Le Dernier Arbre

Il faisait chaud dans la classe cet après-midi-là. Les grandes baies vitrées laissaient entrer une lumière aveuglante. Sur les murs blancs sans décoration, les ombres mouvantes des autres élèves assis sagement à leur table devenaient des scènes fantastiques qui me distrayaient du cours de chimie. Là, un lapin qui s'enfuit, poursuivi par la montgolfière-tête de mon voisin, ici, un bras-arbre couché par la tempête se transformait en dragon volant. Sur son estrade, le professeur me surveillait du coin de l’œil. Comme j'étais sujet à m'endormir en classe, elle tapait bruyamment dans ses mains dès que je m'affaissais sur mon bureau.

— Si tu veux devenir jardinier un jour, il te faudra travailler dur et oublier les siestes !

Je n'avais pas d'amis, ils ricanaient tous dans mon dos. Selon eux, il y avait peu de chance que j'entre un jour dans la Sphère, j'allais certainement être relégué au transport des engrais pour l'hydroponie ou au changement des filtres à eau mais je ne les écoutais pas, je m'en fichais, moi au moins, j'avais un but dans la vie, un rêve.

Le professeur nous donna quelques exercices en nous signalant que le reste de la journée serait consacré à une activité quelconque. Absorbé par de nouvelles formes fantasmagoriques sur le mur, je n'ai pas compris de quoi il s'agissait. J'ai résolu les équations en quelques minutes, j'avais trouvé les syllabus dans la bibliothèque numérique publique des mois plus tôt et pris de l'avance sur le cursus scolaire. étudier, dormir, attendre et espérer un miracle.

Par les fenêtres de notre étage, on ne voyait à l'horizon qu'une enfilade d'immenses tours blanches aseptisées et lisses, elles se détachaient à l'infini sur un ciel bleu où l'on n'avait jamais vu le moindre nuage. C'est dans ces édifices à l'air filtré que nous nous cachons des rayons meurtriers du soleil et de l'atmosphère toxique qui recouvre désormais la Terre. Il n'avait fallu qu'une cinquantaine d'années pour que les couches protectrices en haute altitude disparaissent progressivement à cause de notre pollution. Alors, ils ont construit les Villes, là où la montée des eaux ne pourraient pas les atteindre, les reliant entre elles par des réseaux de trains souterrains, puis ils ont sélectionné les privilégiés, les utiles au bon patrimoine génétique, ceux qui auraient le droit de vivre. Ils ont ensuite coupé tout contact avec l'extérieur, scellant les portes à jamais. Sur les écrans, ils ont regardé l'Humanité suffoquer et frire sans protection, pour finalement s'éteindre complètement. Cela n'a pas pris longtemps. La faune et la flore n'ont pas eu le temps de s'adapter aux modifications de températures et à la nouvelle composition de l'air. Tout a disparu, sauf nous, prisonniers de nos tours. Au-delà de cette forêt vitrée, tout est sec et brûlé, mortel. C'était bien avant ma naissance, les gens qui ont connu le monde d'avant sont tous morts à présent mais on parle encore de l’événement de la Grande Décision. Sauver quelques millions de personnes, en tuer quelques milliards pour que survive la race humaine. Le choix n'avait pas dû être facile. Pour apaiser le peuple sacrifié, certains responsables de la Grande Décision avaient choisi de ne pas rejoindre les Villes. La dernière citation officielle du président d'un pays maintenant disparu fut : un capitaine n'abandonne jamais son navire.

Un quotidien austère et monotone s'est organisé à l'intérieur des tours. Le strict nécessaire vous est fourni gracieusement par la communauté. Tout le monde travaille, il y a tant à faire. Le moindre grain de sable dans l'engrenage et c'est toute l'Humanité qui disparaîtrait pour toujours. Chaque citoyen est suivi mensuellement par des équipes de médecins attentifs au moindre bobo. Une vie humaine est devenue à ce point rare qu'elle en est devenue précieuse à l'excès. Les individus jugés dangereux ou inadaptés sont écartés de la société, par sécurité. Je ne sais pas où on les envoie mais on ne les revoit jamais.

