Constant Toqueville

Le rêve de la république du centre

Michel Winock dans mensuel 466

daté décembre 2019 - 4186 mots

La France peut-elle être gouvernée au centre ? Depuis la Révolution, la bipolarisation de la vie politique semble être la norme. Des voix se sont fait entendre pourtant, dès Mme de Staël et Benjamin Constant, pour promouvoir ce réformisme tempéré, ce conservatisme modéré, ce refus des extrêmes.

La victoire d'Emmanuel Macron en 2017 est-elle la victoire du centre, comme le suggère le double effondrement simultané de la droite et de la gauche ? Encore faudrait-il que le centre existe dans un pays qui, depuis la Révolution, se prétend structuré politiquement par la polarité gauche/droite. Dès 1863, sous le Second Empire, Littré en donne une définition dans son Dictionnaire : « Dans le langage de nos assemblées délibérantes, le centre, les députés ministériels qui occupaient sur les gradins de l'hémicycle les places en face du président, entre les partis extrêmes qui s'asseyaient vers la gauche ou vers la droite. » Les centristes font leur apparition en 1921 dans les dictionnaires, mais le centrisme doit attendre, selon Le Robert, 1936.

Il existe bien une sensibilité, un tempérament centriste antérieur à ces occurrences. Psychologiquement, un esprit modéré, accessible aux compromis, ennemi des convulsions révolutionnaires. Intellectuellement, c'est, au départ, dans la famille libérale qu'on rencontre les traits les plus fréquents du centrisme : limitation de la souveraineté, défense de l'individu, apologie de l'initiative privée, refus de la sacralisation de la politique et de l'État, séparation des Églises et de l'État... Dans la lignée de Locke et de Montesquieu, les libéraux s'élèvent contre tout absolutisme et professent l'impératif des libertés - de religion, d'opinion, de la presse - ainsi que la jouissance de la propriété, et la garantie contre tout arbitraire. Selon les individus et les moments historiques l'application de ces principes est variable, le centrisme peut correspondre à un conservatisme modéré ou à un libéralisme réformateur, mais le plus clair de son identité est le rejet des extrêmes.

Au lendemain de la chute de Robespierre, deux auteurs expriment au mieux le courant centriste, Mme de Staël et Benjamin Constant. L'idée est que la république, à laquelle ils se sont ralliés sans état d'âme en 1795, a besoin pour se stabiliser de l'entente entre les modérés de gauche et les modérés de droite, c'est-à-dire l'alliance des thermidoriens et des monarchistes constitutionnels devenus républicains, s'imposant ensemble contre la gauche jacobine et la droite contre-révolutionnaire. C'est un triple appel à la réconciliation, à l'union et à la modération que Mme de Staël expose dans son ouvrage posthume Des circonstances actuelles. Tandis que son ami Constant affirme : « La souveraineté du peuple n'est pas illimitée ; elle est circonscrite dans les bornes que lui tracent la justice et les droits des individus. » L'idéal de cette république du centre a été balayé par l'avènement de Bonaparte, que les deux amis avaient cru un moment pouvoir imaginer en républicain libéral. A sa manière, le Consulat apparaît comme un gouvernement du centre jusqu'au moment où l'autoritarisme du consul à vie fonde le bonapartisme - une des droites du XIXe siècle.

« Juste milieu » de la monarchie de Juillet

Sous la monarchie de Juillet, entre 1830 et 1848, le centre devient cependant une réalité de gouvernement sous l'égide de François Guizot et des doctrinaires, inventeurs du « juste milieu », qui renvoie dos à dos la gauche républicaine professant la souveraineté du peuple (le suffrage universel) et la droite légitimiste attachée au droit divin. Cette expression politique a une base sociale : « Je veux, je cherche, je sers de tous mes efforts la prépondérance des classes moyennes en France, l'organisation définitive et régulière de cette grande victoire que les classes moyennes ont remportée sur le privilège et sur le pouvoir absolu de 1789 à 1830. Voilà le but vers lequel j'ai constamment marché. » Le conservatisme libéral de Guizot intégrait les acquis de 1789, mais pour lui la Révolution était finie ; elle avait trouvé son débouché stabilisateur dans une monarchie constitutionnelle et censitaire, gouvernée par le principe des capacités et non par le droit de la naissance. Le gouvernement de Guizot est longtemps solide (une « borne », dit Lamartine), mais il est emporté par la révolution de 1848, qui fait triompher la souveraineté du peuple (suffrage universel masculin).

