Ce qui plane au-dessus de nos têtes - Lady Carole of Glencoe

Un matin, il est apparu dans le ciel. Il dérivait au gré des vents comme un ballon de baudruche qu’un enfant aurait lâché par mégarde. D'abord, ce fut la panique. Les gens hurlaient en découvrant la masse suspendue qui leur cachait le soleil. Ils montèrent dans leur voiture avec leur famille et fuirent le plus loin possible. Les médias parlèrent d'invasion extra-terrestre puis, les drones de l’armée dévoilèrent une vue intégrale du présumé vaisseau envahisseur. Elle laissa le monde perplexe. Le constat fut sans équivoque, un cochon, rose, propre, vivant, et d'une taille incroyablement titanesque, planait au-dessus de leur tête.

Il ouvrit les yeux, bailla et dévora bruyamment les nuages à proximité, tortillant sa queue tire-bouchonnée. Rassasié, il battit des pattes dans une course imaginaire. Il couina si fort que les montagnes en tremblèrent, son cri puissant s'entendit à des centaines de kilomètres à la ronde, causant l’écroulement des fragiles tours des cathédrales. La nuit venue, la bête tomba sur le flanc et s'endormit. Couchée sur un invisible coussin moelleux, elle rêvait, inconsciente des créatures minuscules qui s'agitaient sur le sol.

Pourquoi était-il là ? Allait-il atterrir ? Ou leur tomber dessus ? Pourquoi mangeait-il des nuages, qu’il évacuait quelques heures plus tard avec un chapelet de pets sonores? Nul ne pouvait répondre, mais, par sa seule présence, il chassait les populations terrifiées par milliers, faisant d'eux les premiers réfugiés de l’ère du Cochon. Le monde s’arrêta de tourner. On sortit les docteurs ès vents de leurs placards poussiéreux pour qu’ils prédisent la trajectoire du cochon. On mit à leur disposition toutes les ressources disponibles et les exodes forcés commencèrent. Il n’était pas rare que vous soyez obligé d’accueillir chez vous une famille entière, avant de fuir avec eux quelques jours plus tard, le temps que soit calculé avec précision le prochain itinéraire. L’armée se chargeait d’évacuer les civils inquiétés mais elle ne trouvait que des domiciles vides et des rues désertes.

Un homme est resté chez lui dans sa cabane au milieu des bois. Aucun militaire ne s’est aventuré sur les sentiers qui mènent à son repaire secret. En choisissant la simplicité volontaire, il avait renoncé à toutes formes de technologie et troquait volontiers des légumes de son potager contre des livres, des ustensiles ou des vêtements usagés. Ses lointains voisins lui faisaient toujours bon accueil car, avec sa longue barbe bien peignée, on le prenait pour quelque illuminé amoureux de la nature, faisant office de garde-forestier bénévole. Suspendu dans un hamac, Serge tressait un panier quand l’ombre le recouvrit. Pensant à un orage soudain mais n’entendant aucun coup de tonnerre, il était simplement resté là, à tordre son osier, fredonnant en boucle une vieille chanson des années 70. Le panier terminé, il l’avait posé par terre et s’était assoupi pour une sieste. Il rêva d’un cochon souriant qui chantait pour lui la même vieille chanson (1). Pour la fin du monde, prends ta valise et va là-haut sur la montagne, on t’attend. Puis le cochon se mit à couiner si fort que Serge se réveilla les mains plaquées sur les oreilles, il tomba de son hamac. Sous son corps meurtri, le sol tremblait. Il courut comme un forcené jusqu’à la ferme la plus proche. Dans la cour intérieure, les animaux déambulaient, surpris de cette liberté inhabituelle. Serge poussa une vache qui broutait les géraniums de la façade. La porte était entre-ouverte. Les habitants n’avaient pas pris la peine d’éteindre le téléviseur en s’enfuyant. Sur l’écran plat accroché au mur, il vit le cochon pour la première fois dans son intégralité et il eut une idée.


Pour nous, les nomades de la Caravane du Cochon, Serge Sarela est notre Maître, il nous montre le chemin, où qu’il aille, nous le suivons. Le Cochon lui parle et il parle au Cochon. Il est l’Élu.

C’est ainsi que ses disciples le présentent. Il lui avait été facile de rassembler ces gens effrayés. Serge manipulait déjà les masses à coup de buzz sur les réseaux sociaux il y a dix ans de cela. Il avait gagné un paquet de fric et fait gagner un paquet de fric à des sociétés qui n’avaient jamais entendu parler de lui. Son statut d’énième intermédiaire indépendant et son pseudo Big Bear lui garantissaient l’anonymat et lui permettaient de travailler depuis sa maison dans les bois. Quand les autorités l’ont expulsé pour faire passer une voie rapide à sa place, il avait donné tout ce qu'il avait et avait quitté le reste.