Privé du soleil, il est recommandé de passer du temps dans les salles communes. Les plafonds sont couverts d'ampoules solarium sorties de nos ateliers souterrains. C'est, parait-il, bon pour la santé, pour fixer la vitamine D injectée avec d'autres dans nos rations de nourriture. Mes parents insistent pour que je prenne des pilules colorantes, du coup, nous avons tous les trois le même teint. Pour le moment, la mode est au caramel brun clair. Je ne sais même pas ce que c'est ce caramel. Je regarde parfois les programmes officiels qui diffusent des images du monde d'avant. J'aurais aimé connaître le monde et mes ancêtres. Mon grand-père m'aurait emmené dans une de ces échoppes aux couleurs acidulées où on ne vendait que des confiseries. Là, un artisan portant un tablier rayé vert pastel et blanc m'aurait laissé goûter à tout, surtout à ces mystérieux caramels. L'écran, c'est bien mais il ne transmet ni le goût ni l'odeur des choses. Il ne reste que des mots pour les décrire.


Il y a eu un peu d'agitation dans la classe, nous n'avons pas souvent de visite officielle. La prof de chimie nous a fait taire puis elle a présenté la dame en uniforme qui l'accompagnait. Elle venait nous proposer un concours inter-Villes de rédaction de discours dont le thème était libre. Dans toutes les tours, un représentant se tenait dans une classe en ce moment-même. Elle regardait l'horloge, dans quelques minutes, le compte-à-rebours allait être lancé, nous aurions deux heures pour le rédiger et l'envoyer par le réseau intercom. Seuls les trois enfants ayant écrit les plus beaux textes auront le privilège d'entrer dans la Sphère pour la Cérémonie des adieux. L'annonce de la récompense laissa la classe sous le choc puis les doigts se levèrent pour poser des questions. La dame répondit à tous.

— Nous prenons en charge le voyage jusqu'à la Sphère pour vous et vos parents ainsi que votre logement sur place. L’événement sera retransmis en direct dans toutes les Villes et les gagnants recevront, en prime, un bloc translucide où sera emprisonné une feuille du Dernier Arbre.

Le Dernier Arbre... ils l'ont sauvé in extremis quand le dernier homme est entré dans la Ville qu'on lui avait attribuée. Il est emprisonné lui aussi mais dans une sphère de verre large d'une trentaine de mètres de diamètre, un bâtiment entier lui est consacré, on l'appelle le Sanctuaire, c'est aussi là qu'on trouve le seul musée du monde d'avant. Le Dernier Arbre est très populaire, il reçoit chaque année des milliers de visiteurs qui s'agglutinent sur la passerelle en spirale qui en fait le tour jusqu'à son sommet. C'est la seule attraction touristique des Villes, je l'ai déjà vu trois fois et je trouve mon Arbre toujours aussi magnifique et irréel.

La nuit, je ferme les yeux, je revois les vieilles photographies du prospectus que je garde précieusement. Mon Arbre trône fièrement avec ses vingt mètres de haut, au milieu de sa prairie, avant qu'on le déracine et qu'on le sauve de nous-même. Alors, je m'imagine couché dans l'herbe, profitant de son ombre. L'air n'est pas toxique, je sens des odeurs inconnues, je les appelle par des noms de bonbons. Parfois, j'enserre son tronc dont je ne peux faire le tour, tellement il est large. Je le respire, il sent le caramel. Puis je lui grimpe dessus. L'escalade est enivrante, les branches se tendent vers moi pour m'aider à m'élever, improvisant une échelle vivante qui anticipe mes mouvements et me permet d'atteindre la cime. Là-haut, mon regard embrasse le monde d'avant et ses collines verdoyantes, je respire à plein poumons, cuberdon, jujube, cerises confites, j'encercle la plus haute branche de mes bras, je remercie l'Arbre pour son cadeau. Un panache de feuilles me caressent les cheveux et la joue, je me sens bien. Quand la nuit tombe sur la prairie, une voûte sans lune constellée d'étoiles apparaît au-dessus de nous. L'air devient humide, des perles de rosée se forment sur les feuilles qui se courbent en coupe, je bois cette eau, elle a un goût de vanille et de fraise.

