Vapeur hantée - Lady Carole of Glencoe

Personne ne se souvient quand le phénomène a commencé. Un jour, il y eut les premiers incidents et les gares furent désertées. C'était il y a longtemps. Tout ce que j'en sais, ce sont les vieux du village qui me l'ont raconté. L'un d'eux avait pris le train ce matin-là pour se rendre à la ville.

- Des spectres sortaient de la fumée de la locomotive. Ils entraient dans les wagons ou dans les cages à bétail. Ils agissaient comme s'ils choisissaient leur victime. Puis ils prenaient possession de leur corps et les forçaient à faire des choses, comme boire du thé ou jouer aux cartes. J'entends encore les vaches mugir comme des folles à l'arrière du train.

Quant aux conducteurs, on retrouvait les survivants à moitié fous parmi les décombres, balbutiant des phrases incompréhensibles. Privé de pilotes, il y eut de nombreux déraillements et des collisions de trains. Selon les informations officielles, les voies étaient en mauvais état et il ne fallait pas compter sur des réparations dans l'immédiat car la Société des Transports à Vapeur qui détenait le monopole était tombée rapidement en faillite.

On entendait aussi d'étranges rumeurs, que la veine de charbon qui servait à alimenter les locomotives provenait d'une essence d'arbre aux vertus hallucinogènes ou encore, que c'était sous un vieux cimetière celte qu'on avait extrait les gaillettes maudites. Aux charbonnages de Blegny-Trembleur, les intéressés affirmaient en riant n'avoir vu aucun fantôme au fond de la mine ni aucune tombe en surface.

Le pays fut immobilisé pendant quelques jours puis les gens et les bêtes se remirent à marcher. Les ingénieurs construisirent de nouvelles machines, les Taxi Vapeur, dont la fumée ne semblait pas être touchée par le phénomène de spectralisation vaporifique. Et l'on vit passer d'énormes sphères en acier boulonné et percées de hublots, crachant une fumée grise. Parfois, c'était un long tube d'acier terminé par un cube, d'où sortaient des petites cheminées fumantes, qui glissait le long des chemins boueux. Les personnes qui devaient se rendre rapidement dans une autre ville payaient une fortune pour se faire transporter sur ces engins bruyants. On ne sait pour quelles raisons les attelages de chevaux n'étaient plus à la mode. Les voyageurs élégants en visite chez leurs amis préféraient sans doute sentir la suie que le crottin de cheval. Ils protégeaient leurs beaux vêtements en s'entourant de larges capes et se bouchaient les oreilles avec de la cire fondue le temps du voyage. Les imprudents qui n'y avaient pas recours passaient les jours suivants à parler fort et à demander à ce qu'on leur répète plusieurs fois ce qu'on venait de leur dire.


Ma mère aussi était coquette. Elle aimait les belles robes et commandait des parfums hors de prix chez les parfumeurs des grandes villes. Nous avions hérité de la maison de ma grand-mère et nous avions déménagé dans un village clairsemé où l'on ne trouvait que des vaches et des prés couverts de fleurs. Il n'y avait pas beaucoup d'habitants mais on nous avait construit une école élémentaire et une petite gare, toutes en larges pierres grises et volutes végétales de métal peintes d'un orange éteint.

Une particularité bactériologique nous valut ce luxe, la prospérité du village et de nombreux visiteurs. Les murs de nos maisons abritent depuis des générations un champignon qu'on ne trouve nulle part ailleurs dans le monde, le Ervus Belgicus. Chaque cave familiale est munie de ses étagères d'affinage creusées à-même les fondations. Le lait des vaches récolté la vieille se transforme vite en petits cubes gluants à la croûte orange, au goût et à l'odeur atroces. Les Ervus voyagent pourtant jusqu'à la Mer du Nord où les chefs des grands restaurants les servent fondus sur des moules ou des huîtres et régalent depuis deux siècles les palais des nantis.

