QUE suis-je

Récemment, je fêtais mon soixante-quinzième anniversaire. La famille était là, quand je soufflais mes bougies, un sept et un cinq surmontés chacun d'une mèche enflammée. J'ai reçu des appels téléphoniques, des cartes de souhaits, des e-mails, tous témoignant de l'affection et me souhaitant encore de nombreux anniversaires à venir. Cela fait toujours plaisir. C'est aussi un jalon de plus, qui nous rappelle que nos jours se sont accumulés en silence sur notre passage et qu'inexorablement la fin du trajet devient de plus en plus proche. C'est tout de même un jour de joie.

Nous célébrons ainsi notre présence physique sur cette planète, dont la durée est vue comme le temps de notre vie. Mais à quoi rimait donc cet anniversaire de naissance ?

Il rappelait que soixante-quinze ans et neuf mois plus tôt, il s'était produit une rencontre parfaitement fortuite. C'était la collision d'un spermatozoïde provenant de mon père et d'un ovule sécrété par ma mère, dans un phénomène ordinaire connu sous le nom de fécondation, survenu ce jour-là sans raison particulière. Ce n'était qu'un acte sexuel parmi tant d'autres, entre deux individus qui allaient devenir mes parents. Et ce spermatozoïde a fécondé l'ovule comme il aurait pu ne pas le faire, comme il aurait pu se perdre pour toujours, ainsi que des milliers avant et après lui, sans connaître d'avenir. Il avait nagé sans but, sans conscience de lui-même, dans le liquide spermatique comme un fou qui ignore son parcours. Mon père en avait produit des myriades à chacune de ces rencontres et il continua de le faire pendant de nombreuses années, mais, ce jour-là, par un simple accident de la nature, c'était le tour de cet unique corpuscule nageur qui décidait de faire son entrée dans le monde, il y avait de cela environ trois quarts de siècle et neuf mois. Pour chacun de nous ayant eu la chance ou la malchance de naître, il y a donc eu des milliers de fécondations non réussies, des milliers de frères ou de soeurs potentiels qui ne verraient jamais le jour. Et puisque, quand on parle de grossesses interrompues, on évoque souvent de nos jours le droit de naissance des foetus (the rights of the unborn), pourquoi ne pas aller un peu plus loin dans cette logique et parler aussi d'éventuels droits de spermatozoïdes perdus et d'ovules non fécondés ? Même si cette comparaison semble bizarre, elle aura peut-être le mérite de nous aider à nous prendre moins au sérieux, à cesser de tout ramener dans la vie à notre petite personne et à interroger cette tendance chez certains à se rapprocher de l'infiniment grand dans l'idée qu'ils se font d'eux-mêmes, alors qu'en réalité nous sommes si proches de l'infiniment petit.

En fait, ce spermatozoïde n'a pas vraiment pris la décision de voir le jour, dépourvu de conscience et de volition, simplement guidé par le hasard. On parle habituellement de synthèse quand deux ou plusieurs éléments se joignent pour en former un autre. Cette synthèse biologique du spermatozoïde et de l'ovule s'est répétée tant de fois, pour faire naître, vivre et mourir humains et animaux depuis des millénaires. Il existe actuellement plus de sept milliards de personnes au monde. Peut être nous apprendra-t-on un jour combien d'êtres faits de chair et de sang sont nés sur cette terre et en ont disparu depuis le commencement des temps. N'oublions pas les animaux des autres espèces, passés par le même cycle que nous. Et dire que malgré notre existence précaire et futile, nous, humains, nourrissons la présomption d'avoir des droits innés en fonction de critères aussi vains que la race, la fortune, le nom de famille, la couleur, et j'en passe. Certains, esclaves de leurs passions, agissent sans considération des droits d'autrui dans la mesure où ils peuvent le faire sans en souffrir des conséquences immédiates. Toutefois, envers et contre tout, la synthèse que nous sommes continue d'intégrer au cours de notre vie de nouveaux éléments matériels et psychologiques, se caractérisant tout d'abord par son instabilité, pour aboutir inexorablement à son contraire, qui est la désintégration par la maladie et la mort. On peut être qualifié de beau, de laid, d'idiot, de savant ou de n'importe quoi, mais le défaut ou la qualité qu'on croit observer chez la personne en question reste toujours transitoire et fragile.

