Voici venir les temps où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;
Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir ;
Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige ;
Valse mélancolique et langoureux vertige !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.
Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige,
Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir !
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir ;
Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige.
Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir,
Du passé lumineux recueille tout vestige !
Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige...
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir !
Charles Baudelaire - Les Fleurs du mal - Spleen et Idéal
Harmonie du soir est un poème extrait du recueil Les Fleurs du Mal, et fait partie du cycle consacré à l’amour, notamment à Mme de Sabatier, une figure importante dans la vie du poète. Ce poème est marqué par une recherche de l'harmonie, tant dans la forme que dans le fond. Il se compose de quatre quatrains d’alexandrins avec des rimes croisées, et sa structure musicale reflète le thème de la mélancolie et de l’idéal. Les rythmes et les sonorités sont soigneusement organisés pour transmettre une atmosphère douce et nostalgique.
Le poème s’ouvre sur l’image d’un soir où chaque fleur "s'évapore ainsi qu'un encensoir", une comparaison qui suggère que les fleurs, tout comme l'encens, dégagent une odeur sacrée ou mystique, se dissipant dans l’air. L’évocation de "l'air du soir" nous transporte dans un univers où l’essence même de la nature semble se fondre et se perdre dans un mouvement doux et langoureux. Les "sons et les parfums" qui se mélangent renforcent l’idée d’une harmonie cosmique, une harmonie qui est aussi l'expression de la mélancolie.
Le violon, qui "frémît comme un cœur qu'on afflige", symbolise ici l’affliction du poète, la douleur d’un cœur sensible qui se laisse envahir par la tristesse du monde. La valse mélancolique et le "langoureux vertige" traduisent la lente et douce immersion dans la tristesse. Le ciel, à la fois "triste et beau", apparaît comme un reposoir, un lieu où l’âme pourrait se reposer après la tourmente des émotions. L’atmosphère du poème est ainsi empreinte de cette douce mélancolie, où la beauté du monde se mêle à la douleur.
Dans la troisième strophe, l’image du violon qui "frémît comme un cœur qu'on afflige" est reprise pour insister sur la souffrance. Le cœur du poète est "tendre", il "hâte le néant vaste et noir", suggérant un profond désir de fuir le vide et la mort. Le "ciel", toujours "triste et beau", devient un "grand reposoir", un lieu où tout semble s’éteindre dans une forme de paix résignée.
La quatrième strophe décrit une vision poignante de la fin du jour et de la fin de la vie : "le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige". Cette image d’un soleil noyé dans son propre sang évoque l’agonie, la fin d’un cycle, mais aussi la permanence du souvenir. Le poète recueille les vestiges d’un passé lumineux, et son souvenir "luit comme un ostensoir", une métaphore religieuse qui associe la lumière du souvenir à celle du sacré. Cette lumière est à la fois une source de consolation et de souffrance, car elle fait revivre ce qui a disparu.
Dans Harmonie du soir, Baudelaire parvient à créer une ambiance où la beauté et la tristesse s’entrelacent harmonieusement. Les images sensorielles de parfums, de sons et de lumière s’organisent pour former un tableau de mélancolie où chaque élément — que ce soit la nature, la musique, ou le souvenir — participe à la quête d’une harmonie idéalisée. Ce poème, tout en étant une réflexion sur la beauté et la fugacité de l’existence, nous invite à saisir l’intensité de l'instant présent avant qu’il ne se dissolve dans le néant. La recherche d’harmonie devient ici une tentative de transcender la souffrance par la beauté, une aspiration à l’idéal, même dans la douleur.