Des mille usages de la voix - Lady Carole of Glencoe

Quand les Autorités ont décidé de vous convoquer, elles ne se contentent pas de vous faire parvenir une missive par coursier. Elles vous envoient deux agents muets et monolithiques que vous êtes prié de suivre sans poser de questions. Je portais encore mes vêtements de voyage quand je fus aspiré dans une calèche noire. Ce n'est pas la première fois que le Ministre des Affaires Internes me faisait escorter jusque dans son bureau de cette façon.

- Vous n'êtes pas sans savoir qu'une guerre est sur le point d'éclater au sein de la Guilde. Les attentats terrorisent la population. Le gouvernement a dépêché des médiateurs afin d'entendre leurs revendications.

- Et alors, que veulent-ils?

- Ils ne sont jamais revenus. D'après nos agents infiltrés, les deux délégations ont été intégrées. Ils coulent des jours heureux du coté d'Ostende.

Il avait prononcé la dernière phrase avec un certain agacement teinté de colère. Son service avait perdu nombre d'agents dans ces missions d'infiltration. Leur formation les préparait à résister à la plupart des chants hypnotiques pourtant certains d'entre eux choisissaient la vie au sein de la communauté de la Guilde du Voyage serein.

- Selon leurs lois, comment peuvent-ils appeler ça des lois, un Arbitre de la Paix a été désigné.

J'avais été novice dans cette communauté, cet usage m'était familier.

- Et sa décision est appliquée irrévocablement, je connais les Textes, où est le problème?

- Il refuse de prendre une décision, il dit que seuls les fondateurs de la Guilde peuvent le faire.

Ainsi que leur biographie apprise au cours sur l'histoire de la Guilde.

- Ils sont morts et enterrés depuis une centaine d'années.

- D'où l'impasse dans laquelle nous nous trouvons. Ce conflit arrange bien les affaires de quelqu'un et nous n'avons pas encore découvert qui.

Il me remit une épaisse farde que je fis glisser dans les mains de mon assistant et ami, Demi-Lune, sans y jeter un coup d’œil. Il le réceptionna et l'ouvrit aussitôt sous le regard furieux du Ministre qui tapa du poing sur son bureau.

- Ce dossier est classé « top secret ».

- Si nous vous aidons, mon associé et moi, j'insistais sur le mot associé, ça vous coûtera beaucoup plus cher que la dernière fois.

- Il n'est plus question d'argent entre nous, mais de sécurité nationale, des vies sont en jeu. Votre petit camarade trouvera dans la farde un dossier complet sur sa famille que nous appelons le Gang international des Trois Lunes. Je crois que ce nom vous est familier. Cela fait quelques années que nous les tolérons car ils ne touchent pas au trafic d'alcool ni d'armes mais cela pourrait changer.

Demi-Lune se redressa, il ouvrit le dossier par la fin. Ses mains tremblaient.

- Nous attendons de vous que vous retrouviez ces trois entités, appelez ça comme vous voulez, et que vous les ameniez à cet Arbitre corrompu. Tous les détails sont dans le dossier.

Le ministre adressa un geste en direction du miroir monumental au-dessus de la cheminée. Je l'avais toujours soupçonné d'être factice. La porte s'ouvrit aussitôt laissant entrer les deux agents en costume noir et haut-de-forme. Les chapeaux enfoncés sur leur tête ne cachaient que le sommet de leurs moignons d'oreilles, bouchées et suturées de gros fils noirs. Les Services internes comptaient des patriotes fanatiques qui recouraient à ce genre de pratiques pour se protéger des chants hypnotiques des Prêtres chanteurs de la Guilde du Voyage serein. Si le Ministre faisait appel à la Garde silencieuse, c'est qu'il craignait pour sa vie et que l'heure était grave. Les deux gardes nous jetèrent dehors sans ménagement.

