Crise du Streaming : Vers un Nouveau Contrat Musical
Par Guy Deshaies
L'industrie musicale traverse une période de transformation profonde, souvent qualifiée de "crise du streaming". Le modèle actuel, dominé par les plateformes de diffusion en continu, est sous le feu des critiques pour sa rémunération jugée inéquitable des artistes, l'uniformisation de la musique qu'il semble engendrer, et l'influence grandissante des algorithmes. Cet article propose d'explorer ces dynamiques en soulevant des questions clés, plutôt qu'en offrant des solutions toutes faites, afin d'encourager une réflexion collective et approfondie pour l'avenir de la musique.
1. La Crise du Contrat Social Musical : Une Rémunération en Question
Le concept d'un « contrat social musical brisé » émerge lorsque les créateurs de musique perçoivent une diminution de la valeur qu'ils reçoivent pour leur travail, au point de remettre en question leur participation à l'écosystème actuel. Ce sentiment est alimenté par plusieurs facteurs :
Détérioration des conditions de rémunération : Les redevances fractionnées issues de la diffusion en continu rendent difficile pour de nombreux créateurs de musique de gagner leur vie.
Optimisation par les détenteurs de droits : Les détenteurs de droits plus importants cherchent à optimiser leurs revenus, ce qui peut rendre plus difficile pour les créateurs et détenteurs de droits moins importants de gagner de l'argent grâce à leur travail.
Ralentissement de la croissance du streaming : Le ralentissement de la croissance de la diffusion en continu accentue les problèmes de monétisation pour les artistes.
Points de réflexion :
Cette "valeur diminuée" est-elle une perception universelle ? Un artiste émergent, qui n'aurait eu aucune visibilité sans le streaming, ne pourrait-il pas y trouver une forme de "valeur ajoutée" en termes de découvrabilité, malgré une faible rémunération ?
Comment les "détenteurs de droits plus importants" optimisent-ils concrètement leurs revenus au détriment des plus petits ? Quels sont les mécanismes sous-jacents qui perpétuent cette dynamique ? Une meilleure compréhension de ces mécanismes pourrait-elle mener à des réformes plus ciblées ?
Le "ralentissement de la croissance du streaming" est-il global ou concerne-t-il spécifiquement certains marchés (matures vs émergents) ? Si c'est un ralentissement général, quelles en sont les causes profondes au-delà de la simple "maturité" du marché (fatigue des utilisateurs, concurrence d'autres formes de divertissement) ?
2. L'Aplatissement de la Musique et l'Hégémonie Algorithmique : La Créativité Menacée ?
L'« aplatissement de la musique » décrit une transformation de la culture musicale par le streaming, où la relation entre les affaires et la culture se fond en une seule entité. La musique est alors encouragée à alimenter cette "machine".
Rôle des algorithmes : Les algorithmes sont conçus pour maintenir l'engagement des utilisateurs sur les plateformes, transformant ainsi la musique en une expérience de fond plutôt qu'en un centre d'attention. Ils contribuent à éloigner la musique de son aspect profondément personnel pour la transformer en un produit banalisé et jetable. Dans une économie numérique axée sur la commodité, les plateformes utilisent des algorithmes pour prendre des décisions au nom des utilisateurs, ce qui peut entraîner une réduction de la diversité et de la créativité musicale. L'objectif principal devient de ne pas offenser plutôt que de ravir, ce qui conduit à une réduction absolue de la culture.
Points de réflexion :
L'objectif de "ne pas offenser plutôt que de ravir" est une observation forte. Est-ce uniquement la faute des algorithmes, ou est-ce aussi une conséquence de la massification de la production musicale et de la pression pour atteindre un public le plus large possible ? Les artistes eux-mêmes ne sont-ils pas parfois incités à produire de la musique "sûre" pour tenter de percer ?
Si les algorithmes sont censés personnaliser l'expérience, comment cela mène-t-il paradoxalement à la marchandisation ? La personnalisation devient-elle une "bulle de filtre" qui enferme l'auditeur dans des schémas réducteurs, ou est-ce la quête de "l'engagement" (temps d'écoute) qui prime sur la découverte de nouvelles formes d'art ?
Comment cet "aplatissement" et cette priorisation de la commodité affectent-ils concrètement le processus créatif des artistes ? Y a-t-il des études de cas ou des témoignages qui illustrent comment les artistes s'adaptent (ou résistent) à cette pression algorithmique dans leur travail ?
3. Les Stratégies de Contournement et les Modèles Alternatifs : Une Vraie Solution ?
Face à cette crise, des stratégies de contournement émergent, privilégiant la diversité et la distinction. Bandcamp, TikTok et SoundCloud sont cités comme des alternatives :
Diversité des modèles : L'importance du monde non-DSP (non-diffusion en continu) réside dans la diversité des modèles et dans le fait qu'être différent et distinct est un avantage, pas un défaut.
