Essai sur la victoire, la dignité et l’art de demeurer.
La question revient régulièrement, presque obsessionnelle dans une époque saturée d’évaluation immédiate : « Mais est-ce que l’aïkido est efficace ? »
Cette interrogation semble simple ; elle révèle en réalité un glissement culturel. Par efficacité, notre époque entend victoire, domination, écrasement de l’autre. Le critère est visible, mesurable, quantifiable : soumettre, mettre KO, réduire l’adversaire à l’impuissance.
Ainsi, à l’heure des caméras omniprésentes, prolifèrent sur YouTube les scènes supposées probantes : des maîtres d’aïkido confrontés à des combattants aguerris, parfois ridiculisés, parfois incapables de produire autre chose qu’une panique gestuelle. Le public conclut aussitôt : « L’aïkido ne marche pas. »
Mais l’erreur est méthodologique : on évalue une voie en la réduisant au seul cadre qui n’est pas le sien—comme si l’on exigeait d’un haïku de remplir l’utilité d’un marteau.
Le MMA, la boxe, le judo sont des disciplines de confrontation réglée.
On gagne, on perd, les règles bornent l’incertitude.
L’efficacité y est strictement définie : domination matérialisée.
L’aïkido n’est aucunement cela.
Il n’a ni podium, ni vainqueur désigné, ni dramaturgie du triomphe.
Il s’intéresse moins à vaincre qu’à demeurer.
Non pas à écraser, mais à ne pas se dissoudre dans l’événement.
Il ne cherche pas la victoire mais la continuité intérieure.
Là où le sport dit :
« Sois plus fort que l’autre »,
l’aïkido pose une question différente :
« Peux-tu rester toi-même lorsque l’autre surgit ? »
Bullshido est un terme argotique issu du milieu des arts martiaux et des sports de combat.
C’est un mot-valise formé par la contraction de :
bullshit (mensonge, discours trompeur, imposture een anglais),
bushidō (la « voie du guerrier » japonaise).
Il désigne un discours martial mensonger ou illusoire, qui prétend à une efficacité, une supériorité ou une profondeur spirituelle non vérifiée par le réel, ou pire, contradictoire avec le réel.
Le bullshido ne désigne pas une discipline en soi,
mais un écart entre le discours tenu et ce que la pratique permet réellement.
Le bullshido repose presque toujours sur :
une mise en scène de la puissance,
une absence de contradiction réelle,
un refus de la vulnérabilité,
une confusion entre symbolique, principe et efficacité.
Le Bullshido est un système, une pratique ou un discours qui promet une efficacité martiale, qu’il ne peut ni démontrer, ni assumer face à l’épreuve du réel, et qui compense cette faiblesse par un récit idéologique, mystique ou pseudo-technique.
Ce n'est donc pas la technique en elle-même qui fait le bullshido mais plutôt le discours qui l'accompagne.
La technique est neutre
Une clé, une frappe, une projection, un kata n’est ni vrai ni faux en soi.
Elle est un outil, conditionnel, contextuel.
Le problème est herméneutique, pas mécanique
Le bullshido ne naît pas de l’exécution, mais de l’interprétation :
– ce qu’on promet,
– ce qu’on affirme,
– ce qu’on laisse croire.
Le mensonge est narratif, pas corporel
Ce n’est pas le geste qui trompe,
c’est le récit qui le sacralise, l’absolutise ou le sort de ses conditions réelles d’existence.
Ce n’est donc pas la technique en elle-même qui fait le bullshido, mais le discours qui l’arrache à ses conditions réelles et la transforme en promesse.
Dans l'Aïkido, le bullshido existe aussi.
Il apparaît lorsque :
la chute est donnée avant d’être provoquée,
le partenaire consent au rôle d’adversaire décoratif,
l'intention ou l'attaque disparaît sous la chorégraphie,
l’enseignement promet l’absolu,
le grade tient lieu de compétence
Le senseï promet une efficacité qu'il n'a pas lui même experimenter en situation d'agression réelle.
L’aïkido, comme toute institution humaine, est vulnérable à son propre dogme.
Il devient falsification lorsqu’il se fige.
Mais il existe un bullshido symétrique, plus moderne : celui du combattant persuadé que sa supériorité sportive incarne le réel. Comme si le ring était la totalité du monde, et la victoire sur tapis un certificat universel d’efficacité ontologique.
Or, si la puissance brute était critère suprême,
si la domination physique définissait le sommet du vivant,
ce ne seraient pas les hommes qui iraient voir les ours en cage au zoo le dimanche,
mais les ours qui viendraient observer les familles humaines derrière des barreaux.
L’évidence est suffisante.
La civilisation ne se mesure pas en force brute.
Un combattant accompli comme Cyrille Diabaté touche juste lorsqu’il dénonce l’absence de mise à l’épreuve réelle dans certaines écoles d'arts martiaux comme l'Aïkido. Il met le doigt sur une dérive :
excès de rituel,
absence de pression,
confort théâtral,
illusion technique.
On ne peut que lui donner raison sur ce point.
Mais l’erreur réside lorsque certains en concluent que seule l'efficacité sportive est vérité.
Le combat sportif est un modèle parmi d’autres—codifié, mesuré, clos.
L’aïkido ne vise pas ce modèle.
Il ne prépare pas à un duel égal au milieu d’une cage ;
il prépare à un surgissement imprévisible dans une vie réelle.
Et surtout, il prépare à la manière de se tenir lorsque l’on ne pourra pas gagner.
La technique pure n’est jamais la décision ultime.