Autre figure du centrisme, celle d'Alexis de Tocqueville, l'auteur De la démocratie en Amérique. Issu d'une famille aristocratique restée légitimiste, il a, contre les siens, admis la révolution de 1830 et s'est rallié à la république en 1848. Son voyage aux États-Unis l'a convaincu que l'avenir appartenait à la démocratie. Mais le principe d'égalité qui la fonde peut faire naître une démocratie libérale ou une démocratie tyrannique. C'est contre celle-ci, contre le despotisme démocratique, qu'il va écrire et oeuvrer. Élu en 1848 à l'Assemblée constituante, il fait partie de la commission de Constitution, dans les débats de laquelle on le voit très soucieux de l'équilibre des pouvoirs. Il s'oppose à la « Chambre unique », dont le principe l'emporte. On le voit récuser l'élection du président de la République « par le peuple » (« Que pouvait être un président élu par le peuple, sinon un prétendant à la couronne ? ») avant de s'y résigner, mais à un certain nombre de conditions. On le voit défendre l'indépendance de la justice par l'inamovibilité des juges. Et, tout au long de la discussion, on le sent préoccupé par la puissance de la centralisation et de l'administration aux mains du président. Ses convictions libérales font de Tocqueville un centriste, opposé à la fois aux monarchistes qui n'ont accepté la république que de mauvais gré ou qui ne l'ont pas acceptée du tout, et aux rouges derrière Barbès et Blanqui. « En résumé, écrira Tocqueville dans ses Souvenirs, nous allons représenter au pouvoir l'idée de la république modérée et raisonnable, dont presque personne ne veut, chacun désirant plus, moins ou autre chose1. » Le centre, si centre il y a, manque de troupes, de parti, d'organisation. Un nouveau coup d'État bonapartiste l'emportera sur les divisions de l'Assemblée.

Ces précédents nous amènent à faire une distinction nette entre le gouvernement au centre, inspiré par la sensibilité centriste modérée, hostile aux extrêmes, désireuse de conciliation, et le gouvernement du centre, qui est le propre d'une autorité établie sur des principes doctrinaux, éventuellement sur des catégories sociales, dont la monarchie de Juillet sous l'influence de François Guizot aura été le paradigme.

Toute l'histoire de la IIIe République illustre la première tendance du centrisme.

Le compromis de la IIIe République

Observons que la fondation de la IIIe République s'est constituée au centre de l'échiquier politique. Elle est le résultat d'un compromis constitutionnel fondé, après l'échec de la restauration royaliste, sur « la conjonction des centres », orléanistes et républicains modérés, comme le souhaitait Mme de Staël sous le Directoire. Un compromis qui ne résistera pas à la crise du 16 mai 1877, dont le dénouement est couronné par la victoire des républicains, défenseurs du pouvoir législatif, sur le camp monarchiste et clérical derrière le président Mac-Mahon. Gauche et droite, républicains et monarchistes, s'affrontent bloc contre bloc. Certes, au sein du camp républicain - la gauche de l'époque -, la sensibilité centriste n'est pas absente, elle se manifeste dans la grande famille des républicains modérés qu'on appelle les « opportunistes ». Contre les radicaux et désireux de gagner au régime républicain la France rurale, ils formulent leurs idées et leur application « à petits pas ». Cependant, en dépit de sa modération, un Jules Ferry, qui fait voter des lois scolaires violemment combattues par la droite catholique, reste dans le camp de la gauche.

Au début des années 1890, deux faits majeurs, cependant, recréent l'occasion d'un gouvernement au centre : le Ralliement et la menace révolutionnaire. En 1891, une encyclique du pape Léon XIII encourage les catholiques à se rallier aux institutions de la république. Dans le même temps, on assiste à une montée en puissance du mouvement ouvrier, avec les grèves et les manifestations du 1er Mai, une première percée socialiste dans l'hémicycle aux élections de 1893. Les attentats anarchistes aggravent les inquiétudes ; en 1894 le président de la République Sadi Carnot est assassiné à Lyon par l'anarchiste Caserio. Cette conjoncture nouvelle incite nombre d'opportunistes à se rapprocher de la droite. Eugène Spuller, ministre de l'Instruction publique, dans la filiation gambettiste, trouve la formule du changement : « l'esprit nouveau », qu'il définit comme « l'esprit qui tend, dans une société aussi profondément troublée que celle-ci, à ramener tous les Français autour des idées de bon sens, de justice et de charité qui sont nécessaires à toute société qui veut vivre ».