Mes parents m'ont emmené le voir pour la première fois quand j'avais quatre ans, je rêvais déjà de lui. Mais l'Arbre est resté immobile, ses racines baignant dans leur cuve translucide remplie d'eau et d'engrais. Des silhouettes blanches masquées s'affairaient autour de lui. Aucune feuille ne bougeait. C'était l'été artificiel dans la Sphère, son panache vert et ses branches basses invitaient à l'escalade mais personne ne s'amusait à y grimper. Je ne comprenais pas, j'ai agité la main pour attirer son attention mais il n'a pas bougé. J'étais déçu, je ne savais pas ce que j'avais fait de mal, je me suis mis à pleurer. Mes parents ne parvenaient pas à me consoler, mes cris ont commencé à incommoder les autre visiteurs. Ils m'ont fait sortir en me promettant de revenir bientôt.

La deuxième fois, j'avais presque sept ans. C'était l'automne, l'Arbre offrait aux visiteurs un camaïeu de rouges et de bruns surnaturels que je connaissais déjà. Les rêves étaient de plus en plus précis et fréquents.

La nuit avant notre départ, le ciel s'était chargé de lourds nuages menaçants. La pluie s'est mise à tomber, elle avait le goût de ces petits cubes enrobés de sucre que je savais à l'ananas.

J'ai agité la main puis je me suis mis à crier mais l'Arbre ne bougeait toujours pas. J'ai frappé la Sphère pour qu'il m'entende mais cela a alerté un Agent qui a demandé à mes parents de me faire sortir. Le long voyage de retour dans les trains souterrains aveugles fut un calvaire. Je voulais à tout prix dormir pour retrouver mon Arbre mais mes parents m'ont sermonné pendant tout le trajet. Ils m'ont aussi expliqué pourquoi il ne bougeait pas ses branches comme des bras. Le lendemain, ils m'ont offert une petite locomotive en bois et son wagon. Ils avaient dû payer cette relique le prix fort au marché noir puisque nous produisions tout en plastique recyclable. Ils voulaient me faire comprendre que le bois était dur, non-vivant, inerte. J'étais horrifié par cet objet aux couleurs passées que j'assimilais à la mort d'un autre arbre, quelque deux cents ans plus tôt. Le métier disparu de menuisier évoquait pour moi un abattoir hanté par les cris des troncs détaillés en morceaux et polis. Ce jouet me faisait horreur mais je n'ai rien dit. Je n'ai plus parlé de mes rêves, c'était devenu mon jardin secret, là où je pars quand les murs m'oppressent et que j'ai besoin de mon Arbre.

Puis, j'ai eu dix ans. Pour mon anniversaire, j'ai demandé à revoir l'Arbre. C'était un long et coûteux voyage mais mes parents ont accepté. Quand nous sommes arrivés, j'ai prétexté une envie pressante en disparaissant dans la foule. Mes parents commençaient à s’inquiéter quand les Agents de sécurité m'ont ramené à eux. J'étais décidé, par tous les moyens, à entrer dans la Sphère pour parler à mon Arbre mais les jardiniers en combinaison étanche m'ont intercepté avant que je ne passe le premier sas. Vu mon jeune âge et la fascination qu'exerce le Dernier Arbre sur la population, il n'y a pas eu de poursuites. Mes parents étaient honteux. Ils m'ont puni en m'affirmant qu'ils ne reviendraient pas avec moi de si tôt. Trois voyages en six ans et ils n'étaient pas parvenus une seule fois à monter jusqu'au sommet de la passerelle, à cause de moi. Cette année-là, j'ai décidé de décrocher un diplôme qui me permettrait de travailler dans la Sphère une fois adulte. Chimie, botanique, documentaires, j'ai téléchargé tout ce que j'ai trouvé, malheureusement, il était trop tard.

