Pour ou contre le rétablissement de l'Armée d'Haïti ?

(Première partie)

J'ai récemment eu l'occasion d'intervenir à la radio au sujet du rétablissement de l'armée en Haïti. C'était l'avant-veille du 18 mai, anniversaire officiel de la création du drapeau haïtien. Ayant passé les neuf premières années de mon âge adulte dans l'armée d'Haïti, j'ai accepté d'offrir mon témoignage au sujet de cette institution, démobilisée en 1995 par décret présidentiel, mais dont l'abolition n'a pas encore été ratifiée par nos législateurs. L'armée existe donc encore constitutionnellement. La question à l'ordre du jour est de savoir si elle doit être réactivée. On en parle beaucoup et, à la lumière des tragiques expériences de ces dernières années, de nombreux Haïtiens semblent souhaiter son rétablissement. Pour avoir observé et connu cette institution, je pense personnellement que si certaines conditions sont réunies, l'armée peut apporter sa contribution au pays et se racheter des torts qu'elle a pu causer. Nous connaissons déjà les problèmes qui lui sont imputés, de même que la situation d'insécurité qui a suivi sa démobilisation et pourrait même être attribuée à son absence. Tel un outil efficace, elle peut servir en bien ou en mal. Il appartiendra aux dirigeants et aux législateurs de mettre en place des mécanismes de contrôle, et de veiller à ce que le comportement des militaires soit conforme aux prescriptions réglementaires et aux lois de la République.

Avec l'animateur de l'émission radiophonique, le compatriote J.C. Cantave de Radio Natif-Natal, je débutai l'entretien du samedi 16 mai en évoquant le lien historique entre notre armée et notre bicolore. Ce dernier, comme on sait, fut créé par le général Jean-Jacques Dessalines qui, dans un geste historique, arracha le blanc du drapeau français pour souder les deux autres couleurs, symbolisant ainsi la rupture avec le passé et l'union de tous les Haïtiens. En proclamant notre indépendance, le général en chef fit jurer à l'assistance de mourir plutôt que de laisser profaner le sol national par une armée étrangère. Ce fut le premier État à être déclaré dans le Nouveau Monde par une armée victorieuse. Précisons que, quelques années avant l'indépendance d'Haïti, celle des États-Unis avait été déclarée dans cet hémisphère quand, dans un premier temps, un groupe composé d'aristocrates, d'hommes d'affaires et d'avocats se réunit en Congrès Continental, et regroupa par la suite des milices locales afin de constituer une armée pour défendre la déclaration d'indépendance des États-Unis contre les assauts de l'Angleterre. Ce fut le processus inverse qui se déroula chez nous, où une armée d'anciens esclaves et d'affranchis créa le nouvel État après avoir chassé par les armes la puissance coloniale. Un lien congénital fut ainsi créé entre la nation haïtienne et son armée.

Les successeurs de notre première armée glorieuse n'ont pourtant pas toujours été à la hauteur de l'exemple des aînés. Après l'assassinat de Dessalines, ses compagnons d'armes s'enfoncèrent souvent dans la zizanie stérile et rétrograde pendant plus de cent ans, qui débouchèrent sur la première occupation américaine. Il y eut des massacres par des militaires ou auxquels participèrent ceux-ci sous Christophe, Boyer, Soulouque, Salnave, Salomon et d'autres ; au renversement de Villebrun Guillaume Sam, l'un de ses plus proches officiers, le tristement célèbre Charles Oscar Étienne, procéda à une odieuse exécution de prisonniers politiques à Port-au-Prince. Cet épouvantable chaos donna lieu à l'intervention des États-Unis, qui n'attendaient qu'un prétexte pour occuper militairement Haïti, comme ils le firent à la même époque en République Dominicaine et au Nicaragua. L'Histoire a retenu, à l'occasion de ce premier débarquement américain, le nom du soldat haïtien Pierre Sully qui s'est fait tuer, l'arme à la main, en se dressant sur le chemin de l'envahisseur. Quelques jours plus tard, un officier de carrière du nom de Charlemagne Péralte, alors commandant de Léogâne, refusa de remettre son commandement à l'étranger jusqu'à être désavoué par les collaborationnistes nationaux. Péralte regagna alors sa ville natale de Hinche et, du Plateau Central, lança une guérilla où il finit par mourir en défendant l'héritage de Dessalines.

