Wagner et la sorcière de Cailly - Lady Carole of Glencoe

Hameau oublié de X, Haut Cailly, été 1998

L’étudiante assise sur un canapé du salon ne devait pas avoir plus de vingt ans. Elle s’était repliée sur son téléphone et tapotait le clavier avec son pouce. Elle n’avait pas daigné lever le nez quand je m’étais approché avec le plateau, ni pour m'adresser la parole.

— Je vais enregistrer votre témoignage sur un dictaphone. Si je m'endors à cause de la chaleur, vous n’aurez qu’à me réveiller quand vous aurez fini.

Charmante jeunesse. La grande bringue en short échangea son écran contre le verre de jus de pomme glacé que je lui tendais. Je pressais le liquide trouble chaque année avec les fruits juteux du verger. J’en gardais aussi quelques rayons dans la cave à côté des précieuses bouteilles.

— On a recensé plus d’une centaine de variétés anciennes originaires du coin. J’en ai quelques-unes sur mon terrain, j’essaye de les préserver de mon mieux. La plupart des arbres sont plus vieux que moi, et je viens de fêter 91 printemps !

La jeune femme se tortilla. La sueur engluait la peau nue de ses cuisses qui se décolla du cuir synthétique avec des bruits de succion. Elle avait été engagée par la mairie dans le cadre d’un programme de sauvegarde du patrimoine. Avec un historien local, elle récupérerait des témoignages de la vie passée à Cailly et ses environs. Alors que ses amis étaient descendus camper dans le sud, elle devait travailler et visiter des vieux croulants. Passer ses vacances à écouter des histoires d’un autre millénaire, toutes plus inintéressantes les unes que les autres lui plaquait un masque renfrogné sur le visage. J'avais accepté, voyant là, le moyen de me débarrasser enfin d'un secret pesant.

— C’est délicieux. Est-ce que nous pouvons commencer? Je dois être partie dans une heure.

Sans attendre de réponse, elle a enfoncé le bouton et posé le dictaphone devant moi. Je me suis éclairci la gorge avant de commencer mon récit.

— Cette année-là, en 1915, la neige est arrivée avec quelques mois d’avance. Les rues de Cailly s’animèrent de cris et de rires d’enfants emmitouflés de laine. Mon père avait poncé et ciré le traîneau en poirier que son père lui avait sculpté. Personne n'avait son pareil dans le coin, j'en étais très fier. Il est accroché au mur derrière vous. C’est mon Rosebud, vous voyez. Je m’en souviens, comme si c’était hier. L’insouciance, les batailles de boules de neige. Puis le gel s’est installé, brûlant les derniers légumes tardifs avant la maturité. Les pommes de terre et les fruits pourrissaient dans les caves. C’était une mauvaise période, la guerre et les privations rendaient les gens taciturnes. L'été et l'ordre de mobilisation générale avaient vidé les maisons de ses hommes valides. Bientôt, le froid empêcha les enfants et les personnes fragiles de sortir. Des bêtes mouraient, nous avons perdu deux poules et une petite chèvre que j’aimais beaucoup.

La jeune fille soupira en tirant sur son short. Elle but une nouvelle gorgée de jus glacé et moulina grossièrement de la main pour m’enjoindre de poursuivre plus rapidement.

— Le hameau longe une des huit voies romaines qui mènent à Cailly. Vous le saviez? Elle est bordée par des vergers à perte de vue. Un soir, un convoi de militaires allemands est apparu au détour d’un chemin forestier. Bloqués par la neige, ils n’avaient pas pu emprunter les voies principales et ils s'étaient perdus. Ils avaient progressé sous couvert des arbres. Ne pouvant aller plus loin, ils avaient réquisitionné les maisons autour de la place de l’église et s’y étaient installés pour la nuit. Je tressais des paniers en osier avec ma mère au coin du feu quand ils sont entrés sans s’annoncer. Ils parlaient une langue qui nous était inconnue mais ils connaissaient les mots: manger, boire et vite. Ma mère leur a montré nos réserves. Ils ont emmené tout ce qu’ils pouvaient, piétinant les pommes qui avaient roulé au sol, puis ils ont disparu en laissant un trou béant où s’engouffrait la tempête. Ma mère a fermé la porte, j’ai vu la peur et l’impuissance sur son visage. Le lendemain, les Allemands étaient toujours là et ils exigeaient plus de nourritures et de cidre. Ils ont fait venir tous les enfants en âge de marcher et les ont aligner le long de l’église. À ma gauche, Lisette tenait sa petite sœur par la main. Elles pleurnichaient en soufflant sur leurs doigts gelés. Les Allemands nous avaient arraché à nos mères sans nous laisser le temps de nous habiller pour le froid. Je revois les soldats ivres, qui nous tiennent en joue, l’officier qui hurle sur nos familles, ma mère en larmes, une voisine qui la retient par les épaules. Je ne sens plus l’extrémité de mes doigts. Lisette me regarde, ses joues roses sont piquées de petits points blancs, signe que la morsure du gel a commencé son œuvre indélébile. Elle me supplie du regard de l’aider, sa petite sœur s’est effondrée mais elle n’ose pas bouger pour la relever. Je voudrais la secourir mais je ne sais pas quoi faire. On dit que le vrai courage, c’est avoir peur, après, mais je n’avais aucune idée de ce que je pouvais faire à ce moment-là pour les aider, je n’étais qu’un enfant. C’est alors que la foule s’est écartée...