Le résultat en est, après plusieurs tâtonnements, la formation du ministère Jules Méline qui, tout républicain et franc-maçon qu'il est, a rompu avec la gauche et s'ouvre aux catholiques ralliés du centre droit. Cette majorité centriste est étroite, mais elle se maintient, puisque le ministère Méline dure vingt-six mois, un record jusque-là.

L'affaire Dreyfus et ses conséquences devaient faire voler en éclats cette expérience centriste. Mais pour la renouveler. Car la division des modérés consécutive à l'Affaire a séparé les « progressistes » de Méline de ceux qui, dreyfusards, soutiens du gouvernement Waldeck-Rousseau, ont fondé en 1901, sous l'égide d'Adolphe Carnot (frère de Sadi Carnot), l'Alliance républicaine démocratique. André Siegfried y discernera « l'expression fidèle de l'esprit du centre ». Il parle ainsi de son père, Jules Siegfried, qui y adhérait : « De gauche, il l'était certainement par son dévouement au peuple, par son acceptation sans réserve de la république laïque, par ses préoccupations sociales [...] ; mais il était conservateur, au sens le plus fort du terme, presque physiquement hostile au désordre, à la surenchère, à la démagogie, à toutes les formes, quelles qu'elles fussent, du radicalisme, de l'extrémisme, de la révolution2. » Cinq présidents de la République sortiront de ses rangs : Émile Loubet, Armand Fallières, Raymond Poincaré, Paul Deschanel et Albert Lebrun. Typique du centre, l'Alliance démocratique se révèle une formation charnière, plutôt de gauche au début du XXe siècle, plutôt de droite après la Grande Guerre.

Le gouvernement de Waldeck-Rousseau, formé le 22 juin 1899, et qui dure jusqu'au 3 juin 1902, a pu être considéré comme un gouvernement au centre, d'abord en raison de la personnalité du président du Conseil, ancien ministre de Gambetta et de Ferry, qui inspira du reste la formation de l'Alliance démocratique, et aussi par la composition de son ministère accueillant à la fois un socialiste, Alexandre Millerand, et le général Galliffet considéré comme un « bourreau de la Commune ». Mais ce nouveau gouvernement a pour axe la « défense républicaine » contre les agissements des ligues nationalistes et antidreyfusardes. Waldeck n'a obtenu qu'une faible majorité, grâce, selon Brisson, au soutien ultime de la franc-maçonnerie qui a entraîné la majorité des radicaux. Les lois sociales inspirées par Millerand de même que la loi sur les associations de 1901 visant les congrégations religieuses donnent à ce gouvernement, soutenu par Jaurès, une coloration de gauche plutôt que de centre. Désireux de gouverner au-dessus des partis, mais ayant pour finalité la défense du régime républicain face aux ligues (« Une fois encore, écrit Jean-Marie Mayeur, la gauche fait bloc pour sauver le régime »), Waldeck-Rousseau aura présidé un des gouvernements de gauche les plus longs de la IIIe République (presque trois ans).

Le dilemme des radicaux

La vie politique de l'entre-deux-guerres a connu un nouvel épisode dans l'histoire du centrisme. Dans un cadre politique renouvelé par la Grande Guerre, la droite peut désormais alterner avec la gauche, car s'est formée une droite républicaine (dont la pointe est occupée par l'Alliance démocratique) alliée à la droite conservatrice, qui accepte dorénavant le régime républicain. On a pu parler à ce propos d'un « second Ralliement ». Pourtant les divisions au sein des deux camps rendent encore possibles des gouvernements au centre. Dans une large mesure, le parti radical-socialiste en est le moteur.

