/s.

C’est peut-être ce qui fonde la différence, la discrimination, la ségrégation, autrement dit une manière inverse de déchiffrer. Dans chaque cas il y a bien sûr la dénotation, mais la connotation semble beaucoup plus importante et c’est aussi pourquoi les marges sont des lieux d’expériences et de transformations. Prenons un exemple dans une très ancienne mythologie qui me semble parfaitement adapté.

C’est l’histoire de Gilgamesh et d’Enkidu. Enkidu conduit une horde d’animaux sauvages qui effraient les chasseurs et les empêche de chasser. Le roi Gilgamesh leur dit alors d’aller au point d’eau avec une prostituée de la ville et d’attendre. La femme, qui appartient au monde de la culture, est alors sur l’extrême limite, en quelque sorte sur une marge, entre le monde de la culture et le monde sauvage. Enkidu, qui appartient au monde sauvage, viendra le soir au point d’eau et demeurera 7 jours avec la prostituée qui lui fera son affaire de femme comme disent les auteurs. Mais lorsque Enkidu voudra retourner vers les animaux sauvages, il ne le pourra plus car les bêtes apeurées devant un Enkidu « culturalisé » s’enfuiront. C’est alors Enkidu qui est dans une marge par rapport aux bêtes. Pour la femme, Enkidu, qui était dans une marge sauvage, est maintenant dans le monde culturel sans espoir de retour en arrière, mais la femme par rapport à son milieu est toujours dans une marge, comme prostituée. Elle apparaît à Enkidu comme un signifiant dont il ne connaît pas le signifié puisqu’il est en dehors de la culture, mais à la femme Enkidu apparaît comme un signifié parce qu’on lui a dit qu’il était sauvage et elle en fait un signifiant culturalisé.

Dans cette rencontre, Janus joue un rôle important puisqu’il exprime simultanément le passé et le présent d’une situation : Enkidu vit cette double situation d’avant et d’après. La femme aussi mais d’une autre manière puisqu’elle peut revenir dans sa vie première contrairement à Enkidu qui, lui ne le peut pas : elle est dans une marge par rapport à l’espace culturalisé et ensuite il est dans une marge par rapport à l’espace dit sauvage. C’est bien une affaire de limites comme l’a très bien vu Olsson : « The history of Being is the history of how the boundaries of the oikumene have fluctuated over time and space »[6].

C’est extrêmement important de comprendre que les marges sont affaire de limites tracées volontairement par les hommes. Olsson offre une représentation intéressante de cet entrecroisement des systèmes de relations :

On voit que le MINDSCAPE est de pure signification tandis que le ROCKSCAPE est de pure matérialité. Ce que Olsson appelle human territory est une marge au sens propre du terme, une marge à interpréter naturellement puisqu’il y interpénétration du MINDSCAPE et du ROCKSCAPE.

Qui dit « human territory » dit naturellement violence, violence contre la matérialité, violence entre les êtres et les choses, violence permanente. Les marges ne se définissent pas par la violence seulement, mais la violence y est toujours présente. Tous les « ghettos », par exemple, qu’ils concernent des gens appartenant à une religion, une ethnie, une couleur, etc. sont toujours la conséquence d’un phénomène d’isolement ou de refoulement, de discrimination ou de ségrégation. Cela étant dit, c’est le moyen d’observer une écogenèse sur le vif. Expression d’une déviance, le ghetto est aussi l’expression d’une appropriation. La déviance étant provoquée par ceux-là mêmes qui manipulent la discrimination et l’appropriation est laissée à ceux qui sont discriminés. J’ai parlé de ghettos, mais les bidonvilles, les favelas en constituent d’autres encore même si l’origine et les caractéristiques ne sont pas les mêmes. Ces derniers exemples évoquent naturellement du négatif, mais on peut sans peine trouver des exemples symétriques en positif : les ghettos de riches, les lieux de vacances isolés du reste du territoire environnant. Nos concepts sont malheureusement insuffisants pour exprimer certaines idées nouvelles et l’on doit réfléchir à la petite phrase non anodine de Valéry « Ne pas prendre au sérieux ces mots d’espace et de temps » quand bien même on ne peut s’en débarrasser.

La marge est une transformation qui ne conserve pas une certaine probabilité de conservation d’où l’expression d’anti-géographie que j’ai choisie pour en parler.