La Guilde du Voyage Serein et ses Prêtres chanteurs était une étrange communauté répandue sur tout le territoire. Selon eux, les ondes générées par la voix humaine étaient capables de miracles, pour peu que vous chantiez juste, et la bonne chanson. On n'allait pas à l'église, ni au temple mais au Conservatoire et aux concerts des Prêtres Chanteurs. On en revenait toujours apaisé, détendu. Le nombre de leurs adeptes n'avait cessé de grandir à travers tout le pays et les dons affluaient. Des villages entiers ont été envahis ou construits afin de contenir tout ce monde. Scientifiques, compositeurs, boulangers, hommes, femmes, enfants, tout le monde était accueilli à bras ouverts avec des chants de bienvenue. Mes parents se sont dissous dans la masse, comme tant d'autres avant eux, ne faisant qu'un avec le village où nous avions emménagé. Ils m'ont oublié. Je n'avais que douze ans. Livré à moi-même, je me réfugiais souvent dans la gigantesque bibliothèque dont les portes n'étaient jamais fermées. La vie s'écoulait doucement dans cette communauté autonome vouée à la paix, du moins en apparence.

Le domaine était vaste et lumineux. Une ancienne abbaye avait été achetée et restaurée avec l'aide des premiers membres de la Guilde et des fondateurs, pionniers dans l'étude des chants hypnotiques. La population locale a vu apparaître des petits groupes d'hommes et de femmes en robes noires. Ils chantaient pour eux, dans la cour des fermes, on leur vendait des outils, des poules pondeuses ou des semences pour le potager à bons prix. Ils repartaient dans leurs ruines et les mélodies demeuraient dans la tête toute la journée. Nous gagnions toujours la sympathie de qui voulait nous écouter chanter. Les bâtiments religieux désacralisés, le chœur de l'immense église tenait lieu aujourd'hui de salle de concert. C'est de cet endroit et de notre accoutrement que nous tenions l'appellation de prêtres alors que nous n'étions les ministres d'aucun culte. Nous portions la bure car, d'après l'un des fondateurs, c'est le vêtement le plus adéquat pour chanter, le corps n'y est pas entravé. Ce que j'ai compris et approuvé le jour où j'ai commencé les cours de chants avec les autres novices. J'en voulais à la Guilde de m'avoir volé mes parents même s'ils semblaient heureux dans leur nouvelle vie. Comme tous les adolescents, j'ai été soumis à la Question psalmodiée par un Prêtre. Que veux-tu faire de ta vie ? Les mots sont sorti de ma bouche contre ma volonté: lire et fabriquer des choses. Un autre Prêtre notait vos souhaits conscients et inconscients dans un registre et vous receviez une convocation dans un corps de métier ou un emploi du temps quelques jours plus tard. Grâce à mes connaissances et à mon aptitude à l'étude, je fus recruté par les Prêtres.

Le savant farfelu qui me choisit comme apprenti alors que j'étais encore novice m'en apprit plus sur la physique, la mécanique et les particules que les universités où je rêvais de fuir pour étudier. Ses inventions étaient révolutionnaires, pointues, mais elles avaient toujours un usage qu'il n'avait pas prévu et, vaincu, il s'en désintéressait vite pour entamer les plans d'une nouvelle machine. Comme le pianorgue auto-accordable, un abominable instrument de musique qui était censé reproduire la voix humaine en jouant sur le clavier du piano. En observant une pianiste engagée pour tester la machine, mon maître eut l'idée d'utiliser des cordes vocales humaines à la place du métal. L'idée, émise à voix haute, lui donna un haut-le-cœur.

- Il faut que j'oublie, vite, donne-moi du papier, je dois inventer autre chose. Débarrasse-toi de cette chose. Il ne faut plus que j'y pense, ils sont capables de le faire.

Il congédia la pianiste et lui expédia la machine afin de s'en débarrasser rapidement. Je fus chargé de lui livrer et de la remonter dans sa grange. Le voyage me parut interminable. À mon retour, mon maître étudiait les effets de la concentration des vibrations sur l'eau. J'étais chargé, à l'aide de ses plans, de construire toutes sortes d'instruments pour l'aider dans ses recherches. Cette vie solitaire consacrée à la science me convenait parfaitement. Mon maître recevait parfois un petit groupe de Prêtres qui venait s'enquérir de son travail. Il me chassait alors du laboratoire. Caché sous une fenêtre, j'entendais distinctement les chants interdits qui brisent la volonté, et la voix rauque de mon maître dévoilant ses dernières découvertes.