C'est grâce à la notoriété de ses fromages que la population avait appris à aimer ses vaches et à se soucier de leur bien-être. Elle entretenait aussi jalousement ses mignonnes maisons fleuries et ses rues pavées où les volets, les portes et tous les bâtiments en bois étaient peints de cet orange caractéristique au Ervus.

Pourtant, aucun hôtel, ni aucun restaurant n'ouvrit jamais ses portes. On croisait souvent des touristes qui nous saluaient en grimaçant. Ils nous posaient toujours la même question.

- C'est vraiment charmant chez vous, mais comment pouvez-vous supporter cette odeur ?

Bien qu'elle ait grandi ici, ma mère n'a jamais pu s'y faire. Pour atténuer la puanteur qui règne partout en maître, elle garnissait l'intérieur et l'extérieur de la maison de potées odorantes et colorées. Un jour qu'elle les arrosait en chantonnant pour elle-même, des voisines apparurent en groupe compact et lui reprochèrent d'avoir vendu Marguerite et Blanchette, les vaches de ma grand-mère, pour mettre un engin de malheur à leur place. Elles lui reprochaient aussi de ne plus se servir de la cave, comme sa mère et ses aïeules avant elle. Elles la menaçaient d'installer des fromages à son insu, pour ne pas que meurt le précieux Ervus privé de support accueillant. Ma mère leur riait au nez et fermait la porte. Elle s'aspergeait alors de parfum et me promettait de déménager loin de ces folles dès qu'elle aurait trouvé un nouveau travail.

Après l'école, elle me donnait des cours de piano, de chant et de solfège dans la grange réaménagée en salle de musique. Elle avait exercé comme professeur particulier dans la précédente ville où nous habitions. L'un de ses clients, un inventeur farfelu, l'avait engagée pour tester une invention qui devait, selon ses dires, révolutionner l'univers des mélomanes. Lunatique, le Professeur avait changé d'avis après quelques mois et travaillait déjà sur un nouveau modèle de Taxi Vapeur quand elle se présenta pour réclamer ses gages. En plus du paiement, en prétextant la remercier pour son aide précieuse, il lui avait offert l'instrument de musique monumental qui l'encombrait et dont la présence ferait fuir, après les vaches, la chouette et les chauves-souris de la grange.

Le pianorgue auto-accordable fut livré et assemblé par un groupe d'étudiants en blouse blanche. Il était accompagné de l'assistant du Professeur qui consultait le plan et donnait des instructions pour le montage. À leur air pincé, nous avions compris que la malédiction odorante du Ervus allait les pousser à travailler le plus vite possible. Par politesse, ma mère les invita à souper mais sitôt la machine opérationnelle, ils disparurent, prétextant le long chemin du retour. L'un d'eux pleurait en affirmant avoir perdu le sens du goût.

Le pianorgue auto-accordable. Le nom faisait sourire mais l'énorme insecte de métal cuivré et de bois noir laqué avait une allure inquiétante. Comme si une larve géante avait éclos dans un piano déstructuré. Son dos était hérissé de tuyaux d'orgue. Au-dessus des trois rangées de claviers trônait une série de cadrans et de boutons poussoirs dont les fonctions avaient été soigneusement calligraphiées à la plume.

- Ici, tu choisis le mode piano ou orgues. C'est la particularité de cet instrument. Si tu tires cette manette, le piano va s'accorder tout seul. Les engrenages se mettent à tourner, l'instrument vibre comme une grosse mouche qui veut s'envoler, tu vas voir, m'apprenait-elle avant de m'éloigner de la machine.

Cela prenait de longues minutes avant chaque leçon, pendant lesquelles on entendait la pire cacophonie qui soit! Cordes torturées, malmenées, rouages qui grincent, courroies qui se tendent, puis le silence.