J'allais avoir treize ans quand les télévisions l'ont annoncé, je ne pouvais pas le croire, mon Arbre était malade. J'étais à table avec mes parents. Dans les Villes, la population fut émue. Après avoir anéanti la vie sur la Terre, elle n'était pas parvenue à garder ce dernier vestige du monde d'avant. Mes parents n'avaient pas oublié ma dernière visite et ils refusaient de m'y emmener. Ce concours était ma dernière chance. J'ai tapé le texte d'une traite, après tout, je connais mon rêve par cœur, mais j'ai choisi son titre après de longues réflexions : D'écrire un arbre. Puis j'ai attendu, auprès de lui le plus souvent. Quelques semaines plus tard, j'ai reçu le courriel officiel et un ticket de train, m'invitant à me rendre à la gare le lendemain. Le Dernier Arbre étant au plus mal, la Cérémonie d'adieux avait été avancée. Mes parents m'ont félicité, ils étaient fiers de moi. Ils n'avaient pas obtenu de congés exceptionnels, j'allais être séparé d'eux pour la première fois. Avant de monter dans le train, ils m'ont fait promettre de ne pas faire d'esclandres en direct à la télévision. Je ne les écoutais pas, j'allais enfin revoir mon Arbre. J'ai dormi tout le trajet enveloppé dans une couverture grise mais le rêve n'est pas venu. L'Agent qui devait m'accueillir à l'arrivée a eut beaucoup de mal à me réveiller. Il n'était pas content car le train envahi de voyageurs allait bientôt repartir dans l'autre sens.

Le Sanctuaire avait été construit à l'extrémité nord des Villes, en bordure d'un vaste désert vallonné. Je logeais au dernier étage avec les autres gagnants, deux filles pimbêches plus âgées qui m'avaient à peine salué. Elles étaient accompagnées de leur famille aux petits soins pour leur progéniture. De ma fenêtre, la vue était magnifique mais tellement triste. Le vent soulevait des gerbes de poussières rouges arrachées au sol aride. Aucune racine de plantes ne retenait plus la terre. J'aurais aimé que mes parents soient là. Le panorama sur la vallée était à couper le souffle. Un Agent m'a amené un plateau avec le repas du soir. J'ai mangé seul devant la fenêtre, je n'ai même pas allumé les écrans. Je me suis endormi devant le coucher de soleil. Aucun rêve ne m'est venu, j'ai mis ça sur le coup de l'excitation.

Le lendemain matin, une dame aux longs cheveux gris tressés en couronne m'a trouvé recroquevillé par terre devant la baie vitrée. Elle m'a réveillé en me caressant doucement les cheveux.

— Petit rêveur, il est l'heure. Tes parents n'ont pas pu venir ? On aurait dû me prévenir, je ne t'aurais pas laisser seul.

Je me suis assis sur la couverture, l'aube chassait les dernières étoiles et un fin croissant de lune. Je découvrais ce spectacle avec émerveillement. Nous ne vivons pas à un étage très élevé et la tour voisine n'est pas très éloignée. Je dois me coller à la vitre de ma chambre si je veux apercevoir un coin de ciel bleu.

— Ils auraient aimé voir ça.

— Ils reviendront avec toi, quand ils pourront, je laisserais des ordres.

— Qui êtes-vous ?

— On m'appelle la Gardienne du Sanctuaire, mais je ne suis que l'Agent qui le dirige, la directrice, si tu préfères. Depuis quand rêves-tu du Dernier Arbre ?

— Depuis toujours, comment le savez-vous ?

— C'est moi qui ai insisté pour que ton texte soit choisi. Certains d'entre nous pensent qu'il ne faut pas s'attacher au passé pour pouvoir construire un meilleur avenir. D'autres, comme moi, pensent qu'il a de nombreuses choses à nous apprendre et d'autres qu'il ne faut pas oublier.

— Est-ce que mon Arbre va vraiment mourir ?