Les inventions ratées se succédèrent puis il inventa l'extracteur spirite. C'est moi qui lui ai donné sa forme de poulpe, j'ai toujours aimé la mer. Ses tentacules se replient autour de lui comme des baleines de parapluie, elles se fixent au sol pour éviter qu'il ne décolle sous la puissance des vibrations.

Le premier fantôme apparut en baillant. Mon maître, irrité et surpris, le congédia en latin. C'était apparemment la seule langue qu'il semblait comprendre. À la deuxième tentative, je mesurais la largeur des sillons creusés sur la surface de l'eau quand il se matérialisa à nouveau. Mon maître étant absent, j'eus le loisir de converser avec lui dans un latin archaïque que j'avais étudié. Le moine voulait être libéré de cet endroit et rentrer chez lui. En échange de ce service, il souhaitait me révéler des secrets sur les hommes chantants qui avaient envahi son abbaye et sur leurs desseins maléfiques. Je le pris pour un fou mais je lui promis d'y réfléchir. Au retour de mon maître, je lui fis part de mes observations sur les sillons puis j’entonnais le chant qui fait plier la volonté. Je l'avais appris quand j'étudiais à l'abbaye. En transe, je lui demandais comment concentrer les ondes absorbées par l'extracteur spirite en un seul point. Il me répondit sans se rendre compte de ce qu'il faisait. Je pris rapidement des notes et je me mis au travail le soir même, apportant les modifications dictées par mon maître que j'avais libéré de mon emprise. J'avais quelques remords d'avoir jouer ce mauvais tour à mon bienfaiteur mais les inventions inachevées, abandonnées ou recyclées me frustraient depuis plusieurs années. J'allais voler quelques bouteilles en verre épais à la cidrerie de l'abbaye pour y enfermer et transporter le moine. La pieuvre de métal cuivré et boulonné comprenait maintenant une bouteille de la taille d'une poire à son sommet. La première explosa, m'entaillant profondément le menton. Le moine riait pendant que j'épongeais le sang.

- Suus bonus risus, nouicius!(1)

La fiole suivante résista. Le spectre à l'abri dans mon sac, je partis la nuit même pour le libérer dans le ruisseau où il pêchait étant enfant. J'avais laissé un mot sur mon lit vide, je ne serais absent qu'une journée, ce qui me vaudrait les foudres de mon maître mais je voulais connaître les secrets que m'avait promis le moine. J'avais emporté l'extracteur spirite que j'avais muni de sangles pour le fixer sur mon dos. Le moine m'apprit ce que je craignais déjà. Nos vies étaient en danger.

J'ai trouvé le corps de mon maître à mon retour. Du sang s'écoulait de ses oreilles. J'ai volé l'acte de propriété de sa maison à Bruxelles, l'or contenu dans son coffre et j'ai fuis en espérant que la Guilde m'oublie. Mais j'étais devenu un témoin gênant et je devais être éliminé.

J'étais en train d'acheter un billet pour le prochain départ en zeppelin à destination de la capitale quand j'aperçus des Prêtres dans la foule. Ils inspectaient minutieusement les voyageurs qui passaient à leur portée. J'ai balbutié à la personne derrière le guichet que j'avais oublié une valise et j'ai fuis dans une direction opposée. J'avais emballé l'extracteur spirite dans ma cape mais il était facilement repérable si on n'en soulevait un pan. Au détour d'une ruelle, Demi-Lune est apparu devant moi avec un sourire commercial, il me bloquait le passage.

- Vous n'aimez pas les hommes en noir ? Moi non, plus.

Je jetais rapidement un coup d’œil par-dessus mon épaule pour vérifier que je n'avais pas été suivi.

- Vous allez à la capitale ? Transport Trois Lunes, pas de question, le client est toujours satisfait ou remboursé au centuple.