Elle ne jouait jamais de l'orgue, affirmant en riant que c'était trop solennel, que cela faisait fuir les petits oiseaux et tourner le lait. Le piano, par contre, avait un son pur et cristallin et elle en jouait merveilleusement bien. Le génie de cette invention ne résidait pas dans ses usages multiples mais dans l'excellence de sa sonorité. Le monstre me terrifiait, je gardais les yeux fermés, pour me concentrer sur la musique et sur ma voix.

- Si tu t'exerces tous les jours, tu deviendras un excellent chanteur d'opéra, comme ton père, m’avait-elle dit un jour, les yeux brillants.

Je n'ai jamais connu mon père. C'était un jeune baryton prometteur. Ils s'étaient rencontrés lors d'un spectacle où elle était choriste. Alors qu'il était parti faire carrière aux Amériques depuis plusieurs mois, elle s'était rendu compte qu'elle portait son enfant.

Nous recevions de temps en temps une grosse somme d'argent en dollars américains, roulée entre les affiches des spectacles où il s'était produit. L'envoi était toujours accompagné d'un flacon de parfum et d'une longue lettre que ma mère s'empressait de faire disparaître. Elle aimait la lire seule, pour ne pas que je la vois pleurer. Puis nous choisissions ensemble les meilleurs endroits où installer nos nouvelles affiches. L'intérieur de la maison et de la grange ressemblaient à un hall d'entrée de théâtre américain.

J'avais une dizaine d'années quand elle me confia aux bons soins d'un couple de voisins pour partir travailler à la capitale. Elle avait passé avec succès une audition en chant, comme tant d'autres dans le pays. Elle souriait en terminant ses malles. Il lui faudrait plusieurs jours pour arriver à la grande ville. Un billet de Taxi Vapeur avait été réservé à son nom par son nouvel employeur. Elle emballait soigneusement ses robes et ses corsets dans du papier de soie pour éviter qu'elles ne se froissent ou qu'ils ne se plient durant le transport.

- Tu comprends, je vais partager un appartement avec trois autres choristes. Les artistes vivent la nuit, ce n'est pas un endroit pour élever un enfant.

Alors que j'aidais le conducteur à installer le dernier de ses bagages à bord de l'engin fumant, elle m'attira à elle et me serra dans ses bras. Je sentais son parfum puissant. J'avais l'impression que nous pourrions vivre sous la tente formée par la cape qui nous entourait. Elle me fit promettre d'aller à l'école, de continuer mes leçons de musique et de m'occuper de ses fleurs jusqu'à son retour. Les oreilles bouchées par de la cire, elle n'entendit pas ma réponse mais elle me sourit.

Le couple qui m'avait recueilli était des amis d'enfance de ma grand-mère. Ils avaient eu plusieurs filles, toutes plus âgées que moi et maintenant fiancées ou mariées à des gars du coin qui produisaient et exportaient du Ervus. Le vieux Dim était heureux d'avoir enfin un petit gars à qui parler d'affaires d'hommes. Il m'emmenait aux vaches, selon son expression qu'il agrémentait d'un clin d’œil conspirateur. Sa femme, bonne comme le bon pain, levait alors les yeux au ciel en soupirant.

Chaque famille avait ses secrets pour que le lait soit abondant et d'excellente qualité. Par peur de les emmener dans la tombe si un accident devait arriver, on apprenait très tôt aux petits héritiers les mélanges de plantes pour produire le meilleur herbage et les endroits où emmener brouter le troupeau en fonction des saisons. Les filles de Dim n'aimaient pas patauger dans la boue et tenir une fourche leur donnait de disgracieuses cals aux mains. Elles n'avaient jamais aidé leur père à prendre soin des bêtes et étaient plus proches de leur mère avec qui elles traitaient le lait du jour en parlant chiffons.

J'avais beaucoup d'affection pour lui et elle était réciproque. Lui, le père que je n'avais jamais eu, et, moi, le fils qu'il avait toujours désiré. Par peur que meurent ses précieux procédés, Dim m'apprit tout ce qu'il savait sur les vaches.