— Oui, j'ai échoué, moi, la Gardienne du Sanctuaire. Malgré notre science, nous n'avons rien pu faire. Je vais être démise de mes fonctions et envoyée demain matin dans une lointaine tour. Un autre prendra ma place ici, ils annonceront son nom pendant la cérémonie.

Je repensais à la petite locomotive et à son wagon. Je m'imaginais un menuisier débitant un tronc en planches gorgées de sève sanglantes, un frisson m'a parcouru.

— Qu'est-ce qu'ils vont faire de lui?

— Avant qu'il ne tombe en morceaux, ils vont le plastiner et couler de la résine translucide dans la Sphère. Les préparatifs commenceront après la cérémonie. Ainsi, les générations futures pourront toujours rendre visite au Dernier Arbre, comme... avant qu'il ne meure complètement.

Elle était émue. Elle tentait de cacher ses larmes. Je ne venais pas parler à mon Arbre, je venais lui faire mes adieux. Cette horrible vérité me plongea dans un état semi comateux. La Gardienne m'a aidé à rassembler mes affaires. Elle était douce et calme. Par moment son regard s'arrêtait sur le paysage, comme si elle voulait inscrire cette vision dans ses souvenirs. À son âge, tomber en disgrâce, ça voulait dire se retrouver reléguée dans les unités de numérisation des archives mondiales, quelques étages sous terre. C'est ce dont les parents menaçaient les enfants paresseux à l'école : si tu n'apprends pas tes leçons, tu ne verras jamais le ciel !

La Gardienne m'a conduite jusqu'aux coulisses de la cérémonie. Apparemment, elle n'était pas invitée aux festivités. Un Agent gradé l'a reconnue et lui a barré la route.

— Madame, ne rendez pas les choses plus difficiles.

Elle s'est tournée vers moi.

— Ils ne me laisseront pas aller plus loin. Je tenais à te rencontrer avant mon départ. Tu es un enfant spécial, tu n'es pas comme eux.

En guise d'adieu, elle me glissa dans l'oreille : n'arrête jamais de rêver, c'est tout ce qu'il nous reste. Elle a fait demi tour sans se retourner. Pourquoi arrêterais-je de rêver ? Cette dernière phrase me laissa songeur. L'Agent gradé a donné des ordres à un subalterne qui m'a escorté jusqu'aux deux filles qui patientaient dans leur combinaison blanche étanche. Il était, bien sur, interdit d'entrer dans l'atmosphère stérile de la Sphère sans cet accoutrement qui protège le Dernier Arbre de nos microbes et autres micro-organismes invisibles à l’œil nu. D'autant plus qu'il était mourant. Son état était pitoyable, malgré la belle saison, ses feuilles jaunissaient et tombaient. Il avait perdu de nombreuses branches secondaires et son écorce était terne, des petits lambeaux dégringolaient régulièrement dans le liquide de la cuve. À sa vue, de grosses larmes m'ont empli les yeux. Je me suis détourné de l'agitation ambiante et j'ai enfilé seul la combinaison que j'avais trouvé au porte-manteau à mon nom. Tout le monde m'ignorait. Il a fallu que le régisseur de spectacle apparaisse pour qu'on me remarque. Il nous a réuni et expliqué les étapes de la cérémonie. Après quelques discours officiels et la lecture de nos textes par des comédiens, nous allions enfin entrer dans la Sphère, avancer sur la passerelle qui surplombe la cuve et, à son signal, faire tous les trois un don d'eau symbolique au Dernier Arbre. Puis nous sortirions, ce qui clôturerait le spectacle. Les filles trépignaient, elles étaient excitées. Alors que je regardais les gens s'affairer devant le premier sas, un homme s'approcha et me prit par l'épaule. Il me regarda fixement. Je me souvenais des Agents de sécurité qui m'avaient mis la main dessus trois ans plus tôt. J'étais découvert, ils m'avaient retrouvé dans leur base de données, ils allaient m'empêcher d'entrer et me réexpédier chez mes parents. Mais l'homme s'adressa à moi avec les yeux brillants.

— C'est de toi D'écrire un arbre, Petit ?

— Oui, monsieur.