Relation directe avec les fans : Les artistes cherchent à mieux contrôler leurs revenus en évitant les redevances fractionnées du streaming.
Rejet de l'uniformisation : Il y a une opposition à la tendance où la musique devient une marchandise banalisée, reléguée au second plan et influencée par les algorithmes. Des exemples comme Ricky Tinexz, SEIDS, Mary Spender et Cindy Lee ("Diamond Jubilee") illustrent ces approches.
Points de réflexion :
La viabilité à long terme de ces alternatives est-elle assurée ? Bandcamp, TikTok, SoundCloud sont des solutions valables, mais sont-elles suffisantes pour soutenir une carrière musicale à temps plein pour un grand nombre d'artistes ? Quel est leur modèle économique pour les artistes par rapport au streaming traditionnel ? Sont-elles à l'abri des mêmes dynamiques d'uniformisation et de monétisation inéquitable à mesure qu'elles grandissent et cherchent à monétiser davantage ?
La "relation directe avec les fans" est un point clé, mais quels sont les défis pour les artistes à construire et maintenir cette relation directe à grande échelle ? Cela nécessite-t-il de nouvelles compétences (marketing, gestion de communauté, technologie) que tous les artistes ne possèdent pas ?
Comment ce "rejet de l'uniformisation" se traduit-il en termes de succès commercial pour les artistes qui l'adoptent ? Est-ce que "être différent et distinct" est toujours un avantage financier dans ce nouveau paradigme, ou est-ce un chemin plus ardu mais potentiellement plus gratifiant ?
4. Vers un Nouveau Contrat Social Musical : Qui, Comment, et Pour Quoi ?
L'idée d'un nouveau contrat social musical est une réponse à la crise, impliquant :
Remise en question de la monétisation actuelle.
Valorisation de la différence et de la distinction.
Bifurcation de l'industrie musicale.
Renversement de la tendance à l'aplatissement.
Réévaluation du rôle des plateformes de streaming.
Pour y parvenir, il faudra du courage commercial et créatif pour renverser la tendance à l'uniformisation.
Points de réflexion :
Comment ce nouveau contrat social musical peut-il être concrètement construit ? Qui sont les acteurs clés (artistes, plateformes, labels, législateurs, fans, agrégateurs) qui doivent s'asseoir à la table pour le définir ? Quels sont les incitatifs pour chaque partie à s'engager dans ce processus, surtout si le modèle actuel reste profitable pour certains ?
Comment peut-on quantifier ou mesurer la "valorisation de la différence et de la distinction" ? Est-ce purement un concept artistique, ou y a-t-il des indicateurs économiques ou culturels qui pourraient l'illustrer et prouver son efficacité ?
Le "courage commercial et créatif" est inspirant, mais quelles formes concrètes doit-il prendre ? S'agit-il d'investissements massifs dans de nouvelles technologies, de changements radicaux dans les modèles d'affaires des labels, de nouvelles structures légales, ou d'une transformation profonde de la mentalité des artistes et du public ?
5. Le Streaming : Accès ou Piège pour la Diversité Musicale ?
Le streaming offre un accès sans précédent à un vaste répertoire musical, permettant aux créateurs d'aujourd'hui de puiser dans plus de cent ans de musique populaire, des milliers de genres et des millions d'artistes pour créer leur propre interprétation unique de ce qu'est la musique. Cependant, la culture a tendance à se rebeller contre l'ordre établi, et le streaming est devenu une forme d'établissement.
Points de réflexion :
Comment s'assurer que cet accès quasi illimité au "canon musical" se transforme en inspiration et en innovation, et non en simple reproduction, en "pillages" créatifs ou en une dilution de l'originalité ?
Si la culture se rebelle contre l'ordre établi, comment les plateformes de streaming, qui sont devenues cet "établissement", peuvent-elles encourager et même soutenir cette rébellion sans l'absorber, la neutraliser et la transformer en un nouveau statu quo commercial ? Est-ce même possible ?
En Conclusion
La "crise du streaming" est un symptôme d'une industrie musicale en quête de sens et d'équilibre. Les pistes de réflexion présentées ici ne sont pas exhaustives, mais elles soulignent la complexité des défis à relever. Un "nouveau contrat social musical" ne se décrète pas facilement ; il sera le fruit d'une série d'expérimentations, de collaborations et, surtout, d'une remise en question constante des modèles existants. L'avenir de la musique dépendra de la capacité de tous les acteurs à poser les bonnes questions, à embrasser l'incertitude et à faire preuve du courage nécessaire pour innover au-delà des sentiers battus.
Sources :
[1] "The broken music social contract | Music Industry Blog"
"The unflattening of music | Music Industry Blog"
Autres sources implicites basées sur les concepts évoqués précédemment.