Son troupeau était constitué d'affectueuses et passives montagnes de douceur qui portaient chacune un nom qu'elles se choisissaient. Quand elle incorporait le groupe, Dim soumettait une liste à la nouvelle recrue. Cela pouvait parfois prendre plusieurs semaines. Quand celle-ci mugissait d'une certaine façon, c'est que le nom lui convenait.

Dès qu'il s'approchait de la barrière du pré, elles accouraient pour le saluer, il sortait alors des cubes oranges de son sac et en offrait aux vaches qui se régalaient et lui léchaient les doigts.

- Tu vois, petit, le voilà mon secret.

Elles se frottaient à lui, ronronnantes. Le vieux Dim les massait en leur parlant d'une voix douce et rassurante.

Je pris l'habitude de remplir un sac de petits fromages puants avant d'aller aux vaches quand Dim ne se sentait pas la force de monter dans les pâtures. Les vaches apprirent à me reconnaître et à se laisser caresser. Pour les amadouer, je sortais les friandises qui disparaissaient rapidement. Les mains vides et nettoyées à coup de grosses langues râpeuses, je chantais pour elles. Ce qui semblait beaucoup leur plaire et me permettait de m'exercer au chant.

Après mes devoirs, je retranscrivais dans un carnet, le soir à la lueur d'un quinquet en cuivre, tout ce que j'avais appris dans la journée. Je comptais l'offrir au vieux Dim le jour de mon départ. Il devenait de plus en plus faible et ses petits-fils étaient encore trop jeunes pour aller aux vaches avec lui.

J'étais heureux au milieu des prés mais ma mère et la ville me manquaient.

Nous allions bientôt fêter le nouveau millénaire. De grandes réjouissances furent organisées à Bruxelles en présence de la famille royale. L’apothéose du spectacle serait un chœur d'une centaine de personnes, suspendu au-dessus de la foule dans une nacelle maintenue en l'air par un zeppelin argenté. Ma mère fut sélectionnée pour en faire partie. Elle m'écrivait de longues lettres parfumées et me parlait de la vie à la capitale, des répétitions, de ses nouvelles amies. Elle m'envoyait de temps en temps des photos, des nouvelles de mon père ainsi que les affiches. Je les installais, seul, sur les murs de notre maison qui empestait maintenant un mélange de Ervus et de parfum des fleurs que j'entretenais en attendant son retour. Dans le village, la production allait bon train et les commandes arrivaient de partout en Europe. Notre cave fut réquisitionnée, par décret communal, pour augmenter la production et répondre à la demande. Les voisines avaient mis leur menace à exécution et rempli nos étagères de fromages.

Le soir du réveillon, alors que l'attention du public était attirée par le feu d'artifices au-dessus du Palais royal, un problème technique fit dévier le zeppelin et son chœur de sa route. Ils s'écrasèrent à l'écart de la ville, sans aucun survivant. Le public n'assista jamais à l'accident et il n'en sut jamais rien.

Le Ministère des Loisirs Publics m'envoya un télégramme le lendemain, suivi quelques jours plus tard d'une lettre de condoléances impersonnelle, mentionnant l'adresse du cimetière où une tombe commune à tout le chœur avait été discrètement érigée. Un chèque de dédommagement et un coffret contenant une médaille de Chevalier des Arts et des Lettres au nom de ma mère, à titre posthume, accompagnaient la lettre.

J'ai beaucoup pleuré les yeux fermés. Après tout ce temps, le monstrueux instrument me terrifiait toujours. Il faisait froid dans la grange mais j'ai joué du piano et j'ai chanté ses airs d'opéra préférés toute la nuit. Je serais peut-être devenu aphone et j'aurais eu le visage brûlé par les larmes gelées si le vieux Dim ne m'avait pas interrompu.