Je n'avais pas vraiment le choix. Le prix étant raisonnable, j'ai accepté de me laisser enfermer dans une caisse pendant deux jours. Elle fut livrée à ma nouvelle adresse. Quand Demi-Lune me libéra, il m'expliqua les nombreux services que sa famille et lui pouvaient me rendre. J'étais affamé. Il fit apparaître de la nourriture et de l'eau. Là, j'ai commencé à l'écouter. Puis je lui parlais de ce qu'il y avait emballé sous ma cape. Il fut impressionné et terrifié à la fois.

Depuis, nous ne nous sommes plus quittés. L'extracteur spirite sur le dos, nous parcourons le monde à la recherche de secrets ou de trésors perdus. On nous appelle les Récupérateurs de Vérités.

Par superstition, Demi-Lune refusait toujours de toucher à la machine et aux fioles contenant les spectres. Il s'éloignait de plusieurs mètres quand je préparais la machine d'extraction. Une fois en marche, elle émettait des vibrations qui attirait toute essence spectrale aux alentours et la concentrait à son extrémité. Un fantôme ne peut mentir, il est donc facile de lui soutirer des informations en échange d'un service. C'était ça, notre boulot, aider les âmes à quitter le lieu qu'ils hantent en leur promettant un avenir meilleur. Du moins, en théorie.

Lors d'une mission en Bretagne, le fantôme d'une petite fille nous indiqua une mare où elle avait jeté la couronne de son royal père. Veuf, il était sur le point d'épouser une jouvencelle guère plus âgée qu'elle avec qui elle n'arrêtait pas de se disputer. Elle avait glissé et s'était noyée dans l'eau glacée. Le seigneur avait extrait lui-même le corps de sa fille et était resté deux lunes à son chevet à la pleurer. Puis il fit boucher la source, désormais maudite. La couronne fut présumée volée et demeura introuvable. Le château, privé d'eau potable, fut déserté et tomba en ruine. Au cours des siècles qui suivirent, il avait vu nombre de chasseurs de trésors se rompre le cou en cherchant la couronne légendaire. La princesse nous confessa qu'elle poussait les malheureux dans les escaliers ou agrippait leur cheville du haut des remparts pour les faire tomber en espérant ainsi avoir un compagnon pour briser sa solitude. Mais aucun fantôme ne s'attardait ici. Personne ne connaissait les raisons qui attachait une entité à un lieu, un bâtiment, un objet ou même une personne. La petite princesse geignait, se plaignant qu'aucune femme ne venait jamais ici. Je lui promis de la libérer dans un endroit où elle rencontrerait de nouvelles amies avant de la capturer dans la fiole hermétique qui s'illumina de bleu. Demi-Lune donna aussitôt des ordres, et l'équipe de terrassement qui nous avait rejoint, commença les travaux. La lourde couronne en or sertie de pierreries fut trouvée deux jours plus tard. La fiole fut acheminée par un coursier des Trois Lunes chez un comte amateur de spiritisme et ayant trois filles en bas âge. Il m'envoya en retour une coquette somme d'argent et une photographie de sa famille où figurait un nouveau membre. En transparence, la silhouette de la princesse au visage souriant. Elle semble heureuse.

Ce n'est pas le cas de tous nos clients. Certains spectres sont plutôt agressifs. Ces fioles-là sont stockées dans un coffre et soigneusement étiquetées. La plupart veulent qu'on les libère dans un endroit où ils pourront tourmenter un maximum de gens. Hôtels, opéra... Les demandes sont variées. Un ancien marin souhaitait hanter un bateau en partance pour les Amériques car il n'avait navigué qu'en Méditerranée. On exauça son vœu. Un Trois Lunes fut recruté sur le bateau d'un gang rival. Sitôt la fiole brisée, il se jeta à la mer et nagea jusqu'au port. Le bateau n'arriva jamais à destination. On l'aurait aperçu aux larges des Caraïbes, dérivant sans équipage à bord.

La famille ne tue pas ses ennemis, il n'y a aucun assassin chez les Trois Lunes, elle pratique une autre sorte de représailles. La menace de se retrouver, par exemple, avec un spectre haineux lié à vous ou à votre maison suffit à inspirer le respect. C'est le prix du contrat que j'ai passé avec la famille, ils m'aident dans mon entreprise mais ils disposent des fioles à leur guise. J'ai honte de mentir à ces fantômes qui voient en moi un espoir de salut mais cela fait partie du job. Sans la protection des Trois Lunes, la Guilde m'aurait déjà retrouvé.