Une deuxième armée fut créée par l'occupant. Au départ des troupes américaines en 1934, l'institution militaire fut « haïtiannisée » et de jeunes Haïtiens de diverses couches sociales devinrent les officiers et soldats de la nouvelle armée. Les vieux démons de l'institution militaire reprirent éventuellement le dessus, et survinrent, quelques années plus tard, la répression policière de 1946 avant la chute de Lescot, celle de 1957 après le renversement de Fignolé par Kébreau, et celle qui suivit le coup d'État de Cédras contre Aristide. Avec l'intensification progressive de la corruption et la politisation croissante de l'armée, les excès devinrent de plus en plus fréquents et leurs auteurs de plus en plus nombreux. Des soldats tapant de la matraque sur des citoyens désarmés qui refusaient de quitter les lieux furent filmés pendant des heures par les caméras de CNN pour justifier, aux yeux du public américain, l'envoi de troupes U.S. pour restaurer Aristide en 1994. La deuxième armée haïtienne fut finalement démobilisée en 1995 par le gouvernement Aristide, avec l'appui logistique et militaire des troupes américaines. Celles-ci cédèrent ensuite la place à un contingent onusien appelé Minustha, encore présent dans le pays avec l'aval de Préval, héritier politique d'Aristide. Le motif officiel étant que l'armée d'Haïti a historiquement été une tombeuse de régime et qu'elle continuerait d'être une menace constante pour tout gouvernement démocratiquement élu. Pourtant, en demandant lui-même la prolongation du mandat de l'armée onusienne, Préval reconnaît la nécessité d'une présence militaire. Cette présence étrangère constitue une infraction à l'article 263.1 sur la Force Publique, dans la Constitution en vigueur : « Aucun autre corps armé ne peut exister sur le territoire national. » Notons, par ailleurs, que la grande majorité des pays, qu'ils soient en régime capitaliste ou socialiste, ont gardé leur armée nationale malgré des bavures et même des scandales : les États-Unis, malgré la répression très critiquée de manifestants pacifiques à Washington, par les officiers Douglas MacArthur et George Patton en 1932 ; le Chili, malgré le brutal renversement d'Allende ; les armées d'Argentine, de Géorgie et d'Ossétie, malgré les sales guerres ; et, plus récemment, les militaires américains coupables des tortures d'Abu Ghraib, etc.

La semaine qui suivit mon entretien à l'approche du 18 mai ramenait un autre anniversaire, beaucoup moins glorieux : celui du 25 mai, qui a marqué l'avenir de l'armée et la vie politique en Haïti. Les Haïtiens de ma génération se souviendront de la date fatidique du 25 mai 1957, quand l'Armée d'Haïti se scinda en deux camps, entraînés de part et d'autre par les intérêts électoraux de groupements politiques rivaux. La veille, à l'Académie Militaire, le peloton de cadets avait été réuni en fin de soirée. On nous mit sur le pied de guerre en nous annonçant que l'ex-chef d'état-major de l'armée, le général Léon Cantave, entré en rébellion, occupait les Casernes Dessalines. La Direction de l'Académie avait décidé de descendre sur Port-au-Prince, afin de prêter main-forte aux troupes loyalistes et déloger le général rebelle. J'ai connu, cette journée-là, l'une des plus grandes surprises de ma carrière débutante dans l'armée d'Haïti. Ce fut l'apparition, au Camp d'Aviation d'alors, d'un groupe d'organisateurs déjoieistes qui lancèrent maladroitement au détachement de cadets dont je faisais partie : « Se sa, ti mesye, n ap kenbe nèt ! » [Tenez bon, les gars, nous irons jusqu'au bout !]. Mon fusil ne me tomba pas des mains, mais la révélation fut sidérante. Nous avions été armés jusqu'aux dents, prêts à toute éventualité, mais pas à celle de nous sentir cooptés par un état-major politique. Je découvris à ce moment que, derrière la mobilisation du Camp d'Aviation se tenaient les cadres du groupement Déjoie, alors que les autres candidats à la présidentielle étaient en conférence avec le prétendu rebelle aux Casernes Dessalines. Le général Cantave n'était donc pas si isolé qu'on nous l'avait dit. « Fuyez la politique comme la peste », disait à ses élèves un directeur de l'Académie militaire. Sa mise en garde tomba, malheureusement, sur des oreilles sourdes.

Ce 25 mai 1957 fit éclater au grand jour, en renversant les rôles, un malaise larvé qui avait existé dans l'armée depuis que le président Vincent s'était appliqué à privilégier un groupe d'officiers au teint clair contre d'autres officiers « noirs », dans le plus grand mépris de la hiérarchie militaire. À partir du 25 mai 1957, les officiers mulâtres ne tinrent plus le haut du pavé, comme ce fut auparavant la norme. Malgré sa présence aux commandes du pays au cours des dix années précédentes, le haut gradé militaire Paul Eugène Magloire, à l'épiderme noir, avait été considéré comme une doublure initialement propulsée au-devant de la scène par le président mulâtre Élie Lescot. Il était encadré par une clique mulâtre, largement représentée après son départ dans le camp de Déjoie le 25 mai. De retour à Frères, le lendemain, nous avons pu déceler le clivage de castes, mis à profit quelques mois plus tard par François Duvalier pour manipuler les nouveaux hauts gradés qui lui servirent la victoire sur un plateau d'argent à l'élection présidentielle. Des exceptions épidermiques furent tolérées pour atténuer plus ou moins les apparences, mais la politique de couleur continua d'affliger l'armée et le pays.