Les marges au sens péjoratif ou négatif du terme ont été celles originellement des lieux de déportation où « On pouvait y déporter plus ou moins définitivement « une population de criminels jugée superflue, irrécupérable et indésirable » que l’Angleterre produisait en abondance, à une distance optimale de leur patrie ».[7] On pourrait évoquer à ce sujet toutes les marges dans lesquelles il y a inversion et asymétrie des règles et des normes par rapport à la société institutionnalisée. Le cas-limite, la marge des marges, en somme la métaphore absolue de la marge, c’est le camp de concentration organisé par « des primates meurtriers et homicides »[8]. Je ne veux pas seulement parler de « l’univers d’Auschwitz », mais de tous les camps, de toutes ces marges qui ont été le « royaume d’une bestialité humaine potentielle (désormais réalisée), ou plutôt d’abandon de l’humain et de la régression à la bestialité, qui à la fois précède le langage, comme c’est le cas chez l’animal, et vient après le langage cela a lieu dans la mort. … « L’éloquence, après Auschwitz, serait une sorte d’obscénité (tel est le sens de l’appel si souvent mal compris, de T.W. Adorno, « pas de poésie après Auschwitz »[9].

Dans le système général de la réalité, il n’y a pas eu que la Shoah qui a engendré des marges, mais aussi toutes les époques historiques qui ont été marquées par des persécutions et des exterminations massives. Ces marges appartiennent à l’histoire et ne sont évidemment pas interprétables. Il faudrait les taire pour suivre la formule de Wittgenstein : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire ». Il est évident que nous n’envisageons pas, ici, la marge comme métaphore absolue définie ci-dessus, mais que nous l’envisageons comme anti-géographie par rapport au système général de la réalité et nous devons nous demander à quoi elle sert, à quoi elle peut servir. Le système général dans lequel elle évolue, ne la considère pas comme bienvenue, mais il ne réussit pas à s’en débarrasser.

Bien sûr, nous pouvons parler des marges et de l’anti géographie qu’elles représentent, mais il faut savoir pourquoi nous le faisons. Analyser les marges pour ce qu’elles sont, est une forme de dénonciation, mais quand cela se fait, c’est immédiatement considéré comme une exception qu’on prétend faire disparaître rapidement. On sait bien qu’il n’en est rien et si on énumérait toutes les marges connues, on verrait qu’elles existent depuis longtemps : il suffit de considérer les marges urbaines pour s’en persuader!

Sans doute les marges sont-elles intéressantes en soi, mais elles le sont encore plus pour interpréter le système général auquel elles appartiennent. Ce dernier, apparemment, va de soi, comme les marges qu’il engendre, mais en fait les marges permettent d’identifier le système et permettent de comprendre ce contre quoi il butte, ce qu’il ne parvient pas à résoudre, ce qui lui est contraire. Ce qu’on a appelé, en France, politique de la ville après les émeutes de l’été 1981 aux Minguettes, a cherché à dissimuler ce que les jeunes des cités avaient baptisé la « galère », terme qui désignait « l’errance, la dérive sans véritable emploi, sans logement à soi, sans appuis stables, qui caractérisait l’entrée dans la vie des enfants d’immigrés en particulier mais aussi bien celle de presque tous les jeunes sans qualification et dont les parents se trouvaient au chômage. »[10]. Evidemment on n’a jamais parlé de marge mais de politique sociale et de politique de la ville. On a surtout parlé de question sociale à résoudre pour défendre la société contre l’émeute. Les marges sont créées par le système général au moyen de trois processus : relégation des minorités et des pauvres dans les cités dites d’habitat social, processus de périurbanisation qui porte les plus pauvres des classes moyennes à s’installer là où le foncier est moins cher et enfin la gentrification qui en résulte pour le centre. Ces marges ont révélé la faiblesse de cette politique de la ville et il faut parler de question urbaine. En d’autres termes, le traitement que l’on inflige à ceux qui sont dans les marges est le traitement qui sera appliqués dans le futur à tous. C’est un raisonnement marginaliste à terme, certes. Le problème c’est qu’on ne s’en est pas rendu compte jusqu’à maintenant. Notre signification et notre valeur sont en fait définies par les marges.

En d’autres termes, les marges constituent un paradigme indiciel susceptible de révéler par anticipation ce que le système général cherche à dissimuler[11]. Par ailleurs ce qu’il cherche à dissimuler est cette anti-géographie qui s’oppose au système institutionnalisé. Il est intéressant de constater que le terme de marge est probablement plus utilisé par les historiens que par les géographes (John M. Merriman, Aux marges de la ville, Faubourgs et banlieues en France (1815-1870)).