La synthèse ovule-spermatozoïde qui m'a donné la vie n'a de plus été qu'aléatoire, car le remplacement de l'un de ces deux éléments par un autre du même type aurait produit un individu différent de moi. Peut-être un frère, un demi-frère, une soeur, qui sait ? Mais une personne ayant son propre caractère et un destin autre que le mien, parce qu'elle aurait, au quotidien, fait d'autres choix et réagi de manière différente aux circonstances de la vie. Le monde aurait aussi traité cette personne d'une façon peut-être différente, et cette interaction particulière aurait été déterminante dans son comportement, donc dans la qualité de ses rapports avec autrui. Souvent, l'individu est prioritairement traité d'après son apparence et, à son tour, il agit, par réflexe, en fonction de ce qu'il pense être attendu de lui ; mais qu'on ne s'y méprenne, car son comportement peut se manifester délibérément à contresens des attentes du milieu.

Qui de nous, enfant, n'a joué avec de l'eau savonneuse et observé le parcours des bulles, pour se demander comment leurs trajectoires pouvaient être si incertaines, et leur vie si éphémère ? Ainsi va-t-il de notre existence humaine. Ce qui rend difficile de croire sérieusement qu'il existe quelque part dans l'univers un être suprême, surnaturel et invisible qui se préoccupe du sort personnel de chacun de nous. Comment, d'autre part, accepter de bonne foi et sans naïveté qu'un groupe d'hommes et de femmes se réclament, au nom d'une religion, d'une doctrine ou d'un quelconque droit de regard, détenteurs du privilège ou de la mission de faire la morale aux autres ? Le vrai but de la morale n'est-il pas d'établir des principes nous permettant de bien vivre ensemble, et son garant n'est-il pas la compréhension, par chacun, de l'intérêt collectif et du devoir de respecter les règles issues du consentement de tous, et non celles qui lui sont imposées sous la menace d'un châtiment sur terre ou après la mort ? Que suis-je, sinon un être qui se nourrit souvent d'illusions et d'idées reçues, dans l'opinion qu'il se fait de lui-même et du monde. Après moi resteront les impressions que mes contemporains auront gardées de moi et, peut-être, quelques traces matérielles de mon passage sur terre, aussi fragiles et éphémères que je l'aurai été. Comment puis-je savoir si j'ai eu plus ou moins de tracasseries, avant de naître, que celles que j'ai connues depuis ma naissance ? Ce que nous appelons la mort pourrait être un retour à la sérénité.

Faut-il se dire que rien ne rime à rien, si notre vie ne s'inscrit pas dans une continuité qui devra se prolonger après notre mort ? Si, une fois disparus, nous n'allons pas revivre, peut-être sous une autre forme, dans un endroit inconnu de notre vivant pour y rejoindre ceux qui sont partis avant nous ? On nous a souvent parlé d'une vie de l'au-delà, d'un lieu de vérité, ou même, en langage folklorique, d'un pays de personnes sans chapeau. Je ne crois à aucune de ces références à une vie d'après. Ni à la possibilité d'entrer en contact avec les saints du ciel ou les parents décédés. La séparation finale avec ceux-ci est une si pénible déchirure que c'est parfois avec une colère impuissante que nous maudissons la fatalité qui nous arrache ceux que nous aimons. Je crois qu'on est vraiment mort, quand on est mort, comme une bulle de savon crève pour ne jamais se reconstituer, que l'air s'en échappe et que la pellicule aqueuse qui forme son enveloppe retombe au sol pour se désintégrer - ou s'y intégrer, selon le point de vue de l'observateur. Si, ayant vécu dans la gloire et dans les honneurs, nous n'allons pas pouvoir jouir du prestige associé à notre mémoire ; si ceux qui ont fait du mal n'auront pas à répondre de leurs méfaits, et que nous n'allons recevoir dans une autre vie ni récompenses ni châtiments, qu'auront alors valu nos actes ?

Nous aurons beau briller par nos talents ou par d'autres moyens, nous aurons beau attirer sur nous l'opprobre de nos contemporains ou mériter le plus élogieux des discours funèbres, aucun d'entre nous n'aura mené une vie si parfaite qu'on ne puisse en dire aucun mal, ni si mauvaise qu'one ne puisse en dire aucun bien. Ceux qui ont semblé les plus prestigieux peuvent avoir été de grands hypocrites. Ceux qui ont été les plus calomniés ont parfois été mal compris. Pour le malheur des premiers et pour le bien des seconds, les éloges et les insultes ne peuvent aller plus loin que le seuil du tombeau et, une fois partis, il est difficile de croire que nous soyons encore à la portée de ceux qui nous ont haïs ou aimés. Quoi qu'on dise, quoiqu'on fasse et quoiqu'il arrive, les morts ne se retournent pas dans leurs tombes. Les bonnes ou mauvaises impressions, de même que les illusions que nous aurons produites ne peuvent nous survivre que dans la pensée des autres. Qui s'en souviendra dans vingt, cinquante, cent ou mille ans, durées éphémères qui, à l'aune de l'éternité, ne représentent que l'espace d'un matin ? Ce qui compte réellement, c'est ce que nous faisons ici et maintenant, au cours de cette vie.