Outre le fait de sa récupération par des personnalités politiques - civiles ou militaires - l'image de l'armée d'Haïti était gravement écornée par le comportement individuel de certains de ses membres. Ceux-ci, quoique représentant une faible proportion de l'effectif total de l'institution, furent malheureusement les plus visibles et les plus connus par leurs excès. L'ensemble de l'armée fut souvent jugé en fonction de ces brebis galeuses, trop connues dans la capitale et les villes de province. Pour avoir été élève à l'Académie militaire, puis instructeur militaire, je peux affirmer que la brutalité relevée chez quelques militaires à l'encontre de leurs concitoyens n'a rien à voir avec l'enseignement qu'ils ont reçu aux centres de formation. Je l'attribuerais plutôt à une certaine conception de l'exercice de l'autorité, alliée à une prédisposition personnelle à la violence chez ces individus. Nul n'a besoin d'aller à une école militaire pour apprendre comment administrer une taloche ou des coups de bâton. Ce mode d'expression de l'autorité se transmettait dans de nombreuses familles et même par certains maîtres d'école.

Les interventions meurtrières de militaires contre des citoyens sans armes, de même que toute immixtion de l'armée dans la politique, doivent être condamnées et, si l'armée doit être réactivée en Haïti, des mesures efficaces doivent être étudiées et appliquées pour prévenir tout retour à cet état de choses. Le Code de Justice Militaire, que j'ai plusieurs fois eu l'occasion de consulter en préparant des procédures de jugement militaire, énumérait de façon exhaustive les infractions et les peines applicables aux membres de l'armée reconnus coupables d'abus de pouvoir, de meurtres, de viol, de voies de fait, etc. De plus, le militaire n'était pas réglementairement tenu d'exécuter un ordre illégal. Toutefois, malgré l'interdiction constitutionnelle de « commander l'armée en personne », il se rapporte déjà qu'un récent chef d'État ordonna par téléphone à un officier de garde au Pénitencier National d'exécuter un prisonnier politique. Ledit officier n'eut pas la bravoure de récuser cet ordre illégal. De même que la Constitution prévoit un organisme de protection du citoyen (Titre VI, Chapitre IV), le militaire devrait disposer d'un recours institutionnel contre tout ordre illégal et toute tentative de corruption ou d'intimidation, fût-elle du président de la République. Cette entité travaillerait de manière parallèle avec l'organisme de protection du citoyen, qui recueillerait les plaintes contre les abus de pouvoir et en assurerait le suivi au moyen d'enquêtes et de recommandations.

L'Armée d'Haïti que j'ai connue souffrait, en outre, d'une tare structurelle, qui fut celle de remplir un rôle de police après avoir reçu un entraînement d'infanterie. Le militaire haïtien n'était ni formé à la fonction de police, ni équipé pour exercer ce rôle. Les rues de nos villes étaient couramment patrouillées par des militaires équipés d'armes de gros calibre, conçues pour le combat en campagne et dont un seul projectile aurait pu transpercer plusieurs maisons et mettre en danger la vie d'innocents citoyens. Le militaire d'infanterie est formé et équipé pour se battre contre un autre soldat armé, ce qui le met éventuellement dans une situation où son devoir lui commandera de tuer avant d'être tué. C'est très rarement le cas dans la plupart des situations policières. Dans un précédent article, j'ai relaté une expérience personnelle que j'eus à Hinche alors que, fraîchement commissionné et affecté à la police de cette ville, je reçus une plainte pour un étrange cas de sorcellerie. Sans expérience ni référence statutaire adéquate, je consultai alors mes supérieurs hiérarchiques, qui ne savaient pas mieux comment s'y prendre ; une vraie patate chaude à laquelle personne ne voulait toucher. J'ai dû me débrouiller seul, et renvoyer dos à dos les plaignants et l'accusée. D'autres fois, j'eus à résoudre des querelles entre marchands de bétail, ou des tentatives d'intimidation contre des paysannes venues écouler leurs produits au marché local. Autant d'affaires relevant de la police, auxquelles un militaire d'infanterie ne peut faire face que par l'improvisation.

Au cours de l'émission du 16 mai dernier, l'animateur m'a posé une question qui me travaillait le crâne depuis quelque temps : à quoi peut servir une armée en Haïti ? À mon avis, les conditions premières de l'existence d'une nouvelle armée devraient être qu'elle soit strictement professionnelle, utile au pays et au service des citoyens.