C'est Demi-Lune qui s'occupe de tous les détails, ce qui me permet de me consacrer à l'entretien de l'extracteur spirite et à mes recherches. Il gère aussi les nombreux clients qui nous écrivent ou viennent négocier nos services. La liste des affaires en attente est impressionnante. L'ancienne maison de mon maître est devenu le siège de notre honnête entreprise de détectives spirites, c'est une véritable fourmilière. Seuls mon laboratoire et la bibliothèque sont baignés d'un silence monastique. Sur toutes les tables, des membres érudits de la famille lisent, étudient des cartes ou copient des livres empruntés à leur propriétaire sans qu'ils le sachent. Certains font des recherches sur des légendes qui parlent de trésors, d'autres sur des secrets anciens à monnayer avec des héritiers. À mon entrée, ils se lèvent et me saluent. Je n'ai pas retenu pas le nom de la moitié de ces gens. Pourtant, ils travaillent pour moi et me connaissent tous par le nom qu'ils m'ont donné, Wakai Sosen San, le jeune qui est vieux ou le vieux qui est jeune, je n'en suis pas certain. Ils parlent plusieurs langues dont une connue d'eux seuls. Ils sont des centaines, des milliers de part le monde. La famille des Trois Lunes a ses propres croyances, sa propre hiérarchie et des membres à tous les échelons de la société. Quand ils ont besoin de quelque chose, ils ne font jamais appel à des intermédiaires, ce sont eux les intermédiaires. Demi-Lune me parle fréquemment de leurs festins où tout le monde est encouragé à raconter ses aventures, ses voyages, ses expériences, ses découvertes, pour agrandir leurs connaissances. Demi-Lune est le plus attendu, il est souvent questionné sur les détails. Des scriptes se relaient pour coucher sur papier nos aventures. La photo de famille envoyée par le comte rejoindra sa place dans le livre correspondant après être passée entre toutes les mains avec respect.

- Bois sans crainte.

Le gobelet avait toujours une odeur atroce. Depuis toutes ces années, les apothicaires des Trois Lunes n'étaient pas parvenu à faire passer le goût de leur mixture. Les potions se succédaient et à part une haleine à faire tomber les mouches, je ne ressentais pas de différences majeures.

- Pas d'effets secondaires, bois.

Demi-Lune me regardait avec un sourire embarrassé, me présentant le gobelet à deux mains, selon la coutume de sa famille. Je voyais mon reflet dans ses yeux, un visage qui n'était pas le mien.

Leur dette envers moi est grande. J'avais 25 ans quand Demi-Lune me présenta un gobelet, identique à celui-ci.

- Bois. Mélange spécial.

Il notait à la plume dans un carnet les différentes propriétés de la mixture du jour, un médecin n'y aurait vu là qu'une succession de noms dans une langue inconnue. Pourtant, je sais qu'il contient la liste des sortilèges et des chants de ces maudits prêtres contre lesquels je suis maintenant immunisé.

