Le Château et la Famille Talbert
Le Château et la Famille Talbert
Préambule: Quand on parle de seigneurie au XVIIIe siècle, il ne faut pas voir un territoire délimité comme l'est un village actuellement. La société rurale n’est plus ce qu’elle était au Moyen-Age, les strates sont plus nombreuses. Chaque seigneurie avait un échevin qui était le régisseur des biens du seigneur. Dans certains documents, on rencontre la fonction de « Maire », bien avant la Révolution mais son rôle n’est pas clairement défini (dans un village).
Une seigneurie est un lot de biens, terres et immeubles assez proches les uns des autres, d’où le nom de Seigneurie de Nancray (en ce qui nous concerne). Ces biens sont exploités par des fermiers qui eux-mêmes peuvent avoir des domestiques.
La société villageoise se compose aussi de propriétaires, de travailleurs indépendants comme le meunier, le voiturier, le bûcheron, des commerçants, des fabricants (tailleurs de vêtements, sabotiers...).
En parcourant Les ouvrages traitant de la société rurale de l'Ancien Régime, on peut relever différents droits fiscaux ou de justice attribués au Seigneur et d'autres relevant de l'autorité royale. En ce qui concerne les Talbert, ceux-ci outrepasseront souvent les lois pour s'attribuer des héritages notamment. Comme vous le verrez dans l'arbre généalogique ci-dessous, ils sont diplômés en Droit et sauront en user et en abuser, laissant vaines les protestations des victimes. La société de l'époque était très inégalitaire rendant la Révolution inéluctable.
Afin d'illustrer mon propos, voici un extrait de l'arpentement (équivalent du cadastre) de 1760.
Source: Département du Doubs – Archives Départementales – Cote EAC533CC3
L'ancien Château
Je l'ai vu écrit ici et là: Il y avait autrefois un autre château. Mes recherches m’ont conduit à un document de justice de 1846 concernant un terrain. Ces écrits font une description du château (ancien) et un plan est joint. C'est une procédure engagée par les héritiers Talbert à propos d'un terrain communal de 60 ares jouxtant le "Bas de Roche" .
Le plan (la fontaine est le "Bas de Roche") Source: Département du Doubs – Archives Départementales – Cote 4E799
La légende Source: Département du Doubs – Archives Départementales – Cote 4E799
L'ancien château encadré en rouge, dans la Grande Rue.
Eléments descriptifs des lieux à l'époque issus des documents produits.
En 1846, dans les documents de la procédure en cours, on note que parmi les biens confisqués à la Famille Talbert du fait de son émigration et vendus le 6 messidor an 4 comme biens nationaux, ce terrain de 60 ares n'était pas concerné. Sur le plan, c'est le "terrain dit communal en litige" . Les Talbert évoque la Loi du 5 octobre 1814 qui les rétablit dans leurs droits. A noter que le pigeonnier numéroté 6 et colorié en bleu fait partie de ce terrain.
Les plaignants présentent une copie d'un conflit datant de juillet 1745, où la famille Talbert n'était pas impliquée mais qui décrit les lieux d'autrefois: un pigeonnier était là autrefois non accolé à l'immeuble mais plus bas le long du mur d'enceinte. Les plus anciens habitants du village se rappellent l'avoir vu peuplé de pigeons. Le domaine était entouré d'un mur qui allait jusqu'à la fontaine -appelée alors "Fontaine Saint Vallier"-. A gauche (place à four n.4) se situait un four banal où les gens venaient faire cuire pains et pâtes. (Interprétation de ce qui est écrit sur les documents originaux très difficiles à lire)
L'essentiel est de situer cet ancien château. La mémoire collective en fait état depuis longtemps. On peut imaginer qu'en remontant le temps, il devait avoir une autre forme qu'une jolie maison en pierre de taille.
Source: Département du Doubs – Archives Départementales – Cote 4E799
La Famille Talbert
La Seigneurie de Nancray a été acquise par le noble Joseph Talbert, avocat au Parlement (fonction écrite dans l'acte) de Besançon en 1704. Il l'a achetée aux héritiers de Guillaume Poutier de Saône.
« Le dénombrement donné par Monseigneur Talbert au Seigneur de Montfaucon de la dite Seigneurie de Nancray énonçant les biens en droit qui en dépendent, acte du jour 21 février 1704. Signé Coquillot. »( Extrait de l'acte).
La Seigneurie de Nancray était dans la mouvance* de la famille de Montfaucon.
*Mouvance: dépendance d'un fief par rapport à un autre.
Les premiers membres de la famille Talbert semblent avoir un caveau de famille dans l'Eglise des Carmes à proximité du Palais Granvelle. ci-joint l'acte de décès de Claude-Etienne.
