LES PHOTOGRAPHIES DES PETITES ESPAGNOLES
Les deux seules photos connues des petites sœurs Emília et Angelina Masachs Borruel lors de leur exil en France en tant que réfugiées espagnoles sont signées par un studio photographique à Saint-Junien, Lafontan. Ces photos des deux fillettes tuées lors du massacre d'Oradour-sur-Glane sont les quelques souvenirs que nous gardons d'elles. La première photo les identifie à la galerie des visages du Centre de la Mémoire d'Oradour. Elle a également inspiré le monument qui leur sera dédié en 2021 en Espagne, à Barberà del Vallès.
C'est à partir de là qu'on pourrait aussi se demander qui étaient ces Lafontan de Saint-Junien.
PAUL LAFONTAN ET JULIETTE LAGNAU
Paul Lafontan est né le 22 juillet 1891 à Saint-Cloud (92). Il est le fils d'Oscar Lafontan, né à Nogaro (32) en 1852 , marchand-tailleur, et de Constance Émilie Bouillier, photographe née à Tonneins (47) en 1859. Le premier a divorcé d'Anne Marie Berton (Bordeaux, 1854) en 1890, avec laquelle il avait eu trois enfants: Anne (1878-1969), André (1881-1961) et Charles (1887-1989). La seconde est la veuve de Martial Steiner (Grenoble 1855 - Algérie 1884).
Le père reconnaît Paul comme son fils en 1903. Le couple se marie à Auch (32) en 1905. Un autre enfant est né à Paris en 1898 : Hélène. (sources: état civil, geneanet.org)
Oscar Lafontan était proche du photographe Emmanuel Bouillier (1820-1892), le père de sa femme. Depuis 1900 Oscar Lafontan a pris la succession de L. Cavayé au studio photographique d'Auch, situé 10 rue de l'Intendance (actuelle rue Gambetta). Il a créé des succursales à Mirande, Fleurance, Vic-Fezensac et un atelier à Agen, cours Voltaire. Un employé arménien, Jean Calbabian, épousera sa fille Hélène en 1926. Tous deux reprennent l’affaire familiale à partir de 1932, deux ans avant la mort d’Oscar en 1934. Leur fils, Henry Calbabian reprendra dans les années 50 la succession de ses parents. (source : ADG)
Juliette Lagnau est née le 30 décembre 1894 à Salaise-sur-Sanne (38). Elle est la fille de Pierre Lagnau et de Marie Bracaud (ou Bracoud).
Paul Lafontan et Juliette Lagnau se sont mariés le 24 avril 1920 à Lyon. Il habitait rue Terme 13; elle, rue République 6. Paul et Juliette Lafontan ont une fille, Janine Lafontan, née à Auch le 31 août 1921. Elle est décédée en 2003 à Royan (17), veuve Georges Cariou. (source : état civil)
La famille a sa maison et son studio de photographie rue Lucien Dumas à Saint-Junien. À partir de, au moins, 1925 et jusqu'en 1928 au numéro 44. Puis au numéro 39, et plus tard au 35. (source : L'Indicateur de l'industrie photographique)
Oscar Lafontan, père de Paul (AD Gers)
Auch : Place de la République, vue sur la cathédrale Sainte-Marie, le studio photographique Calbabian et le café de France, [après 1933] (AD Gers, 10 Fi 427).
CLICHÉS LAFONTAN SAINT-JUNIEN
RÉSISTANTS
Le mouvement de résistance "Combat" se développe en Haute-Vienne à partir de janvier 1942, s'étend dans l'ouest de la Haute-Vienne et dans le nord-est de la Charente sous l'impulsion de Paul Lafontan ("Dumaine") notamment.
Le groupe AS (Armée Secrète) de Saint-Junien qui sera à l'origine de l'organisation du maquis de Brigueuil est dirigé en 1943 par Pierre Geneste ("Jardinet") et composé de Albert Chanson ("Lacote"), Paul Lafontan ("Dumaine"), Théophile Deserces ("Achille"), Antoine Vicariot ("Eloi"), Jean Chaput ("Levèque"), Louis Jourde ("Dumont"), Louis Vauzelle ("André"), Jean Vrignaud ("Beaulieu"), Bernard Baillot ("Jules") et Pierre Brugeron ("Paraut").