Le radicalisme a constitué au début de la IIIe République l'extrême gauche ; le seul courant qui eût un véritable programme social. D'extrême gauche, les radicaux ont été délogés par la montée en puissance des socialistes, qui font leur première percée parlementaire en 1893. A gauche encore, et bien à gauche, car les principaux problèmes de la vie publique sont alors avant tout politiques : la montée du nationalisme avec l'affaire Dreyfus, les menées des bandes antidreyfusardes qui mettent en danger le régime républicain, les offensives du catholicisme intransigeant et de ses journaux antisémites. Le Parti radical, fondé officiellement en 1901, se trouve au coeur du Bloc des gauches et de sa victoire aux élections de 1902 ; il est la principale composante de la majorité qui vote la loi de séparation des Églises et de l'État, combattue par la droite.

Or, après la Grande Guerre, le Parti radical est poussé un peu plus vers la droite par les socialistes qui eux-mêmes doivent compter sur leur gauche avec le nouveau Parti communiste. Les radicaux se sentent toujours pleinement de gauche, champions de la laïcité et défenseurs de la démocratie républicaine. Cependant, leur base sociale a évolué. Comme le remarque Léon Blum en 1927 : « Je sais bien qu'il est impossible aux radicaux de se prononcer contre les formes actuelles de la production, de la concurrence, de la propriété. Ils le peuvent d'autant moins que le Parti radical, parti de la démocratie urbaine il y a une trentaine d'années, n'est surtout aujourd'hui qu'un parti de la démocratie rurale. »

Les questions politiques de l'entre-deux-guerres ne sont plus celles d'avant-1914. Priment désormais les solutions à apporter au déficit budgétaire, à la dette publique, à la monnaie et, surtout dans les années 1930, à la crise économique, au chômage, au niveau de vie des salariés. Il en résulte une division de la gauche qui tend à devenir structurelle.

La gauche gagne trois élections en 1924, en 1932 et en 1936. Par trois fois, sa majorité se brise sur ses contradictions internes. Le Parti radical s'allie volontiers au parti socialiste SFIO, et même en 1936 au Parti communiste. Mais, une fois la victoire électorale confirmée, les divergences doctrinales et politiques entre les radicaux et leurs alliés font éclater la majorité. Le parti socialiste se réclame de la classe ouvrière, tout comme le Parti communiste ; le Parti radical, lui, défend les intérêts des classes moyennes : artisans, petits commerçants, petits propriétaires, patrons des PME - dont les intérêts ne sont pas ceux des salariés de l'industrie.

Ensemble, les radicaux et les socialistes défendent les valeurs républicaines, au premier rang desquelles la laïcité, de même que les principes d'égalité et de liberté. Mais ils ne conçoivent par leur application de la même façon. « Que nos alliés radicaux le sachent, écrit Léon Blum en 1927 : la lutte de classes et la dictature du prolétariat [...] sont restées pour nous des idées actives. »

En 1926, l'antagonisme des positions entre socialistes et radicaux a été la cause de l'échec du Cartel des gauches. Les radicaux sont des libéraux en économie ; ils défendent l'orthodoxie monétaire et financière ; les socialistes, sous la conduite de Léon Blum, préconisent, eux, un prélèvement sur le capital. L'issue de cet échec est de rappeler l'ancien chef de l'État Raymond Poincaré à la présidence du Conseil. Celui-ci met définitivement fin au Cartel, tout en intégrant dans son ministère des radicaux, pour former un gouvernement d'« union nationale ».

Ce scénario se répète à l'issue des élections de 1932 et de 1936. Les contextes sont différents mais le mécanisme est le même : victoire électorale commune, politique d'union impossible. Pour les militants du Parti radical, l'ennemi reste la droite cléricale et, forts des grands combats politiques d'avant la guerre et l'Union sacrée, ils se sentent profondément de gauche et poussent leurs dirigeants à l'alliance avec les socialistes. Mais gouverner avec l'appui de la SFIO restée sur ses positions marxistes est une autre affaire !

En 1936, les accords Matignon et la législation sociale qui suit sont peu à peu rejetés par les radicaux. Les classes moyennes, son assise électorale, se considèrent victimes d'une politique dénoncée comme « ouvriériste », et c'est Joseph Caillaux, président de la commission des Finances au Sénat, qui devient l'exécuteur du gouvernement Blum, acculé à la démission le 22 juin 1937. Par trois fois les radicaux ont quitté le camp de la gauche pour former avec la droite modérée un gouvernement d'« union nationale » gouvernant au centre.