Un affrontement se détermine par :
la physiologie,
la résistance à la douleur, et à un stress intense
La maitrise de la peur
Les capacités physiques et psychiques (poids, force, souplesse, rapidité, sang froid, agressivité, confiance en soi...)
le rapport numérique,
l’environnement direct,
l’état émotionnel du moment,
la surprise,
l’expérience antérieure de l’impact,
et seulement ensuite : la technique.
La technique ne remplace pas l’homme ;
elle ne fait qu’amplifier ce que l’homme porte déjà.
Il suffit d’une marche glissante, d’un couloir, d’un goulot de porte, d’un objet improvisé, ou d’un simple retard de perception pour que les meilleures certitudes s’effondrent.
Toute armée l’a appris parfois à ses dépends.
La défaite de l'armée française à Diên Biên Phu en offre l’allégorie totale :
la volonté et le contexte désintègrent la supériorité structurelle.
Loin de la gestuelle naïvement sanctuarisée, l’aïkido forme à autre chose.
La lecture du mouvement antérieur à l’acte.
Non instinct, mais intelligence incarnée.
La projection disparaît.
On cesse d’imaginer l’action pour vivre ce qui arrive.
Le corps parle avant l’intention.
Le déplacement contient l’annonce du geste.
Non verbal, non abstrait.
Le monde réel ne suit jamais un plan.
Bergson rappelait qu’il existe un espace avant l’acte,
un temps infinitésimal où l’intention n’a pas encore pris forme.
C’est là que réside la liberté.
L’aïkido se déploie dans cette zone.
Il retarde l’automatisme.
Il rend visible l’instant où l’on peut encore choisir.
Pas de trophée, pas de pectoraux, pas de mise en scène.
L’homme cesse de se croire invulnérable.
Il cesse de croire que son entraînement suffira.
C’est là sa fonction essentielle.
Dans les disciplines sportives, ceinture noire signifie maîtrise.
En aïkido, le premier dan signifie :
« Tu as appris suffisamment pour commencer réellement. »
Mais l’humain, même en budo, reste faillible :
intérêts interpersonnels,
complaisances hiérarchiques,
légitimations affectives,
hauts gradés techniquement médiocres,
égos surdimensionnés.
Il arrive que des ceintures blanches soient plus justes, plus présentes, plus lucides, plus authentiques voire plus efficaces que des gradés influents.
Ce n’est pas l’aïkido qui est en cause ;
c’est l’homme, dans son inconsistance.
La voie demeure intacte, même lorsque ceux qui la portent chancellent.
Reste l’objection ultime :
« À quoi bon ces raffinements si l’on peut être détruit lors d’une agression ? »
Mais la défaite définitive est inscrite dans toute vie humaine.
Le temps finit par vaincre chacun.
La question n’est donc pas : « Vais-je gagner ? »
mais : « Comment vais-je me tenir lorsque je ne pourrai plus gagner ? »
L’homme reniera-t-il ce qu’il est ?
Écrasera-t-il quelqu’un d’autre pour se protéger ?
Cédera-t-il dans l’humiliation ?
Ou restera-t-il droit, même dans la perte ?
La victoire ne dit rien de l’homme.
La défaite le révèle.
Et il faut bien avouer qu’il existe parfois, dans certains usages modernes de la violence sportive, un mépris de la vulnérabilité humaine, un acharnement sur l’homme à terre, un prolongement inutile de la brutalité qui ne porte aucune grandeur.
Gandhi incarne une idée capitale :
le combat n'est pas défini par la victoire, mais par la tenue morale au moment où l’on sait déjà que l’on va perdre.
Gandhi savait qu’on pouvait le frapper, le tuer, l’humilier.
Il n’a jamais renié sa position, ni détourné la violence vers d’autres.
Son combat n’était pas efficace au sens brutal ;
il l’était au sens supérieur.
Il a montré que l’homme se mesure moins dans ce qu’il conquiert
que dans ce qu’il refuse de trahir.
L’aïkido appartient à cette famille et il a été créé comme tel.
Il donne un cadre corporel à ce que Gandhi avait incarné politiquement.
Okakura formulait cette idée juste : la civilisation n’est pas absence de violence, mais présence de retenue, "Un homme, ça s’empêche" disait Albert Camus.
Un être civilisé n’est pas celui qui ne peut pas détruire,
mais celui qui choisit de ne pas le faire.
L’aïkido éduque ce seuil.
L’aïkido n’est pas efficace parce qu’il garantirait la victoire.
S’il a une efficacité, elle tient plutôt à ce qu’il peut révéler — parfois — de ce que la victoire n’enseigne jamais.
Il ne prétend pas produire des invincibles,
mais il peut former des hommes capables de se tenir debout
au moment même où gagner n’est plus possible.
Il ne neutralise pas la vulnérabilité ;
il invite à l’assumer, sans savoir à l’avance si l’homme y parviendra.
Il ne supprime pas la peur ;
il peut la rendre plus lisible, plus consciente, moins dissimulée sous le mensonge de la toute-puissance.
Il ne construit pas l’illusion d’une puissance définitive ;
il tend à en dévoiler le caractère illusoire, à condition que celui qui pratique accepte de s’y exposer réellement.
Et c’est peut-être là — sans garantie, sans promesse, sans certitude — que réside sa véritable portée :
non pas imposer sa présence au monde,
mais apprendre à l’habiter,
sans tricher,
sans se renier,
sans se coucher trop vite,
lorsque l’évidence même semble imposer de tomber.