(source : "Le maquis de la forêt de Brigueuil, avril 1943 - décembre 1943")
Le mouvement "Combat", né en décembre 1941, est le principal mouvement de Résistance non communiste en zone sud de la Charente. Il s'est développé en Haute-Vienne et en Charente libre dans les secteurs de Saint-Junien, Rochechouart, Saint-Mathieu, Chabanais, Montemboeuf, Confolens ... autour de deux hommes : Paul Lafontan et Pierre Geneste, de Saint-Junien. Il s'étend grâce à l'action de Théophile Deserces et Jean Barataud.
(source : "Organisation et composantes de la Résistance intérieure en Charente")
Parmi les maquis de la Charente (Pressac, Foch, Bir-Hacheim, ...) le maquis Brigueuil se forme en 1943 par des jeunes réfractaires au STO (Service du Travail Obligatoire) et qui sont tout d'abord hébergés par Théophile Deserces, de l'AS à Villeneuve sur la commune de Brigueuil et aussi aidés par Geneste et Lafontan, responsables de l'AS de Saint-Junien.
La première réunion départementale des MUR (Mouvements Unis de Résistance) a lieu chez Lafontan , rue Lucien Dumas à Saint-Junien, mi juin 1943, en présence de trois membres de la résistance de Saint-Junien : Geneste, Chanson et Lafontan.
Pour l'élaboration de fausses cartes d'identité, il fallait acheter des cartes vierges au bureau de tabac. Ensuite, la résistance (voir, chez Lafontan) fixait la photo d'identité et un scribe pas toujours le même portait le nom que l'on désirait et apposait un faux cachet. Souvent une adresse en Algérie ou en Corse, après le débarquement en Afrique du Nord, compliquait les vérifications de la Gestapo.
Un agent français de la Gestapo (Boissou) ayant dénoncé le maquis de Brigueuil est abattu le 20 novembre 1943 vers 20 heures du côté de la gare à Saint-Junien par un membre de ce maquis. On découvre sur lui une liste de noms de Saint-Juniauds (abbé Jean Varnoux, Combette Jardinet, Salomon Chadourne et Marcel Brunaud) et de juifs réfugiés, ainsi que l'argent qu'il a touché pour la fourniture de cette liste. Les personnes dénoncées doivent fuir.
(source : "Maquis de Brigueuil, année 1943")
Paul Lafontan monte l'opération. Il envoie un homme à Limoges qui suit Boissou, le voit prendre le train, en avise Lafontan par téléphone. Paul Deserces et trois compagnons se retrouvent à l'arrivée du train. Ils conduisent Boissou dans le chemin des Vicqueries, le fouillent et trouvent sur lui le carnet de dénonciations à la Gestapo et divers papiers qu'ils emportent. Boissou s'étant mis à crier et à menacer, il reçoit une balle dans la tête et meurt sur le coup. Théophile Deserces communique aussitôt la liste des dénoncés à Lafontan
(source : Clartés dans la nuit)
Le maquis de Brigueuil est démantelé. La plupart des hommes fondent le maquis de Chéronnac, au Repaire. Celui-ci est aussi démantelé après les arrestations qui suivent en janvier 1944. Le groupe passe alors sous la responsabilité d'Antoine, chef du maquis de Cussac.
(source : "Le maquis de la forêt de Brigueuil, avril 1943 - décembre 1943")
ARRESTATION
Le 31 décembre 1943, un homme de la Gestapo s'était fait héberger par quatre Saint-Juniauds. Il cherchait à savoir qui s'occupait du maquis car, disait-il, venant de la Corrèze d'où les Allemands l'avaient chassé, il cherchait un nouvel hébergement. Après trois jours de recherches, ses hôtes lui donnèrent l'adresse de Paul Lafontan.