— Je l'ai lu et relu des centaines de fois. Chaque soir avant de m'endormir depuis que je l'ai reçu, je le repasse en boucle dans ma tête. Il m'arrive de rêver de l'Arbre, de ton Arbre.

J'étais surpris, je ne savais pas quoi répondre. Il avait rêvé de mon Arbre, il n'avait pas le droit de faire ça.

— C'est moi qui lirais ton texte tout-à-l'heure devant les caméras. Merci, Petit, grâce à toi, je peux m'évader des Villes, je n'avais jamais rêvé avant.

Il y a donc des personnes qui ne rêvent jamais, quel gâchis. Comme je restais muet, il m'a serré dans ses bras puis il m'a tourné le dos en appelant sa maquilleuse. Les deux filles et leurs parents me regardaient avec curiosité. Le contenu de nos écrits avait été tenu secret jusqu'à la cérémonie et je voyais de la jalousie dans leur regard. Personne n'était venu les féliciter. Je me suis affalé sur un banc, contre un mur et j'ai attendu. Mon texte est venu en dernier, je le connaissais par cœur, je bougeais les lèvres en même temps que l'acteur derrière son micro. J'ai pris conscience qu'on me regardait puis j'ai vu le gros œilleton d'une caméra s'approcher de mon visage. J'ai levé les yeux, sur la passerelle où s'agglutinaient les spectateurs, les gens me regardaient fixement sur l'écran géant suspendu au-dessus de la Sphère. Le silence oppressant fut suivi d'une salve d'applaudissements. Je me demandais ce que mes parents avaient pensé de mon rêve. Ils avaient certainement regardé la retransmission. À mon retour, j'allais devoir répondre à beaucoup de questions. Peut-être m'enverraient-ils consulter un médecin de l'âme qui soigne les fous. Dans les coulisses, les regards s'étaient tourné vers moi, les gens me félicitaient, j'étais devenu le centre d'attention de tout le monde. Puis une musique digne d'un péplum a retenti. L'accessoiriste nous a donné une petite coupe en plastique remplie de liquide puis on nous a poussé dans le sas en refermant nos visières brutalement. Ça y est, il était là, enfin à ma portée, il allait enfin m'entendre et me reconnaître. Au signal du régisseur, nous sommes monté sur la passerelle et nous avons vidé nos coupes dans la cuve, je pouvais presque toucher une de ses branches. Alors que les deux filles faisaient demi-tour, j'ai arraché mon casque et ma combinaison. D'un bond, j'ai sauté sur la branche à ma portée et j'ai commencé à grimper. Je connaissais par cœur le trajet qui mène au sommet et l'implantation des points solides. J'ai bien grandi depuis le rêve où je l'ai escaladé pour la première fois, je pouvais les atteindre sans trop de difficultés. Mais l'Arbre ne m'aidait pas, il ne bougeait toujours pas. À mi-parcours, j'ai enserré son tronc, je lui parlais, je pleurais, je ne voulais pas qu'il meure et qu'il m'abandonne. Une alarme s'est déclenchée, des lumières rouges se sont mises à clignoter. À travers mes larmes, je voyais les visages hurlants de colère des invités collés aux parois de la Sphère. Puis des hommes en combinaison m'ont arraché au tronc et ils m'ont renvoyé sous bonne garde dans la tour où je vis. J'avais mis en danger le Dernier Arbre et par-dessus tout, ils me prenaient tous pour un fou. J'allais être séparé de mes parents, envoyé dans un centre de redressement et subir un jugement exemplaire.

Dans ma chambre-cellule insonorisée, il est facile de dormir. Cela fait quelques temps que je suis enfermé ici. Une fois par jour, une main glisse une assiette de bouillie protéinée insipide sous ma porte mais je n'y touche pas. C'est mieux ainsi, je ne peux pas vivre sachant mon Arbre mort, inaccessible.

Chaque fois que je ferme les yeux, je me retrouve près de lui. Adossé au tronc, je me suis mis à puiser dans le sol une énergie nouvelle que je lui renvoie aussitôt. Racine humaine d'un arbre millénaire, le flux me berce, les yeux fermés, je ne fais plus qu'un avec lui.