La vie vaut-elle d'être vécue ? Telle semblait l'interrogation d'un fameux philosophe pour qui la grande question existentielle était de savoir pourquoi on ne se suicide pas. Bien que le suicide puisse se comprendre dans certains cas extrêmes, il serait absurde d'y voir une solution générale aux problèmes de l'humanité. D'ailleurs, notre nature même nous force à rechercher avant tout la survie, prisonniers que nous sommes du besoin de perpétuer l'espèce et de notre instinct de conservation, et le paradoxe est que, même ceux qui sont le plus malmenés par la vie tiennent encore à y rester et à sauver leur peau en toutes circonstances. Notre choix instinctif est donc de vivre et, partant de là, nous devrions nous appliquer à rendre l'existence « vivable » les uns aux autres, sinon supportable ou agréable, en agissant chacun envers autrui comme nous voudrions qu'il agisse envers nous.

Il nous est heureusement possible de donner nous-mêmes un sens à notre vie. S'il est vrai que les circonstances de notre existence ne mettent pas les mêmes moyens à la portée de tous, nous pouvons et devons, à certains carrefours de notre vie, faire des choix et les assumer. Le monde est encore plein d'inégalités à redresser et chacun peut choisir sa voie vers l'édification d'une société meilleure, offrant plus de justice et d'égalité, causant moins de mécontentement, d'aigreur et de jalousie. Nous avons hérité des fruits du travail et des sacrifices faits par d'autres. Grâce à ceux qui ont lutté avant nous, nous ne sommes heureusement plus au temps du bûcher ou de la guillotine, de l'esclavage ou de l'apartheid et le racisme est en régression, malgré des manifestations anachroniques qui persistent encore. Toutefois, dans le monde où nous vivons aujourd'hui, une infime minorité vautrée dans le luxe le plus aberrant possède et contrôle la grande majorité des ressources, au détriment d'une immense majorité vivant dans la pauvreté. D'autres s'efforcent de trouver, dans notre incontournable rendez-vous avec la mort, un fallacieux prétexte pour jouir de la vie de façon irresponsable. Ce sont les adeptes de la devise deux jours à vivre, saisissons le moment, ne laissons pas passer une occasion de nous faire plaisir. Ils s'y donnent à cœur joie, faisant semblant d'ignorer les conséquences de leur insouciance pour les autres, pour leurs proches et pour eux-mêmes, à plus ou moins longue échéance. Ils abusent des occasions d'obéir à leurs pulsions primitives ou de servir leurs intérêts égoïstes chaque fois qu'ils peuvent ou pensent pouvoir le faire impunément, quitte à fouler aux pieds les droits des autres et leurs propres devoirs envers la société. Tout cela, renforcé des plus absurdes autojustifications au point de se faire passer pour des ayants droit en vertu d'une pseudo supériorité par rapport aux autres, telle une réédition de la posture des esclavagistes qui soulageaient leur propre conscience en refusant de reconnaître la pleine humanité de l'esclave.

Il y a donc pour nous du pain sur la planche pour mettre fin à ces inepties et il nous appartient à tous de poursuivre le combat pour un monde meilleur. L'avènement de l'être humain nouveau, appelé de leurs vœux par de grands apôtres du changement, dépendra tout d'abord du progrès réalisé sur lui-même par chacun de nous. Tel un ballon gonflable qui prend la forme de son contenu, l'humanité ne pourra évoluer durablement que dans la mesure où les êtres humains qui la composent s'améliorent et arrivent à mieux se comprendre et à s'entraider pour le progrès collectif. Même s'il n'existe pas un au-delà d'où nous allons pouvoir récolter ou, du moins, contempler les fruits de notre travail sur terre, même s'il est impossible d'emporter avec soi dans la mort sa fortune, ses connaissances et ses diplômes, c'est par le progrès sur nous-mêmes et la maîtrise de nos tendances que nous allons pouvoir léguer un monde plus équitable aux générations futures.