(source : Clartés dans la nuit)
La nuit du 3 au 4 janvier 1944 la Gestapo se rend chez Lafontan. Paul Lafontan s'échappe par les jardins et se cache chez la famille de la fille qui deviendra plus tard Mme. Van Dijck, et qui a cinq ans à l'époque. Il se cache dans son lit, sous le matelas, avec la fille au dessus. La Gestapo perquisitionne dans le quartier. Ayant loupé Paul Lafontan, ils arrêtent sa femme Juliette vers 22 heures.
Le lendemain Paul Lafontan est chez Joseph Ringuet, maire du pays, à Chéronnac (87). Un jeune ayant été libéré par la Gestapo le 12 janvier donne à Janine Lafontan une fausse carte d'identité pour son père, "Henri Guillot, architecte à Saint-Sauvin" (86).
Sur dénonciation, Ringuet est arrêté le 20 janvier 1944 à son domicile, ainsi qu'un "inconnu" qui sera très vite identifié comme Lafontan.
(source : Jacques Deserces)
Arrestation aussi de Janine Lafontan à Saint-Junien par les SS le 18 mai 1944
(source : SHD Vincennes, GR 19 P 16 008)
DÉPORTATION
Paul Lafontan est interné à Compiègne le 25 février 1944, matricule 28442. Il sera déporté à Mauthausen le 22 mars 1944, transport I.191, arrivé le 25, matricule 60041 (tout comme Joseph Ringuet, matricule 60516 et qui reviendra de Mauthausen). Transféré à Gusen le 28 avril 1944 et de retour au camp central le 1 décembre 1944. Décédé le 14 avril 1945 au Sanitätslager (SL).
Juliette est internée à Limoges du 5 au 22 janvier 1944. Puis internée à Compiègne, matricule 26011. Déportée à Ravensbrück le 31 janvier 1944, transport I.175, arrivé le 3 février 1944, matricule 27444. En avril elle est transférée au kommando d'Holleschein (Hollysou) K.12F, dépendant de Flossenbürg. Puis renvoyée à Ravensbrück. Elle meurt le 1er mars 1945 entre la gare et le camp de Bergen-Belsen.
(sources : Amicale de Mauthausen, Association Flossenbürg , État civil de Saint-Junien, Fondation pour la Mémoire de la Déportation, Mathausen Memorial, Mémorial de Compiègne)
Carte de prisonnier numéro 60041 de Mauthausen, correspondant à Paul Lafontan, avec des données personnelles selon ses faux documents (Archives Arolsen)
MÉMOIRE
Paul et Juliette Lafontan ont la mention "Mort pour la France" et la mention "Mort en déportation". (source: état civil)
Aujourd'hui le numéro 35 de la rue Lucien Dumas à Saint-Junien, ancien studio de photographie et demeure des Lafontan
Ruelle à côté de la maison Lafontan (à droite). Une ancienne fenêtre et une porte latérale qui ne correspondent pas aux actuelles ont depuis été comblées. La cour arrière n'a pas changé.
BIBLIOGRAPHIE ET RÉFÉRENCES :
ANACR -16: "Maquis de Brigueuil. Année 1943"
Amicale de Mauthausen
Archives Départementales du Gers
Archives Départementales de la Haute-Vienne
Arolsen Archives
Association des déportés et familles de disparus du camp de concentration de Flossenbürg et kommandos
État Civil de Chéronnac
État Civil de Lyon
État Civil de Royan
État Civil de Saint-Junien
Fondation pour la Mémoire de la Déportation
Journal Officiel de la République Française du 19 juin 1992
MARQUIS, Hughes : "Organisation et composantes de la Résistance intérieure en Charente".
Mathausen Memorial
Mémorial de Compiègne
SAVY, Benoit et Jacques DESERCES : "Le maquis de la forêt de Brigueuil, avril 1943 - décembre 1943. Du refus de la collaboration à la résistance armée".
VARNOUX, Abbé Jean : Clartés dans la nuit. La Résistance de l'esprit. Journal d'un prêtre déporté. Ed. de la Veytizou, 1995.
REMERCIEMENTS
Merci pour leur précieuse collaboration à M. Jacques Deserces pour son témoignage et à Mme. Claudine Allende Santa Cruz pour son aide à la recherche documentaire.