Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse,
La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,
Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
Qui compriment le coeur comme un papier qu'on froisse ?
Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse ?
Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine,
Les poings crispés dans l'ombre et les larmes de fiel,
Quand la Vengeance bat son infernal rappel,
Et de nos facultés se fait le capitaine ?
Ange plein de bonté connaissez-vous la haine ?
Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres,
Qui, le long des grands murs de l'hospice blafard,
Comme des exilés, s'en vont d'un pied traînard,
Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ?
Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres ?
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides,
Et la peur de vieillir, et ce hideux tourment
De lire la secrète horreur du dévouement
Dans des yeux où longtemps burent nos yeux avide !
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides ?
Ange plein de bonheur, de joie et de lumières,
David mourant aurait demandé la santé
Aux émanations de ton corps enchanté ;
Mais de toi je n'implore, ange, que tes prières,
Ange plein de bonheur, de joie et de lumières !
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal
Introduction
Le poème Réversibilité de Charles Baudelaire, extrait de Les Fleurs du Mal, se distingue par sa structure et son thème. Ce poème, dédié à Mme Sabatier, explore les contrastes extrêmes entre l'angoisse et la beauté, la douleur et l'idéal, typiques de l'œuvre de Baudelaire. À travers une série de questions adressées à des anges personnifiés, le poème interroge la possibilité d’échapper au spleen pour accéder à l'idéal. La progression du poème nous mène à une réflexion sur la réversibilité des émotions humaines et la confrontation entre le désir du sublime et l'ombre de la souffrance. Nous verrons d’abord comment Baudelaire exprime le spleen dans les quatre premières strophes, puis nous analyserons la prière finale qui tente de conjurer cette souffrance.
I. Les images du spleen : souffrance et tourments
Dans les quatre premières strophes, Baudelaire évoque le spleen à travers des images fortes et oppressantes, en s’adressant à des anges idéalisés. Chaque strophe est introduite par un ange, symbole de beauté et de pureté, auquel Baudelaire demande s’il connaît des souffrances humaines spécifiques.
Angoisse et tourments de la vie
La première strophe s'ouvre sur l'évocation de “l’angoisse, la honte, les remords, les sanglots, les ennuis” qui écrasent le cœur du poète “comme un papier qu’on froisse”. Cette image de la compression, cette métaphore du cœur écrasé, renforce l'idée de la douleur morale et du spleen, qui est présentée comme un fardeau oppressant.
La haine et la vengeance
La deuxième strophe décrit les “poings crispés dans l’ombre” et la haine qui accompagne la vengeance. Le poète s’interroge sur la connaissance de cette haine par l'ange, en le confrontant à une violence intérieure qui se fait “le capitaine” de nos facultés. L'ombre de la vengeance et de la colère fait écho à la souffrance d’une âme tourmentée, opposée à l’idéalisme des anges.
Les fièvres et la maladie
Dans la troisième strophe, Baudelaire fait allusion aux fièvres, “qui, le long des grands murs de l’hospice blafard”, représentant la maladie et la souffrance physique. L’image des exilés “d’un pied traînard”, cherchant un soleil rare, renvoie à l’idée de l’isolement et de la lente agonie. Ces images s’ajoutent à l’idée d’un monde de souffrances incessantes.
La vieillesse et la peur de la dégradation physique
Enfin, la quatrième strophe décrit les “rides”, qui sont des signes du vieillissement et de la décadence. L'horreur de “lire la secrète horreur du dévouement” dans des yeux fatigués montre la confrontation du poète à l’inéluctable déclin, soulignant ainsi la vulnérabilité humaine et la peur de perdre la beauté et la jeunesse.
II. La prière et la tentative de réversibilité
Dans la dernière strophe, l'ange, qui symbolise la beauté, est sollicité de manière différente. Le poète implore l'ange non pas pour obtenir une faveur physique comme la santé ou la beauté, mais pour ses “prières”. Cette prière devient un acte de soumission et de transformation intérieure, dans le but de transcender les souffrances évoquées précédemment.
La référence à “David mourant” qui, dans un dernier élan, aurait demandé “la santé”, contraste avec la demande de Baudelaire. Tandis que David, figure biblique, cherche la guérison, Baudelaire, lui, ne cherche pas une réponse terrestre mais une réponse spirituelle. Il veut “les prières” de l'ange, pour apaiser son âme et faire face à ses tourments intérieurs.
Cela marque une tentative de réversibilité : du spleen à l'idéal. Cette prière est la clé pour échapper à la souffrance physique et mentale, une quête vers un idéal supérieur qui transcende la souffrance de l'existence humaine. Le poème se termine ainsi sur une note d’espoir, bien que teintée de fatalisme, où l'ange incarne l'idéal auquel le poète aspire.
Conclusion
Dans Réversibilité, Baudelaire fait une exploration complexe des émotions humaines, oscillant entre la souffrance (spleen) et l'aspiration à l’idéal. À travers les souffrances physiques et morales décrites dans les premières strophes, il expose les tourments de l’âme humaine. Cependant, dans la prière finale, il tente de renverser cette condition en cherchant refuge dans la spiritualité. Cette tension entre spleen et idéal, entre la douleur et la quête de rédemption, est au cœur de la poésie de Baudelaire, qui cherche à concilier les opposés pour comprendre l’essence même de l’existence humaine.