Le Parlement de Besançon: pour simplifier, on peut l'apparenter à ce qu'est la Préfecture actuellement.
Source: Département du Doubs – Archives Départementales – Etat-Civil en ligne (qui renvoie au site "Mémoire Vive" de la ville de Besançon)
Leur domicile à Besançon
Leur hôtel particulier est accolé au Palais Granvelle. Il s'agit précisément du 98, Grande Rue. C'est là qu'était l'ancienne Poste de Besançon. J'ai étudié plusieurs documents pour situer leur maison avec précision. Leur propriété longeait le Palais Granvelle et allait en direction de l'actuelle rue Megevand. La partie résidentielle de l'hôtel était côté Grande Rue et les communs et les écuries étaient accessibles par l'arrière.
L'Hôtel des Talbert est l'immeuble à gauche, où il y a le fiacre.
Le Château du XVIIIe
Bien que propriétaire depuis 1704 de la Seigneurie de Nancray, Les Talbert vivent à Besançon. Au village, un échevin gère leur patrimoine. C'est vers 1780, qu'ils feront construire une maison de plaisance appelée le Château.
La Révolution
Denis Claude Joseph Talbert appelé aussi M. de Nancray et son épouse Marie ont au moins une fille (dont nous parlerons plus tard). A Nancray, la mémoire collective veut que le Château ait été pillé voire brûlé, il est certain que des biens leur appartenant ont été saisis et vendus comme biens nationaux. Le domaine du premier château en est un exemple.
Pour eux, tout s'est passé très tôt à Besançon. En voici un récit contextualisé.
Si les Etats Généraux se sont tenus les 4 et 5 mai 1789, la décision a été prise par Louis XVI dans un arrêt du Conseil d’Etat du 8 août 1788. Une autre décision est prise le 27 décembre 1788, le bailliage sera l’unité d’élection des membres siégeant aux Etats Généraux. Pour Besançon, il s’agit de la ville avec une partie de Châtillon le Duc. La représentation du Tiers-Etat est doublée.
Durant le second semestre 1788, l’aristocratie manigance pour atténuer la portée de cette réunion de mai 1789. Dans notre région, les nobles autour de M. Jouffroy d’Abbans à Chouzelot près de Quingey essaient de minimiser la portée de ces Etats Généraux en adoptant différentes résolutions pour influencer le Roi. Par ailleurs, dans l'hiver 1788-89, les conditions de vie sont de plus en plus difficiles pour le Peuple; les prix montent, les denrées sont insuffisantes et le mépris des possédants n'arrange rien. Le Conseiller Bourgon constatant le tumulte dans les derniers jours de mars 1789, n'a rien trouvé de mieux à dire: "Qu'ils aillent manger l'herbe dans les Prés de Vaux.". Il se trouve en position délicate lors d'une émeute ne percevant pas le mécontentement réel. Il est mis en sécurité de justesse grâce à un passant.
La représentation importante du Tiers-Etat, ne fait pas l’unanimité chez les parlementaires et le Clergé. A Besançon, le Parlement perd peu à peu son autorité. En janvier déjà des menaces étaient exprimées, l’un des membres, le Conseiller Bourgon trouve accroché à sa porte un exemplaire de l’arrêt du 12 janvier, dont il est responsable, barbouillé de sang… Le Parlement de Besançon s’incline devant la décision du Roi en mars.
Le 30 mars 1789 au soir, tandis que des boulangeries sont pillées, l’hôtel du Conseiller Bourgon et celui du Président Talbert furent mis à sac, sans rencontrer d’opposition des « forces de l’ordre ». Ces dégradations font partie d'un mouvement plus large qui a secoué Besançon fin mars 1789. De nombreuses maisons particulières ont été touchées et un marchand de blé a été assassiné. Les jours suivants, les meneurs furent arrêtés. Les rues restèrent éclairées la nuit et la troupe avait même l'ordre de tirer "à balles"...
Les événements de Besançon et l'Exil en Suisse
Récit concernant plus particulièrement Marie Françoise, l'épouse de Denis Claude Joseph Talbert.
Témoignage de son père Guillaume Maire - Seigneur de Villers-le-Sec (nom de Villers Saint-Martin avant 1922) - Conseiller au Parlement de Besançon
Demande de son père aux autorités pour qu'elle ne soit pas considérée "émigrée" et puisse rentrer en France.
Témoignages des émeutes et de son séjour dans le Canton de Neuchâtel -5 feuilles-
Source: Archives Nationales - Site de Pierrefitte -Reproduction du dossier F/7/5054
Ce dossier contient un lot de témoignages des faits qui ont conduit à l'Emigration du couple Talbert. Il est destiné aux autorités françaises afin que Marie Françoise Talbert surtout, ne soit pas considérée comme émigrée volontaire donc ennemie de la Patrie. Elle souhaitait vivement rentrer en France. Elle le put avant l'Empire. Je n'ai pas d'autres éléments concernant la totalité du parcours des Talbert durant leur émigration.