Ce centrisme, on le voit, n'est pas doctrinal. Les radicaux se disent et se sentent de gauche, mais leur alliance avec les socialistes, et a fortiori avec les communistes, est devenue impossible. A vrai dire, le centre n'existe pas ; il n'est que le produit de l'impossible bipartisme en France.

Les grandes heures du MRP

A la fin de la Seconde Guerre mondiale, on assiste cependant à la naissance d'un vrai centre, entendu comme un parti qui veut dépasser le clivage droite-gauche. Ce parti est celui de la démocratie chrétienne qui, en France, s'appelle le Mouvement républicain populaire (MRP). Issus des mouvements de jeunesse catholique de l'avant-guerre, légitimés par leur action dans la Résistance, les fondateurs du MRP, en 1944, réussissent à acquérir pour leur courant ce que n'avaient pu réaliser les petites formations démocrates-chrétiennes d'avant la guerre (PDP, Jeune République) : une audience, une assise électorale (26 % des suffrages aux élections de la seconde Constituante en 1946) et leur participation au gouvernement. Dans un premier temps, le MRP a tenu sa place dans le gouvernement provisoire du général de Gaulle, puis a été l'un des trois piliers du tripartisme. Après la rupture des communistes, consécutive au début de la guerre froide en 1947, le MRP avec ses alliés socialistes et modérés constitue ce qu'on appelle la Troisième Force, rejetant les communistes à gauche et les gaullistes à droite.

Pour les socialistes, dirigés par Guy Mollet, ce centrisme n'est que de conjoncture. Restés officiellement fidèles à leurs références marxistes, ils sont politiquement séparés des communistes, assument pendant la guerre froide leur appartenance à l'Alliance atlantique face au bloc soviétique. Le MRP, lui, présente les traits d'un centrisme assumé : il se détache de la droite cléricale, il n'est pas un parti confessionnel, tout en défendant les intérêts de l'école catholique. Il n'est pas conservateur mais ouvert aux réformes sociales et se sent proche du syndicalisme chrétien de la CFTC, tout en rejetant toute perspective socialiste. Robert Schuman et Georges Bidault prennent place dans presque tous les gouvernements entre 1947 et 1956, quand ils n'en sont pas la tête.

Là encore, la Troisième Force apparaît plus comme un cartel électoral et gouvernemental qu'un véritable centrisme. Le MRP, plus authentiquement partisan du centre, ne cesse de décliner ; des 235 000 adhérents en 1947 il n'en compte plus que 40 000 en 1957. Sa clientèle, plus à droite que ses dirigeants, a rallié soit le Centre national des indépendants, soit les rangs gaullistes. Aux élections de 1956, le MRP n'obtient que 11,3 % des suffrages et 71 sièges, alors qu'en novembre 1946 il se prévalait de 158 sièges - deuxième force politique derrière le PCF (165 sièges).

La crise du 13 mai 1958 a porté au pouvoir le général de Gaulle. Se tenant volontairement au-dessus des partis, investi par une partie de la gauche (près de la moitié des députés socialistes) et par une partie de la droite, ouvrant son premier gouvernement aussi bien à Guy Mollet, le socialiste, qu'à Antoine Pinay, un symbole de la droite, le retour du Général pouvait être compris comme un gouvernement au centre. C'est en 1962, après l'instauration de l'élection du président au suffrage universel direct, que la gauche se regroupe contre de Gaulle ainsi qu'une partie de la droite. Si le centre demeure, c'est le centre absolu ou extrême centre, avec le parti gaulliste UNR qui remporte la majorité avec 256 sièges sur un total de 465 députés.

La parenthèse Giscard

La Ve République a connu, cependant, une efflorescence de formations centristes, définies aussi bien par leur refus du gaullisme que du communisme - et particulièrement après le rapprochement des communistes et des socialistes à partir de 1962. Cependant, la division des familles centristes est avérée, « incapables de produire une offre politique unifiée » (Jean-Louis Bourlanges). La première élection présidentielle au suffrage universel direct en 1965 est néanmoins l'occasion de ranimer la sensibilité centriste. Après la vaine tentative menée par Gaston Defferre de former une Grande Fédération, réunissant la SFIO et le MRP, le centrisme est cependant représenté à l'élection par la personne de Jean Lecanuet qui, en obtenant plus de 15 % des suffrages, provoque le ballottage entre de Gaulle et Mitterrand. Fort de son demi-succès, Lecanuet entraîne le MRP à se transformer en nouveau parti, le Centre démocrate, qui, par une fusion avec d'autres groupes centristes, devient en 1976 le Centre des démocrates sociaux (CDS). Cependant, une autre figure du centrisme s'impose, Valéry Giscard d'Estaing, qui, de son côté, élu en 1974 président de la République, entend gouverner la France « au centre ».