D'aucuns se demanderont comment circonscrire l'humain, un être pensant, dans le domaine du concret et du matériel. Je pense, donc je suis, nous apprend une certaine philosophie. Le fait même de penser peut certes nous aider à mieux comprendre la vie, sans pour autant constituer le substrat de la vie, si tant est que notre pensée soit générée par la matière. Nous sommes une matière pensante, non seulement par notre cerveau et ses neurones, organe central de nos réflexions et de nos réflexes, mais à travers notre système nerveux et nos sens, grâce auxquels nous percevons ce qui nous entoure. Sans oublier que nos sens peuvent nous tromper, rappelons que notre façon même de percevoir et d'interpréter ce que nous appréhendons avant d'y réagir est tributaire de paramètres cognitifs inculqués majoritairement par notre milieu, notre culture et notre éducation.

De l'Antiquité à nos jours, de nombreux philosophes, psychologues et psychanalystes se sont appliqués à distinguer ce qui est réel de ce qui ne l'est pas, et à nous faire comprendre les mécanismes par lesquels nous percevons la réalité, quand bien même parfois de façon distordue. Toutes ces belles capacités dont nous nous enorgueillissons comme êtres humains ne sont que le résultat d'un conditionnement ancré dans la matière, siège de notre vie. Si bien qu'il suffit d'une tragédie ou d'un accident mortels, d'une maladie grave, ou de l'effet du vieillissement avancé pour que s'écroule, avec la destruction du cerveau, la plus belle des intelligences humaines. Alors il ne reste plus rien, à part les bons ou mauvais souvenirs laissés à nos proches et à nos contemporains, qui les garderont tout au plus pour la durée de leur propre vie.

Il y a quelques années, on rapportait des cas cliniques jusqu'alors inconnus qu'on appela expériences de sortie du corps (out of body experience) ou de mort imminente. Il s'agissait de mourants qui, revenus à la vie, relataient des visions lumineuses, religieuses ou mystiques. Pour les croyants, c'était à coup sûr une première rencontre avec l'au-delà ou avec des êtres chers disparus, venus à la rencontre du patient à l'article de la mort. La personne en question avait le plus souvent été ramenée à la vie grâce à des procédures médicales récentes. Les scientifiques découvrirent bientôt qu'il s'agissait d'un phénomène naturel résultant des changements cérébraux chez le malade en début d'agonie. Entretemps, grâce au prolongement de la durée de la vie, on découvre de plus en plus de pathologies de dégénérescence cérébrale, dont l'une des plus connues est la maladie d'Alzheimer, cause de comportements n'ayant rien à voir avec des phénomènes supranaturels, comme on avait tendance à le croire autrefois. Le cerveau est tant et si bien reconnu comme le siège, non seulement de la pensée, mais de la vie elle-même, que le constat du décès réel ne consiste plus à vérifier l'arrêt du cœur, mais l'extinction totale de l'activité cérébrale. C'est alors la phase ultime où, contrairement à l'idée de la mort qu'on nous a transmise notamment par la religion, les livres, les contes et le cinéma, tout est bien fini.

Faut-il alors mener une vie morale ? Quand nous étions enfants, nos aînés s'appliquaient à nous transmettre des principes de comportement social, et l'un des moyens les plus communs de cet apprentissage des valeurs éthiques était l'instruction religieuse. On nous y apprenait non seulement nos devoirs envers un être suprême, mais nos obligations morales envers le prochain. Ces préceptes étaient le plus souvent formulés sous forme d'interdictions. Plus tard, on nous familiarisait avec des notions élémentaires du droit, ensemble de lois et de règles dont la non-observance pouvait être sanctionnée par l'État à travers ses organes de répression. Ainsi, la peur du gendarme s'ajoutait à la peur du dieu omniprésent et tout puissant. Et les principaux gardiens de la morale étaient tout d'abord nos parents et nos enseignants. Rares, parmi eux, étaient ceux qui inculquaient aux enfants une moralité laïque et positive, fondée sur la préservation des intérêts de l'ensemble de la société et des besoins de fonctionnement de cette dernière à travers le comportement individuel.