Retour au Château de Nancray
Je ne sais pas dans quel état est le château après les événements de la période révolutionnaire. Le seul document disponible est une copie du Cadastre Napoléon terminé en 1819.
Je prends volontairement un plan large pour se repérer avec l'église. Le Château est composé des bâtiments sur la parcelle 180. On observe qu'il y avait une construction étroite le long de la rue.
Source: Département du Doubs – Archives Départementales – Cote 3P419
En 1789, Les Talbert étaient domiciliés à Besançon. Ils avaient une fille, Marie Joséphine Philippe Talbert de Nancray née le 22 juillet 1788. J'ignore si elle les accompagnera durant leur émigration. Son prénom usuel était Philippine. Au début des années 1800, des relevés d'actes notariés sont à son nom "Melle Talbert" ou de sa tante Marie-Thérèse Talbert concernant des transactions avec des gens de Nancray. Elle est domiciliée à Besançon ce qui laisse supposer qu'elle a dû rester auprès de sa tante durant la période de la Révolution. C'est une hypothèse.
Sa mère Marie Françoise obtient gain de cause et elle est rayée de la liste des émigrés en l’an 9 et son mari l’année suivante. Durant leur séjour à l’étranger, ils ont eu un fils Charles, né en Suisse en 1794. Le dernier Seigneur de Nancray et son épouse s’installent à Quingey. L’arbre plus haut donne les dates de décès. On retrouve Charles dans l'armée en 1814, blessé en Prusse puis en France. Décoré de la Légion d'honneur, Ordre royal, en 1816. (Il jure fidélité au Roi.)
Philippine épouse le 24-04-1813 à Besançon, Charles Justin Casimir Girod de Novillars, 36 ans, officier de cavalerie.
Sur la matrice cadastrale du plan de 1819, le château est leur propriété. Avec la Restauration, les nobles sont rétablis dans leurs droits. Cependant, Les biens nationaux vendus ne sont pas restitués, Louis XVIII a compris la leçon de 1789 et agit avec prudence. Les émigrés spoliés seront dédommagés grâce à la Loi du 27 avril 1825 promulguée par Charles X. C'est la Loi dite "Le Milliard des Emigrés".
Je pense que c'est plus tôt que Philippine et son mari ont restauré le Château et sont venus y résider. Ils toucheront tout de même 80 000 Francs d'indemnisation. J'avais noté lors de mes premières recherches en 1975, qu'au moment de la reconstruction du Château, un corps de bâtiment a été ajouté. Il s'agit de l'immeuble de droite dont les façades sont orientées d'Ouest en Est. On peut donc considérer que le plan du cadastre ci-dessus est le plan du Château reconstruit.
La vie au Château
Voici les extraits de la matrice du Cadastre Napoléon terminé en 1819 avec un plan situant les lieux. La parcelle 182 étant le "Parc du Château" allant jusqu'à la route d'Osse. Des vestiges de murs sont toujours là. Le nom du propriétaire est Casimir Girod de Novillars (Maire de Nancray, je ne sais pas.). Il faut se remettre dans le contexte de cette époque où les femmes n'ont que peu de droits civiques une fois mariées. Le Château et autres biens sont aux Talbert. Le Moulin Neuf et la ferme attenante étant à la Famille d'Angirey (2nd mariage de Philippine).
Source: Département du Doubs – Archives Départementales – Cote 3P419/ xx
Source: Département du Doubs – Archives Départementales – Cote 3P419/ xx
Source: Département du Doubs – Archives Départementales – Cote 3P419
Le mari de Philippine décède le 22-05-1824 à Besançon. Sa tante Marie Thérèse Talbert meurt à l'âge de 74 ans, le 21-12-1825 au Château.
Veuve, elle épouse le 25 avril 1827, Georges Clair(e) Victor Baulard d'Angirey âgé de 36 ans. (Clair ou Claire) Elle a eu des enfants de son premier mariage, comme souvent à cette époque, quelques enfants morts jeunes.
Je pense que vous aurez fait le rapprochement avec Mme d'Angirey de la page du Moulin Neuf. Ses deux filles s'allieront aux familles de Burgat et de Lorcy.
Les personnes présentes au château en 1851. Source: Département du Doubs – Archives Départementales – Recensement 1851 (Doct en ligne)
J'ai fait l'acquisition de documents sur ces familles et tout en restant discret sur leur contenu, je peux vous en montrer un extrait. Ce, afin de montrer ce que la famille Philippine et son mari possédaient à cette époque.