En 1976, l'année où Raymond Barre succède à Jacques Chirac à Matignon, Giscard publie un livre-manifeste, Démocratie française, qui remporte un vif succès. Partant d'une analyse économique et sociale, il conclut que la grande majorité des Français forment désormais une vaste classe moyenne qui aspire, loin des extrêmes, à une vie politique « décrispée » et à un gouvernement libéral, réformateur et européen. C'est sur cette base qu'il fonde en 1978 l'Union pour la démocratie française (UDF), concurrente du RPR néogaulliste de Chirac. Plusieurs formations centristes y adhèrent, dont le CDS et le Parti radical valoisien. Jean Lecanuet en devient le président de 1978 à 1988, auquel succédera Valéry Giscard d'Estaing lui-même. Les élections européennes de 1979 lui sont favorables, la liste de Simone Veil arrivant en tête avec 27,6 % des voix. Libéralisme économique, libéralisme culturel (lois sur l'avortement et les conditions du divorce notamment), engagement européen, sont le dénominateur commun de cette confédération.

Après l'échec à la présidentielle de Giscard en 1981, la polarisation gauche-droite reprend force au profit du RPR de Jacques Chirac, jusqu'au moment où le centre est absorbé par la droite avec la création de l'UMP (Union pour la majorité présidentielle), en avril 2002.

Le centrisme survit avec François Bayrou qui, dans la filiation de la démocratie chrétienne, a refusé de rejoindre l'UMP. Il déclare vouloir réaliser l'alliance de « la droite républicaine » et de « la gauche réaliste », « faire sortir le bloc central de la société française ». A la tête du groupe parlementaire UDF, il fait bonne mesure à l'élection présidentielle de 2007 (en 3e position avec plus de 18,5 % des voix), avant de créer le Modem (Mouvement démocrate). Le centre est alors considéré comme la mouvance « libérale, sociale, européenne ».

Cependant, de 1974 à 2012 (mis à part le « séisme » de 2002), le second tour de l'élection présidentielle a vu s'opposer la gauche et la droite ou, si l'on préfère, les gauches et les droites, sans issue pour les centristes de conviction. « Si fortes qu'aient été l'ambition réformatrice et la volonté d'ouvrir un nouvel espace politique loin des extrêmes mais au coeur du jeu, jamais depuis la IIIe République, constatait Jean-Pierre Rioux, en 2011, un tiers parti posé au centre n'a pu en effet s'imposer durablement3. »

2017, la fin de la bipolarité gauche-droite ?

Le bilan de cette histoire met en évidence deux réalités : la fréquence des gouvernements au centre (plus forte que celle des gouvernements de droite ou de gauche) mais aussi l'impossible gouvernement du centre. Les centristes sont nombreux mais appartiennent pour la plupart aux formations se réclamant de la droite et de la gauche. Le scrutin majoritaire à deux tours et le second tour de l'élection présidentielle ont été les instruments du bloc contre bloc.

C'est dire la nouveauté de la victoire d'Emmanuel Macron et du parti LREM, sur l'effondrement des partis de gouvernement, de droite (LR) comme de gauche (PS). Fort d'une majorité absolue aux législatives qui a confirmé sa victoire à la présidentielle, Emmanuel Macron se pose en champion d'un centre qui ne dit pas son nom, mais qui n'en est pas moins un rejet de la dualité gauche/droite : « Je ne me résous pas à être enfermé dans des clivages d'un autre temps », écrivait-il dans son livre-programme Révolution. Un centre et même, selon l'expression d'Alain-Gérard Slama, un « extrême centre »4 - c'est-à-dire la concentration des pouvoirs sans esprit de modération dans la raison régnante d'un président qui entend substituer le consensus au compromis : « J'ai étudié le problème, et il en résulte que... » Le danger de cette position centrale est de favoriser la montée aux extrêmes, tout en bloquant le mécanisme de l'alternance.