Le lendemain matin, Demi-Lune et moi devions partir pour les îles ibériques à la recherche d'un coffre rempli de joyaux ayant appartenu à un pirate borgne dénommé Willy, mort une vingtaine d'années plus tôt. J'avais étudié sa biographie annotée par nos historiens et la carte marquée d'un x jusqu'à tard dans la nuit. Je me souviens de m'être endormi après avoir avalé mon gobelet au contenu nauséabond. J'ai été pris d'une grande faiblesse le matin au réveil. Quand Demi-Lune est entré dans ma chambre, j'ai vu à sa tête que quelque chose n'allait pas. Mon visage et mes cheveux étaient ceux d'un vieillard. Seul mon corps robuste et endurci par les nombreux voyages et le poids de l'extracteur spirite avait été épargné et témoignait de mon âge réel. Nous avons dû annuler notre voyage, je suis resté au lit pendant deux semaines, ingurgitant antidote sur antidote sans qu'aucun ne fonctionne. J'inspectais mon visage du bout des doigts, la nuit, dans l'obscurité. La folie s'empara de moi, je voulais arracher le masque avec mes ongles, ça ne pouvait pas être vrai. J'étais persuadé que ma jeunesse se cachait en dessous. On m'attacha au lit, pour ma sécurité. Puis la folie me quitta et on me détacha enfin. Je n'ai jamais su ce qu'il s'était passé. Un erreur de dosage? Un ingrédient malencontreusement tombé dans leur chaudron? Peut-être ai-je bu la potion destinée à un ennemi de la famille. Demi-Lune se confond en excuses, il affirme que cela ne se reproduira plus. Alors que je l'avais engagé pour m'aider dans mes voyages, il m'annonça que la famille ne décevait jamais le client et qu'ils remplaceraient ce que j'avais perdu au centuple en veillant à ce que je ne manque jamais de rien et en restant à mon service gracieusement, jusqu'à ma mort. Comment pouvaient-ils me rembourser ma jeunesse ? Wakai Sosen, le jeune Ancêtre. Je ne peux m'empêcher d'imaginer l'apothicaire fautif fouetté jusqu'au sang et relégué au nettoyage des latrines au fond de la cour de la maison jusqu'à ce qu'il ne puisse plus tenir un balais. L'erreur n'est pas tolérée dans la famille. Elle avait compris l'importance de connaître ses ennemis afin d'anticiper leurs attaques. Les invisibles chimistes Trois Lunes préparaient et testaient leurs potions de résistance aux chants hypnotiques depuis l'apparition de la Guilde, une centaine d'années plus tôt, après avoir perdu quelques membres de la famille lors d'un des premiers concerts des Prêtres chanteurs. Cette offense n'avait jamais été oubliée.


Les roulis du train qui nous emmène à notre destination me berce doucement. Demi-Lune inspecte notre matériel de voyage en fredonnant une mélodie que je lui ai apprise et qui assouplit le cuir.

- Arrête ça, il y a des Prêtres dans le coin.

Où que nous allions, il y avait toujours des hommes et des femmes en bures noires. La Guilde avait racheté la Société des Transports à vapeur depuis qu'elle avait fait faillite et détenait le monopole des chemins de fer qui sillonnaient le pays.

Mon visage raviné et entouré d'une barbe grise fournie qui cachait ma cicatrice au menton était méconnaissable. Il m'arrive encore d'être surpris le matin en me regardant dans la glace. Demi-Lune plaisante à ce sujet.

- Les femmes aiment beaucoup, tu verras, ça te donne un coté ours rassurant.

La seule fille qui m'ait séduite et qui ait connu mon visage jeune est un agent des Services internes. Elle m'avait abordée dans un bar, un soir. Elle avait tenté de me soutirer des informations sur le fonctionnement de l'extracteur spirite sur l'oreiller. Ses manœuvres étaient tellement maladroites qu'elle s'excusa et prit la fuite. Demi-Lune me présenta son dossier le lendemain. Les érudits et les informateurs avaient travaillé toute la nuit pour l'écrire. Des agents des Services internes l'avaient ramassée un été dans une foire aux Monstres itinérante où elle tirait les cartes pour des villageois crédules. Comme elle présentait des aptitudes médiumniques, une certaine résistance naturelle aux chants hypnotiques et un physique plus qu'avantageux, elle suivit la formation avec succès et intégra le service. J'étais sa première mission et elle avait échoué. On l'avait très vite reléguée aux recherches spirites archéologiques sur le terrain. Elle troquait volontiers corset, bas de soie et jupons en dentelles pour une tenue d'aventurière en cuir et des lunettes d'aviateur qui la protégeaient des tempêtes de sable. Je l'avais revue par hasard dans un souk où elle négociait des chameaux pour sa nouvelle expédition. Elle ne m'a pas reconnu tout de suite. Seule ma voix n'avait pas changé. Elle semblait sincèrement désolée pour mon visage. Elle me quitta avec un clin d’œil complice.

- Tu restes craquant malgré tout.