La mission principale de l'armée professionnelle devrait être celle que lui attribue la Constitution : « ... garantir la sécurité et l'intégrité du Territoire... » (Art. 264). Il est évident que les besoins de développement du pays doivent limiter le budget consacré au maintien d'une force militaire. Il serait, de plus, utopique de croire que l'armée d'Haïti peut livrer une bataille rangée contre celle d'un pays disposant de plus grands moyens. Pourtant, la stratégie de Toussaint Louverture face aux troupes de Leclerc peut inspirer un plan de défense nationale en cas d'agression étrangère. On se rappelle qu'à l'arrivée des forces napoléoniennes, l'armée louverturienne se replia à travers le pays pour livrer une guerre de harcèlement qui lui permit de résister avec un succès considérable aux troupes françaises mieux équipées, numériquement supérieures et plus habituées à la guerre de positions, grâce aux expériences des champs de bataille européens. Pour renforcer nos capacités de défense, un service militaire pourrait être institué, où les citoyens seraient entraînés à manier les armes et apprendraient comment, au besoin, participer à une guerre de mouvement aux côtés de l'armée. Cette collaboration aurait aussi l'effet bénéfique de concrétiser l'union peuple armé, armée peuple, dans une symbiose dynamique entre civils et militaires. Même s'il existe des instances internationales pour recevoir les protestations d'un pays envahi par un autre, la réaction, diplomatique d'abord, est souvent si lente qu'elle permettrait à un éventuel agresseur d'infliger dégâts et humiliations à un petit pays comme le nôtre. La nouvelle armée nationale, jointe à la population, aurait une mission strictement défensive, conforme au droit imprescriptible de tout pays souverain de protéger son territoire.

La Constitution prévoit aussi que l'armée « [prête] main-forte sur requête motivée de l'Exécutif, à la Police au cas où cette dernière ne pourrait répondre à sa tâche ». De même que le militaire n'est ni formé, ni équipé pour remplir des fonctions de police, la police peut se trouver débordée et avoir besoin de l'appui de l'armée. Rappelons-nous que, différemment du soldat, le policier est un fonctionnaire, donc en droit d'exiger que ses conditions de travail répondent à des normes de possibilité. La plupart des pays reconnaissent ainsi aux policiers un droit de revendication ou de grève, au cas où les conditions de travail leur paraîtraient inacceptables. Le militaire, lui, est astreint à une exigence de résultat, au prix même de sa vie. Lors de la récente invasion par des rebelles armés contre le gouvernement Aristide, des policiers ont abandonné leurs casernes, disant qu'ils n'étaient pas des soldats. Un tel comportement ne serait pas accepté de militaires, qui sont tenus d'affronter coûte que coûte l'adversaire, sauf ordre de repli.

La nouvelle armée devrait aussi être utile au pays et au service des citoyens. « Outre les attributions qui lui sont propres, les Forces Armées peuvent être affectées à des tâches de développement. » (Constitution 1987, Article 266 – f ). Je pense qu'en temps de paix, cette utilisation de l'armée devrait s'inscrire dans ses attributions permanentes et normales. Les effectifs militaires peuvent efficacement servir de main d'oeuvre d'appoint sur les chantiers de construction (routes de pénétration, écoles, dispensaires, structures d'irrigation, etc.). Cette participation devrait avoir comme objectif de renforcer la capacité de rendement des effectifs salariés, dans le respect des prévisions budgétaires tenant compte du besoin de résorber le chômage dans le pays. Vers la fin des années 50 et le début des années 60, alors que j'étais affecté aux Garde-Côtes, je voyais partir chaque matin un détachement composé d'un officier et de plusieurs enrôlés pour suivre des cours d'alphabétisation au Camp d'Application. Le but était de les préparer à une campagne nationale d'alphabétisation, mais ces préparatifs semblent avoir été interrompus par les troubles politiques qui éclatèrent peu de temps après à travers le pays. J'ai un jour abordé avec le commandant des Garde-Côtes l'idée de proposer au Grand Quartier Géneral un projet pilote de défense régionale avec la population locale de Bizoton. Alors responsable de l'entraînement du peloton tactique de fusiliers marins, j'avais le sentiment que les exercices militaires de routine (ordre serré) répétés chaque jour étaient un gaspillage de temps et d'énergie. La réponse fut que l'idée était en soi valable, mais que le climat politique ne s'y prêtait pas. J'espère qu'arrivera bientôt le moment propice de mettre en oeuvre un cadre de participation effective de l'armée dans l'avancement du pays.

Mon opinion est que l'armée peut et devrait être rétablie, non comme un mal nécessaire en raison de l'insécurité, mais comme une institution proche du peuple et activement engagée vers le progrès, tout en étant à l'avant-garde de la défense du Territoire.

Teddy Thomas

Mai 2009

teddythomas@msn.com