— La foule s’est écartée, les villageois ont déposé ce qu’il leur restait comme bouffe et les Allemands sont partis. Vous avez mangé du pain à la farine de glands pour survivre et tout s’est bien terminé. J’ai dû entendre des anecdotes similaires dans toutes les maisons où on m’envoie. Merci monsieur, pour ce témoignage poignant, et le jus, je vais vous laisser faire la sieste.

— Attendez, ça ne s’est pas exactement passé comme ça. La foule s’est bien écartée mais c’est la sorcière de Cailly qui est apparue dans le faisceau des phares des véhicules militaires. Du moins, c’est comme ça qu’on l’appelait entre nous.

— Quelle sorcière? Une vraie sorcière? J’ai pratiqué un peu de wicca pendant mon adolescence, ça rendait ma mère folle. J’ai lu tout ce que je trouvais sur le sujet. J’ai même un peu pratiqué avec mes copines. Rien de bien méchant. Vous dites qu’il y avait une sorcière à Cailly?

Elle semblait tout-à-coup intéressée par mon histoire. Ignorant sa question, j’ai bu longuement, lorgnant sur la petite fille aux ongles peints en noir qui trépignait devant moi.

— Les furtives apparitions dont nous avions été témoin avant la guerre, cachés derrière des arbres ou dans des buissons, me laissaient un souvenir onirique. Une grande femme à l’époustouflante chevelure argentée qui portait toujours d’incroyables robes colorées aux jupons interminables. La lumière accrochait les perles brodées, rendant le moindre de ses mouvements scintillants de mille feux. Pour nous, enfants des campagnes, c’était ce qui se rapprochait le plus d’une créature magique. Avec la voisine, Lisette, on était les plus jeunes de la bande. Les grands nous racontaient des histoires terrifiantes, nous confiant qu’elle jetait des sorts à celui sur lequel elle posait les yeux. C’est ce qui se rapproche le plus du mythe de Méduse d'Homère, vous devez connaître. Puis la guerre est arrivée et les parents nous ont interdit de nous éloigner du hameau. Cette nuit-là, quand la foule s’est écartée, c’est la première fois que je la voyais de si près. Un femme sans âge enveloppée d’un manteau d’hermine élimé faisait face à l’officier. Elle le fixait de ses yeux bleus, presque blancs. Elle a pris une profonde inspiration puis elle s’est mise à chanter. Sa voix de soprano était pure, cristalline, je n’oublierais jamais cette mélodie. Les Allemands ont baissé leur arme. Ils semblaient hypnotisés par cette déesse nordique apparue au milieu de ces paysans sombres et grelottants. Son chant a duré une éternité, je sentais mon sang se précipiter jusqu’à mes doigts, mon nez. La voix de la sorcière m’ensorcelait de ses bienfaits, je n’avais plus froid. Quand les enfants se sont mis à tomber un par un, les femmes se sont précipitées au pied du mur pour les recueillir dans leurs bras. L’officier a donné des ordres pour disperser la foule. La sorcière avait disparu, avalée par la cohue. Je me souviens de ma mère me soulevant dans ses bras ainsi que de ses larmes chaudes inondant mon visage. Le lendemain, les Allemands avaient disparu, emportant les dernières provisions qu’on avait glané au fond des greniers. Par chance, nous nous en sommes sorti avec quelques engelures et des fièvres que les remèdes des campagnes peuvent guérir. Nous avons mangé du pain de gland sucré au miel le reste de l’hiver puis le printemps est venu et la fin de la guerre et de l’histoire. Il est tard, j’ai bien peur de vous avoir retenue plus longtemps que prévu et j’aimerais ne pas reporter ma sieste au-delà d’une heure raisonnable.

— Vous n’avez pas fini votre histoire.

— Vous n’avez pas envie d’entendre la suite.

— S’il vous plaît, terminez-la. D’où sortait la sorcière, qu’est-elle devenue?

— On dit qu’elle serait une descendante de la marquise de Cailly, celle qui fit construire le château de Joyeuse. La Lionne de Saint Germain gardait jalousement secrète une parcelle boisée où elle avait englouti une partie de sa fortune dans la construction d'une Folie, en vogue à l’époque, faisant promettre à ses héritiers de ne jamais la vendre. La mystérieuse cantatrice n’a jamais dévoilé son identité, peut-être avait-elle choisi de la louer pour s’isoler et répéter ses rôles ou fuyait-elle un amour impossible. On ne le saura jamais. L’artiste excentrique a disparu quelques années plus tard. La Folie est tombée en ruine et est devenue invisible, recouverte par la végétation. Elle est retournée à la nature, n’est-ce pas ce qui nous attend tous?