C'est vers elle que nous roulions. Elle serait notre contact sur place et notre protection rapprochée.

- Hè, le Novice!

Elle était toujours aussi belle, moulée dans sa combinaison et ses cuissardes. Elle portait par-dessus, à la mode parisienne, un corset sanglé de cuir qui mettait sa poitrine en valeur.

- On a pris du gallon à ce que je vois. Mademoiselle Dana, Directrice de recherche, voyez-vous ça.

- Sur cette mission seulement. Une fois l'affaire classée, je retourne à mes chantiers de fouille.

Elle me prit par le bras, tournant volontairement le dos à Demi-Lune qui récupérait nos bagages.

- Je t'ai attendu en Égypte, tu n'es jamais venu.

- Tu sais, le boulot, les fantômes.

Demi-Lune ne voyait pas d'un très bon œil cette amitié particulière. Il avait intentionnellement oublié de me transmettre sa lettre m'invitant à passer quelques jours sur le Nil avec elle. Il espérait secrètement que j'épouse une membre des Trois Lunes et il n'arrêtait pas de me présenter des cousines toutes plus jolies les unes que les autres. Mais aucune n'avait cette bouche pulpeuse que je rêvais d'embrasser à nouveau. En la revoyant, j'avais décidé de prendre quelques vacances au soleil et de l'emmener avec moi. Elle sembla surprise en entendant ma proposition mais elle ne dit pas non.

Elle nous guida jusqu'au quartier général à la sortie de la ville, un bunker rempli de militaires qui se raidissaient à son approche et se mettaient au garde-à-vous. Le plan était simple. L'attaque aurait lieu de nuit à 01:00 au sud de l'abbaye. Le commando créera une diversion sur les portes et le pont levis, laissant le voie libre à un petit groupe pour utiliser l'extracteur spirite dans le cimetière où sont enterrés les trois fondateurs. Personne ne serait blessé. Un plan un peu trop simple à mon goût.

L'attaque eut bien lieu. Le feu s'empara des parties en bois et se propagea sur le toit. On entendit une cloche sonner au loin. C'était le signal pour nous d'entrer dans le cimetière. Les trois tombeaux étaient ceinturé d'une chaîne humaine de Prêtres se tenant par la main. Leurs chants dissonants nous empêchaient de nous approcher. Puis un commando parvint à passer la barrière invisible et il égorgea le premier Prêtre. J'étais horrifié. Je hurlais de rage. Des mains m’agrippèrent et me poussèrent jusqu'aux tombeaux. À la lumière de quinquets au verre teinté de bleu, nous distinguions Demi-Lune et moi les corps brillants de sang des Prêtres égorgés. Ils furent rapidement tirés à l'écart.

- Dépêchez-vous, déployez la machine! D'autres peuvent arriver !

Une voix anonyme me piqua le dos avec la pointe de son poignard. Après avoir enfermé à contrecœur les spectres des Fondateurs dans leur fiole respective, j'ai reçu un grand coup derrière la tête. Je me suis réveillé dans une cellule, grise et humide avec le sentiment de m'être fait doublé. Le geôlier en bure noire qui m'apporta à manger n'entendit pas mes questions. Il avait les oreilles cousues de gros fils noirs traditionnels aux fanatiques. Les autres cellules étaient vides, je ne vis nulle part mon ami. J'espérais qu'il allait bien. Le silence était oppressant. J'attendis quelques heures puis un groupe de visiteurs se présenta.

- Peux-tu imaginer le prix qu'ils paieront pour récupérer ces fioles ? Nous détenons un pouvoir sur eux que tu ne soupçonnes même pas.

Dana était parmi eux.C'est donc elle qui m'avait trahi et utilisé. Le pouvoir et l'argent peuvent corrompre la plus belle des femmes. Je n'écoutais pas son discours que je connaissais par cœur. La Guilde était divisée entre ceux qui voulaient la paix et apporter la joie par leurs chants et ceux qui rêvaient de mettre des populations entières sous leur contrôle. Mon maître l'avait appris à ses dépends en inventant malencontreusement un système sans fil de diffusion du son. Il refusait de travailler dessus car il avait compris ce que voulait en faire certains membres. Cela lui coûta la vie.