Après le scandale de la Cérémonie des adieux, l'accès au Sanctuaire fut interdit au public. Les travaux en vue de couler la résine dans la Sphère commencèrent. Par l'intermédiaire des médias, le Gardien annonça la date de l'inauguration de la nouvelle attraction mais les touristes ne se bousculaient pas pour réserver leur séjour. La majorité de la population avait un espoir que le Dernier Arbre survive à sa mystérieuse maladie, elle trouvait cette décision cruelle et révoltante. Comme personne ne les écoutait, les gens quittèrent leur travail et leur tour, ils prirent d'assaut les trains. Arrivés devant les portes du Sanctuaire, ils demandèrent à parler au Gardien mais elles restèrent fermées. Plus ils attendaient, plus les trains déversaient des habitants venus des tours de plus en plus lointaines. Bientôt, les hôtels, les couloirs souterrains et les quais de la gare furent submergés, empêchant les arrivants de descendre des wagons. Les Agents ne savaient comment contenir cette population mécontente. Les médias annoncèrent l’événement comme étant la première révolution des Villes. Mais la tour du Sanctuaire avait été conçue comme un bunker, permettant à l'équipe de maintenance d'y vivre en autonomie pendant des siècles, pour peu qu'ils décident de se reproduire. Sur ordre du Gardien, les portes demeurèrent closes. Dans la Sphère, les préparatifs de plastination allaient bon train mais le Dernier Arbre semblait rejeter la sève synthétique qu'on s'obstinait à lui injecter. Après trois jours de laborieuses expérimentations, les techniciens s'avouèrent vaincus. Le Gardien entra dans une colère noire, on lui avait confié de grandes responsabilités, il ne pouvait pas échouer et se retrouver sous terre pour le restant de ses jours. Il menaça de son poing l'équipe de spécialistes impuissants puis il tenta d'entrer dans la Sphère sans combinaison pour s'attaquer au Dernier Arbre. En quelques secondes, les Agents de sécurité l'avaient immobilisé au sol et conduit en cellule d'isolement. Il fallait maintenant prendre une décision mais le lendemain, les feuilles avaient cessé de jaunir, le Dernier Arbre se mit à refaire des bourgeons, des branches, des racines, ses cicatrices disparurent, recouvertes d'écorce. Après de brèves analyses, il avait été décrété que l'enfant l'avait mystérieusement guéri et qu'il fallait le libérer et le mettre à son service le plus rapidement possible. Quand le gardien a ouvert la porte, les Agents l'ont trouvé endormi paisiblement sur son lit. Ils ont tenté de le réveiller, l'équipe médicale appelée en urgence n'a rien pu faire, la presse officielle a parlé de catalepsie de cause inconnue. L'annonce de son coma fut un choc pour la population, accusant les Agents de pratiques inhumaines sur un enfant. Ne sachant quelle attitude adopter, on emmena son corps jusqu'à la Sphère où on lui construisit un sarcophage en verre qu'on installa contre son tronc. On le nourrit par sonde, une équipe médicale s'est jointe aux jardiniers, elle veille sur lui jour et nuit.

L'Arbre va de mieux en mieux. Les spécialistes sont unanimes, à sa base, ce qui semblait être la formation d'une nouvelle racine est en fait une jeune pousse en bonne santé qui ne demande qu'à grandir et à s'épanouir. Les premières feuilles tendres ont fait leur apparition, elles font l'admiration des nombreux visiteurs qui ont surnommé l'arbrisseau Espoir. L'Arbre n'est désormais plus le dernier.


Parfois, la nuit, quand les visiteurs ont enfin quitté le Sanctuaire, les caméras de sécurité filment un infirmier ou un jardinier qui retire son casque et enserre son tronc avec tendresse.

Il parait qu'il sent le caramel.


Fin

Publication: L'arbre, recueil, éditions Dricot, 2016, ISBN 978-2-87095-533-8
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