Bien qu'on le reconnaisse parfois de façon plutôt vague, on banalise souvent le poids moral de certains actes, certes blâmables, mais qui ne relèvent pas pour autant du domaine pénal. Ce sont des comportements qui, tolérés, voire encouragés, peuvent produire un effet pervers dans l'inconscient collectif, en faisant passer pour normal ce qui devrait être inacceptable. On parle, par exemple, avec un air de fausse complaisance, du manque de sérieux chez un tel, des accrocs à l'amitié ou à la loyauté, et l'on reconnaît même une certaine intelligence à celui qui a bafoué quelqu'un ou trahi un partenaire afin d'engranger quelques avantages à court terme. Nous avons une idée de ce qu'est le choc en retour, et nous entendons souvent dire qu'on récolte ce qu'on a semé. Celui qui commet ou participe à un acte malhonnête cause du tort à lui-même et à autrui. Il arrive peut-être à faire taire sa conscience ou à se trouver une excuse, mais il sait avoir commis une laideur qu'il devra lui-même longtemps nier, se faisant par ainsi prisonnier de son propre mensonge et devant cacher sa propre main. Même s'il n'est jamais découvert et puni, son acte aura tôt ou tard des conséquences nuisibles à son entourage ou à sa collectivité. Lui, le coupable, de même que ses complices ou recéleurs, auront participé à une oeuvre de corruption, et contribué à répandre l'idée que, dans leur milieu, on ne gagne pas à être honnête. La transformation du vice en vertu, ainsi que son inverse, créera alors une fange immorale où tous seront victimes.

J'ai évoqué plus haut un souvenir d'enfance, celui des bulles de savon projetées dans l'espace sans qu'elles ne sachent ni pourquoi, ni où elles allaient, ni pour combien de temps. Ce qui me revient maintenant en mémoire, c'est le jour où, pour la première fois, on m'a amené assister à une représentation donnée par un cirque de passage à Port-au-Prince. Je fus impressionné de façon particulière par ces acrobates qui se balançaient en l'air en exécutant des voltiges. Pendant leur va-et-vient régulier, suspendus à leurs trapèzes volants, l'un d'eux se jetait dans le vide par un saut périlleux au moment précis où il arrivait au point de rencontre avec son partenaire. C'était le voltigeur, qui devait à chaque fois se faire attraper aux poignets par le porteur, toujours présent au rendez-vous. La moindre erreur de synchronisation ou la moindre négligence entraînerait des conséquences fatales, car le tour était exécuté sans filet. Ils répétèrent le numéro pendant de longues minutes devant un public ébahi. Plus tard, certaines situations de la vie m'ont fait penser à cet exercice difficile et m'ont rappelé combien nous dépendons parfois les uns des autres. Les grandes réalisations de la vie se réussissent souvent par le travail collectif, à condition toutefois qu'un niveau de confiance suffisant existe dans la fiabilité du ou des partenaires. Certaines tâches complexes exigent qu'on s'y mette à plusieurs, au niveau d'une équipe, d'un foyer, d'une communauté ou d'une nation. Il faut donc pouvoir compter sur l'autre autant que sur soi-même. Et cette confiance ne se conçoit pas sans une garantie morale et la conviction que l'intérêt de chacun est compris en accord avec celui du voisin.

Ainsi donc, souvent le matin au réveil, j'ouvre les yeux en pensant à cette nouvelle rotation que la terre va accomplir sur elle-même et que nous compterons comme un jour de plus. Tel un vaisseau spatial transportant à son bord des milliards de voyageurs, cette terre fera en un certain nombre de semaines un nouveau tour du soleil pour ajouter un an à ma vie. Pour combien de temps encore, je ne le sais, comme cette bulle de savon qui peut crever à tout moment. En attendant ce dernier jour, ma grande satisfaction sera d'être resté conscient du caractère aléatoire de mon origine et de la fragilité de mon existence, de mes possibilités et de mes limitations, et d'avoir pu donner en quelque sorte une finalité à ma vie en m'efforçant d'être tant soit peu utile au prochain, à ma famille, à mon pays ou à l'humanité. Je partirai alors en souhaitant à mes contemporains et à leurs successeurs de remplir leur mission sur cette terre, qu'elle soit modeste ou importante, pour enfin s'éteindre calmement pour toujours, laissant un monde où les hommes et les femmes devront continuellement choisir entre s'entraider ou s'entredéchirer, entre vivre en harmonie pour progresser ensemble ou perpétuer le déséquilibre social en recherchant la domination et l'exploitation de l'autre.

Teddy Thomas

Septembre 2013

teddythomas@msn.com