Dans le seul port de Naples, selon l’Agence des douanes, le 60 % de la marchandise échappe au contrôle de la douane, le 20 % des factures n’est pas contrôlé, … »[12]. Lorsque nous lisons la chronique de ce type d’événement, dans la presse, nous avons, toujours ou presque toujours, le sentiment que c’est exceptionnel, comme si nous n’arrivions pas, par réflexe moral acquis, à penser que c’est devenu la règle plutôt que l’exception. La contamination se fait par capillarité, de proche en proche et infecte tout le tissu social. Le danger que cela représente n’est évidemment pas illusoire et s’il se réalise c’est que toutes les marges des grands organismes urbains constituent des milieux criminogènes dont l’Etat et la société se sont désintéressé. Tout ce qui tombe sous le contrôle d’une organisation criminelle est irrémédiablement perdu.

La révolte des banlieues françaises est un signal pour faire comprendre qu’il conviendrait de « faire quelque chose » parce qu’il y a encore quelque chose à faire. On se tue à Naples, au sommet de « l’élite criminelle », mais il n’y aura aucune révolte car tout est parfaitement contrôlé par « il Sistema » comme on dit dans cette métropole où plus personne n’utilise le mot « camorra ».

On aura beau nier le problème, en le circonscrivant à Naples, il n’en existera pas moins ailleurs dans des proportions considérables. C’est difficile à estimer, mais: « Aujourd’hui, il existe des centaines voire des milliers de Naples dans le monde »[13] La marginalité et la pauvreté, naturellement exploitées partout, constituent la base opérationnelle d’un « Lumpenkapitalismus », constitué par des groupes immobiliers, entre autres, qui profitent de la pauvreté pour transformer au fil du temps des bidonvilles en quartiers d’habitation pour la classe moyenne, en en chassant les habitants. Ces phénomènes, qui sont probablement concomitants de la révolution industrielle[14], commencent pourtant à prendre des dimensions inquiétantes. C’est une évolution probablement irréversible, mais que nous ne voulons pas admettre car elle souligne la disparition d’une culture, de notre culture à laquelle nous sommes attachés.

Les marges constituent des indices utiles pour comprendre l’évolution du système général dans lequel elles se forment. Leur analyse devrait permettre de se faire une idée assez précise de l’évolution possible d’une société.

Qu’on me permette un dernier exemple qui donne à réfléchir dans ce monde qui donne à réfléchir mais qui apparemment ne réfléchit pas encore. Comme l’a révélé Le Monde le vendredi 5 avril 2013, les riches particuliers détiendraient entre 21000 et 32000 milliards de dollars dans les fameux territoires à fiscalité réduite (l’équivalent du PIB des USA et du Japon réunis !) No comment ! comme on dit devant l’insupportable.

On se sera rendu compte que la dénotation des marges, bien qu’importante, doit céder le pas à la connotation chargée d’indices qui souvent anticipent sur ce qui surviendra ultérieurement. La marge comme on l’a vu n’est pas géographiquement toujours périphérique, elle peut être centrale. Elle n’est pas non plus toujours caractérisée par la pauvreté, mais peut-être aussi caractérisée par la richesse. Attention, elle se transforme sans cesse, elle n’est pas stable, ses règles et ses normes sont sans cesse en évolution, mais ce qui est particulièrement intéressant et qu’il faut garder en mémoire, c’est qu’elles informent le système d’ensemble dont elles sont l’antigéographie.

[1] Edward W. Said cité par Peter Sloterdijk, Le palais de cristal. Al’intérieur du capitalisme planétaire, 2006

[2] George Steiner, Œuvres, Paris, 2013, p. 461.

[3] Ibid. pp. 458-459.

[4] Jacques Donzelot, Quand la ville se défait, Paris, 2006, p. 11.

[5] J’utilise ce terme de paradigme indiciel emprunté à Carlo Ginsburg qui dans un article avait montré comment Giovanni Morelli avait mis au point une méthode pour identifier les œuvres picturales en analysant les éléments marginaux et apparemment sans importance comme les oreilles ou les doigts. Cf. Carlo Ginsburg, Signes, Traces, Pistes. Racines d’un paradigme de l’indice, Le Débat, 1980/6 – No 6.

[6] Ibid. p. 15.

[7] Mike Davis, op. cit. p. 181.

[8] Sur ce sujet, il faut consulter Mike Davis, op. cit. pp. 23 et sq.

[9] Alain Reynaud, Centre et prériphérie, in Encyclopédie de géographie, Paris, 1995, p. 585.

[10] Iosif Brodskij Fuga da Bizanzio, Adephi edizioni, 2008, p. 41.

[11] Cf. Michel Foucher, l’obsession des frontières, Perrin, 2007, p.7, sur les 26000 kilomètres de nouvelles frontières depuis 1991.

[12] Dagmar Reichert, Räumliche Denken als Ordnen der Dinge, in Rämliches Denken, Zürich 1996, p. 19.

[13] Gunnar Olsson, Abysmal, a critique of cartographic reason, Chicago and London, 2007, pp. 80-86.

[14] Ibid., p.243.