En 2017, le gouvernement du centre a été enfin trouvé, mais ce n'est pas nécessairement pour le bon fonctionnement de notre démocratie représentative. Le principe du conflit régularisé qui est la base de celle-ci est remplacé par une somme de contestations sans règles, de mises en cause permanentes, au détriment de l'idéal centriste de modération et d'union.

Par le passé, les tentatives centristes, celle de Valéry Giscard d'Estaing notamment, ont fini par rejoindre le camp de la droite. Dans le sondage d'Ouest-France cité plus haut, dès le printemps 2018 on observait que 50 % des électeurs jugeaient que le parti LREM était un parti « de droite ». Peut-être est-ce le destin du macronisme, de devenir la nouvelle droite française. Aux élections européennes de 2019, on a assisté à un déplacement de l'électorat vers la droite : le XVIe arrondissement de Paris a voté pour la liste du président de la République. Mais la gauche, elle, aura-t-elle les moyens de renaître pour l'affronter dans un système renouvelé de bipartition, ou laissera-t-elle cette place au Rassemblement national ?

La question est posée.

Notes

1. A. de Tocqueville, Souvenirs, Gallimard, « Folio », 1999.

2. Cité par R. Sanson, L'Alliance républicaine démocratique. Une formation de centre, 1901-1920, Rennes, PUR, 2003, p. 501.

3. J.-P. Rioux, Les Centristes, Fayard, 2011, p. 266.

4. A.-G. Slama, Les Chasseurs d'absolu, Grasset, 1980. L'expression a été récemment employée par P. Serna, dans un ouvrage polémique, L'Extrême Centre ou Le Poison français, Champ Vallon, 2019.

L'AUTEUR

Conseiller de la direction de L'Histoire, Michel Winock a publié de nombreux ouvrages dont La France républicaine. Histoire politique, XIXe-XXIe siècle (Robert Laffont, « Bouquins », 2017) et Charles de Gaulle. Un rebelle habité par l'histoire (Gallimard, 2019).

Décryptage

Michel Winock a présidé en 2015 avec Claude Bartolone (alors président de l'Assemblée nationale) un groupe de travail sur la réforme des institutions. Spécialiste de la vie politique au XIXe-XXIe siècle, il s'interroge ici sur les manifestations du centre en France, alors que l'élection d'Emmanuel Macron a reposé la question de sa place dans le pays.

MOTS CLÉS

Libéralisme

Issu de l'Angleterre du XVIIe siècle (Locke en est son principal représentant), le libéralisme s'est construit contre l'absolutisme. Il est favorable aux régimes constitutionnels, aux libertés, à la souveraineté limi tée. Hostiles aux traditionalistes à droite et aux socialistes à gauche, les libéraux ont été la famille politique la plus portée au centre.

Classes moyennes

La notion, qui s'est répandue dans la première moitié du XIXe siècle, désignait les couches sociales intermédiaires entre les classes populaires et la grande bourgeoisie et l'aristocratie. Guizot en fait la base sociale de la monarchie censitaire. Ces classes moyennes, désormais ouvertes aux salariés, sont le socle du régime de la Ve République.

DANS LE TEXTE

Alexis de Tocqueville : la raison et la passion

L'expérience m'a prouvé que chez presque tous les hommes, mais à coup sûr chez moi, on revenait toujours plus ou moins à ses instincts fondamentaux et qu'on ne faisait bien que ce qui était conforme à ses instincts. Recherchons donc sincèrement où sont mes instincts fondamentaux et mes principes sérieux. J'ai pour les institutions démocratiques un goût de tête, mais je suis aristocratique par l'instinct, c'est-à-dire que je méprise et crains la foule. J'aime avec passion la liberté, la légalité, le respect des droits, mais non la démocratie. Voilà le fond de l'âme. Je hais la démagogie, l'action désordonnée des masses, leur intervention violente et mal éclairée dans les affaires, les passions envieuses des basses classes, les tendances irréligieuses. Voilà le fond de l'âme.