Serge avait passé la nuit sur l’ordinateur portable de l’adolescent de la ferme abandonnée. À midi, le nombre de visites et de réponses sur #lecochonmaparlé explosaient. Les mails arrivaient en masse. Quand les premiers adeptes sont parvenus à échapper aux militaires et à le rejoindre, ses cheveux avaient déjà blanchi. C’est un des mystères qui entoure la vie dans l’ombre du cochon. Après quelques jours, les cheveux perdent leurs couleurs. Serge vivait entouré d’albinos béats qui s’imaginent que le porc lui parle pendant son sommeil. Une aubaine pour lui, il a toujours rêver d'être un gourou adulé.

Le Cochon est là pour nous enseigner que, comme tout être vivant sur cette planète, il a le droit d’être… là. Grouîîîîîîî.

Serge termine toujours ses discours par un couinement que ces imbéciles répètent en chœur. Ils gobent n’importe quoi, il trouve cela affligeant. Il fait sombre mais toujours chaud sous le cochon. Nous allons de ville en ville, suivant scrupuleusement le trajet publié dans les médias. Nous ne somme pas des voleurs ni des pilleurs, nous ne prélevons que la nourriture dont nous avons besoin. J’ai appris que des équipes se sont formées pour remettre tout en ordre après notre passage. Braves adeptes, je ne leur en demandais pas tant. Aucune autorité ne nous en empêche, ils ont peur du cochon. Par contre, de braves journalistes se sont intéressés à notre communauté. Certains sont même restés. Je les ai accueillis avec le Grouîîîî traditionnel, habillé d’une longue robe en coton clair. Mets dans ta valise une simple chemise, pour la fin du monde, pas besoin de vêtement. (1) Mais ma valise est remplie d’or et de pierres précieuses volés dans les maisons que je visite la nuit. Je comptais bientôt disparaitre et me trouver une petite île où finir mes jours mais après une année et un beau magot accumulé, les choses se sont précipitées. Les populations exilées se sont rebellées, exigeant qu’une autre solution soit trouvée. Une assemblée de représentants de chaque nation fut constituée. Les débats furent retransmis en direct sur tous les réseaux et durèrent des semaines. Les experts se succédèrent puis les querelles commencèrent. Un militaire à la nation indéterminée se leva. Il demanda la parole, un micro apparut dans sa main.

- Face à un obstacle, l'Homme se demande pourquoi ça lui arrive, pourquoi cet obstacle est-il apparu devant lui. Les fourmis par contre, elles ne se posent pas ce genre de questions, elles agissent et se demandent comment se débarrasser de l'obstacle. C’est ce que nous sommes pour ce monstre, des fourmis insignifiantes ! Soyons fourmis, pensons différemment, unissons nos forces et faisons-le exploser !

Le tollé dans la salle fut général. Un referendum mondial fut rapidement mis en place. Toute personne en âge de voter fut amenée à se prononcer. J’étais entouré de quelques-uns de mes plus fidèles albinos dans une luxueuse suite d’hôtel quand les résultats furent dévoilés sur toutes les chaines. La haine avait encore gagné, ils allaient faire exploser mon cochon dans quelques heures! Pour la fin du monde prends ta valise, et va là-haut sur la montagne, on t'attend. Laisse tes bijoux, tes machines à sous. Pour la fin du monde pas besoin d'argent. (1) Maudite chanson, je n’abandonnerais pas mon trésor, je préfère mourir à ses cotés après tout ce que j’ai du endurer pour le rassembler. À l’annonce de la catastrophe imminente, nous sommes montés sur la colline la plus proche. La colonne poussait des Grouîîîî et tendait les mains vers le ciel en demandant pardon au cochon. Il était trop tard pour m’enfuir, je devais accepter mon sort et mourir au milieu de ces illuminés. Les bombes explosèrent avec un grand flash lumineux. Quand j’ai pu ouvrir les yeux, ce fut pour constater que j’étais vivant et l’absence de la masse qui nous recouvrait. Les quelques milliers de têtes blanches éparpillées sur la colline étaient partagées entre la joie d’être encore là et la disparition de leur cochon. Au-dessus de nous, la nuit tombait doucement, dévoilant les premières étoiles. Je les trouvais belles, plus belles que dans mon dernier souvenir.

Le lendemain matin, un mouton apparut dans le ciel. Il ne faisait rien d'autre que de planer au-dessus de nos têtes, dérivant au gré des vents. Bêêêêê. Une aubaine pour moi que je parle aussi le mouton.


FIN


(1) Gérard Palaprat - Pour la fin du monde (1972)