Tout ce que je voulais savoir, c'est où se trouvait mon ami.

- Il a senti le roussi et il a déguerpi comme un lapin avant que mon bâton ne trouve ta tête.

J'en savais assez, Demi-Lune était à l'extérieur, préparant déjà mon évasion. Je n'avais plus qu'à attendre. La succube m'apprit le sort qu'ils me réservaient. Après quelques jours d'isolement, je serais torturé jusqu'à ce que j'avoue le fonctionnement de l'extracteur spirite, ensuite, je serais éliminé. Mon corps servirait de repas aux cochons. Cette perspective me laissait un goût amer au fond de la bouche. Je n'avais pas du tout envie de finir de cette manière.

J'ai attendu jusqu'au lendemain matin. Un autre prêtre aux oreilles cousues m'a apporté mon plateau repas. Il a pris le verre à deux mains et me l'a présenté.

- Bois.

Ça ressemblait plus un borborygme qu'à un mot mais j'ai reconnu là les pratiques des Trois Lunes et le signal de Demi-Lune pour m'échapper. Ce que je m'apprêtais à faire me terrifiait mais je n'avais pas le choix. La porte de ma cellule déverrouillée, le sbire des Trois Lunes aux oreilles cousues s'enfuit. J'avalais le contenu puant du verre rapidement, je devais agir vite. Je fermais les yeux pour me concentrer sur ma respiration puis, me sentant prêt, je me suis mis à chanter et à marcher vers la sortie.


Il y avait ce livre écrit par un éminent théoricien, Des mille usages de la voix. Les pratiques hérétiques décrites avaient été jugées inhumaines par les Fondateurs et l'homme disparut dans de mystérieuses circonstances. On y trouvait, parait-il, des partitions capables des pires atrocités. Y était mentionné aussi des mises en garde sur les effets indésirables sur les chanteurs. Le livre fut détruit et ses copies brûlées. On le pensait perdu jusqu'à ce que je le trouve par hasard sur une étagère de la bibliothèque et que je soumette les partitions à Demi-Lune.

- Je veux être immunisé contre ceci.

Je l'ai vu se raidir après avoir lu le titre sur la couverture.


Mes cauchemars seront maintenant hanté par les visages agonisants des gardes sourds qui ont essayé de m'arrêter. Mon chant ne s'adressait pas à leur volonté mais aux molécules, en vaporisant instantanément toute l'eau contenue dans leur corps. Des momies toutes sèches emmaillotées dans des tissus noirs sans forme jalonnaient ma route. Je ne sais pas si Dana était parmi les cadavres que j'ai aperçu. Quand Demi-Lune m'a trouvé, j'avais de la vapeur qui me sortait de la bouche. Elle était beaucoup trop sèche à mon goût, mes lèvres étaient craquelées et j'avais du mal à avaler. Je réclamais de l'eau.

- Effets secondaires, s'excusa Demi-Lune.


Je ne sais pas ce que sont devenues les trois fioles. La presse parla d'une épidémie virulente pour justifier les quatre cents corps trouvés dans l'enceinte de l'abbaye.

L’Arbitre n'a toujours pas pris de décision. Les attentats meurtriers se multiplient.

J'essaie de construire un nouveau modèle d'extracteur spirite mais je n'ai pas le génie de mon ancien maître. Nous devons constamment fuir, ce qui retarde son avancée. Les Trois Lunes ont des cousins dans toutes les villes où nous trouvons refuge. Wakai Sosen San est une célébrité, nous faisons la fierté de nos hôtes qui veulent tous que j'épouse une de leurs filles.

L'attitude de Demi-Lune a changé. Alors qu'il semblait aimer la vie de récupérateur de vérités, il semble maintenant préférer les visites interminables dans sa nombreuse famille. Il m'exhibe comme un trophée. Je me sens prisonnier des Trois Lunes, ils me vénèrent comme un héros. J'ai compris qu'ils ne me laisseront jamais partir, de toute façon, je ne saurais pas où aller, où que j'aille, ils me retrouveront.


FIN

(1) Tu me fais bien rire, novice!