Enveloppé dans un édredon de plumes, le vieux Dim dormait cette nuit-là sur la banquette matelassée de la salle d'attente des Premières Classes quand il fut réveillé par des chants. Il avait fêté dignement le nouveau millénaire chez des amis et avait encore la tête remplie d'eau-de-vie du pays. Sa femme et ses filles avaient le sommeil léger, elles ne supportaient pas les ronflements éthyliques de leur Dim adoré. Il faisait trembler toute la maison, de la trappe à charbon au fond de la cave jusqu'au vitrail du grenier. Elles s'étaient mises d'accord, des années auparavant, pour qu'il dorme, les nuits de beuverie, dans la gare désaffectée mitoyenne de leur maison. Les filles avaient quitté le nid mais il avait gardé l'habitude, pour sa femme.

Je l'entends encore raconter sa vision, debout à l'entrée de la grange.

- J'ouvre les yeux, je cours sur le quai et voilà que je vois arriver une bonne vieille ronflante crachant sa vapeur, rutilante sous les premiers rayons du jour, plus neuve qu'à sa sortie de l'usine. Ça devait faire quelques dizaines d'années qu'on n’en avait pas vues par ici. Elle passe devant moi au ralenti. Et crois-moi ou pas, mais aux commandes de la belle, il y avait des hommes en bures noires qui chantaient!

La Guilde du Voyage Serein et ses Prêtres Chanteurs était une étrange communauté répandue sur tout le territoire. Selon leur doctrine, les ondes générées par la voix humaine étaient capables de miracles, pour peu que vous chantiez juste, et la bonne chanson. On n'allait pas à l'église, ni au temple mais au Conservatoire et aux concerts des Prêtres Chanteurs. On en revenait toujours apaisé, serein. La vie s'écoulait doucement dans cette communauté vouée à la paix. Le nombre de leurs adeptes ne cessaient de grandir à travers tout le pays et les dons affluaient. Des villages entiers furent envahis ou construits afin de contenir tout ce monde. Scientifiques, compositeurs, boulangers, hommes, femmes, enfants, tout le monde était accueilli à bras ouverts avec des chants de bienvenue.

La locomotive chantante qu'avait vu passer Dim n'était qu'une prémisse au retour des transports ferroviaires. L'information se répandit que la Guilde avait acheté la Société des Transports à Vapeur et l'ensemble du réseau. Elle avait trouvé un moyen d'éviter que n'apparaissent les spectres dès qu'une locomotive crachait sa fumée. Les mélodies furent testées par centaines sur des tronçons désaffectés jusqu'à ce que la bonne chanson soit trouvée. Pour les nombreux volontaires ayant perdu la raison, un asile de retraite fut construit et ils furent élevés au rang de Héros de la Guilde.

Bientôt, les voyageurs, les bêtes et les marchandises refirent leur apparition dans les gares. Malgré l'assurance de ne pas rencontrer de fantômes à bord des trains, de nouveaux métiers virent le jour. Comme le Médium Itinérant, qui louait ses services aux veuves éplorées. Des petits salons avaient été aménagés à bord des trains pour recevoir des séances de spiritisme. Sous la pression de la clientèle, la Guilde avait fait construire des wagons-appartements où les voyageurs les plus fanatiques vivaient à l'année, espérant chaque soir recevoir un signe de l'au-delà et changeant de Médium dès que le train s'arrêtait. Nombre d'escrocs avaient monnayé fort cher la dernière parole d'un mari défunt ou un mot d'amour d'une mère partie trop tôt. Les contrôleurs découvraient chaque jour de nouvelles supercheries.

Les gares et les quais furent assaillis de charlatans, de vendeurs de colifichets, talismans protecteurs et autres icônes saintes. Ces gris-gris ridicules étaient censés vous protéger des spectres malveillants que vous risquiez de rencontrer dans le train.

Pourtant, aucun marchand ni aucun Médium ne descendait à l'arrêt Ervus. La malédiction avait encore frappé et la gare garda sa sérénité.