— Elle a sauvé la vie des enfants et vous l’avez laissée mourir seule dans sa Folie?

— La meilleure chose que nous pouvions faire, c’est respecter sa solitude, tout en gardant un œil sur elle. Ma mère lui envoyait parfois un panier avec quelques pommes et des œufs de nos poules rescapées de l’hiver. J’emmenais Lisette avec moi, après l’école. Nous nous cachions jusqu’à ce qu’on l’aperçoive. Parfois, ce sont ses chants dans des langues inconnues qui nous accueillaient mais jamais nous ne devions troubler sa quiétude par notre présence. Le panier abandonné au pied d’un arbre, nous nous enfuyions dans la neige en gloussant. Insouciance de l’enfance. J’ai gardé une certaine nostalgie pour la neige. Puis le printemps tardif est arrivé et avec lui, le dégel. C’est le père de Lisette, Louis le Boiteux, qui a trouvé le convoi. Les Allemands s’étaient perdus dans la tempête en essayant de rejoindre le front. Tous morts de froid. Il y avait encore les provisions qu’ils nous avaient volées, intactes, ils n’avaient pas eu le temps d’y toucher.

— C’est horrible de mourir comme ça.

— Pas du tout, au contraire, le froid est la mort la plus douce qu’on connaisse. On plonge dans une douce torpeur, on ne sent plus rien. C’est comme cela que nous aurions fini si la sorcière n’était pas intervenue.

— Veuillez accepter mes excuses. On a parfois du mal à voir les Allemands comme des ennemis. J’ai visité Berlin avec ma classe l’année de mon bac, c’est une ville géniale.

— Nous n’étions pas des êtres humains aux yeux des Boches, le convoi suivant pouvait très bien suivre les traces jusqu’ici et nous accuser de les avoir tuer. Nous n’étions pas à l’abri de représailles. Alors, les gens du village ont décidé de les faire disparaître, entièrement. Armes, uniformes, véhicules. Nous avons gardé l’essentiel et démantelé et caché le reste. Pour les corps, par contre, les habitants ont dû improviser rapidement. Il leur était impossible de creuser une fosse commune. Trop grande, trop voyante. Les familles se sont réparti les macchabées. Nous les avons enterrés dans nos jardins, dans les vergers, les potagers. Là où les Allemands n’iraient jamais les chercher. Devant nos maisons, sous nos pieds. Et quelques morceaux aux cochons, pour tout vous dire.

Malgré l’air conditionné, la jeune fille avait chaud. Elle avait posé son verre vide contre sa joue luisante, espérant y trouver un peu de fraîcheur. Son visage rougeaud perdit toutes ses nuances de cramoisi pour un blanc laiteux. Son regard se tourna vers la fenêtre où les pommiers en fleur entourant la maison se balançaient doucement dans la brise. Elle avait décollé le verre humide de son visage et l’avait éloigné d’elle comme s’il était rempli du virus de la peste. Son intention de vomir était flagrante et je m’amusais de son dégoût et du tour que je venais de lui jouer.

La jeune fille fronça le nez. Elle n’osait pas toucher le coffret en bois vermoulu que je lui tendais.

— Avant que vous ne partiez, j’aimerais vous remettre ceci. Vous vous chargerez de les transmettre à qui de droit. Il contient les portefeuilles, les papiers d’identité ainsi que les photos et les plaques militaires des cinquante-quatre bougres. Je ne savais pas à qui les remettre, j’avoue que je les avais un peu oubliés. Mes parents n’ont sans doute pas eu le courage de les brûler. La vie a repris son cours, j’ai épousé Lisette, puis il y a eu de nouveau la guerre. Ce sera pour une autre fois, si cela vous intéresse.

— Vous rigolez ? Jamais je ne remettrais les pieds ici, vous m'avez fait boire du jus de Nazis !


Elle s'était levée et avait rassemblé son matériel. Je la raccompagnais jusqu’à la fournaise qui troublait l’air à l’extérieur.

— C’était du Wagner et il n'y avait pas de Nazis pendant la première guerre mondiale.

— Pardon?

— La mélodie, celle qui a hypnotisé les Allemands ce soir-là. Je l’ai entendue à Bayreuth où un ami mélomane m’avait entraîné contre mon gré des années plus tard, elle provient du Götterdämmerung de Wagner, Le crépuscule des Dieux. Une sacrée chanteuse cette sorcière de Cailly, je n’ai jamais retrouvé son pareil.

L'étudiante a poussé la climatisation et s'est mise à pleurer, le front sur le volant de sa voiture, le ventre secoué de spasmes. Alors que je sirotais un jus de pomme derrière le double-vitrage, elle a démarré et a disparu avec notre secret.


FIN