Je ne suis ni du parti révolutionnaire ni du parti conservateur. Mais, cependant et après tout, je tiens plus au second qu'au premier. Car je diffère du second plutôt par les moyens que par la fin, tandis que je diffère du premier tout à la fois par les moyens et la fin. La liberté est la première de mes passions. Voilà ce qui est vrai."

Alexis de Tocqueville, Écrits et discours politiques, dans Œuvres complètes, Gallimard, t. II, 1985, p. 87.

À SAVOIR

Zentrum, un parti allemand

En Allemagne, le catholicisme politique a eu son parti sous le IIe Reich et la république de Weimar : le Zentrum. Il pouvait participer à une majorité de centre droit ou de centre gauche. Le Zentrum participa à la coalition de Weimar, avec les sociaux-démocrates et les libéraux de gauche, à la fois contre les droites extrêmes et contre les communistes. Après l'arrivée de Hitler au pouvoir en 1933, le Zentrum pratiqua son autodissolution. Après la guerre, nombre de ses anciens membres et dirigeants, tel Adenauer, devinrent membres du parti démocrate-chrétien CDU (Union chrétienne-démocrate d'Allemagne, multiconfessionnelle). Le Zentrum survécut, mais fut complètement marginalisé.

À SAVOIR

Le risque de « l'extrême centre »

L'expression d'extrême centre a été employée par Alain-Gérard Slama en 1980 dans Les Chasseurs d'absolu (Grasset), pour distinguer le gouvernement au centre, qui répond à une logique modératrice, d'un extrême centre, parti ou gouvernement constitué par l'exclusion des affrontements et le refus du conflit au nom de la « raison », du « bon sens ». Pierre Serna a popularisé l'expression dans La République des girouettes, 1789-1815 (Champ Vallon, 2005). Il l'utilise à nouveau dans L'Extrême Centre ou Le Poison français, 1789-2019 (Champ Vallon, 2019), en le définissant comme force une politique sans idéologie, mais gestionnaire autoritaire du régime capitaliste.

DANS LE TEXTE

Giscard : gouverner au centre !

L'évolution en cours, loin de conduire au face-à-face de deux classes, bourgeoise et prolétarienne, fortement contrastées et antagonistes, se traduit par l'expression d'un immense groupe central aux contours peu tranchés, et qui a vocation, par sa croissance numérique exceptionnellement rapide, [...] par les valeurs modernes dont il est porteur, d'intégrer en lui-même progressivement et pacifiquement la société française tout entière. [...] Le centre sociologique de notre nation a déjà une unité réelle et il rassemble, selon les données observables, bien plus de la moitié de la population. [...] Sa vocation n'est pas d'être récupéré par d'autres, mais de transformer peu à peu la société française."

Valéry Giscard d'Estaing, Démocratie française, Librairie Arthème Fayard, 1976, pp. 56-57.

DANS LE TEXTE

Macron : « ni droite ni gauche »

Notre vie politique est aujourd'hui organisée autour d'un clivage ancien qui ne permet plus de répondre aux défis du monde et de notre pays. [...] Les grandes questions qui traversent notre époque sont le rapport au travail, profondément bouleversé par les questions environnementales et numériques, les nouvelles inégalités, le rapport au monde et à l'Europe, la protection des libertés individuelles et d'une société ouverte dans un monde de risques. Sur chacun de ces sujets, la gauche et la droite sont profondément divisées et, de ce fait, empêchées d'agir. [...] Le véritable clivage aujourd'hui est entre les conservateurs passéistes qui proposent aux Français de revenir à un ordre ancien, et les progressistes réformateurs qui croient que le destin français est d'embrasser la modernité."

Emmanuel Macron, Révolution, XO Éditions, 2016, pp. 38-42.

POUR EN SAVOIR PLUS

S. Berstein, Histoire du Parti radical, Presses de Sciences Po, 1980.

F. Furet, J. Julliard, P. Rosanvallon, La République du centre, Calmann-Lévy, 1988.

J.-N. Jeanneney, Le Moment Macron. Un président et l'histoire, Seuil, 2017.

J.-M. Mayeur, Des partis catholiques à la démocratie chrétienne, XIXe-XXe siècle, Armand Colin, 1980.

R. Sanson, L'Alliance républicaine démocratique. Une formation de centre, 1901-1920, Rennes, PUR, 2003.

L. Theis, François Guizot, Fayard, 2008.