Un jour, des représentants de la Guilde du Voyage Serein débarquèrent sur nos quais. Ils me cherchaient. Ce père que je n'avais jamais rencontré avait fini par abandonner la notoriété et ses millions de fans américains pour un anonymat paisible au sein de la communauté de la Guilde. Malade, il confia sur son lit de mort le secret de mon existence et les regrets de ne pas m'avoir connu. Orphelin d'un membre éminent, la Guilde m'offrit de les rejoindre. J'étais triste et excité à la fois. Je leur parlais des vaches, de la musique, du pianorgue dont je ne pouvais pas me séparer car il me rappelait ma mère. Ils me promirent d'envoyer une équipe pour le démonter et le transporter. Un Prêtre Chanteur les accompagnait, il avait une voix grave et envoûtante de basse. Il voulut savoir ce que j'avais appris comme airs d'opéra. Ses intonations profondes et chantantes me rassuraient. Avec leur aide, j'ai décroché toutes les affiches et fait ma malle rapidement. J'ai longtemps soupçonné le Prêtre d'avoir utilisé quelques notes hypnotiques sur moi.

Dim reçut le carnet avec beaucoup d'émotion. Sa femme me serra dans ses bras, elle pleurait en me fourrant du pain et des Ervus soigneusement emballés dans les poches. Je lui confiais les clés de la maison. Leur cadette, enfin enceinte, viendrait s'y installer prochainement. Son mari donnerait un coup de main au Vieux Dim après mon départ, en attendant la relève.

Le village des Ardennes où ils m'emmenèrent portait le nom du lieu-dit de la Mergyre. Il était coupé en deux par une rivière cristalline et gorgée de truites qui serpentait à flanc de rues et de maisons. Alors que je n'avais connu que les villes grises et les prés fleuris, je me retrouvais entouré d'arbres centenaires qui me bouchaient l'horizon.

Dans la communauté, chacun était libre de faire ce qu'il savait le mieux faire. Quand un Prêtre Chanteur me posa la Question à l'aide d'une mélodie choisie, je répondis sans réfléchir: m'occuper des vaches et chanter. Un secrétaire notait alors vos souhaits conscient et inconscient dans un registre et vous receviez un emploi du temps quelques jours plus tard.

Pour les tâches ingrates collectives, il y avait toujours un Prêtre qui apparaissait à vos côtés pour entonner un chant hypnotique et relaxant. Les membres rentraient chez eux en fredonnant, satisfait du devoir accompli.

Peu de temps après mon arrivée, le pianorgue fut livré en pièces détachées. Malgré le plan et une vaste salle mise à ma disposition, je n'ai pas eu le courage de le remonter.

Il était accompagné d'une lettre de Dim et d'une vingtaine de ses fromages, « pour ton petit déjeuner et tes vaches », m'écrivait-il. Sa fille me remerciait pour la location gracieuse de la maison et promettait que son premier fils porterait mon prénom et celui de ma mère si c'était une fille.

J'ai terminé ma scolarité dans une maison communautaire où j'avais ma propre chambre. J'étais entouré de gens simples et souriants. Je partageais mon temps libre entre le troupeau et les cours de musique et de chant dispensés au Conservatoire. Quand le moment s'est présenté, j'ai posé ma candidature pour devenir Prêtre Chanteur. Pendant que je chantais à l'audition, une femme du jury s'est mise à pleurer. On m'a expliqué plus tard qu'elle avait suivi mon père en tournée à travers les Amériques pendant des années et que je lui rappelais son amour inaccessible.

Le domaine des Prêtre Chanteurs était vaste et lumineux. Une ancienne abbaye avait été achetée des années plus tôt et restaurée avec l'aide des premiers membres de la Guilde. Les bâtiments religieux désacralisés, le chœur de l'immense église tenait lieu aujourd'hui de salle de concert. C'est de cet endroit et de notre accoutrement que nous tenions l'appellation de Prêtres alors que nous n'étions les ministres d'aucun culte. Nous portions la bure car, d'après un des fondateurs, c'est le vêtement le plus adéquat pour chanter, le corps n'y est pas entravé. Ce que j'ai compris et approuvé le jour de mon arrivée.