Philippine s'éteint en 1874 à une âge très avancé. Née sous l'Ancien Régime, elle aura vécu la Révolution de l'intérieur, l'Empire, la Restauration, la Révolution de 1848, le 2nd Empire et la Guerre de 1870 dans son village et c'est à l'aube de la IIIe République qu'elle décède. Son frère Charles est décédé le 3 juillet 1866 à Besançon, il résidait alors, 6 rue Saint-Jean (actuelle rue de la Convention). Il était resté célibataire. En 1876, le château sera vendu.
Acte de décès de Charles Talbert
Source: Département du Doubs – Archives Départementales – Etat-Civil en ligne (qui renvoie au site "Mémoire Vive" de la ville de Besançon)
Les sépultures de la Famille ne sont plus présentes au cimetière de Nancray. Elles étaient au fond du cimetière. La Commune céda la concession à la Famille Dessirier pour la construction de la Chapelle lors de la Réinhumation des fils du Général après la Grande Guerre.
Je suis toujours en colère quand les élus gèrent le cimetière comme un bien quelconque et non comme un lieu sanctuarisé. C'est la seule remarque personnelle négative que vous trouverez sur mon site. C'est un sujet très sensible pour moi.
Un nouveau propriétaire
Le Château est en vente le 2 avril 1876. C'est un sylviculteur réputé, Adolphe Gurnaud, qui en fait l'acquisition. M. Gurnaud est de la branche familiale du Général Dessirier et sa demi-soeur Clémentine Gurnaud qui réside au village. Il est né à Besançon, il est dans le milieu du XIXe siècle un expert réputé nationalement. Il est l'auteur de nombreux ouvrages. Le monde forestier le tient pour l'un des meilleurs sylviculteurs français. Il sera maire de Nancray en 1870 et démis de ses fonctions en 1874. La nouvelle loi (Loi des Maires) de janvier 1874 entre en application au printemps de la même année. Mac-Mahon élu l'année précédente n'y est pour rien (Les pouvoirs du Président de la République des 3e et 4e Républiques sont limités et cette république n'a pas encore de constitution). C'est le Président du Conseil, le Duc de Broglie préparant une restauration monarchique qui mène une action vigoureuse contre les républicains, d'où cette loi. "Les maires et adjoints des chefs-lieux de département, d'arrondissement et de canton sont nommés par le Président de la République. Pour les autres communes, ces nominations émane des Préfets". Il échoua et dès 1875, une constitution est adoptée et scelle la 3e République. On comprend mieux l'allusion au gouvernement de Mac-Mahon dans les 2 nécrologies ci-dessous.
Un hommage lui a été rendu en octobre 2023 près de Champagnole. Ses thèses restent d'actualité.
Et en septembre 2025, à Nancray où l'arboretum lui a été dédié.
Mme Clémentine Gurnaud qui entretient une correspondance assidue avec son demi-frère le Général Dessirier écrit, le 6 juin 1898:
« Cher Edmond,
Une grosse douloureuse nouvelle ; je suis accablée. Adolphe est mort hier subitement à 9h15 du matin au moment où il allait prendre le train pour Baume les Dames où il donnait une conférence dans l’après-midi. Samedi, il m’avait quitté à 4h du soir après une bonne et gaie causerie, en m’annonçant son voyage qui devait durer 3 ou 4 jours. Mon Dieu, rien ne m’a dit que je le voyais pour la dernière fois… »
Deux nécrologies.
L'une un peu politisée. Il est vrai que c'était un anticlérical notoire.
La seconde, pour son parcours de scientifique.
A Nancray, il est l'auteur de la demande de passage d'une ligne de chemin de fer qui devait suivre l'actuelle Départementale 464 jusqu'à Sancey et rejoindre Saint-Hippolyte.
Il créera aussi "La Société des Amis des Arbres".
Le Château du XXe siècle
Après le décès d'Adolphe Gurnaud, le château sera acheté par la Famille Saint-Hillier. Durant cette période, de multiples appartements seront la résidence de nombreuses personnes. Il y a aura 2 études de notaires Me Martin puis Me Py. Des logements plus modestes offriront un logis à des personnes seules. M. Robert Simeray, le boucher historique de Nancray y commencera sa carrière, Louis, son fils y est né en 1931. On y a vu également l'installation de la Fromagerie Pochet (cf. la page dédiée).
Vers la fin du XXe siècle, la famille Saint-Hillier, le rénovera et cette demeure deviendra "la Copropriété des Chaseaux".
Louis et Marie Pochet avant 1914
années 1920
M. Robert Simeray découpe un cochon. années 1930.