La population locale avait vu apparaître des petits groupes d'hommes et de femmes en bures noires. Ils chantaient pour eux, dans la cour des fermes, on leur vendait des outils, des ruchers, des poules pondeuses ou des semences pour le potager à bons prix. Ils repartaient dans leurs ruines et les mélodies demeuraient dans la tête toute la journée. Nous gagnions toujours la sympathie de qui voulait nous écouter chanter.

On me confia à nouveau le troupeau de vaches que je régalais de Ervus envoyés régulièrement par la fille de mon vieil ami maintenant disparu. Muni de sa liste, j'avais trouvé leur nom en quelques jours, ce qui facilita mon intégration parmi elles. D'autres Prêtres s'occupaient de la traite, certains de la transformation du lait ou encore de nettoyer les étables en chantant. Les potagers et les vergers produisaient en nombre, nous ne manquions de rien, pas même de miel. J'ai appris au Cours de chants pour Usages Quotidiens, comme tous les novices, l'air qui apaise les abeilles. Je l'ai chanté avec eux devant les ruches jusqu'à ce que les essaims ne forment plus qu'un et vibrent à l'unisson avec nos voix. Sous les ordres de notre professeur, nous nous sommes avancés et nous avons vidé les rayons sans aucune protection. Aucun de nous n'a été piqué.

La même année, je choisis d'étudier les chants pour animaux ne sachant pas alors que mes partitions deviendraient une référence et qu'elles seraient utilisées dans tous les villages de la Guilde quelques années plus tard.

Les couloirs de l'abbaye comportaient de nombreux laboratoires de recherches. Aucune porte n'était fermée à clé et la curiosité était encouragée. J'avais fait don du pianorgue à la Guilde. Celui-ci avait été remonté et étudié de près par un groupe de Prêtres bricoleurs qui s'était installé non loin des salles de classes. J'entendais parfois le bruit de la grosse mouche prête à s'envoler, puis les notes légères du piano parfaitement accordé. Cela me faisait penser à ma mère, je rendais alors visite à un vieux Prêtre qui expérimentait des mélodies pour apaiser la tristesse et la mélancolie. Tandis qu'il obtenait de bons résultats avec d'autres volontaires, ses chants n'avaient aucun effet sur moi. Il me disait en souriant que j'étais incurable.

Je le crois.

Aujourd'hui, je suis vieux. J'ai connu beaucoup de vaches et les novices qui se sont succédé dans ma classe sont vieux eux aussi. Songeant à prendre ma retraite, j'ai demandé qu'on me pose à nouveau la Question devant les autres membres de la Guilde. Quand le jeune Prêtre a chanté pour moi, j'ai usé de toute ma force, me rappelant les exercices déguisés auxquels je me livrais depuis tant d'années avec le vieux Prêtre, pour répondre aussitôt: voir du pays, conduire des trains. Ce qu'on me permit de faire.

Les trains ont bien changé. Tout est automatisé. Le danger est toujours présent mais les voix enregistrées sur le phonautographe suffisent à retenir les spectres dans la fumée. Le gros appareil diffuseur se commande d'une seule touche. Comme je l'avais prévu, la Guilde du Voyage serein m'a confié une petite navette de marchandises, je traverse le pays du nord au sud plusieurs fois par semaine avec une équipe technique réduite.

Seul dans la cabine, je ferme les yeux, bercé par les chants et les roulis réguliers du train. Je sens le parfum de ma mère, celui qu'elle portait le jour de son départ. Je sais qu'elle est là, quelque part dans la fumée, prisonnière, ne sachant pas me rejoindre. Si j'arrêtais l'enregistrement quelques minutes, je pourrais lui parler, la libérer de sa prison, les cheminots ne se rendraient compte de rien. Quelques minutes, je n'ai besoin que de quelques minutes.


FIN


Publication: Les machines farfelues, recueil, éditions Dricot, 2015, ISBN 978-2-87095-494-2
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